Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 64 : Des vices opposés à la justice commutative et d’abord de l’homicide

 

            Après avoir parlé de ce qui est contraire à la justice distributive, nous devons nous occuper des vices opposés à la justice commutative. Nous avons d’abord à examiner les péchés que l’on commet à l’occasion des commutations involontaires, puis nous traiterons de ceux qu’on commet au sujet des échanges volontaires. — À l’égard des commutations involontaires on commet des péchés par là même qu’on nuit au prochain contrairement à sa volonté ; ce qui peut se faire de deux manières, par action et par parole. Par action, quand on blesse le prochain dans sa propre personne, ou dans une personne qui lui est unie ou dans ses propres biens. — Nous considérerons toutes ces choses successivement, en commençant par l’homicide, qui est le tort le plus grave qu’on puisse causer au prochain. — À ce sujet huit questions se présentent : 1° Est-ce un péché de tuer des animaux ou de détruire des plantes ? (Les manichéens prétendaient qu’il n’était pas permis de tuer les animaux, ni de détruire les herbes, parce qu’ils disaient que leurs âmes venaient du bon principe, et qu’elles étaient des particules de la Divinité. Les pauvres de Lyon ont renouvelé cette erreur, et il y a eu dans le siècle dernier des philosophes qui n’ont pas craint d’en faire une thèse de déclamation pour reprocher à l’humanité sa barbarie.) — 2° Est-il permis de tuer un pécheur ? (Les cathares et les pauvres de Lyon ont refusé à la société le droit de se délivrer de ceux de ses membres qui lui étaient funestes. De nos jours, il s’est aussi trouvé des novateurs qui ont repris celte thèse et qui ont entrepris de la soutenir au point de vue du sentiment et de la philanthropie.) — 3° Est-ce permis à un particulier ou seulement à une personne publique ? (Il y a controverse entre les théologiens quand il s’agit d’un tyran usurpateur. Tant que l’Etat ne l’a pas reconnu pour chef, saint Thomas enseigne que tout citoyen peut le mettre à mort, à condition : 1° qu’il soit certain qu’il n’a aucun droit à la couronne ; 2° qu’il n’y ait pas de supérieur à qui l’on puisse avoir recours ; 3° que la nation ne s’oppose pas à ce meurtre ; 4° que l’on ait lieu d’espérer que cette action procurera la tranquillité de l’Etat, et qu’on n’ait pas à craindre au contraire de plus grands maux. Ces conditions ne se rencontrant presque jamais, il n’arrive que très rarement qu’on puisse faire usage d’un pareil remède.) — 4° Est-ce permis à un clerc ? (Le droit canon le leur défend formellement (chap. 5 et 9 tit. Ne clerici et monaci, liv. in Décrétal.). Cette défense n’est pas de droit divin, elle est seulement de droit ecclésiastique.) — 5° Est-il permis à quelqu’un de se tuer lui-même ? (Parmi les donatistes, il s’en est trouvé qui considéraient le suicide comme un martyre. Ce sont ces fanatiques qui ont reçu le nom de circoncellions.) — 6° Est-il permis de tuer un homme juste ? — 7° Est-il permis à quelqu’un de tuer un homme en se défendant lui-même ? (On peut voir sur cet article le Catéchisme du concile de Trente, sur le 7e précepte.) — 8° Un homicide fortuit est-il un péché mortel ?

 

Article 1 : Est-il défendu de tuer les êtres vivants quels qu’ils soient ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il soit défendu de tuer tout ce qui est vivant. Car l’Apôtre dit (Rom., 13, 2) : Ceux qui résistent à l’ordre de Dieu attirent sur eux la damnation. Or, tous les êtres vivants sont conservés par l’ordre de la divine providence, puisque d’après le Psalmiste (146, 8) : C’est Dieu qui produit l’herbe sur les montagnes, et c’est lui qui donne aux chevaux leur nourriture. Il paraît donc défendu de donner la mort aux êtres qui vivent.

Réponse à l’objection N°1 : D’après l’ordre de Dieu la vie des animaux et des plantes est conservée, non pour eux-mêmes, mais pour Dieu. Par conséquent, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 1, chap. 20), par l’ordre le plus juste du Créateur leur vie et leur mort sont soumises à notre usage.

 

Objection N°2. L’homicide est un péché, parce qu’il prive l’homme de la vie. Or, la vie est commune à tous les animaux et à toutes les plantes. Pour la même raison il semble donc qu’il y ait péché à tuer les animaux et les plantes.

Réponse à l’objection N°2 : Les animaux et les plantes n’ont pas la vie raisonnable par laquelle ils pourraient se conduire par eux-mêmes ; mais ils sont toujours menés par leur instinct naturel, comme par une force étrangère ; ce qui indique qu’ils sont naturellement esclaves, et qu’ils sont faits pour les usages des autres.

 

Objection N°3. La loi de Dieu ne détermine une peine spéciale que pour ce qui est un péché. Or, elle détermine une peine pour celui qui tue le bœuf ou la brebis d’un autre (Ex., chap. 22). Le meurtre des animaux est donc un péché.

Réponse à l’objection N°3 : Celui qui tue le bœuf d’un autre, pèche, non parce qu’il tue cet animal, mais parce qu’il fait du tort à son prochain dans ses biens. Aussi cette faute n’est-elle pas comprise sous le péché d’homicide, mais sous le péché de vol ou de rapine.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 1, chap. 20), quand nous lisons, Vous ne tuerez pas : Nous ne pensons pas qu’il s’agit là des végétaux, parce qu’ils n’ont pas de sentiment ; nous ne l’appliquons pas non plus aux animaux irraisonnables, parce qu’aucun d’eux ne nous est associé par la raison ; par conséquent il nous reste à entendre de l’homme ces paroles : Vous ne tuerez point.

 

Conclusion Il est permis de détruire les plantes pour que les animaux en fassent usage, et de faire périr les animaux eux-mêmes pour nourrir l’homme.

Il faut répondre que personne ne pèche en employant une chose à la fin pour laquelle elle existe. Or, dans l’ordre des êtres, les plus imparfaits existent pour les plus parfaits ; comme dans la génération la nature va de l’imparfait au parfait. De là il résulte que, comme dans la génération de l’homme, ce qui existe d’abord c’est ce qui a vie, ensuite l’animal, et enfin l’homme ; de même les choses qui vivent seulement, comme les plantes, existent en général pour les animaux, et tous les animaux existent pour l’homme. C’est pourquoi si l’homme se sert des plantes dans l’intérêt des animaux, et des animaux pour l’usage de ses semblables, il n’y a en cela rien d’illicite, comme on le voit (Pol., liv. 1, chap. 5 et7). — Parmi les différents usages le plus nécessaire parait principalement consister en ce que les animaux se servent des plantes pour leur nourriture, et l’homme se sert des animaux, ce qui ne peut avoir lieu qu’autant qu’on les tue. Par conséquent, il est permis de détruire les plantes pour l’usage des animaux et les animaux pour l’usage de l’homme, d’après l’ordre de Dieu lui-même. Car il est dit (Gen., 1, 29) : Je vous ai donné toutes les herbes et tous les arbres fruitiers, pour qu’ils vous servent de nourriture ainsi qu’à tous les animaux qui sont sur la terre. Et ailleurs (ibid., 9, 3) : Tout ce qui se meut et tout ce qui vit sera votre nourriture.

 

Article 2 : Est-il permis de tuer les pécheurs ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis de tuer les pécheurs. Car le Seigneur a défendu (Matth., chap. 13) d’extirper la zizanie qui représente les méchants, comme on le voit (in Glos. ord.). Or, tout ce que Dieu défend est un péché. C’est donc un péché de tuer un pécheur.

Réponse à l’objection N°1 : Le Seigneur a défendu d’arracher la zizanie pour épargner le froment, c’est-à-dire les bons ; ce qui arrive quand on ne peut tuer les mauvais sans tuer en même temps les bons, soit parce qu’ils se cachent parmi eux, soit parce qu’ils ont une foule de disciples, de telle sorte qu’on ne pourrait les faire mourir sans mettre les bons en péril aussi, comme le dit saint Augustin (Cont. Parmen., liv. 3, chap. 2). D’où le Seigneur conclut qu’il vaut mieux laisser vivre les méchants et remettre la vengeance jusqu’au dernier jugement que de faire périr en même temps les bons. Mais quand la mort des méchants ne fait courir aucun péril aux bons et qu’elle leur donne plutôt sécurité et protection, alors on peut les mettre à mort licitement.

 

Objection N°2. La justice humaine est conforme à la justice divine. Or, d’après la justice divine on conserve les pécheurs pour qu’ils se repentent, suivant cette parole du prophète (Ez., chap. 18 et 33, 11) : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais je veux plutôt qu’il se convertisse et qu’il vive. Il semble donc qu’il soit absolument injuste défaire périr les pécheurs.

Réponse à l’objection N°2 : Dieu, selon l’ordre de sa sagesse, tue quelquefois immédiatement les pécheurs pour la délivrance des bons ; d’autres fois il leur accorde le temps de se repentir, selon le profit qu’il sait que ses élus en retirent. D’ailleurs la justice humaine l’imite autant qu’il est en son pouvoir. Car elle fait mourir ceux qui sont funestes aux autres ; quant à ceux qui pèchent sans nuire aux autres grièvement, elle les épargne pour qu’ils se repentent.

 

Objection N°3. Ce qui est mal en soi ne peut être fait pour aucune bonne fin, comme on le voit dans saint Augustin (Lib. cont. mend., chap. 7) et dans Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). Or, le meurtre d’un homme est en soi une chose mauvaise ; parce que nous sommes tenus d’avoir de la charité pour tous les hommes, et que nous voulons que nos amis vivent et existent, selon la remarque du même philosophe (Eth., liv. 9, chap. 4). Il n’est donc permis d’aucune manière de tuer un pécheur.

Réponse à l’objection N°3 : L’homme, en péchant, s’éloigne de l’ordre de la raison. C’est pourquoi il blesse sa propre dignité, dans le sens qu’étant naturellement libre et existant pour lui-même, il tombe d’une certaine manière dans l’asservissement des animaux de telle sorte qu’on peut en disposer pour l’utilité des autres, suivant cette parole du Psalmiste (Ps. 48, 21) : L’homme, lorsqu’il était en honneur, ne l’a pas compris il s’est comparé aux animaux sans raison, et il est devenu semblable à eux. Et ailleurs (Prov., 11, 29) : Celui qui est insensé servira celui qui est sage. Ainsi, quoique ce soit une chose mauvaise en elle-même que de tuer un homme qui conserve sa dignité, cependant il peut être bon de tuer un pécheur comme il est bon de tuer un animal. Car le méchant est pire qu’une bête féroce, et il est plus nuisible, comme le dit Aristote (Pol., liv. 1, chap. 2, et Eth., liv. 7, chap. 6).

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Ex., 22, 18) : Vous ne laisserez pas vivre les malfaiteurs, et dans les Psaumes (Ps. 100, 8) : Je me hâterai d’exterminer tous les pécheurs de la terre.

 

Conclusion Non seulement il est permis, mais il est nécessaire de tuer les pécheurs, s’ils sont funestes et dangereux pour la société.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), il est permis de tuer les animaux, parce qu’ils existent naturellement pour l’usage de l’homme, comme l’imparfait se rapporte à ce qui est parfait. Toute partie se rapportant au tout comme l’imparfait au parfait, il s’ensuit que toute partie existe naturellement pour le tout. C’est pourquoi nous voyons que s’il est avantageux au salut du corps entier qu’on coupe un de ses membres, parce qu’il est gâté ou parce qu’il gâte les autres, on approuve cette amputation comme étant salutaire. Or, tout individu étant par rapport à la société entière ce que la partie est au tout, il s’ensuit que si un homme est dangereux pour la société ou qu’il la corrompe par l’effet de son péché, il est louable et salutaire de le mettre à mort dans l’intérêt du bien général (Il est à remarquer que c’est la raison de bien public qui est ici prédominante. Par conséquent, quand il s’agit de la peine de mort, on doit moins regarder à la gravité de la faute qu’au mal qui peut en résulter. C’est pour cela que dans l’ordre militaire, où la discipline est essentielle, il y a quelquefois peine de mort contre celui qui l’enfreint pour une faute qui peut paraître légère en elle-même.). Car il ne faut qu’un peu de levain pour corrompre la masse entière, selon l’expression de l’Apôtre (1 Cor., 5, 6).

 

Article 3 : Est-il permis à un simple particulier de tuer un pécheur ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il soit permis à un simple particulier de tuer un pécheur. Car la loi divine n’ordonne rien d’illicite. Or, Moïse a donné ce précepte (Ex., 32, 27) : Que chacun tue son frère, son ami et son prochain pour avoir adoré le veau d’or. Il est donc permis aux simples particuliers de tuer un pécheur.

Réponse à l’objection N°1 : La chose est faite par celui d’après l’autorité duquel on la fait, comme on le voit dans saint Denis (De cæl. hier., chap. 12). C’est pourquoi, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 1, chap. 24), celui qui tue, ce n’est pas celui qui prête son ministère à celui qui le lui commande, mais il est son instrument comme le glaive entre les mains de celui qui s’en sert. Par conséquent ceux qui ont tué leurs parents et leurs amis sur l’ordre de Dieu ne paraissent pas avoir fait eux-mêmes cette action ; c’est plutôt celui dont l’autorité les a fait agir qui en est l’auteur. C’est ainsi que le soldat tue l’ennemi d’après l’autorité du prince, et que le bourreau fait périr un brigand d’après l’autorité du juge.

 

Objection N°2. L’homme est comparé aux bêtes à cause du péché, comme nous l’avons dit (art. préc., réponse N°3). Or, il est permis à un simple particulier de tuer une bête féroce qui cause beaucoup de dégât. Pour la même raison il est donc permis de tuer un pécheur.

Réponse à l’objection N°2 : La bête est naturellement distincte de l’homme. Il ne faut donc pas un jugement particulier pour décider qu’on doit la tuer, si elle est sauvage. A l’égard d’un animal domestique, il faut un jugement, non pour lui-même, mais à cause du tort qui en résulte pour son maître. Au contraire le pécheur n’est pas d’une autre nature que ceux qui sont justes. C’est pourquoi il faut un jugement public pour décider si on doit le tuer pour le salut général.

 

Objection N°3. Quoiqu’un individu soit un simple particulier, néanmoins on le loue de faire ce qui est utile au bien général. Or, le meurtre des malfaiteurs est utile au bien général, comme nous l’avons dit (art. préc.). On doit donc louer les individus qui tuent les malfaiteurs.

Réponse à l’objection N°3 : Il est permis à un particulier de faire, dans l’intérêt général, ce qui ne nuit à personne ; mais s’il en résulte un dommage pour un tiers, il ne doit pas agir, à moins qu’il n’y soit autorisé par celui qui est en position de juger ce que l’on doit enlever aux parties pour le salut du tout.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 1, chap. 26) que celui qui tue un malfaiteur, sans agir au nom de l’autorité publique, doit être jugé comme un homicide, et cela d’autant plus qu’il n’a pas craint d’usurper une puissance qu’il n’a pas reçue de Dieu.

 

Conclusion Il est seulement permis aux princes et aux juges, mais non aux simples particuliers, de tuer les pécheurs.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), il est permis de tuer un malfaiteur dans le but d’être utile à la société. C’est pourquoi cet acte n’appartient qu’à celui qui est chargé de la conservation de la société elle-même ; comme il appartient au médecin de couper un membre malade, quand on lui a confié le soin de sauver le corps entier. Or, le soin des intérêts généraux a été confié aux princes qui ont l’autorité publique ; par conséquent il n’est permis qu’à eux de tuer les malfaiteurs ; cela n’est pas permis aux simples particuliers.

 

Article 4 : Est-il permis aux clercs de tuer les malfaiteurs ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il soit permis aux clercs de tuer les malfaiteurs. Car les clercs doivent surtout accomplir ce que dit l’Apôtre (1 Cor., 4, 16) : Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ. Par là il nous engage à imiter Dieu et ses saints. Or, Dieu que nous adorons tue les malfaiteurs, d’après cette parole du Psalmiste (Ps. 135, 10) : C’est lui qui a frappé l’Égypte dans ses premiers-nés. Moïse a fait tuer par les lévites vingt-trois mille hommes pour avoir adoré le veau d’or (Ex., chap. 32). Le prêtre Phinées a tué un Israélite qui s’était uni avec une Madianite, comme on le voit (Nom., chap. 25). Samuel a fait périr Agag, roi d’Amalec ; Elie, les prêtres de Baal ; Mathathias, celui qui s’était approché pour sacrifier ; et, dans le Nouveau Testament, saint Pierre a frappé de mort Ananie et Saphire. Il semble donc qu’il soit permis aux clercs de tuer les malfaiteurs.

Réponse à l’objection N°1 : Dieu opère universellement dans tous les êtres ce qui est droit ; mais il agit dans chacun d’eux conformément à leur nature. C’est pourquoi chacun doit imiter Dieu en ce qui convient spécialement à sa propre nature. Ainsi, quoique Dieu fasse périr corporellement les malfaiteurs, il n’est cependant pas nécessaire que tous l’imitent à cet égard. Saint Pierre n’a pas tué Ananie et Saphire de sa propre main ou de son autorité propre ; mais il a plutôt promulgué la sentence divine à leur égard. Les prêtres ou les lévites de l’Ancien Testament étaient les ministres de la loi ancienne qui infligeaient des peines corporelles. C’est pourquoi ils pouvaient tuer quelqu’un de leur propre main.

 

Objection N°2. La puissance spirituelle est plus grande que la puissance temporelle et plus rapprochée de Dieu. Or, la puissance temporelle tue licitement les malfaiteurs, comme étant le ministre de Dieu, selon l’expression de saint Paul (Rom., chap. 13). Donc à plus forte raison les clercs, qui sont les ministres de Dieu revêtus de la puissance spirituelle, peuvent-ils licitement les tuer également.

Réponse à l’objection N°2 : Le ministère des clercs a été établi pour une fin plus élevée que ne l’est la mort du corps, puisqu’il a pour fin ce qui appartient au salut spirituel. C’est pourquoi il ne convient pas qu’ils s’immiscent dans des choses d’un ordre inférieur.

 

Objection N°3. Celui qui reçoit licitement une charge, peut licitement exercer ce qui appartient à cette charge. Or, le devoir du prince de la terre est de tuer les malfaiteurs, comme nous l’avons dit (art. préc.). Les clercs qui sont princes, peuvent donc licitement les tuer.

Réponse à l’objection N°3 : Les prélats acceptent la charge de princes de la terre, non pour rendre par eux-mêmes des arrêts de mort, mais pour les faire rendre par les autres sous leur autorité (D’après le droit, ils peuvent déléguer des juges et leur commander d’observer la justice, mais ils ne pourraient pas leur enjoindre positivement de condamner à mort ou à la mutilation, ni assister à l’exécution de la sentence, sans péché mortel. S’ils y assistent ils sont irréguliers. L’ecclésiastique qui assiste à une exécution par pure curiosité pèche véniellement, mais il n’encourt pas l’irrégularité, d’après l’interprétation des docteurs (chap. Sententiam, tit. Ne clerici et monachi, liv. 3 Decret.).).

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (1 Tim., 3, 2) : Il faut que l’évêque soit irrépréhensible… qu’il ne soit pas adonné au vin, qu’il ne frappe pas qui que ce soit.

 

Conclusion Les clercs ayant été choisis pour le ministère de l’autel, comme les ministres du Nouveau Testament, il ne leur est aucunement permis de tuer les malfaiteurs.

Il faut répondre qu’il n’est pas permis aux clercs (Sous le nom de clercs, on comprend tous ceux auxquels il a été dit : Vos de foro Ecclesiæ estis, avec cette différence, remarque Soto, que ceux qui sont dans les ordres majeurs pèchent mortellement, et ceux qui sont dans les ordres mineurs véniellement.) de tuer, pour deux raisons : 1° parce qu’ils ont été choisis pour le ministère de l’autel où est représentée la passion du Christ mis à mort, et qui, quand on le frappait, ne frappait pas, comme dit saint Pierre (1 Pierre, 2, 23). C’est pourquoi il ne convient pas que les clercs frappent, ni qu’ils tuent. Car les ministres doivent imiter leur maître, d’après ces mots de l’Ecriture (Ecclésiastique, 10, 2) : Tel qu’est le juge du peuple, tels sont ses ministres. 2° La seconde raison, c’est que le Seigneur a confié aux clercs le ministère de la loi nouvelle, qui ne prononce jamais la peine de mort, ni celle de la mutilation corporelle. Pour être des ministres dignes de la nouvelle alliance, ils doivent donc s’abstenir de ces choses.

 

Article 5 : Est-il permis à quelqu’un de se tuer lui-même ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il soit permis à quelqu’un de se tuer lui-même. Car l’homicide est un péché, selon qu’il est contraire à la justice. Or, on ne peut faire d’injustice contre soi-même, comme le prouve Aristote (Eth., liv. 5, chap. 6). Donc personne ne pèche en se tuant.

Réponse à l’objection N°1 : L’homicide est un péché, non seulement parce qu’il est contraire à la justice, mais encore parce qu’il est contraire à l’amour qu’on doit avoir pour soi-même ; à ce point de vue le suicide est un péché par rapport à son auteur. Mais il est aussi un péché par rapport à la société et par rapport à Dieu, et à ce double titre il est contraire à la justice.

 

Objection N°2. Il est permis à celui qui a la puissance publique de tuer les malfaiteurs. Or, quelquefois celui qui a cette puissance est un malfaiteur lui-même. Il lui est donc permis de se tuer.

Réponse à l’objection N°2 : Celui qui a la puissance publique peut licitement faire périr un malfaiteur, parce qu’il peut le juger. Mais personne n’est juge de lui-même. Par conséquent il n’est pas permis à celui qui a la puissance publique de se tuer lui-même pour une faute quelle qu’elle soit ; mais il lui est permis de se soumettre au jugement des autres.

 

Objection N°3. Il est permis à un individu de s’exposer spontanément à un moindre péril pour en éviter un plus grand ; comme il est permis à un individu de se faire amputer un membre corrompu pour sauver son corps entier. Or, quelquefois, en se tuant, on s’évite de plus grands maux, par exemple, une vie misérable ou la honte d’un crime. Il est donc permis à un individu de se tuer.

Réponse à l’objection N°3 : L’homme est constitué le maître de lui-même par le libre arbitre. C’est pourquoi il peut licitement disposer de lui relativement à ce qui regarde cette vie qui est régie par le libre arbitre. Mais le passage de cette vie à une autre meilleure ne dépend pas de la liberté humaine ; c’est au contraire une chose soumise à la puissance divine. Il n’est donc pas permis à l’homme de se suicider pour passer à une vie meilleure, ni pour échapper aux misères de celle-ci ; parce que la mort est le plus grand des maux de cette vie et le plus terrible, comme on le voit (Eth., liv. 3, chap. 6). Par conséquent se donner la mort pour se délivrer des peines de cette vie, c’est recourir à un plus grand mal pour en éviter un moindre. — Il n’est pas non plus permis de se tuer pour un péché qu’on a commis ; soit parce qu’on se cause le plus grand tort en se privant du temps nécessaire pour faire pénitence ; soit parce qu’il n’est permis de tuer un malfaiteur que d’après le jugement de la puissance publique. — Pareillement il n’est pas permis à une femme de se tuer pour empêcher qu’on abuse d’elle ; parce qu’on ne doit pas commettre contre soi le plus grand crime, qui est le suicide, pour empêcher le crime d’un autre qui est moindre. Car la femme n’est pas coupable si on abuse d’elle par violence et qu’elle n’y consente pas ; parce que le corps n’est souillé que du consentement de l’âme, comme le disait sainte Lucie (Cette vierge répondit à son juge : Si invitam jusseris violari, castitas mihi duplicabitur ad coronam (Brév. rom., 13 déc.).). D’ailleurs il est constant que la fornication ou l’adultère est un péché moindre que l’homicide et surtout que le suicide. Cette dernière faute est la plus grave, parce qu’on se nuit à soi-même à qui l’on doit le plus grand amour ; elle est aussi la plus dangereuse, parce qu’on n’a plus le temps de l’expier par la pénitence. — Enfin il n’est permis à personne de se tuer à cause de la crainte qu’il y a de consentir au péché, parce qu’on ne doit pas faire le mal pour qu’il en arrive du bien, ou pour éviter des maux, surtout des maux qui sont moindres et plus incertains. Car on ne sait si on consentira au péché à l’avenir, puisque Dieu peut délivrer l’homme du péché, quelle que soit la tentation qui vienne l’assaillir.

 

Objection N°4. Samson s’est tué lui-même, comme on le voit (Juges, chap. 16). Il est cependant compté au nombre des saints (Héb., chap. 11). Il est donc permis à un individu de se tuer lui-même.

Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 1, chap. 21), Samson, qui s’est écrasé lui-même avec les ennemis sous les ruines d’une maison, n’est excusable que parce qu’il l’a fait d’après l’ordre secret de l’Esprit-Saint qui opérait par lui des miracles. Il donne la même réponse à l’égard des saintes femmes qui se tuèrent dans le temps de la persécution et dont l’Eglise célèbre la mémoire (C’est ainsi qu’il faut interpréter ce que nous lisons dans la légende de sainte Apolline : Alacris in ignem sibi paratum, majori Spiritûs sancti flammâ intùs accensâ, se injecit (Brév. rom., 13 fév.).).

 

Objection N°5. Il est dit (2 Mach., 14, 42) que Razias aima mieux mourir noblement que de se voir assujetti aux pécheurs et de souffrir des outrages indignes de sa naissance. Or, il est permis de faire ce qui est noble et courageux. Le suicide n’est donc pas défendu.

Réponse à l’objection N°5 : Il appartient à la force de ne pas craindre d’être mis à mort par un autre pour le bien de la vertu et pour éviter le péché. Mais si l’on se donne la mort pour éviter des peines et des châtiments, il y a en cela une apparence de force (c’est pour cela que quelques-uns se sont tués en pensant faire un acte de courage, et de ce nombre fut Razais), cependant cette force n’est pas véritable. C’est plutôt une mollesse de caractère qui est impuissante à supporter les contrariétés de la vie (Il est à remarquer que le suicide partiel est également défendu, et que l’on ne doit rien faire pour abréger directement son existence.), comme le disent Aristote (Eth., liv. 3, chap. 8) et saint Augustin (De civ. Dei, liv. 1, chap. 23).

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 1, chap. 20) : Nous devons entendre de l’homme ces paroles : Vous ne tuerez pas. Or, si vous ne devez pas tuer un autre homme, vous ne devez donc pas non plus vous tuer vous-même. Car celui qui se tue ne fait pas autre chose que de tuer un homme.

 

Conclusion Il n’est permis à personne d’aucune manière de se tuer, puisque le suicide est contraire à l’amour de Dieu, de soi et du prochain.

Il faut répondre qu’il est absolument défendu de se suicider pour trois raisons : 1° Parce que tout être s’aime naturellement lui-même. C’est ce qui fait que toute chose se conserve naturellement l’existence et résiste autant qu’elle peut à ceux qui l’altèrent. C’est pourquoi le suicide est contraire à l’inclination naturelle et à l’amour que chacun doit avoir pour soi. Et c’est pour cette raison que le suicide est toujours un péché mortel, parce qu’il est contraire à la loi naturelle et à la charité. 2° Parce que le tout est ce qu’est chaque partie. Tout homme appartenant à la société, il s’ensuit qu’en se tuant lui-même, il fait injure à la société (Aristote et Platon ont condamné le suicide. Aristote nous dit que la société infligeait une peine à ce genre de crime. D’après l’auteur de la Paraphrase, on refusait la sépulture au coupable. Cicéron est du même sentiment que ces deux grands philosophes.), comme le prouve Aristote (Eth., liv. 5, chap. ult.). 3° Parce que la vie est un don de Dieu accordé à l’homme et qui est soumis à la puissance de celui qui fait vivre et mourir. C’est pourquoi celui qui se prive de la vie pèche contre Dieu, comme celui qui fait périr le serviteur d’un autre, pèche contre le maître auquel ce serviteur appartient (Platon fait particulièrement valoir cet argument dans le Phédon.), et comme celui qui pèche par usurpation juge d’une chose qui ne lui a pas été confiée. Car il n’appartient qu’à Dieu de prononcer sur la vie et la mort, d’après ces paroles de l’Ecriture (Deut., 32, 36) : Je tuerai et je ferai vivre.

 

Article 6 : Est-il permis dans certaine circonstance de tuer un innocent ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il soit permis dans certaine circonstance de tuer un innocent. Car le péché ne manifeste pas la crainte qu’on a de Dieu, puisque cette crainte en détourne plutôt, comme on le voit (Ecclésiastique, 1, 20). Or, Abraham est loué d’avoir craint le Seigneur, parce qu’il a voulu faire périr son fils innocent. On peut donc tuer un innocent sans péché.

Réponse à l’objection N°1 : Dieu est le maître de la vie et de la mort ; car c’est par son ordre que meurent les pécheurs et les justes. C’est pourquoi celui qui tue un innocent par l’ordre de Dieu ne pèche pas plus que Dieu dont il exécute la volonté. Il montre même qu’il le craint en lui obéissant (C’est pour ce motif que Abraham est loué d’avoir offert en sacrifice son fils Isaac, et que dans l’histoire sainte nous voyons punis les chefs qui n’ont pas exterminé les peuples que Dieu leur avait ordonné de détruire.).

 

Objection N°2. Dans le genre des péchés que l’on commet contre le prochain, un péché paraît être d’autant plus grave qu’il cause un plus grand tort à celui contre lequel on le commet. Or, le meurtre nuit plus au pécheur qu’à l’innocent que la mort fait passer des misères de cette vie à la gloire céleste. Par conséquent puisqu’il est permis dans certaine circonstance de tuer un pécheur, à plus forte raison est-il permis de tuer un innocent ou un juste.

Réponse à l’objection N°2 : En pesant la gravité du péché on doit plutôt considérer ce qui existe par soi que ce qui existe par accident. Ainsi celui qui tue un juste, pèche plus grièvement que celui qui tue un pécheur : 1° parce qu’il nuit à celui qu’il doit le plus aimer, et que par conséquent il agit davantage contre la charité ; 2° parce qu’il fait injure à celui qui le mérite le moins et qu’ainsi il pèche davantage contre la justice ; 3° parce qu’il prive la société d’un plus grand bien ; 4° parce qu’il méprise Dieu plus profondément, d’après ce mot de l’Evangile (Luc, 10, 16) : Qui vous méprise, me méprise. Si le juste après la mort arrive à la gloire, ceci ne se rapporte qu’accidentellement au meurtre.

 

Objection N°3. Ce qui se fait selon l’ordre de la justice n’est pas un péché. Or, on est quelquefois forcé selon l’ordre de la justice de mettre à mort un innocent ; par exemple, quand le juge qui doit juger d’après les faits allégués condamne à mort celui qu’il sait innocent, mais qui est convaincu par de faux témoins. Il en est de même du bourreau, qui tue injustement celui qui est condamné, parce qu’il doit obéir au juge. On peut donc tuer un innocent sans qu’il y ait péché.

Réponse à l’objection N°3 : Le juge, quand il sait que quelqu’un est innocent, quoiqu’il soit convaincu de la faute dont on l’accuse par de faux témoignages, doit examiner les témoins avec plus de soin, afin de trouver l’occasion de délivrer celui qui n’est pas coupable, comme le fit Daniel. S’il ne le peut, il doit renvoyer la cause à une autorité supérieure. Dans le cas où ce moyen est impraticable, il ne pèche pas en portant sa sentence d’après les faits allégués (Les théologiens distinguent les causes civiles des causes criminelles. Dans les causes civiles, la plupart pensent que le juge doit prononcer secundum allegata et probata, mais pour les causes criminelles ils sont plus divisés. Saint Raymond de Pennafort, saint Antonin, Turrecremata, Innocent V, Cajétan, Soto, Bannès, et en général tous les thomistes suivent le sentiment de saint Thomas. Billuart cite encore Alexandre de Halès, Covarruvias, Asor, Valentin, Steyart, qui sont du même sentiment, quoiqu’ils ne soient pas de la même école. L’opinion contraire, soutenue par saint Bonaventure, est spécialement défendue par Mgr Gousset (Théologie morale, tome 1, pag. 537).) ; parce que ce n’est pas lui qui tue l’innocent, mais ce sont ceux qui affirment qu’il est coupable. Le serviteur du juge qui condamne un innocent ne doit pas obéir, si sa sentence est évidemment erronée ; autrement on excuserait les bourreaux qui ont mis à mort les martyrs. Mais quand l’arrêt n’est pas d’une justice évidente, l’exécuteur ne pêche pas, parce que ce n’est pas à lui à discuter la sentence du juge. Ce n’est pas lui qui tue l’innocent, mais c’est le juge dont il exécute les ordres.

 

Mais c’est le contraire, il est dit (Ex., 23, 7) : Vous ne tuerez pas celui qui est juste et innocent.

 

Conclusion Il n’est permis d’aucune manière de tuer les justes et les innocents, puisque leur vie est utile au bien général qu’elle conserve et produit.

Il faut répondre qu’on peut considérer l’homme de deux manières, en lui-même et relativement. Si on considère l’homme en lui-même, il n’est jamais permis de le tuer, parce que dans tout pécheur nous devons aimer la nature que Dieu a faite et que le meurtre détruit. Mais, comme nous l’avons dit (art. 2), il est permis de tuer un pécheur relativement au bien général que le péché attaque. Au contraire, la vie des justes conserve et produit le bien général : parce qu’ils sont la partie la plus importante de la société. C’est pourquoi il n’est permis d’aucune manière de tuer un innocent.

 

Article 7 : Est-il permis à quelqu’un d’en tuer un autre en se défendant ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit permis à personne de tuer quelqu’un pour se défendre. Car saint Augustin dit (Ep. 47) : Je ne conseillerais à personne de mettre à mort son semblable, à moins qu’il ne s’agisse d’un soldat ou de quelqu’un qui y est tenu par une fonction publique, afin qu’il ne le fasse pas pour lui-même, mais pour les autres, d’après la puissance légitime qu’il en a reçue. Or, celui qui tue quelqu’un en se défendant, le tue uniquement pour qu’il ne soit pas tué lui-même. Cet acte parait donc être illicite.

Réponse à l’objection N°1 : Ce passage de saint Augustin doit s’entendre du cas où un individu a l’intention d’en tuer un autre pour se délivrer de la mort. C’est aussi dans le même sens qu’il faut interpréter le passage cité dans le second argument et extrait du livre du Libre arbitre. Aussi emploie-t-il ces mots : pour des choses, afin de désigner par là l’intention (Saint Augustin soutient la même doctrine que saint Thomas (Cont. Faustum, liv. 22, chap. 70). Les paroles citées dans l’objection ne sont pas d’ailleurs de saint Augustin, mais dans l’édition bénédictine, elles appartiennent à Evodius. De plus, cet ouvrage de saint Augustin n’est pas d’une grande autorité, d’après ce qu’il en dit lui-même (Ret., liv. 1, chap. 9).).

 

Objection N°2. Le même docteur dit encore (De lib. arb., liv. 1, chap. 5) : Comment la providence de Dieu exempterait-elle de péché ceux qui se sont souillés du sang humain pour des choses que l’on doit mépriser. Or, il dit que ces choses méprisables sont celles que les hommes peuvent perdre malgré eux, comme on le voit (eod. cap.). La plus importante de ces choses étant la vie corporelle, il s’ensuit que pour conserver la vie du corps il n’est permis à personne de tuer un autre homme.

 

Objection N°3. Le pape Nicolas Ier dit, comme on le voit dans le Droit (in Decretis, tit. De clericis, dist. 50, chap. 6) : A l’égard des clercs dont vous me parlez et qui en se défendant ont tué un païen, vous me demandez, si après avoir fait pénitence, ils peuvent être réintégrés dans leur ancien état et même obtenir un poste plus élevé ; sachez que sous aucun prétexte nous ne leur permettons jamais de tuer un homme de quelque manière que ce soit. Or, les clercs et les laïques sont tenus également d’observer les préceptes moraux. Il n’est donc pas permis non plus aux laïques de tuer quelqu’un en se défendant.

Réponse à l’objection N°3 : L’irrégularité résulte de l’acte de l’homicide, quand même l’homicide ne serait pas coupable, comme on le voit dans le juge qui condamne à mort quelqu’un justement. C’est pourquoi si un clerc, en se défendant lui-même, vient à tuer quelqu’un, il est irrégulier, quoiqu’il n’ait pas eu l’intention de le tuer, mais de se défendre.

 

Objection N°4. L’homicide est un péché plus grave que la simple fornication ou l’adultère. Or, il n’est permis à personne de commettre une simple fornication, ou un adultère, ou tout autre péché mortel pour la conservation de sa propre vie ; parce qu’on doit préférer la vie spirituelle à la vie corporelle. Il n’est donc permis à personne en se défendant de tuer un autre homme pour conserver sa propre existence.

Réponse à l’objection N°4 : L’acte de la fornication ou de l’adultère n’a pas pour but nécessaire la conservation de sa propre vie, comme l’acte d’où résulte quelquefois l’homicide.

 

Objection N°5. Si l’arbre est mauvais, les fruits aussi, comme le dit l’Evangile (Matth., chap. 7). Or, il semble qu’il soit illicite de se défendre, puisque l’Apôtre dit (Rom., 12, 19) : A ses fidèles bien-aimés d’être sans défense. Le meurtre d’un individu qui est un effet de la défense est donc illicite.

Réponse à l’objection N°5 : Dans cet endroit l’Apôtre interdit la défense qui est inspirée par le désir de la vengeance. Aussi la glose (interl.) expliquant ces paroles : Ne vous défendez pas, met : ne cherchez pas à rendre à vos ennemis le mal qu’ils vous ont fait.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Ex., 22, 2) : Si un voleur est surpris brisant la porte ou perçant le mur, et qu’il soit blessé de telle sorte qu’il en meure, celui qui l’aura frappé ne sera point puni comme homicide. Or, il est plus permis de défendre sa propre vie que sa propre maison. Si on tue quelqu’un pour défendre sa vie, on n’est donc pas coupable d’homicide.

 

Conclusion Il n’est pas permis de tuer quelqu’un en se défendant, à moins qu’on ne se soit défendu avec la modération que la raison exige pour la conservation de sa vie.

Il faut répondre que rien n’empêche que le même acte n’ait deux effets, dont l’un existe dans l’intention et dont l’autre soit en dehors. Or, les actes moraux tirent leur espèce de ce qui est dans l’intention, mais non de ce qui est en dehors, puisque ceci existe par accident, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 43, art. 3, et 1a 2æ, quest. 1, art. 3, réponse N°3). Ainsi de l’acte par lequel on se défend soi-même il peut résulter deux effets ; l’un est la conservation de sa propre vie, et l’autre la mort de l’agresseur. Cet acte, selon qu’il a pour but la conservation de sa propre existence, n’a rien d’illicite, puisqu’il est naturel à chaque être de conserver sa vie autant qu’il le peut. Cependant un acte qui provient d’une bonne intention peut devenir mauvais, s’il n’est pas proportionné à sa fin. C’est pourquoi si pour défendre sa propre vie, on avait recours à une violence plus grande qu’il ne faut, on serait coupable. Mais si on repousse la violence avec modération, la défense est permise : car d’après tous les droits (C’est ce que nous apprend le droit naturel que Cicéron invoque avec tant d’éloquence dans son célèbre plaidoyer pour Milon. Saint Thomas met le mot droit au pluriel (jura), parce que ce principe est reconnu expressément par le droit civil (ff., liv. 1, tit. 1), par le droit canonique (dist. 1, chap. 7), et par conséquent par toutes les espèces de droit possibles.) on peut repousser la force par la force avec une modération honnête et raisonnable (Presque tous les théologiens sont sur ce point du sentiment de saint Thomas. Cependant Gerson, Richard de Saint-Victor, Noris, et quelques autres, tout en admettant le principe général qui permet de repousser la force par la force, prétendent que la modération avec laquelle on doit le faire empêche d’aller jusqu’à tuer l’agresseur.). Il n’est pas nécessaire au salut que l’homme néglige de se défendre modérément pour éviter le meurtre d’un autre, parce que l’homme est tenu de pourvoir à sa vie plus qu’à celle d’un étranger. — Mais parce qu’il n’est permis de tuer un homme que d’après l’autorité publique et pour le bien général, ainsi que nous l’avons dit (art. 3), il est défendu d’avoir l’intention de tuer quelqu’un pour se défendre (On ne doit pas avoir d’autre intention que de se défendre. C’est une des conditions exigées pour que la défense soit convenable. Les théologiens en ont déterminé d’autres, mais il nous semble qu’on peut les résumer toutes en disant que pour avoir le droit de tuer l’agresseur, il faut que son agression soit sérieuse, et que l’on n’ait pas d’autre moyen de lui échapper qu’en le mettant à mort.), à moins que celui qui se défend ne représente l’autorité publique et qu’en tuant un homme pour sa propre défense cet acte ne se rapporte au bien public ; comme on le voit à l’égard du soldat qui combat contre les ennemis, et à l’égard du ministre du juge qui lutte contre les voleurs. Toutefois ces derniers pécheraient encore, s’ils obéissaient dans ce cas à leur passion particulière.

La réponse à la seconde objection est par là même évidente.

 

Article 8 : Celui qui tue un homme par hasard est-il coupable d’homicide ?

 

Objection N°1. Il semble que celui qui tue un homme par hasard soit coupable d’homicide. Car la Genèse rapporte (Gen., chap. 4) que Lamech ayant cru tuer une bête tua un homme et que son action fut considérée comme un homicide. Celui qui tue un homme par hasard est donc coupable d’homicide.

Réponse à l’objection N°1 : Lamech n’a pas pris les précautions suffisantes pour éviter l’homicide ; c’est pour ce motif qu’il en a été responsable.

 

Objection N°2. Il est dit (Ex., 21, 22) : Si un homme frappe une femme enceinte et qu’elle accouche, si la mort s’ensuit, il rendra vie pour vie. Or, ce fait peut arriver, sans qu’il y ait eu intention de tuer. L’homicide fortuit a donc la tache de l’homicide.

Réponse à l’objection N°2 : Celui qui frappe une femme enceinte fait une chose illicite. C’est pourquoi s’il en résulte la mort de la femme ou de l’enfant, il est coupable d’homicide ; surtout quand c’est sur le moment même que la mort arrive.

 

Objection N°3. Dans le Droit (in Decret., dist. 50) il y a plusieurs canons qui punissent les homicides fortuits. Or, on ne doit punir que les fautes. Donc celui qui tue un homme fortuitement est coupable d’homicide.

Réponse à l’objection N°3 : D’après les canons on punit ceux qui tuent fortuitement, en faisant un acte illicite ou en n’employant pas les précautions qu’il aurait fallu prendre.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Epist. 47) : Quand nous faisons certaines choses pour une fin bonne et légitime, s’il en arrive à quelqu’un du mal contrairement à notre intention, on n’a garde de nous l’imputer. Or, il arrive quelquefois que d’une bonne action résulte fortuitement un homicide. Il n’est donc pas imputable à l’auteur de cette action.

 

Conclusion Celui qui tue quelqu’un par hasard n’est point du tout coupable d’homicide, à moins qu’il ne se soit livré à une chose défendue, ou qu’il n’ait pas pris les précautions qu’il devait prendre pour l’éviter.

Il faut répondre que d’après Aristote (Phys., liv. 2, text. 49 et 50) le hasard est une cause qui agit en dehors de l’intention. C’est pourquoi les choses qui sont fortuites, absolument parlant, ne sont ni dans l’intention, ni dans la volonté. Et parce que tout péché est volontaire, d’après saint Augustin (Lib. de ver. relig., chap. 14), il s’ensuit que les choses fortuites considérées comme telles ne sont pas des péchés. Cependant il arrive que ce qu’on ne veut pas ou que ce qu’on ne se propose pas en acte et absolument est dans la volonté ou l’intention par accident ; dans le sens qu’on appelle cause par accident, celle qui écarte les obstacles. Ainsi celui qui n’éloigne pas les causes qui doivent produire un homicide, s’il doit les éloigner, est coupable d’une certaine manière d’un homicide volontaire. Ce qui arrive de deux manières : 1° quand en s’occupant de choses illicites (Saint Thomas suppose que les choses illicites auxquelles on se livre sont par elles-mêmes dangereuses. Car si elles n’avaient aucun rapport à l’homicide, ce crime ne serait pas imputable. Ainsi celui qui couperait du bois pour le voler, et qui échappant sa cognée viendrait à tuer quelqu’un ne serait pas coupable d’homicide.) auxquelles on n’aurait pas dû se livrer, on se rend coupable d’homicide ; 2° quand on n’emploie pas les précautions qu’on doit employer (Pour savoir si l’on a apporté le soin nécessaire, il faut voir si la chose est dangereuse par elle-même de telle sorte qu’il en résulte presque toujours la mort. Dans ce cas, on est toujours coupable d’homicide : Ita sunt qui calce percutiunt mulierem prægnantem. Si la chose n’est pas dangereuse, et que la mort s’ensuive rarement, et que d’ailleurs on ait pris beaucoup de précautions, on n’est pas coupable d’homicide au for de la conscience, mais on est condamnable au for extérieur.). C’est pourquoi, d’après le droit, si quelqu’un s’occupe d’une chose permise et qu’il y apporte la diligence voulue, dans le cas où un homicide s’ensuit, il n’en a pas la responsabilité. Mais s’il s’occupe d’une chose illicite, ou d’une chose permise, sans y apporter le soin qu’elle demande, il est coupable d’homicide, dans le cas où son action vient à causer la mort de quelqu’un.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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