Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 75 : De la moquerie

 

            Après avoir parlé des rapports, nous devons nous occuper de la dérision ou de la moquerie. — A ce sujet deux questions sont à examiner : 1° La moquerie est-elle un péché spécial, distinct des autres péchés par lesquels on fait tort au prochain ? — 2° La moquerie est-elle un péché mortel ?

 

Article 1 : La moquerie est-elle un péché spécial distinct des autres péchés dont nous avons parlé ?

 

Objection N°1. Il semble que la moquerie ne soit pas un péché spécial distinct des autres péchés dont nous avons parlé antérieurement. Car le mépris paraît être la même chose que la moquerie. Or, le mépris paraît appartenir à la contumélie. Il semble donc que la moquerie ne se distingue pas de ce dernier péché.

Réponse à l’objection N°1 : Le mépris et la moquerie ont la même fin, mais leur mode diffère ; parce que la moquerie se fait par des paroles et des rires immodérés, tandis que le mépris se manifeste par l’air du visage, comme le remarque la glose (interl. Aug.) à l’occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps. 2, 4) : Celui qui habite dans les cieux se rira d’eux. Mais cette différence ne change pas l’espèce (Quand la moquerie se produit par des actes, on dit que c’est une dérision (illusio). Mais la moquerie, le mépris et la dérision, ne diffèrent pas d’espèce, parce que tous ces actes ont la même fin et le même objet formel.). Ces deux choses diffèrent de la contumélie comme la honte diffère du déshonneur ; car la honte est la crainte d’être déshonoré, d’après saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 2, chap. 15).

 

Objection N°2. On ne se moque de quelqu’un que pour une chose honteuse dont l’homme rougit. Or, ces fautes sont de telle nature que si on les dit à quelqu’un en face, c’est une contumélie, tandis que si on en parle en son absence, c’est une détraction ou un rapport. La moquerie n’est pas un vice distinct de tous ceux-là.

Réponse à l’objection N°2 : Pour une action vertueuse on mérite des autres le respect et la réputation, et on obtient à ses propres yeux la gloire d’une bonne conscience, d’après ce mot de l’Apôtre (2 Cor., 1, 12) Notre gloire à nous, c’est le témoignage de notre conscience. Au contraire, un acte honteux ou vicieux fait perdre à l’homme près des autres l’honneur et la réputation. C’est dans ce but que celui qui fait une contumélie ou une détraction parle des actions honteuses des autres. Mais l’auteur d’un mauvais acte perd la gloire de la bonne conscience par la confusion et la honte dont il est couvert, et c’est dans cette intention que celui qui se moque parle de ses bassesses. Ainsi il est évident que la moquerie se confond avec les vices précédents sous le rapport de la matière, mais elle en diffère relativement à la fin.

 

Objection N°3. Ces sortes de péchés se distinguent d’après le tort qu’ils font au prochain. Or, par la moquerie on ne fait tort au prochain que dans son honneur, sa réputation ou son amitié. Ce n’est donc pas une faute distincte de celles dont nous venons de parler.

Réponse à l’objection N°3 : La sécurité et le repos de la conscience sont un grand bien, d’après cette expression de l’Ecriture (Prov., 15, 15) : La tranquillité de l’âme est comme un festin continuel. C’est pourquoi celui qui trouble la conscience de quelqu’un en le couvrant de confusion lui cause un tort tout particulier. La moquerie est donc un péché spécial.

 

Mais c’est le contraire. On se moque en jouant (ludus) ; c’est ce qui a fait appeler la moquerie un jeu (illusio). Or, on ne fait aucune des fautes précédentes par plaisanterie, mais on les fait sérieusement. La moquerie diffère donc de tous les péchés précédents.

 

Conclusion La moquerie diffère des autres péchés de parole parce qu’elle a pour but de faire rougir le prochain.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 72, art. 2), les péchés de paroles doivent être principalement appréciés d’après l’intention de celui qui les profère. C’est pourquoi on distingue ces péchés d’après les fins diverses qu’on se propose en parlant contre autrui. Or, comme celui qui fait une contumélie a l’intention de blesser le prochain dans son honneur, comme le détracteur tend à affaiblir sa réputation, et le faiseur de rapports à détruire l’amitié, de même celui qui se moque a l’intention de faire rougir celui qui est l’objet de ses railleries (C’est là ce qui constitue la différence de leur raison formelle.). Cette fin étant distincte des autres, il s’ensuit que la moquerie est un péché différent des autres péchés dont nous nous sommes occupés antérieurement.

 

Article 2 : La moquerie peut-elle être un péché mortel ?

 

Objection N°1. Il semble que la dérision ne puisse pas être un péché mortel. Car tout péché mortel est contraire à la charité. Or, la dérision ne semble pas contraire à cette vertu, puisque c’est quelquefois une plaisanterie (ludus) qui se passe entre amis, d’où lui est venu le nom de raillerie (delusio). La moquerie ne peut donc pas être un péché mortel.

Réponse à l’objection N°1 : La plaisanterie n’implique pas quelque chose de contraire à la charité relativement à celui avec lequel on s’amuse ; cependant elle peut impliquer quelque chose de contraire à la charité relativement à celui dont on rit, parce qu’on le méprise, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°2. La moquerie la plus grande est celle qui se fait contre Dieu. Or, toute moquerie qui est une injure contre Dieu n’est pas un péché mortel. Autrement celui qui retomberait dans un péché véniel dont il s’est repenti pécherait mortellement. Car saint Isidore dit (De sum. bon., liv. 2, chap. 16) que le moqueur est le faux pénitent qui fait encore les choses dont il a du repentir. Il s’ensuivrait aussi que toute dissimulation serait un péché mortel, parce que, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 9), l’autruche représente le dissimulateur qui se moque du cheval, c’est-à-dire de l’homme juste, et de son cavalier, c’est-à-dire de Dieu. La moquerie n’est donc pas un péché mortel.

Réponse à l’objection N°2 : Celui qui retombe dans un péché dont il s’est repenti et celui qui dissimule ne se moquent pas de Dieu expressément, mais interprétativement, en ce sens qu’ils se conduisent comme celui qui se moque. Cependant en péchant véniellement on ne récidive pas absolument, ni on ne dissimule pas, sinon par manière de disposition et imparfaitement.

 

Objection N°3. La contumélie et la détraction paraissent être des péchés plus graves que la dérision : parce qu’il y a plus de mal à faire une chose sérieusement qu’en se jouant. Or, toute détraction ou toute contumélie n’est pas un péché mortel. Donc encore moins toute dérision.

Réponse à l’objection N°3 : La moquerie est par sa nature une faute plus légère que la détraction ou la contumélie, parce qu’elle n’implique pas le mépris, mais qu’elle est une plaisanterie (Il peut même se faire que la moquerie n’ait rien de déréglé, et, dans ce cas, elle se réduirait simplement à la plaisanterie que l’on peut se permettre sans faire de faute (quest. 71, art. 2, Réponse N°1). Cependant elle est quelquefois plus méprisante que la contumélie, comme nous l’avons vu (dans le corps de cet article.), et alors le péché est grave.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit de Dieu (Prov., 3, 34) qu’il se moque des moqueurs. Or, Dieu se moque en punissant éternellement pour un péché mortel, comme on le voit par ces paroles (Ps. 2, 4) : Celui qui habite dans les cieux se moque d’eux. La dérision est donc un péché mortel.

 

Conclusion La moquerie en matière légère est un péché véniel, mais en matière grave, eu égard cependant à la condition des personnes, elle est un péché mortel.

Il faut répondre que la moquerie a pour objet un mal ou un défaut. S’il s’agit d’un grand mal, on ne s’en occupe pas en riant, mais on le fait sérieusement. Si on le tourne en plaisanterie (ludus) ou en risée (risus), d’où sont venus les mots d’irrisio ou d’illusio (D’après Billuart, le mot irrisio exprime les moqueries qui ont lieu par paroles, et le mot illusio celles qui ont lieu par action.), c’est qu’on ne le considère pas comme important. Mais on peut regarder un mal comme léger de deux manières : 1° en lui-même, 2° en raison de la personne. Quand on s’amuse ou qu’on plaisante du mal ou du défaut d’un autre, parce que ce mal est médiocre en lui-même, le péché est véniel et léger dans son genre (Le péché pourrait devenir mortel, si l’on remarquait que la plaisanterie indispose vivement celui qui en est l’objet, et qu’on continuât à se moquer de lui toujours davantage.). Mais quand on le considère comme de peu d’importance, en raison de la personne, tels que les défauts des enfants et des insensés, dont nous ne faisons pas ordinairement grand cas, alors se moquer ou plaisanter ainsi de quelqu’un, c’est montrer qu’on l’estime si peu et qu’on le suppose si méprisable, qu’on ne daigne pas même s’inquiéter de son mal, mais qu’on en fait un objet de plaisanterie. La moquerie est donc dans cette circonstance un péché mortel, et ce péché est plus grave que la contumélie, qui se produit aussi à découvert : parce que celui qui fait une contumélie paraît prendre au sérieux le mal d’autrui, tandis que le moqueur en rit, et que par là même il paraît le mépriser et l’injurier davantage. D’après cela la moquerie est un péché grave, et sa gravité s’accroît en raison du respect qu’on doit à la personne qui en est l’objet. — Par conséquent, c’est la faute la plus grave que de se moquer de Dieu et des choses divines. C’est ce qui fait dire au prophète (Is. 37, 23) : A qui avez-vous insulté ? Qui avez-vous blasphémé ? Sur qui avez-vous élevé votre voix ? Puis il ajoute : Sur le saint d’Israël. En second lieu vient la moquerie dont on se rend coupable envers ses parents (Prov., 30, 17) : Que l’œil qui insulte à son père, et qui méprise l’obéissance due à sa mère, soit arraché par les corbeaux des torrents et dévoré par les enfants de l’aigle. Ensuite c’est une faute grave que d’insulter les justes, parce que l’honneur est la récompense de la vertu ; et c’est ce qui fait dire (Job, 12, 4) qu’on se moque de la simplicité du juste. Cette raillerie est très funeste, parce que les hommes sont par là empêchés de bien agir (C’est souvent une des principales causes du respect humain.), suivant cette remarque de saint Grégoire (Mor., liv. 20, chap. 15) : Ceux qui voient le bien se manifester dans les œuvres des autres, l’arrachent immédiatement par leurs paroles de blâme empoisonnées.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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