Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 73 : De la détraction
Après avoir parlé
de la contumélie, nous devons nous occuper de la détraction. — A ce sujet
quatre questions se présentent : 1° Qu’est-ce que la détraction ? (Billuart
complète ainsi cette définition : Detractio
est injusta denigratio famæ alienæ per occulta verba.) — 2° Est-elle un péché mortel ? —
3° De la comparaison de la détraction avec les autres péchés. — 4° Pèche-t-on en
écoutant une détraction ? (L’Apôtre dit (Rom.,
1, 32) : Ceux qui font de telles choses
sont dignes de mort, et non seulement ceux qui les font, mais encore ceux qui
approuvent ceux qui les font.)
Objection N°1. Il semble que la
détraction ne soit pas le dénigrement de
la réputation d’autrui par des paroles secrètes, comme quelques-uns l’ont
définie. En effet qu’une chose soit secrète
ou qu’elle soit manifeste, ce sont
des circonstances qui ne constituent pas l’espèce du péché ; car, qu’un péché
soit connu de beaucoup ou de quelques-uns, c’est un accident. Or, ce qui ne
constitue pas l’espèce du péché n’appartient pas à son essence ; on ne doit
donc pas le faire entrer dans sa définition. Par conséquent il n’est pas de
l’essence de la détraction qu’elle soit produite par des paroles secrètes.
Réponse à l’objection N°1 : Dans les commutations
involontaires auxquelles reviennent tous les torts causés au prochain par
parole ou par action, les circonstances du secret
et de la publicité changent l’espèce
du péché (Ainsi le vol est autre que la rapine, et, pour la même raison, la
détraction est autre que la contumélie.), parce que ce qui est involontaire par
violence est autre que ce qui est involontaire par ignorance, comme nous
l’avons dit (quest. 65, art. 4, et 1a 2æ, quest. 6, art. 5 et 8).
Objection N°2. La connaissance publique appartient à l’essence de
la renommée. Si donc par la détraction on dénigre la réputation de quelqu’un,
cela ne peut se faire au moyen de paroles secrètes, mais il faut des paroles
prononcées devant tout le monde.
Réponse à l’objection N°2 : La détraction se fait en secret,
non d’une manière absolue, mais relativement à celui qui en est l’objet, parce
qu’on parle mal de lui en son absence et sans qu’il le sache ; au lieu que
celui qui fait une contumélie parle contre une personne en face. Par conséquent
si l’on parle mal d’un autre devant plusieurs personnes en son absence, il y a
détraction ; si on le fait devant lui seul, c’est une contumélie. Toutefois, si
l’on dit du mal d’un absent à une seule personne, on ne détruit pas totalement
sa réputation, mais en partie.
Objection N°3. Il fait une détraction (detrahit) celui qui enlève
quelque chose à quelqu’un ou qui diminue ce qu’il possède. Or, quelquefois on
dénigre la réputation d’autrui, quoiqu’on ne lui enlève rien en vérité, comme
quand on découvre les vrais défauts d’un individu. Donc tout dénigrement de la
réputation n’est pas une détraction.
Réponse à l’objection N°3 : Faire une détraction, ce n’est
pas retrancher quelque chose de la vérité, mais c’est affaiblir la réputation de
quelqu’un. Ce qui a lieu tantôt directement, tantôt indirectement. Directement
de quatre manières : 1° quand on impute une chose fausse à quelqu’un (Dans ce
cas, c’est ce qu’on appelle une calomnie : c’est la plus grave des détractions.
Mais, quoique ces différentes sortes de détraction n’aient pas la même gravité,
cependant, d’après Cajétan et Serra, elles ne diffèrent pas entre elles
d’espèce.) ; 2° quand on augmente sa culpabilité par le récit qu’on en fait ;
3° quand on révèle un secret ; 4° quand on dit qu’une bonne action a été faite
dans une mauvaise intention. Indirectement, en niant ce qu’il y a de bien dans
une personne, ou en le taisant malicieusement, ou en le diminuant (La plupart
des théologiens ajoutent : en louant faiblement ; mais cette dernière sorte de
détraction rentre dans la seconde et la troisième. On a renfermé ces
différentes sortes de détraction dans les deux vers suivants : Imponens, augens, manifestans, in mala vertens ; qui negat aut
minuit, reticet, laudatve remissè.).
Mais c’est le contraire.
Il est dit (Ecclésiaste, 10, 11) : Celui
qui médit en secret est comme le
serpent qui mord sans faire de bruit. Par conséquent déchirer en secret la
réputation de quelqu’un, c’est faire une détraction.
Conclusion La détraction est le dénigrement de la réputation
d’autrui par des paroles.
Il faut répondre que, comme on nuit à autrui par action de deux
manières : ouvertement, comme par la rapine ou par toute espèce de violence ;
en secret, comme en le volant et en le frappant perfidement ; de même on blesse
le prochain par paroles de deux façons : ouvertement au moyen de la contumélie,
dont nous avons parlé (quest. préc., art. 1), et en secret, ce qui résulte de la détraction.
Quand on parle ouvertement contre un autre, il semble qu’on l’estime peu ; par
conséquent on le déshonore par là même. C’est pourquoi la contumélie fait tort
à l’honneur de celui qu’elle atteint. Mais celui qui parle contre quelqu’un en
secret, paraît le craindre plus qu’il ne le méprise. Il ne porte donc pas
directement atteinte à son honneur, mais à sa réputation, dans le sens qu’en
prononçant secrètement ces paroles, il donne, autant qu’il est en son pouvoir,
à ceux qui l’écoutent une mauvaise opinion de celui contre lequel il parle. Car
le détracteur désire qu’on le croie, et c’est à cela que tendent tous ses
efforts. D’où il est évident que la détraction diffère de la contumélie de deux
manières : 1° quant au mode de s’exprimer ; puisque celui qui fait une
contumélie parle contre quelqu’un ouvertement, tandis que le détracteur parle
en secret ; 2° quant à la fin qu’on se propose, ou quant au dommage que l’on
cause, parce que celui qui fait une contumélie déroge à l’honneur, et le
détracteur à la réputation.
Article 2 : La
détraction est-elle un péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que la
détraction ne soit pas un péché mortel. Car aucun acte de vertu n’est un péché
mortel. Or, la révélation d’un péché secret, ce qui, comme nous l’avons dit
(art. préc.,
Réponse N°3), appartient à la détraction, est un acte de vertu ou de charité,
quand on dénonce le péché d’un de ses frères pour qu’il s’en corrige, ou bien
c’est un acte de justice quand on l’accuse. La détraction n’est donc pas un
péché mortel.
Réponse à l’objection N°1 : Révéler un péché secret de
quelqu’un en le dénonçant pour qu’il s’en corrige, ou en l’accusant dans
l’intérêt de la justice publique, ce n’est pas une détraction, comme nous
l’avons dit (dans le corps de l’article et quest. 68, art. 1).
Objection N°2. A l’occasion de ces paroles (Prov., chap. 24) : N ayez
point de rapport avec les détracteurs, la glose dit (ord. Raban.) que c’est là spécialement le
vice dans lequel tombe le genre humain tout entier. Or, il n’y a pas de péché
mortel qui existe dans tout le genre humain ; parce qu’il y a beaucoup d’hommes
qui en sont exempts ; tandis que les péchés véniels se trouvent dans tout le
monde. La détraction est donc un péché véniel.
Réponse à l’objection N°2 : Cette glose ne dit pas que la
détraction se trouve dans tout le genre humain, mais elle ajoute presque : soit parce que le nombre des insensés est infini et qu’il y
a peu d’hommes qui marchent dans la voie du salut ; soit parce qu’il y en a
peu, pour ne pas dire aucun, qui ne disent par légèreté quelque chose qui porte
atteinte sous quelque rapport en matière légère à la réputation du prochain.
Car, comme le dit l’apôtre saint Jacques (3, 2) : Celui qui ne pèche pas par paroles est un homme parfait.
Objection N°3. Saint Augustin (Hom. de igne purgat. 42 de Sanct.)
met parmi les petits péchés les mauvaises paroles que nous prononçons
facilement ou témérairement : ce qui appartient à la détraction. La détraction
est donc un péché véniel.
Réponse à l’objection N°3 : Saint Augustin parle du cas où
l’on dit de quelqu’un un mal qui n’est pas grave, sans avoir l’intention de lui
nuire, mais par légèreté d’esprit ou de parole.
Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Rom., 1, 30) : Dieu hait les
détracteurs. L’Apôtre se sert de ces paroles, d’après la glose (ordin. Petri Lombardi), dans la crainte qu’on
ne croie cette faute légère parce qu’elle consiste en paroles.
Conclusion Puisque la réputation paraît être la plus précieuse de
toutes les choses temporelles, celui qui déroge et qui nuit à l’honneur et à la
réputation d’autrui avec l’intention de le dénigrer pèche mortellement ; mais
il n’en est pas de même si la diffamation s’ensuit en dehors de l’intention de
celui qui parle ; à moins qu’il n’ait blessé notablement la réputation d’autrui
en ce qui touche à l’honneur.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 72, art. 2),
les péchés de paroles doivent être principalement jugés d’après l’intention de
celui qui parle. Ainsi la détraction a pour but par son essence de dénigrer la
réputation d’autrui. Par conséquent le détracteur, absolument parlant, est
celui qui parle de quelqu’un, en son absence, de manière à lui enlever sa
réputation. Or, diffamer une personne c’est une chose grave ; parce que la
réputation paraît être le premier de tous les biens temporels. Car quand elle
manque, l’homme se trouve dans l’impossibilité de faire une foule de choses.
C’est pourquoi il est dit (Ecclésiastique,
41, 15) : Ayez soin de vous procurer une
bonne réputation ; car ce sera pour vous un bien plus stable que mille trésors
grands et précieux. C’est ce qui fait que la détraction, absolument
parlant, est un péché mortel. — Cependant il arrive quelquefois qu’on dit des
paroles par lesquelles on diminue la réputation de quelqu’un, sans en avoir dessein,
mais en se proposant un autre but. Ce n’est pas faire une détraction,
absolument et formellement parlant, mais c’est seulement en faire une,
matériellement et par accident. Et si les paroles par lesquelles on diminue la
réputation d’autrui, sont dites pour un bien ou pour une nécessité (Au lieu de propter necessarium
bonum, que portent les éditions de Rome, de Venise et de Nicolaï, Billuart
veut qu’on lise : propter bonum vel necessarium, d’après les éditions très estimées de
Lyon, 1507, et de Cologne, 1639.), en observant toutes les circonstances
voulues (Ces circonstances sont celles-ci : il faut 1° qu’on ne révèle pas le
secret à plus de personnes qu’il ne faut ; 2° que la révélation doive produire
un bon effet ; 3° qu’elle soit faite avec une intention droite ; 4° qu’il
s’agisse de faire un bien ou d’éviter un mal important.), il n’y a pas de péché
et on ne peut pas dire que ce soit une détraction. Mais si on les prononce par
légèreté d’esprit (Dans ce cas, l’acte est imparfait. Cette condition se rencontre
souvent ; car rien n’est plus mobile que la langue, et Laymann
observe que si l’on n’admettait pas cette circonstance atténuante, il n’y
aurait presque personne sans péché mortel.) ou sans
nécessité, le péché n’est pas mortel : à moins que ce que l’on a dit ne soit
tellement grave qu’il blesse notablement la réputation de quoiqu’un, et surtout
en ce qui touche à la probité, parce que ces paroles sont dans leur genre des
péchés mortels.— On est tenu à restituer la réputation, comme toutes les choses
qu’on a prises, de la manière que nous avons dit (quest. 62, art. 2) en
traitant de la restitution.
Objection N°1. Il semble que la
détraction soit le plus grave de tous les péchés qu’on commet contre le
prochain. Car à l’occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps. 108) : Pro eo ut pie diligerent, detrahebant mihi,
la glose dit (ord. Aug.)
: Les détracteurs nuisent plus au Christ dans ses membres, en faisant périr les
âmes des fidèles, que ceux qui ont crucifié sa chair qui devait ensuite
ressusciter. D’où il résulte que la détraction est un péché plus grave que
l’homicide, parce que la mort de l’âme est un plus grand mal que la mort du
corps. Et comme l’homicide est le plus grand de tous les péchés commis contre
le prochain, il s’ensuit que la détraction est absolument la plus grave de
toutes ces fautes.
Réponse à l’objection N°1 : Les détracteurs du Christ qui
empêchent la foi dans les fidèles, attaquent sa divinité sur laquelle la foi
repose. Ce n’est donc pas une simple détraction, mais un blasphème.
Objection N°2. La détraction paraît être un péché plus grave que
la contumélie : parce que l’homme peut repousser la contumélie, tandis qu’il ne
peut pas se défendre de la détraction qui se cache. Or, la contumélie paraît
être un péché plus grave que l’adultère, parce que l’adultère unit deux
personnes dans une même chair, tandis que la contumélie divise en plusieurs
parties ceux qui sont unis. La détraction est donc un péché plus grand que
l’adultère, qui est cependant une faute très grave parmi les autres fautes que
l’on commet contre le prochain.
Réponse à l’objection N°2 : La contumélie est un péché plus
grave que la détraction, parce qu’elle fait un plus grand mépris du prochain,
comme la rapine est un péché plus grave que le vol, ainsi que nous l’avons dit
(quest. 66, art. 9). Cependant la contumélie n’est pas un péché plus grave que
l’adultère. Car la gravité de l’adultère ne provient pas de l’union des corps,
mais du désordre qui en résulte pour la génération humaine. Celui qui fait une
contumélie n’est pas à lui seul une cause suffisante d’inimitié, mais il est
seulement une occasion de division pour ceux qui sont unis, dans le sens que
par là même qu’il découvre les défauts de quelqu’un, il éloigne ainsi les
autres de son amitié, autant qu’il est en son pouvoir, quoiqu’il ne les y force
pas par ses discours. Le détracteur est donc occasionnellement homicide (Le
détracteur donne la mort à son âme par la médisance, et il s’efforce de faire
périr la réputation de celui dont il parle et de semer dans l’âme de celui qui
l’écoute des principes de haine. C’est dans ce cas qu’on appelle le détracteur
un homicide.), dans le sens que par ses paroles il donne aux autres l’occasion
de haïr le prochain ou de le mépriser. C’est pourquoi dans l’épître de saint
Clément (quæ est 1. ad Jacob, inter med. et fin. ut refertur in Decret., dist. 1, de
Pœn., chap. Homicidiorum),
il est dit que les détracteurs sont des homicides, c’est-à-dire qu’ils le sont
occasionnellement ; parce que celui qui
hait son frère est homicide, comme le dit saint Jean (1 Jean, 3, 15).
Objection N°3. La contumélie vient de la colère et la détraction
de l’envie, comme on le voit dans saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17). Or, l’envie est un péché plus grand que
la colère. La détraction est donc aussi un péché plus grand que la contumélie ;
ce qui nous amène à la conclusion précédente.
Réponse à l’objection N°3 : La colère cherche à se venger
ouvertement, d’après la remarque d’Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 4). C’est pourquoi la détraction qui se fait en
secret n’est pas fille de la colère, comme la contumélie, mais elle est plutôt
fille de l’envie, qui s’efforce de toutes les manières à affaiblir la gloire du
prochain. Cependant il ne s’ensuit pas pour cela que la détraction soit plus
grave que la contumélie ; parce que du vice le moins grave peut sortir le plus
grand péché. C’est ainsi que de la colère naissent l’homicide et le blasphème.
Car on considère l’origine des péchés selon leur inclination finale,
c’est-à-dire selon qu’ils portent vers les créatures ; tandis qu’on apprécie
leur gravité, selon qu’ils éloignent de Dieu.
Objection N°4. Un péché est d’autant plus grave qu’il produit un
plus grand défaut. Or, la détraction produit le plus grand des défauts,
c’est-à-dire l’aveuglement de l’esprit. Car saint Grégoire dit (in Regist., liv.
8, epist. 45) : Quelle autre chose font les
détracteurs que de souffler sur la poussière et de se jeter de la terre aux
yeux, de telle sorte que plus ils font de détraction et moins ils voient de
vérités. La détraction est donc le péché le plus grave que l’on commette contre
le prochain.
Réponse à l’objection N°4 : L’homme prend plaisir au sentiment qui sort de sa bouche (Prov., 15, 23). C’est ce qui fait que le
détracteur commence à aimer et à croire davantage ce qu’il dit, et par
conséquent à concevoir plus de haine contre le prochain et à s’éloigner
davantage de la connaissance de la vérité (La détraction devient alors de la
calomnie ; ce qui est le péché le plus grave de ce genre.). D’ailleurs, cet
effet peut être aussi une conséquence des autres péchés qui appartiennent à la
haine.
Mais c’est le contraire. Les péchés par action sont plus graves
que les péchés par parole. Or, la détraction est un péché de parole, tandis que
l’adultère, l’homicide et le vol sont des péchés d’action. Elle n’est donc pas
le plus grave des péchés que l’on commet contre le prochain.
Conclusion Le vice de la détraction par lequel on fait tort au
prochain dans son honneur est dans son genre plus grave que le vol, mais il
l’est moins que l’homicide et l’adultère.
Il faut répondre que les péchés que l’on commet contre le prochain
doivent être appréciés absolument d’après le tort qu’ils lui causent, parce que
c’est de là qu’ils tirent leur culpabilité. Le tort causé est d’autant plus
grave que le bien attaqué est plus grand. Or, il y a pour l’homme trois sortes
de bien : le bien de l’âme, le bien du corps et les biens extérieurs. Le premier
qui est le plus grand ne peut nous être ravi par un autre qu’occasionnellement,
par exemple en nous persuadant à faire le mal, ce qui ne détruit pas notre
liberté ; mais les deux autres espèces de bien, celui du corps et celui des
choses extérieures, peuvent nous être enlevés par un autre violemment. Le bien
du corps l’emportant sur celui des choses extérieures, les péchés qui nuisent
au corps sont plus graves que ceux qui portent atteinte aux biens extérieurs.
Par conséquent, de tous les péchés que l’on commet contre le prochain, le plus
grave est l’homicide, par lequel on lui enlève la vie dont il jouit maintenant.
Vient ensuite l’adultère, qui est la violation de l’ordre légitime de la
génération humaine par laquelle on entre dans la vie. En troisième lieu se
placent les biens extérieurs, parmi lesquels la réputation l’emporte sur les
richesses, parce qu’elle se rapproche davantage des biens spirituels ; ce qui
fait dire au Sage (Prov., 22, 1) : Qu’un bon nom vaut mieux qu’une grande
fortune. C’est pourquoi la détraction est dans son genre un péché plus
grand que le vol, mais moindre que l’homicide ou l’adultère. Cependant l’ordre
peut être différent en raison des circonstances aggravantes ou atténuantes (Ainsi
la détraction faite avec réflexion et préméditation est un péché plus grave que
l’homicide fait avec inadvertance ou sans dessein bien arrêté.). Par accident
la gravité du péché s’apprécie d’après la disposition de celui qui le commet.
Car on pèche plus grièvement, quand on le fait avec délibération que quand on
le fait par étourderie ou par faiblesse. A ce point de vue, les péchés de
parole ont moins de gravité, parce qu’ils échappent facilement dans la
conversation sans grande préméditation (Ainsi, à ce point de vue, l’ordre
établi précédemment se trouve renversé. La médisance qui se fait par légèreté
le plus souvent est moins grave que le larcin, qui suppose toujours une
détermination réfléchie.).
Article 4 : Celui
qui entend médire et qui le souffre pèche-t-il grièvement ?
Objection N°1. Il semble que
celui qui entend médire et qui le souffre ne pèche pas grièvement. En effet, on
n’est pas tenu à faire pour les autres plus que pour soi. Or, celui qui
supporte avec patience ses détracteurs est louable.
Car saint Grégoire dit (Hom. 9 sup. Ezech.)
: Comme nous ne devons pas exciter par notre zèle les langues des détracteurs,
de peur qu’ils ne périssent, de même nous devons supporter avec une parfaite
égalité d’âme celles que leur malice a mises en mouvement, pour ajouter à nos
mérites. On ne pèche donc pas en ne s’opposant pas aux médisances des autres.
Réponse à l’objection N°1 : Personne n’entend les détractions
faites contre lui, parce que le mal qu’on dit de quelqu’un, en sa présence, ne
constitue pas une détraction proprement dite, mais une contumélie, comme nous
l’avons dit (art. 1, Réponse N°2). Cependant on peut connaître par les rapports
des autres les détractions dont on a été l’objet, alors on est libre de laisser
attaquer sa réputation, si par là on ne compromet personne, comme nous l’avons
dit (dans le corps de l’article et quest. 72, art. 3). C’est pourquoi on peut
faire preuve d’une louable patience, en supportant ainsi les détractions faites
contre soi. Mais on n’est pas maître de laisser ainsi attaquer la réputation
d’autrui. C’est pour cela qu’on fait une faute, si on ne s’y oppose pas quand
on le peut. On y est tenu pour la même raison qu’on est obligé de relever l’âne
d’un autre qui succombe sous son fardeau, comme la loi l’ordonne (Deut., chap. 22).
Objection N°2. Il est dit (Ecclésiastique,
4, 30) : Gardez-vous de contredire en
aucune manière la parole de vérité. Or, quelquefois on fait une détraction
en disant des choses qui sont vraies, comme nous l’avons vu (art. 1, Réponse N°3).
Il semble donc que l’homme ne soit pas toujours tenu à résister à ses
détracteurs.
Réponse à l’objection N°2 : On ne doit pas toujours résister
au détracteur, en l’accusant de fausseté ; surtout si l’on sait que ce qu’il
dit est vrai ; mais on doit le reprendre de ce qu’il pèche contre son frère par
ses médisances, ou du moins lui faire voir que ses détractions déplaisent, en
prenant un air de tristesse (Souvent il suffit, pour être exempt de tout péché,
de montrer que la médisance déplaît, soit en se retirant, soit en prenant un
air sérieux, soit en changeant de conversation.). Car, selon l’expression du
Sage (Prov., 25, 23) : Le vent de
l’aquilon dissipe les pluies, et le visage triste la langue des détracteurs.
Objection N°3. Personne ne doit empêcher ce qui est avantageux aux
autres. Or, la détraction est souvent utile à ceux qui en sont l’objet. Car le
pape Pie (Ce passage attribué à Pie I est plutôt de saint Grégoire (Mor., liv. 22, chap. 5).) dit (in append., ad chap. Oves 6, quest. 4) que quelquefois la
détraction s’élève contre les bons pour humilier ceux que l’adulation de leurs
parents ou la faveur des personnes étrangères avait enorgueillis. On ne doit
donc pas empêcher les détracteurs.
Réponse à l’objection N°3 : L’utilité qu’on retire de la
détraction ne provient pas de l’intention du détracteur, mais de la sagesse de
Dieu qui sait faire sortir le bien de toute espèce de mal. C’est pourquoi on
doit néanmoins résister aux détracteurs, comme à ceux qui volent ou qui oppriment les autres, quoique ceux qui sont opprimés
ou dépouillés puissent accroître leurs mérites, en supportant ces maux avec
patience.
Mais c’est le contraire. Saint Jérôme dit (Epist. 2 ad Nepot.) : Prenez garde de
souiller votre langue ou vos oreilles ; c’est-à-dire ne dites pas de mal des
autres ou n’écoutez pas ceux qui en disent.
Conclusion Celui qui entend un détracteur qu’il pourrait arrêter,
et qui prend plaisir à ses détractions, est coupable du même crime que lui.
Il faut, répondre
que d’après l’Apôtre (Rom., 1, 32) :
La mort n’est pas due seulement à ceux
qui font le péché, mais encore à ceux qui approuvent ceux qui le font. Ce
qui a lieu de deux manières : 1° directement, quand on porte un autre au péché
ou quand on y prend plaisir ; 2° indirectement, quand on n’empêche pas de le
faire, quoiqu’on en ait le pouvoir. Ce qui arrive quelquefois non parce qu’on
approuve le péché, mais parce qu’on a une crainte humaine. Il faut donc dire
que si quelqu’un entend médire sans s’y opposer, il paraît approuver le
détracteur, et par conséquent il participe à son péché. S’il le porte à médire,
ou si du moins il prend plaisir à entendre ses médisances, parce qu’il hait
celui qu’elles atteignent, il ne pèche pas moins que le détracteur et
quelquefois davantage. C’est ce qui fait dire à saint Bernard (De consid., liv. 2, chap. 13)
qu’il n’est pas facile de décider lequel est le plus coupable du détracteur ou
de celui qui l’écoute. — Si on ne prend pas plaisir au péché, mais que par
crainte, ou par négligence, ou par honte on ne reprenne pas le détracteur, on
pèche, mais la faute est beaucoup moins grave que celle du détracteur ; et le
plus souvent elle est vénielle (D’après ce passage, la plupart des théologiens
excusent universellement du péché mortel ceux qui entendant médire ne font
point la correction. Saint Alphonse dit qu’on peut soutenir ce sentiment, qu’il
appelle communissima sententia (liv. 3, n° 981).). Elle peut cependant être quelquefois mortelle,
soit parce que l’on devait par devoir corriger le médisant (Cette obligation
est imposée aux supérieurs dans l’ordre temporel, et ils pèchent contre la
justice s’ils ne la remplissent pas. Mais il n’en est pas de même des
supérieurs dans l’ordre spirituel, d’après le sentiment que Mgr Gousset regarde
comme le plus probable (Théologie morale,
t. 1, p. 530).), soit à cause du péril qui en résulte ; soit à cause du motif
pour lequel le respect humain peut être quelquefois un péché mortel lui-même,
comme nous l’avons vu (quest. 19, art. 3).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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