Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 74 : Des rapports

 

            Après avoir parlé de la médisance, nous devons nous occuper des rapports. — A cet égard deux questions se présentent : 1° Les rapports forment-ils un péché distinct de la détraction ? (Nous désignons sous le nom de rapports cette espèce de détraction que les théologiens appellent susurratio, du mot susurro, et qu’ils définissent : Oblocutio mala et secreta de proximo ad dissolvendam veram amicitiam.) — 2° Lequel de ces deux péchés est le plus grave ? (Les rapports vrais ou faux sont toujours des péchés mortels quand ils sèment la division dans les familles, ou quand on prévoit qu’ils auront quelques effets très fâcheux.)

 

Article 1 : Les rapports sont-ils un péché distinct de la détraction ?

 

Objection N°1. Il semble que les rapports ne soient pas un péché distinct de la détraction. Car saint Isidore dit (Etym., liv. 10, ad litt. S) : Le mot susurro (murmure) vient du son de la parole, parce qu’en faisant cette espèce de détraction on ne parle pas en face à quelqu’un, mais à l’oreille. Or, il appartient à la détraction de parler mal d’un autre. La susurration ou le rapport n’est donc pas un péché distinct de la détraction.

Réponse à l’objection N°1 : Le faiseur de rapports est appelé détracteur, selon qu’il parle mal d’un autre ; cependant il en diffère, parce qu’il ne se propose pas absolument d’en dire du mal, mais il répète tout ce qui est de nature à troubler ses rapports avec une autre personne, ce qui embrasse souvent des choses qui sont bonnes absolument, mais qui ont une apparence défavorable, qui fait qu’elles déplaisent à celui auquel on les raconte.

 

Objection N°2. Il est dit (Lév., 19, 16) : N’allez point de côté et d’autre faire des délations et des rapports contre votre prochain. Or, le délateur paraît être le même que le détracteur. Les rapports ne diffèrent donc pas de la détraction.

Réponse à l’objection N°2 : Le délateur (Criminator, que de Marandé rend par le mot calomniateur, qui ne nous semble pas ici très exact.) diffère du faiseur de rapports et du détracteur, parce que le délateur est celui qui impose publiquement aux autres des crimes, soit en les accusant, soit en les couvrant d’opprobres ; ce qui n’appartient ni au détracteur, ni au faiseur de rapports.

 

Objection N°3. D’après l’Ecriture (Ecclésiastique, 28, 15) : Le faiseur de rapports et l’homme à deux langues sera maudit. Or, l’homme à deux langues paraît être le même que le détracteur, parce qu’il appartient aux détracteurs de tenir deux sortes de langage, l’un en l’absence et l’autre en la présence de celui qu’il dénigre. Le faiseur de rapports est donc le même que le détracteur.

Réponse à l’objection N°3 : L’homme à deux langues est à proprement parler le rapporteur. Car, l’amitié existant entre deux personnes, le rapporteur s’efforce de rompre ces liens en frappant des deux côtés ; c’est pourquoi il a pour chacune d’elles un langage différent, disant à l’une du mal de l’autre. Aussi, après avoir dit (Ecclésiastique, 28, 15) : Le rapporteur et l’homme à deux langues sera maudit, l’Ecriture ajoute : Car il en a troublé beaucoup qui avaient la paix.

 

Mais c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles de saint Paul (Rom., 1, 29-30) : Délateurs, médisants, la glose dit (interl.) que les faiseurs de rapports sèment la discorde parmi leurs amis, et que les détracteurs sont ceux qui nient ou qui affaiblissent ce qu’il y a de bien dans les autres.

 

Conclusion La détraction diffère des rapports en ce que par la détraction on porte atteinte à l’honneur du prochain, tandis que par les rapports on le blesse dans son amitié, parce qu’on a l’intention de le séparer de ses amis.

Il faut répondre que le faiseur de rapports et le détracteur s’accordent pour la matière et même pour la forme ou la manière de s’exprimer, parce qu’ils parlent mal l’un et l’autre en secret du prochain ; et cette ressemblance est cause qu’on prend quelquefois l’un pour l’autre. Ainsi, à propos de ces paroles (Ecclésiastique, 5, 16) : Qu’on ne vous appelle pas un semeur de rapports, la glose ajoute (interl. Rab.) : c’est-à-dire un détracteur. Cependant ils n’ont pas la même fin. Car le détracteur a pour but de dénigrer la réputation du prochain, et il dit de lui principalement le mal qui est capable de le diffamer, ou au moins d’affaiblir sa renommée. Le faiseur de rapports tend au contraire à séparer ceux qui sont unis, comme on le voit par la glose que nous avons citée (Mais c’est le contraire.), et par ces paroles des Proverbes (Prov., 26, 20) : Quand il n’y a plus de faiseur de rapports, les disputes cessent. C’est pourquoi le faiseur de rapports dit du prochain le mal qui peut exciter contre lui l’esprit de celui qui l’écoute, suivant ce mot de l’Ecriture (Ecclésiastique, 28, 11) : Le pécheur jettera le trouble parmi les amis, et il sèmera l’inimitié au milieu de ceux qui vivaient en paix.

 

Article 2 : La détraction est-elle un péché plus grave que les rapports ?

 

Objection N°1. Il semble que la détraction soit un péché plus grave que les rapports. Car les péchés de la bouche consistent en ce que l’on dit du mal. Or, le détracteur dit du prochain des choses absolument mauvaises, puisqu’il détruit ou qu’il affaiblit par là sa réputation ; tandis que le faiseur de rapports ne cherche qu’à dire des choses qui paraissent mauvaises ou qui déplaisent à celui qui les écoute. La détraction est donc un péché plus grave que les rapports.

Réponse à l’objection N°1 : L’espèce et la gravité du péché se considèrent plus d’après la fin que d’après l’objet matériel ; c’est ce qui fait qu’en raison de la fin qu’ils atteignent les rapports sont plus graves, quoique le détracteur dise quelquefois des choses pires que le rapporteur.

 

Objection N°2. Celui qui enlève à quelqu’un sa réputation ne lui enlève pas seulement un ami, mais il lui en enlève plusieurs, parce que chacun renonce à l’amitié des individus qui sont diffamés. Ainsi le prophète reproche au roi (2 Paralip., 19, 2) d’avoir fait alliance avec ceux qui haïssent le Seigneur. Or, un rapport n’enlève qu’un ami. C’est donc une faute moins grave que la détraction.

Réponse à l’objection N°2 : La réputation dispose à l’amitié, et l’infamie mène au contraire à la haine. Mais la disposition ne vaut pas l’objet auquel elle dispose. C’est pourquoi celui qui travaille à une chose qui dispose à l’inimitié pèche moins que celui qui agit directement pour produire l’inimitié elle-même (Quand on ravit à quelqu’un l’amitié d’un autre, on pèche contre la justice, si l’on emploie pour arriver à cette fin la violence, le dol, le mensonge et d’autres voies injustes. Autrement on ne blesse que la charité.).

 

Objection N°3. Il est dit (Jacques, 4, 11) : Celui qui fait une détraction contre son frère parle contre la loi, et par conséquent contre Dieu, qui en est l’auteur. Ainsi la détraction paraît donc être un péché contre Dieu, ce qui est le péché le plus grave, comme nous l’avons vu (quest. 20, art. 3, et 1a 2æ, quest. 73, art. 3). Or, les rapports sont un péché contre le prochain. Ils sont donc beaucoup moins répréhensibles que la détraction.

Réponse à l’objection N°3 : Celui qui fait une détraction contre son frère paraît parler contre la loi, en ce qu’il méprise le précepte qui fait un devoir de l’amour du prochain ; mais celui qui s’efforce de brouiller ensemble des amis agit encore plus directement contre ce commandement. Son péché est donc principalement dirigé contre Dieu, parce que Dieu est amour, comme le dit saint Jean (Jean, 4, 16). C’est pourquoi il est dit (Prov., 6, 16) : Il y a six choses que le Seigneur hait, et son cœur déteste la septième. Cette dernière chose est le rapporteur, qui sème la discorde parmi ses frères.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Ecclésiastique, 5, 17) : La langue double s’attire une tache horrible, et le faiseur de rapports excite contre lui la haine, l’inimitié et l’infamie.

 

Conclusion Plus l’amitié l’emporte sur l’honneur et plus les faux rapports qui la détruisent l’emportent sur la détraction qui blesse l’honneur.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 3, et 1a 2æ, quest. 73, art. 8), le péché contre le prochain est d’autant plus grave que le tort qu’il lui cause est plus grand. Et l’étendue du dommage est en proportion de la valeur du bien qu’il détruit. Or, le premier de tous les biens extérieurs, c’est un ami, parce que personne ne peut vivre sans cela, comme l’observe Aristote (Eth., liv. 8, chap. 1). Aussi est-il dit (Ecclésiastique, 6, 15) qu’il n’y a rien de comparable à un ami fidèle. La réputation que la détraction détruit est surtout nécessaire pour rendre l’homme capable d’avoir des amis. C’est pourquoi les rapports sont une faute plus grave (Cette faute peut être vénielle, soit à cause de la légèreté avec laquelle on l’a faite, soit parce que le tort causé n’a pas été grave.) que la détraction et même que la contumélie, parce qu’un ami vaut mieux que l’honneur, et qu’on tient plus à être aimé qu’à être honoré, selon l’observation du philosophe (Eth., liv. 8, chap. 8).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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