Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 66 : Des péchés opposés à la justice et d’abord du vol et de la rapine

 

            Après avoir parlé de l’homicide et des autres péchés par lesquels on fait tort au prochain dans son corps, nous devons nous occuper des péchés opposés à la justice par lesquels on nuit au prochain dans ses biens ; c’est-à-dire du vol et de la rapine. — A cet égard neuf questions se présentent : 1° La possession des choses extérieures est-elle naturelle à l’homme ? (Cet article établit que le domaine de l’homme sur les choses extérieures est de droit naturel quant à l’usage.) — 2° Est-il permis à quelqu’un de posséder une chose en propre ? — 3° Le vol est-il l’acceptation secrète de la chose d’autrui ? (Cet article a pour but d’établir la différence qu’il y a entre le vol et la rapine.) — 4° La rapine est-elle un péché d’une autre espèce que le vol ? (Il y a encore d’autres espèces de vols, mais le catéchisme du concile de Trente fait remarquer que toutes les autres se rapportent à ces deux-là : De his duobus, furto et rapinis, dixisse satis erit ; ad quæ tanquàm ad caput reliqua referuntur (Cat. conc. Trid. de præcepto 7).) — 5° Tout vol est-il un péché ? — 6° Le vol est-il un péché mortel ? (Le vol est un péché mortel dans son genre, mais il peut devenir véniel, parce que la chose ne s’est pas faite absolument contre le consentement du maître, ou parce que l’on a ignoré par légèreté que la chose était à autrui, ou par suite de la légèreté de la matière. Il n’est pas facile de déterminer ce qui est ici matière légère ; on regarde généralement comme tel ce qui est inférieur à une valeur de 5 francs. Mais il faut ici apprécier le tort que l’on a causé au maître de la chose en le privant de ce qui lui appartient.) — 7° Est-il permis de voler dans le cas de nécessité ? (Il n’est permis de prendre ce qui est à autrui qu’autant qu’on est dans une nécessité extrême. La proposition suivante a été condamnée par Innocent XI : Permissum est furari, non solum, in extremâ necessitate, sed etiam in gravi.) — 8° Toute rapine est-elle un péché mortel ? — 9° La rapine est-elle un péché plus grave que le vol ?

 

Article 1 : La possession des choses extérieures est-elle naturelle à l’homme ?

 

Objection N°1. Il semble que la possession des choses extérieures ne soit pas naturelle à l’homme ; car personne ne doit s’attribuer ce qui est à Dieu. Or, le domaine de toutes les créatures est la propriété de Dieu, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 23, 1) : La terre est au Seigneur, etc. La possession des choses extérieures n’est donc pas naturelle à l’homme.

Réponse à l’objection N°1 : Dieu a le domaine principal (Ce domaine est propre à Dieu ; il ne peut pas plus le communiquer à la créature que ses autres attributs.) de tout ce qui existe, et d’après sa providence il y a des choses qu’il a destinées au soutien corporel de l’homme ; c’est pourquoi l’homme est naturellement maître de ces choses, dans le sens qu’il a le pouvoir d’en l’aire usage.

 

Objection N°2. Saint Basile, expliquant la parole du riche qui dit (Luc, chap. 12) : J’abattrai mes greniers, et j’en rebâtirai de plus grands où j’amasserai toute ma récolte et tous mes biens, s’écrie : Dites-moi quels sont vos biens ? D’où les avez-vous pris ? Or, ce que l’homme possède naturellement, il peut à juste titre l’appeler sien. L’homme ne possède donc pas naturellement les biens extérieurs.

Réponse à l’objection N°2 : Ce riche est blâmé parce qu’il croyait que les biens extérieurs étaient à lui principalement, comme s’il ne les eût pas reçus d’un autre, c’est-à-dire de Dieu.

 

Objection N°3. Comme le dit saint Ambroise (De Trin., liv. 1) : Le mot Seigneur exprime la puissance. Or, l’homme n’a pas de pouvoir sur les choses extérieures ; car il ne peut changer leur nature. La possession de ces choses ne lui est donc pas naturelle.

Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement repose sur la possession des choses extérieures considérées quant à leur nature. Ce domaine n’appartient qu’à Dieu, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Mais c’est le contraire. Il est dit en parlant de l’homme (Ps. 8, 8) : Vous avez tout placé sous ses pieds.

 

Conclusion L’homme a naturellement la possession des choses extérieures, non quant à leur nature, mais quant à leur usage, et il peut en user pour son avantage et son utilité selon la raison et la volonté.

Il faut répondre qu’on peut considérer les choses extérieures de deux manières : 1° Quant à leur nature. Elle n’est pas soumise à la puissance humaine, mais seulement à la puissance divine à laquelle tous les êtres obéissent à volonté. 2° Quant à leur usage. Sous ce rapport, l’homme a naturellement empire sur les choses extérieures, parce que parla raison et la volonté il peut s’en servir pour son utilité propre, comme ayant été faites pour lui (L’usage actuel du domaine suppose que l’on jouit de sa raison. Ainsi les enfants et les insensés n’ayant pas cet usage, ils ne possèdent que le domaine habituel.) ; car ce qui est imparfait existe toujours pour ce qui est parfait, comme nous l’avons vu (quest. 64, art. 1). Aristote conclut de là (Pol., liv. 1, chap. 5) que la possession des choses extérieures est naturelle à l’homme. Cet empire naturel sur les autres créatures qui convient à l’homme, conformément à la raison qui est l’image de Dieu, se manifeste dans la création d’Adam, lorsqu’il est dit (Gen., 1, 26) : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, qu’il préside aux poissons de la mer, etc.

 

Article 2 : Est-il permis à quelqu’un de posséder une chose en propre ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis à quelqu’un de posséder une chose en propre ; car tout ce qui est contre le droit naturel est illicite. Or, d’après le droit naturel, tout est commun, et la propriété des possessions est contraire à cette communauté. Il est donc défendu à l’homme de s’approprier les choses extérieures.

Réponse à l’objection N°1 : On attribue la communauté des biens au droit naturel (De droit naturel tout est commun. Le droit naturel n’exige pas que les propriétés soient divisées, mais il y engage, comme à ce qu’il y a de plus convenable. Le droit des gens a consacré cette division ; c’est pourquoi il est dit (liv. 1, Digest.) : Ex hoc jure gentium discentes esse gentes, regna condita, dominia distincta, agris terminos positos. Le droit civil a ensuite réglé ce qui consacre le droit des propriétés particulières, et c’est ce qui fait dire à saint Augustin (Tract. 6 in Joan.) : Quod hæc villa sit mea, et illa tua, est ex jure imperatorum.), non que le droit naturel dise qu’on doit tout posséder en commun et rien en propre, mais parce que, d’après le droit naturel, les possessions ne sont pas distinctes, elles le sont plutôt d’après une convention qui appartient au droit positif, comme nous l’avons dit (quest. 57, art. 2 et 3). Par conséquent, la propriété des possessions n’est pas contraire au droit naturel, mais elle y a été surajoutée par les lumières de la raison humaine.

 

Objection N°2. Saint Basile, expliquant la parole du riche que nous avons citée (art. préc., Objection N°2), dit que comme celui qui arrive le premier à un spectacle empêcherait les autres d’en jouir en s’appropriant ce qui a été fait pour la jouissance commune, ainsi il en est des riches qui considèrent comme leurs biens les choses communes dont ils se sont emparés les premiers. Or, il serait illicite de fermer aux autres la voie et de les empêcher de jouir des biens qui sont communs. Il est donc également illicite de s’approprier les choses qui sont communes.

Réponse à l’objection N°2 : Celui qui, arrivant le premier au spectacle, en prépare l’entrée aux autres, ne fait pas une action illicite ; il n’est coupable qu’autant qu’il empêche les autres d’approcher. De même le riche ne fait pas une mauvaise action, si, prenant le premier possession d’une chose qui était commune dans le principe, il en fait part aux autres ; mais il pèche, s’il les empêche absolument d’en jouir. Aussi saint Basile ajoute (loc. cit.) : Pourquoi êtes-vous dans l’abondance et ce malheureux est-il réduit à la mendicité ? sinon pour que vous obteniez le mérite d’une sage dispensation de vos biens, et qu’il obtienne une couronne en récompense de sa patience.

 

Objection N°3. Saint Ambroise dit (Serm. 64 de temp.) et le Droit porte (Decret., dist. 47, chap. Sicut hi) : que personne n’appelle son bien propre ce qui est commun. Or, il entend par ce qui est commun toutes les choses extérieures, comme on le voit d’après ce qu’il dit précédemment. Il semble donc qu’il soit défendu de s’approprier une chose extérieure.

Réponse à l’objection N°3 : Quand saint Ambroise dit qu’on n’appelle pas propre ce qui est commun, il parle de la propriété quant à l’usage. C’est pourquoi il ajoute : que le superflu, on ne l’acquiert que par la violence.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de hæres., hæres. 40) : On appelle apostoliques ceux qui se sont donné ce nom avec ostentation, parce qu’ils ne reçoivent pas dans leur communion ceux qui ont des femmes et qui possèdent des biens en propre, tels que les moines et une foule de clercs qui appartiennent à l’Eglise catholique. Or, ces sectaires sont hérétiques, parce qu’en se séparant de l’Eglise, ils regardent comme damnés ceux qui font usage de ces biens dont ils sont dépourvus. C’est donc une erreur de dire qu’ils n’ont pas permis à l’homme de posséder quelque chose en propre.

 

Conclusion Quoiqu’il ne convienne pas que l’homme ait quelque chose en propre quant à l’usage, cependant il est impie et erroné d’affirmer qu’il ne peut rien posséder en propre quant à la puissance qu’il a de disposer des choses ou de les vendre.

Il faut répondre qu’à l’égard des biens extérieurs il y a deux choses qui conviennent à l’homme. 1° Le pouvoir de se procurer et de dispenser ces biens, et sous ce rapport il lui est permis de les posséder en propre. Le droit de propriété est aussi nécessaire à la vie humaine pour trois raisons : 1° parce qu’on est plus soigneux, quand il s’agit de cultiver ce que l’on possède en propre que ce qui est commun à tous ou à plusieurs ; car chacun fuit le travail et laisse à un autre ce qui regarde le bien commun, comme il arrive quand il y a une multitude de ministres ; 2° parce que les choses humaines sont mieux disposées quand chacun est chargé de s’occuper des intérêts propres de sa famille, tandis qu’il y aurait confusion si tout le monde s’occupait de tout indistinctement ; 3° parce que la paix est par là même plus facilement conservée quand chacun est content de ce qu’il a. Aussi voyons-nous que souvent des querelles s’élèvent parmi ceux qui possèdent quelque chose en commun et d’une manière indivise (Ces raisons sont celles que donne Aristote dans sa réfutation du communisme de Platon. d’ailleurs l’expérience est là pour prononcer entre les deux systèmes.). — 2° La seconde chose qui convient à l’homme, à l’égard des biens extérieurs, c’est leur usage. A cet égard, l’homme ne doit pas posséder les choses extérieures, comme si elles lui étaient propres, mais comme étant communes, afin de les donner facilement pour venir en aide à ceux qui sont dans la nécessité (On sera peut-être surpris de retrouver cette théorie si large et si satisfaisante sur la propriété dans Aristote lui-même. Il la résume en quelques mots : Ce qu’il y a de préférable, dit-il, c’est que la propriété soit particulière et que l’usage seul la rende commune.). C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (1 Tom., 6, 17) : Dites aux riches de ce siècle… d’accorder facilement, de répandre de leurs biens, etc.

 

Article 3 : Est-il de l’essence du vol de prendre en secret ce qui est à autrui ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas de l’essence du vol de prendre la chose d’autrui en cachette ; car ce qui diminue le péché ne paraît pas appartenir à son essence. Or, le péché fait en secret est moins grave, puisque pour montrer l’énormité des fautes de certains pécheurs, le prophète dit (Is., 3, 9) : Ils ont publié hautement leur péché comme Sodome, ils ne l’ont pas caché. Il n’est donc pas de l’essence du vol de prendre en secret ce qui est à autrui.

Réponse à l’objection N°1 : Le secret est quelquefois une cause de péché ; par exemple, quand quelqu’un en use pour pécher, comme il arrive pour la fraude et le dol. De cette manière il ne diminue pas, mais il constitue l’espèce du péché, et il en est ainsi à l’égard du vol. Dans d’autres cas, le secret est une simple circonstance du péché, et alors il le diminue, soit parce qu’il est le signe de la honte, soit parce qu’il enlève le scandale.

 

Objection N°2. Saint Ambroise dit (Serm. 64 de temp.) et on lit dans le Droit canon (Decret., dist. 47, cap. Sicut hi) : qu’on n’est pas moins coupable d’enlever à autrui ce qui lui appartient, que de refuser à ceux qui sont dans le besoin, quand on peut leur donner et qu’on est dans l’abondance. Donc, comme le vol consiste dans l’acceptation d’une chose qui appartient à un autre, de même il consiste aussi dans sa détention.

Réponse à l’objection N°2 : La détention de ce qui appartient à un autre cause le même tort que son acceptation injuste. C’est pourquoi, sous l’acceptation injuste on comprend la détention injuste elle-même.

 

Objection N°3. Un homme peut furtivement enlever à un autre ce qui est le sien, par exemple ce qu’il a mis en dépôt chez un autre ou ce qui lui a été ravi injustement. Il n’est donc pas de l’essence du vol qu’il soit l’acceptation secrète de la chose d’autrui.

Réponse à l’objection N°3 : Rien n’empêche que ce qui appartient absolument à un seul individu n’appartienne relativement à un autre. C’est ainsi que le dépôt appartient absolument à celui qui le fait, tandis qu’il appartient à celui qui l’a reçu relativement à la garde, et que ce qui a été ravi par rapine n’appartient pas au ravisseur absolument, mais seulement quant à la détention.

 

Mais c’est le contraire. Saint Isidore dit (Etym., liv. 10 ad litt. F) : Le mot voleur (fur) vient du mot furvum, c’est-à-dire fuscum (fard), parce que c’est pendant la nuit qu’il agit.

 

Conclusion Le vol est l’enlèvement secret de la chose d’autrui.

Il faut répondre qu’il y a trois choses qui concourent à l’essence du vol. La première lui convient selon qu’il est contraire à la justice, qui accorde à chacun le sien ; et par là même il consiste à usurper ce qui est à autrui. La seconde lui appartient selon qu’on le distingue des péchés qui sont contre la personne, comme l’homicide, l’adultère ; et sous ce rapport le vol doit avoir pour objet une possession. Car si quelqu’un reçoit ce qui est à autrui, non comme sa possession, mais comme une partie de lui-même (comme si on amputait un membre à quelqu’un), ou comme une personne qui lui est unie (comme si on enlevait à quelqu’un sa fille ou son épouse), il n’y a pas, dans ce cas, vol proprement dit. La troisième différence, qui complète la nature même du vol, consiste à s’emparer en secret de ce qui appartient à un autre. D’après cela, on peut dire que l’essence propre du vol consiste dans l’acceptation secrète de la chose d’autrui (Les théologiens définissent ordinairement le vol en général : injusta rei alienæ oblatio ; saint Thomas ajoute le mot occulta, parce que c’est là ce qui établit une différence entre le vol et la rapine.).

 

Article 4 : Le vol et la rapine sont-ils des péchés d’une espèce différente ?

 

Objection N°1. Il semble que le vol et la rapine ne soient pas des péchés qui diffèrent d’espèce. Car le vol et la rapine diffèrent en ce que l’un est caché et l’autre manifeste. En effet, le vol implique une acceptation secrète, tandis que la rapine suppose une acceptation violente et ouverte. Or, dans les autres genres de péchés, ces circonstances ne changent pas l’espèce. Le vol et la rapine ne sont donc pas des péchés d’espèce différente.

Réponse à l’objection N°1 : Dans les autres genres de péché, on ne considère pas la nature du péché d’après ce qui est involontaire, comme on le fait à l’égard des péchés opposés à la justice. C’est pourquoi ici dès qu’il y a différente espèce de volontaire, il y a différente espèce de péché.

 

Objection N°2. Les choses morales tirent leur espèce de leur fin, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 1, art. 3, et quest. 18, art. 6). Or, le vol et la rapine se rapportent à la même fin, c’est-à-dire à la possession de ce qui est à autrui. Ils ne différent donc pas d’espèce.

Réponse à l’objection N°2 : La fin éloignée de la rapine et celle du vol est la même. Mais cela ne suffit pas pour qu’il y ait identité d’espèce, parce qu’il y a diversité dans les fins prochaines. Car celui qui fait une rapine veut posséder par sa propre puissance, tandis que celui qui l’ait un larcin veut arriver là par l’astuce.

 

Objection N°3. Comme on ravit une chose pour la posséder, de même on ravit une femme pour en jouir. C’est ce qui fait dire à saint Isidore (Etym., liv. 10 ad litt. R.) que le ravisseur (raptor) s’appelle corrupteur (corruptor), et celle qui a été ravie (rapta) corrompue (corrupta). Or, il y a rapt, soit qu’on enlève une femme publiquement, soit qu’on le fasse en secret. Donc la chose possédée est également ravie, soit qu’on la prenne en secret, soit qu’on la prenne publiquement. Par conséquent le vol et la rapine ne sont pas différents.

Réponse à l’objection N°3 : Le rapt d’une femme ne peut pas être secret par rapport à la femme qu’on ravit. C’est pourquoi, s’il est secret relativement aux autres personnes, il va du côté de la femme à laquelle on fait violence de quoi constituer la rapine.

 

Mais c’est le contraire. Aristote (Eth., liv. 5, chap. 2) distingue le vol de la rapine en disant que l’un est fait secrètement, tandis que dans l’autre on emploie la violence.

 

Conclusion Le vol et la rapine ne sont pas de la même espèce, mais ils sont d’espèce différente, parce que le vol implique dans sa nature qu’il y ait ignorance dans celui auquel on fait injure, tandis que la rapine suppose qu’on lui fait violence.

Il faut répondre que le vol et la rapine sont des vices opposés à la justice, dans le sens qu’on fait souffrir à quelqu’un une injustice. Comme personne ne souffre volontairement ce qui est injuste, selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 5, chap. 9), il s’ensuit que le vol et la rapine sont coupables en ce qu’ils sont une acceptation qui est involontaire de la part de celui qui subit le dommage qui en résulte. Or, on distingue deux sortes d’involontaire : celui qui est l’effet de l’ignorance et celui qui résulte de la violence, comme on le voit (Eth., liv. 3, chap. 1). C’est pourquoi la rapine est un péché d’une autre nature que le vol, et par conséquent leur espèce est différente.

 

Article 5 : Le vol est-il toujours un péché ?

 

Objection N°1. Il semble que le vol ne soit pas toujours un péché. Car aucun péché n’est commandé par la loi de Dieu, puisqu’il est dit (Ecclésiastique, 15, 21) que le Seigneur n’a commandé à personne de mal faire. Or, on trouve que Dieu a commandé le vol ; d’après ces paroles (Ex., 12, 35) : Les enfants d’Israël ont fait comme le Seigneur avait commandé à Moïse et ils ont dépouillé les Egyptiens. Le vol n’est donc pas toujours un péché.

Réponse à l’objection N°1 : Il n’y a pas de larcin à prendre la chose d’un autre secrètement ou publiquement, d’après la sentence du juge qui l’autorise, parce que par là même qu’une chose nous a été adjugée judiciairement, elle nous est due. Par conséquent la spoliation des Egyptiens (Dieu agit dans cette circonstance en vertu de son souverain domaine sur tout ce qui existe) par les Israélites fut loin d’être un vol, puisque ce fut le Seigneur qui le leur ordonna pour les dédommager des maux que les Egyptiens leur avaient fait souffrir sans raison. Aussi le Sage dit-il expressément (Sag., 10, 20) que les justes ont dépouillé les impies.

 

Objection N°2. Celui qui trouve une chose qui n’est pas à lui, s’il la prend, paraît faire un vol, parce qu’il s’empare de ce qui est à autrui. Or, il semble que cet acte soit licite d’après l’équité naturelle, comme disent les jurisconsultes (§ 18, 19 et 46 de rer. divis.). Il semble donc que le vol ne soit pas toujours un péché.

Réponse à l’objection N°2 : A l’égard des choses que l’on trouve il faut distinguer. Car il y en a qui n’ont jamais appartenu à personne, comme les pierres précieuses et les perles qu’on trouve sur le bord de la mer. Celles-là appartiennent à celui qui en est le premier possesseur. Il faut raisonner de même à l’égard des trésors qui ont été cachés dans la terre depuis longtemps et qui n’ont plus de maître ; à moins que la loi civile n’oblige celui qui les découvre à en donner moitié au propriétaire du champ (La loi civile n’oblige dans ce cas qu’après la sentence du juge.), si on les a trouvés dans le champ d’un autre. C’est pourquoi l’Evangile dit (Matth., chap. 13), en parlant de celui qui a trouvé un trésor caché dans un champ, qu’il a acheté le champ pour avoir le droit de posséder le trésor entier. — Mais on trouve aussi des choses qui ont eu tout récemment un possesseur. Alors, si on les prend sans avoir l’intention de les garder, mais dans la disposition de les restituer au maître qui ne les a pas abandonnées (Si la chose est importante, l’inventeur doit faire connaître qu’il la trouvée, afin que le possesseur puisse la lui réclamer. Si l’on ne peut découvrir le maître de l’objet qu’on a trouvé, il vaut mieux l’employer en aumônes ou en œuvres pies que de le garder. Cependant si l’inventeur se l’approprie, il y a des théologiens très graves qui disent qu’il ne fait pas d’injustice. Soto, Navarre, Sa, Hannod, sont de ce sentiment ; les théologiens de Salamanque, Lessius, de Lugo, Vasquez, Leymann, regardent cette opinion comme probable.), on ne fait pas de larcin. De même, si on considère ces choses comme ayant été abandonnées, et que celui qui les trouve en soit persuadé, il lui est permis de les garder, en cela il n’y a pas de vol. Mais autrement on commet un larcin. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Serm. 19 de verb. apost, chap. 8) : Si vous avez trouvé une chose et que vous ne la rendiez pas, vous avez fait un vol.

 

Objection N°3. Celui qui reçoit ce qui lui appartient ne paraît pas pécher, puisqu’il n’agit pas contre la justice et qu’il n’en détruit pas l’égalité. Cependant on l’ait un larcin quand on vient à s’emparer en secret d’une chose dont on est le propriétaire, mais qui était retenue ou gardée par un autre. Il semble donc que le vol ne soit pas toujours un péché.

Réponse à l’objection N°3 : Celui qui prend furtivement la chose qu’il a déposée chez un autre, charge le dépositaire qui est tenu de rendre cette chose ou de démontrer que, s’il l’a perdue, il n’y a pas de sa faute. D’où il est évident qu’il pèche et qu’il est tenu de décharger le dépositaire de l’obligation qui pèse sur lui. — Quant à celui qui reprend furtivement son bien dont un autre s’était emparé injustement, il pèche aussi, non parce qu’il charge celui qui est en possession de l’objet — et c’est pourquoi il n’est pas tenu de le lui rendre ou de lui faire un dédommagement — mais il pèche contre la justice générale, parce qu’il se fait juge dans sa propre cause, sans se soumettre aux formalités du droit (Il y a cependant des circonstances où la plupart des théologiens permettent d’user de compensation. Ils veulent pour cela : 1° que l’on soit sûr que la chose est à soi ; 2° qu’on ne puisse pas la recouvrer par d’autres moyens ; 3° qu’il n’y ait aucun danger de scandale et de déshonneur en la reprenant ; 4° qu’on ne soit pas exposé à recevoir un double payement ; 5° qu’il ne s’agisse pas d’un dépôt, parce que les lois sont contraires. Saint Antonin, Cajétan, Bannès, Sylvius, Wiggers et tous les autres thomistes, sont de ce sentiment.). C’est pour ce motif qu’il est tenu de satisfaire à Dieu et de travailler à apaiser le scandale qu’il aurait pu donner.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Ex., 20, 15) : Vous ne ferez pas de larcin.

 

Conclusion Le larcin étant toujours opposé à la justice, est nécessairement toujours un péché.

Il faut répondre que si on considère la nature du larcin, on trouve en lui deux causes de péché : 1° Il est coupable parce qu’il est contraire à la justice, qui rend à chacun ce qui est à lui. Ainsi il est opposé à la justice, parce qu’il consiste dans l’acceptation d’une chose qui appartient à autrui. 2° Il est coupable en raison du dol ou de la fraude que le voleur commet en s’emparant à la dérobée, et pour ainsi dire perfidement, de ce qui est à un autre. D’où il est manifeste que tout larcin est un péché.

 

Article 6 : Le vol est-il un péché mortel ?

 

Objection N°1. Il semble que le vol ne soit pas un péché mortel. Car il est dit (Prov., 6, 30) : Ce n’est pas une grande faute quand on vient à voler. Or, tout péché mortel est une grande faute. Le vol n’est donc pas un péché mortel.

Réponse à l’objection N°1 : On ne dit pas que le vol est une grande faute pour deux raisons : 1° à cause de la nécessité qui porte à voler, et qui diminue ou qui détruit totalement la faute, comme on le verra (art. suiv.). Aussi l’écrivain sacré ajoute : car on vole pour satisfaire son âme qui est dans le besoin. 2° On dit que le vol n’est pas une grande faute en comparaison de l’adultère, qui est puni de mort. C’est pourquoi il est dit du voleur que s’il est trouvé en délit, il rendra sept fois la valeur de ce qu’il a pris, tandis que celui qui est adultère perdra la vie.

 

Objection N°2. La peine de mort est due au péché mortel. Or, la loi ancienne n’inflige pas la peine de mort pour le vol, elle impose seulement une amende, d’après ces paroles (Ex., 22, 1) : Si quelqu’un a pris un bœuf ou une brebis… il rendra cinq bœufs pour un et quatre brebis pour une. Le vol n’est donc pas un péché mortel.

Réponse à l’objection N°2 : Les peines de la vie présente sont plutôt des remèdes que des punitions adéquates au crime. Car c’est à la justice divine, qui jugera les pécheurs selon la vérité, à rendre à chacun ce qui lui revient. C’est pourquoi la justice d’ici-bas n’inflige pas la peine de mort pour tout péché mortel. Elle ne la prononce que contre ceux qui causent un dommage irréparable ou qui ont une horrible difformité. Ainsi la justice humaine ne porte pas cette peine contre le vol qui ne produit pas un tort irréparable, à moins qu’il ne soit accompagné de circonstances très aggravantes, comme on le voit à l’égard du sacrilège, qui est le vol d’une chose sacrée ; à l’égard du péculat, qui est le vol d’une chose commune (Le vol des deniers publics.), d’après saint Augustin (Sup. Joan. Tract. 50) et à l’égard du plagiat, qui est le vol d’un homme (On s’emparait d’un homme libre ou d’un esclave pour le réduire en servitude.), et que la loi punissait de mort (Ex., chap. 21).

 

Objection N°3. On peut voler une petite chose comme une grande. Or, il semble qu’il répugne d’admettre qu’on sera puni de la peine éternelle pour avoir volé de petites choses, comme une aiguille ou une plume. Le vol n’est donc pas un péché mortel.

Réponse à l’objection N°3 : La raison considère comme rien ce qui est peu important. C’est pourquoi, à l’égard de ce qui est minime, on ne croit pas que l’homme souffre un dommage ; et celui qui prend une chose de peu de valeur peut présumer qu’il n’agit pas contre la volonté de celui à qui elle appartient. On peut donc excuser du péché mortel celui qui s’empare furtivement de choses qui sont de peu d’importance. Cependant, s’il a l’intention de voler et de faire du tort au prochain, même dans des choses légères, il peut y avoir péché mortel (Malgré la légèreté de la matière, le vol peut être un péché mortel, si l’on a eu l’intention de prendre davantage et de s’emparer de tout ce qu’on pouvait saisir, ou si, par la répétition de plusieurs vols légers, on est parvenu à amasser une somme suffisante pour faire un péché mortel, ou enfin, s’il est résulté un dommage grave pour le maître, par suite de la chose qu’on lui a prise, comme dans le cas où l’on déroberait à un ouvrier un de ses instruments, et qu’on le mettrait dans l’impossibilité de travailler.), comme d’ailleurs la pensée seule suffit, du moment qu’il y a consentement.

 

Mais c’est le contraire. On n’est damné par le jugement de Dieu que pour un péché mortel. Or, on l’est pour le vol, suivant ces paroles du prophète (Zach., 5, 3) : C’est là la malédiction qui se va répandre sur la face de toute la terre ; car tout voleur sera jugé par ce qui est ici écrit. Le vol est donc un péché mortel.

 

Conclusion Puisque le vol est contraire à la charité du prochain, il est nécessairement un péché mortel.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 24, art. 5, et 1a 2æ, quest. 72, art. 5, et quest. 87, art. 3), le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, selon qu’elle est la vie spirituelle de l’âme. La charité consiste principalement dans l’amour de Dieu, et secondairement dans l’amour du prochain, qui demande que nous voulions du bien au prochain et que nous lui en fassions. Or, par le vol on nuit au prochain dans ses biens, et si les hommes se volaient réciproquement, la société humaine périrait. Le vol, en tant que contraire à la charité, est donc un péché mortel.

 

Article 7 : Est-il permis à quelqu’un de voler parce qu’il est dans la nécessité ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis à quelqu’un de voler dans la nécessité. Car on n’impose une pénitence qu’à celui qui pèche. Or, il est dit (Ext. de furtis, can. 3) que si la faim ou la nudité contraint de voler des aliments, des habits ou du bétail, on doit faire pénitence pendant trois semaines. Il n’est donc pas permis de voler à cause de la nécessité.

Réponse à l’objection N°1 : Cette décrétale parle du cas où il n’y a pas nécessité urgente.

 

Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 6) qu’il y a des choses qui emportent avec elles une idée de malice, et il met le vol de ce nombre. Or, ce qui est mauvais en soi ne peut devenir bon, parce qu’on le fait pour une bonne fin, quelle qu’elle soit. On ne peut donc pas licitement voler pour subvenir à sa propre nécessité.

Réponse à l’objection N°2 : Faire usage du bien d’autrui que l’on a pris secrètement dans le cas d’extrême nécessité, ce n’est pas un vol, à proprement parler, parce que cette nécessité rend sien ce que l’on prend pour soutenir sa propre vie.

 

Objection N°3. L’homme doit aimer son prochain comme lui-même. Or, il n’est pas permis de voler pour venir en aide au prochain par l’aumône, comme le dit saint Augustin (Lib. cont. mend., chap. 7). Il n’est donc pas permis de voler pour subvenir à ses propres besoins.

Réponse à l’objection N°3 : Dans le cas d’une nécessité semblable, on peut prendre en secret ce qui est à autrui (On doit faire exception pour le cas où le maître de la chose serait lui-même dans une nécessité extrême.) pour secourir le prochain, lorsqu’il est à ce point dans l’indigence.

 

Mais c’est le contraire. Dans la nécessité, tout est commun. Il ne semble donc pas qu’il y ait péché si l’on prend la chose d’autrui, parce que la nécessité l’a rendue commune.

 

Conclusion Dans l’extrême nécessité l’homme peut prendre manifestement ou en secret ce qui appartient à d’autres, sans être coupable de larcin ou de rapine.

Il faut répondre que ce qui est de droit humain ne peut pas déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, d’après l’ordre naturel établi par la divine providence, les choses inférieures existent pour subvenir au besoin des hommes. C’est pourquoi leur division et leur appropriation, qui procèdent du droit humain, n’empêchent pas qu’on ne doive s’en servir pour soutenir celui qui est dans le besoin. Par conséquent le superflu que certaines personnes possèdent est dû de droit naturel à l’alimentation des pauvres. C’est ce qui fait dire à saint Ambroise (Serm. 64) ces paroles, qui sont aussi dans le droit (Decret., dist. 47, chap. Sicut hi) : C’est le pain de ceux qui sont dans le besoin que tu conserves ; c’est l’habit de ceux qui sont nus que tu renfermes ; c’est le rachat des malheureux, cet argent que tu enfouis dans la terre. — Mais, parce qu’il y a beaucoup de malheureux qui sont dans le besoin, et qu’on ne peut avec la même chose les secourir tous, chacun est libre de distribuer à son gré ses propres biens pour soulager ceux qui sont dans la misère. Si cependant la nécessité est tellement évidente et pressante qu’il soit manifeste qu’on doive la secourir immédiatement avec ce qui se présente (comme quand une personne est en danger (Le danger de mort est ce qui constitue la nécessité extrême.) et qu’il n’est pas possible de la secourir autrement), alors on peut licitement lui venir en aide avec le bien d’autrui (D’après le sentiment le plus commun, si on a consommé la chose d’autrui qu’on s’est appropriée dans un cas de nécessité extrême, on est tenu de rendre au maître l’équivalent, si l’on a d’autres biens ou qu’on ait le moyen d’en acquérir (saint Liguori, liv. 3, n° 510).), soit qu’on le prenne ouvertement, soit qu’on le prenne en secret. Cet acte n’est, à proprement parler, ni un vol, ni une rapine.

 

Article 8 : Peut-il y avoir rapine sans qu’il y ait péché ?

 

Objection N°1. Il semble que la rapine puisse avoir lieu sans péché. Car on prend le butin par la violence, ce qui paraît appartenir à l’essence de la rapine, d’après ce que nous avons dit (art. 4). Or, il est permis d’enlever le butin de l’ennemi, puisque saint Ambroise dit (De Patriarch., liv. 1, de Abrah., chap. 3) : Quand le butin est au pouvoir du vainqueur, la discipline militaire veut que l’on conserve tout au roi pour qu’il le distribue. Il y a donc des cas où la rapine est permise.

Réponse à l’objection N°1 : A l’égard du butin il faut distinguer. Si ceux qui dépouillent l’ennemi font une guerre juste, ce qu’ils prennent par violence dans la guerre devient leur propre bien ; ils ne commettent point en cela de rapine (Les officiers et les soldats ne doivent s’emparer de ce qui est aux ennemis qu’autant que le pillage des villes et des campagnes est ordonné ou autorisé par le chef de l’armée, et celui-ci ne doit le permettre qu’autant qu’il le juge nécessaire.), par conséquent ils ne sont pas tenus à restituer. Toutefois, en s’emparant du butin, ceux qui font une guerre juste peuvent pécher par cupidité, par suite de leur intention mauvaise, par exemple, s’ils ne combattent pas pour la justice, mais principalement pour faire du butin. Car saint Augustin dit (Lib. de verb. Dom., serm. 19) que c’est un péché de combattre pour faire du butin. Mais, si ceux qui prélèvent le butin font une guerre injuste, ils commettent un acte de rapine et sont tenus à restituer.

 

Objection N°2. Il est permis de prendre à quelqu’un ce qui n’est pas à lui. Or, les choses que les infidèles possèdent ne sont pas à eux ; car saint Augustin dit (Epist. ad Vincent. Donat. 93) : Vous avez tort d’appeler vôtres les choses que vous ne possédez pas justement et que vous devez perdre d’après la loi des rois de la terre. Il semble donc qu’on puisse ravir licitement quelque chose aux infidèles.

Réponse à l’objection N°2 : Les infidèles ne possèdent injustement leurs biens qu’autant qu’ils doivent en être dépouillés d’après les lois des princes de la terre. C’est pourquoi ils peuvent en être privés violemment, non par l’autorité privée, mais par l’autorité publique (Il s’agit ici des infidèles qui étaient soumis de fait et de droit aux princes chrétiens. Car, pour les autres, leur infidélité ne rend pas illégitime leur possession.).

 

Objection N°3. Les princes extorquent violemment beaucoup de choses à leurs sujets ; ce qui semble appartenir à la nature de la rapine. Or, les fautes qu’ils commettent dans cette circonstance ne paraissent pas graves, parce qu’alors presque tous les princes seraient damnés. La rapine est donc permise dans quelques cas.

Réponse à l’objection N°3 : Si les princes exigent de leurs sujets (Ceux-ci sont tenus de payer les impôts et toutes les taxes légitimes. Dans le cas de doute sur la légitimité d’un impôt, on doit être pour le législateur.) ce qui leur est dû conformément à la justice pour conserver le bien général, il n’y a pas de rapine, quand même ils emploieraient la violence. Mais si les princes extorquent par la violence quelque chose qui ne leur est pas dû, il y a rapine et brigandage. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, liv. 4, chap. 4) : Si l’on écarte la justice, que sont les royaumes, sinon de vastes repaires de brigands ? et que sont les repaires de brigands, sinon de petits royaumes ? Et Ezéchiel dit (22, 27) : Ses princes sont au milieu d’elle comme des loups attentifs à ravir leur proie. Ils sont donc tenus à restituer comme les voleurs ; et leur faute est plus grave que celle des voleurs, parce qu’ils compromettent plus profondément et plus universellement la justice publique, dont ils sont les gardiens.

 

Mais c’est le contraire. On peut faire à Dieu un sacrifice ou une offrande de tout ce qu’on reçoit licitement. Or, on ne peut lui offrir ce qui est le fruit de la rapine, d’après ces paroles du prophète (Is., 61, 8) : Je suis le Seigneur qui aime la justice, et qui hais les holocaustes qui viennent de rapines. Il n’est donc pas permis de prendre quelque chose de cette manière.

 

Conclusion Un simple particulier pèche toujours quand il ravit quelque chose par violence.

Il faut répondre que la rapine implique une violence et une contrainte par laquelle on ravit à quelqu’un ce qui lui appartient contrairement à la justice. Dans la société humaine, on ne peut user de contrainte qu’au nom de la puissance publique. C’est pourquoi celui qui, par violence, enlève une chose à un autre, s’il est un simple particulier et qu’il n’agisse pas au nom de la puissance publique, fait un acte illicite et commet une rapine, comme on le voit à l’égard des voleurs. Mais la puissance publique est confiée aux princes pour qu’ils soient les gardiens de la justice. C’est pourquoi il ne leur est permis d’user de violence et de contrainte qu’autant que la justice le leur permet, et cela, soit en combattant les ennemis, soit en punissant les citoyens qui sont des malfaiteurs. Ce qu’ils arrachent alors par la violence n’est pas une rapine, puisqu’il n’y a rien en cela qui soit contraire à la justice. Mais si, contrairement à cette vertu, ils se servent de leur puissance pour enlever violemment ce qui est à autrui, ils agissent illicitement, font un acte de rapine et sont tenus à restituer.

 

Article 9 : Le vol est-il un péché plus grave que la rapine ?

 

Objection N°1. Il semble que le vol soit un péché plus grave que la rapine. Car le vol suppose toujours qu’on s’est emparé de la chose d’autrui par fraude et par dol, ce qui n’a pas lieu dans la rapine. Or, la fraude et le dol sont des péchés par eux-mêmes, comme nous l’avons vu (quest. 55, art. 4 et 5). Le vol est donc un péché plus grave que la rapine.

 

Objection N°2. La rougeur est la honte qu’on a d’un acte mauvais, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. ult.). Or, les hommes rougissent plus du vol que de la rapine. Le vol est donc plus honteux.

Réponse à l’objection N°2 : Les hommes qui s’attachent aux choses sensibles se glorifient plus de la puissance extérieure qui se manifeste dans la rapine que de la vertu intérieure qui est détruite par le péché. C’est pourquoi ils rougissent moins de la rapine que du vol.

 

Objection N°3. Plus sont nombreux les individus auxquels nuit un péché, et plus le péché paraît grave. Or, par le vol on peut nuire aux grands et aux petits, tandis que par la rapine on ne peut nuire qu’aux faibles, auxquels on peut plus aisément faire violence. Le vol paraît donc un péché plus grave que la rapine.

Réponse à l’objection N°3 : Quoiqu’on puisse nuire à plus de monde (Par le vol on nuit aux forts et aux faibles ; par la rapine on ne nuit qu’à ces derniers.) par le vol que par la rapine, cependant on peut causer plus de tort par la rapine que par le vol. Par conséquent la rapine est par là même plus honteuse.

 

Mais c’est le contraire. La rapine est punie plus sévèrement que le vol par les lois.

 

Conclusion La rapine est un péché plus grave que le vol, non seulement en raison de l’involontaire, mais aussi en raison de ce qu’elle est plus injurieuse.

Il faut répondre que la rapine et le vol sont coupables, comme nous l’avons dit (art. 4 et 6), à cause de l’involontaire qui existe de la part de celui auquel on enlève quelque chose ; avec cette différence toutefois que dans le vol l’involontaire est accompagné de l’ignorance, tandis que dans la rapine il est accompagné de la violence. Or, ce qui est involontaire par violence l’est plus que ce qui l’est par ignorance, parce que la violence est opposée plus directement à la volonté que l’ignorance. C’est pourquoi la rapine est un péché plus grave que le vol. — Il y a aussi une seconde raison, c’est que par la rapine, non seulement on porte à quelqu’un dommage dans ses biens, mais on attaque encore sa personne dans son honneur et on lui fait ainsi injure (Quand on ravit à quelqu’un ses biens violemment et sous ses propres yeux, on fait mépris de sa personne ; au lieu que quand on se cache, on prouve du moins qu’on le craint ou qu’on le respecte.), ce qui l’emporte de beaucoup sur la fraude ou le dol, qui se rapportent au vol.

La réponse à la première objection est donc par là même évidente.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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