Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 78 : Du péché de l’usure que l’on commet dans les prêts
Après avoir parlé
de l’achat et de la vente, nous devons nous occuper du péché de l’usure que
l’on commet dans les prêts. — A cet égard quatre questions se présentent : 1°
Est-ce un péché de recevoir de l’argent pour de l’argent prêté, ce qu’on
appelle recevoir des intérêts ? (Le concile de Vienne s’est ainsi exprimé au
sujet de l’usure : Si quis in illum errorem inciderit, ut pertinaciter affirmare prœsumat, exercere usuras non esse peccatum ; decernimus
eum velut hæreticum esse puniendum.) — 2° Est-il permis de
retirer pour de l’argent prêté quelque avantage, en récompense du prêt qu’on a
fait ? — 3° Est-on tenu de restituer ce qu’on a gagné légitimement au moyen
d’un argent qui était le fruit de l’usure ? — 4° Est-il permis d’emprunter de
l’argent à usure ?
Article 1 :
Est-ce un péché de recevoir des intérêts pour de l’argent prêté ?
Objection N°1. Il semble qu’il
n’y ait pas de péché à recevoir des intérêts pour de l’argent prêté. Car
personne ne pèche en suivant l’exemple du Christ. Or, le Seigneur dit de
lui-même (Luc, 19, 23) : Pourquoi
n’avez-vous pas placé mon argent, afin qu’à mon retour je le retirasse avec les
intérêts ? Ce n’est donc pas un péché de percevoir des intérêts pour de
l’argent prêté.
Réponse à l’objection N°1 : L’usure est prise ici dans un
sens métaphorique pour indiquer le surcroît de biens spirituels que Dieu exige,
parce qu’il veut que nous progressions sans cesse dans les biens que nous avons
reçus de lui ; ce qui est dans notre intérêt et non dans le sien.
Objection N°2. D’après le Psalmiste (Ps. 18, 8), la loi du
Seigneur est sans tache parce qu’elle défend le péché. Or, elle autorise le
prêt à intérêt, d’après ces paroles (Deut., 23, 19) : Vous ne prêterez à usure à votre frère ni de
l’argent, ni du grain, ni quelque autre chose que ce soit ; vous le ferez
seulement aux étrangers. Il y a plus, on promet ce droit en récompense de
la fidélité avec laquelle on aura observé la loi, puisqu’il est dit (ibid., 28, 12) : Vous prêterez à plusieurs peuples, et vous n’emprunterez de personne.
Ce n’est donc pas un péché de prêter à intérêt.
Réponse à l’objection N°2 : Il était défendu aux juifs de
prêter à intérêt à leurs frères, c’est-à-dire aux autres juifs ; ce qui nous
donne à entendre que c’est un mal absolument que de prêter à intérêt à un homme
quel qu’il soit. Car nous devons considérer tous les hommes comme notre
prochain et comme nos frères, surtout sous la loi de l’Evangile, à laquelle
tout le monde est appelé. Aussi est-il dit absolument (Ps. 14, 5) : Celui qui n’a
pas prêté son argent à intérêt, (Ez., 18, 8) celui qui n’a pas reçu d’intérêt. On ne
leur a pas accordé de prêter aux étrangers, comme si la chose avait été licite,
mais on le leur a permis pour éviter un mal moindre, afin de les empêcher de
prêter de la sorte aux juifs qui adoraient le vrai Dieu, ce qu’ils auraient
fait à cause de l’avarice à laquelle ils étaient portés, comme on le voit (Is.,
chap. 56). Quant à la promesse qu’on leur fait en disant : Vous prêterez aux nations, le mot fœnus est pris ici dans un sens large, et il indique le prêt sans
intérêt. C’est ainsi qu’il est dit (Ecclé., chap. 29)
: Plusieurs évitent de prêter, non par
dureté. On promet donc aux juifs l’abondance des richesses, d’où il
résultera qu’ils pourront prêter aux autres.
Objection N°3. Dans les choses humaines, la justice est déterminée
par les lois civiles. Or, ces lois permettent le prêt à intérêt. Il semble donc
qu’il soit licite.
Réponse à l’objection N°3 : Il y a des péchés que les lois
humaines (La loi civile ne tolère pas seulement le prêt, mais elle le permet.
Ce titre est-il suffisant pour légitimer le prêt au for de la conscience ; les
théologiens sont partagés. D’après des réponses du saint office, de la sacrée
pénitencerie, approuvés par Pie VIII et Grégoire XVI, on ne doit pas inquiéter
les pénitents qui considèrent ce titre comme suffisant.) laissent
impunis à cause de l’imperfection des hommes. Car, si elles défendaient par des
châtiments tous les péchés, elles iraient contre une multitude d’intérêts.
C’est pourquoi elles ont toléré l’usure, non parce qu’elles la considèrent
comme conforme à la justice, mais pour ne pas nuire à une foule d’individus.
Ainsi, dans le droit civil (liv. 2, Instit., tit. 4 De usufructu,
§ Constituitur), il est dit que les
choses qui se consomment par l’usage ne sont pas susceptibles d’usufruit, ni de
droit naturel, ni de droit civil, et que la loi n’a pas admis l’usufruit pour
ces choses (car elle ne le pouvait pas), mais elle a établi un quasi-usufruit (Le quasi-usufruit consiste dans le droit de se servir d’une chose
corruptible, à la charge d’en rendre de pareille quantité, valeur et qualité ou
leur estimation à la fin de l’usufruit. Saint Thomas rapporte au quasi-usufruit le prêt à intérêt.) en tolérant l’usure. Et Aristote, qui n’avait pas d’autre
lumière que celle de la raison, dit (Pol.,
liv. 1, chap. 7) qu’il est tout à fait contre nature d’amasser de l’argent par
l’usure (Montesquieu prétend (liv. 21, ch. 20) que cette théorie d’Aristote a
tué le commerce au moyen âge. Le célèbre publiciste a commis en cela une grave
erreur, puisque la Politique n’a été
connue qu’au milieu du 13e siècle.).
Objection N°4. On peut se dispenser de suivre les conseils
évangéliques sans pécher. Or, l’Evangile nous donne ce conseil entre plusieurs
autres (Luc, chap. 6) : Prêtez, sans rien
en espérer. Il n’y a donc pas de péché à percevoir des intérêts.
Réponse à l’objection N°4 : L’homme n’est pas toujours tenu
de prêter ; et c’est pour ce motif que le prêt est mis au nombre des
conseils. Mais il est de précepte qu’on ne doit rien retirer d’un prêt.
Cependant on peut dire que c’est de conseil par rapport aux pharisiens qui
pensaient qu’il y avait une usure qui était permise, comme l’amour des ennemis
est aussi de conseil. — Ou bien il s’agit là, non de l’espérance du profit
usuraire, mais de l’espérance qu’on place dans l’homme. Car nous ne devons pas
prêter, ni faire un bien quelconque à cause de l’espérance que nous avons dans
l’homme, mais à cause de l’espérance que nous avons en Dieu.
Objection N°5. Il ne semble pas qu’il y ait péché en soi à
recevoir de l’argent pour une chose qu’on n’est pas tenu de faire. Or, celui
qui a de l’argent n’est pas tenu dans tous les cas de le prêter au prochain. Il
lui est donc permis quelquefois d’exiger pour ce service une récompense.
Réponse à l’objection N°5 : Celui qui n’est pas tenu de
prêter peut recevoir la récompense de ce qu’il a fait ; mais il ne doit pas
exiger davantage (Il y a cependant des titres qui, aux yeux de tous les
docteurs, peuvent légitimer le prêt : ce sont le lucre cessant, le dommage
naissant, le danger extraordinaire de perdre le capital, la stipulation d’une
certaine indemnité, si le capital n’est pas rendu à une échéance déterminée.).
Or, on le récompense selon l’égalité de la justice, si on lui rend autant qu’il
a prêté. Par conséquent, s’il exige davantage pour l’usufruit de son argent,
dont l’usage est la consommation, il demande le prix de ce qui n’existe pas, et
par conséquent il n’est qu’un injuste exacteur.
Objection N°6. L’argent monnayé et celui dont on fabrique des
vases est de la même espèce. Or, il est permis de se
faire payer pour des vases d’argent qu’on loue. On peut donc faire de même pour
de l’argent monnayé qu’on prête, et par conséquent le prêt à intérêt n’est pas
en soi un péché.
Réponse à l’objection N°6 : L’usage principal des vases
d’argent n’est pas leur consommation. C’est pourquoi on peut en vendre
licitement l’usage tout en en conservant la propriété. Mais l’usage principal
de l’argent monnayé, c’est sa dissipation pour des échanges. Il n’est donc pas
permis d’en vendre l’usage et d’exiger encore que l’emprunteur rende ce qu’on
lui a prêté. Toutefois il faut observer que l’usage secondaire des vases
d’argent pourrait être un échange ; et il ne serait pas permis de vendre cet
usage. De même l’argent monnayé pourrait être d’un usage secondaire
particulier, comme si, par exemple, on donnait à quelqu’un de l’argent pour
être mis en montre ou pour être consigné quelque part ; on pourrait licitement
exiger quelque chose pour cet usage de l’argent.
Objection N°7. Tout individu peut licitement recevoir une chose
que le maître lui offre volontairement. Or, celui qui emprunte paye
volontairement les intérêts. Celui qui prête peut donc les recevoir licitement.
Réponse à l’objection N°7 : Celui qui paye des intérêts ne
les paye pas d’une manière absolument volontaire, mais il subit une sorte de
nécessité, dans le sens qu’il a besoin d’emprunter l’argent que le possesseur
ne veut pas lui donner sans intérêt.
Mais c’est le contraire.
Il est dit (Ex., 22, 25) : Si vous
prêtez de l’argent à mon peuple, au pauvre qui habite avec vous, vous ne le
presserez pas comme le ferait un exacteur, et vous ne l’opprimerez pas par des
usures.
Conclusion Puisqu’on ne fait usage de l’argent qu’en le consommant
et en le dissipant, il est injuste et illicite de recevoir quelque chose pour
son usage.
Il faut répondre que recevoir des intérêts pour de l’argent prêté
(L’Eglise a constamment regardé comme usuraire l’intérêt qu’on tire de
l’argent, uniquement en vertu du prêt. Les Pères, les conciles, les souverains
pontifes et les théologiens, sont unanimes à cet égard. On peut voir à cet
égard l’encyclique de Benoît XIV Vix pervenit.) est en soi une
chose injuste, parce qu’on vend ce qui n’existe pas, et par là on établit
manifestement une inégalité qui est contraire à la justice. Pour s’en
convaincre jusqu’à l’évidence, il faut observer qu’il y a des choses dont
l’usage est leur consommation ; ainsi nous consommons le vin dont nous faisons
usage pour notre boisson, et nous consommons le pain dont nous nous servons
pour notre nourriture. Dans ces circonstances on ne doit donc pas séparer
l’usage de la chose de la chose elle-même. Quand on en accorde à quelqu’un
l’usage, on lui en concède par là même la propriété, et c’est pour cela que dans
ce cas le prêt transfère le domaine. Par conséquent, si quelqu’un voulait
vendre le vin d’une part et qu’il voulût d’une autre part en céder l’usage, il
vendrait la même chose deux fois, ou il vendrait ce qui n’existe pas : il
ferait donc évidemment une injustice. Pour la même raison, il commet une
injustice celui qui prête du vin ou du blé en demandant qu’on lui donne une
double récompense (L’emprunteur doit rendre la quantité qu’il a reçue, et
l’objet doit être de la même qualité. S’il ne peut rendre en nature ce qu’il a
emprunté il doit en payer la valeur, en égard au temps et au lieu où la chose
devait être rendue. Si on n’a point fixé d’époque, il doit la payer au prix
qu’elle avait quand il l’a reçue (Cod. civ., art. 1903).),
qu’on lui rende d’abord une quantité égale à celle qu’il a donnée, et qu’on le
paye ensuite pour l’usage (usus)
qu’on en a fait, d’où est venu le nom d’usure (usura). — Il y a d’autres choses
dont l’usage n’est pas la consommation même de la chose. Ainsi l’usage d’une
maison consiste à l’habiter, mais non à la ruiner. C’est pourquoi, dans ce cas,
on peut séparer les deux choses, comme quand on cède à quelqu’un la propriété
d’une maison et qu’on s’en réserve l’usage pour un temps, ou quand on donne au
contraire à quelqu’un l’usage d’une maison et qu’on s’en réserve la propriété.
C’est pourquoi on peut licitement retirer quelque chose pour l’usufruit d’une
maison et en exiger de plus l’entretien, comme on le voit dans les baux et les
locations. — Mais l’argent, selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 5, chap. 5, et Pol.,
liv. 1, chap. 5 et 6), a été principalement inventé pour faire les échanges.
Ainsi son usage propre et principal est sa consommation ou sa dissipation,
puisqu’on l’emploie pour les ventes et les achats. C’est pour cette raison
qu’il est défendu en soi de recevoir quelque chose pour de l’argent prêté, ce
qui reçoit le nom d’usure ; et comme
on est tenu de rendre le bien acquis injustement, de même on doit rendre
l’argent qu’on a reçu par usure.
Article 2 :
Est-il permis de recevoir quelque autre chose pour de l’argent prêté ?
Objection N°1. Il semble qu’on
puisse retirer quelque autre avantage pour de l’argent prêté. Car chacun peut
licitement chercher à s’indemniser. Or, quelquefois on subit des pertes par
suite des prêts que l’on fait. Il est donc permis de demander ou d’exiger
quelque chose de plus que l’argent qu’on a prêté pour se couvrir des pertes
qu’on a faites.
Réponse à l’objection N°1 : Celui qui prête peut sans pécher
convenir avec l’emprunteur d’une indemnité pour la perte que lui cause la
privation de l’argent (C’est le lucre
cessant ou le dommage naissant
dont nous avons parlé.) qu’il devrait avoir. Car ce n’est pas là vendre l’usage
de l’argent, mais c’est éviter une perte ; et il peut se faire que l’emprunteur
évite un plus grand dommage que celui qui est subi par le prêteur et que par
conséquent en faisant un emprunt il ait de l’avantage à indemniser celui qui
lui prête. Mais on ne peut pas stipuler une indemnité pour la perte qui résulte
de ce qu’on ne gagne rien avec son argent, parce qu’on ne doit pas vendre ce
qu’on n’a pas encore et dont la possession peut être empêchée par une foule de
causes.
Objection N°2. On est tenu par le devoir de l’honnêteté à donner
une récompense à celui dont on a reçu une faveur, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 5). Or, celui qui prête
de l’argent à quelqu’un qui est dans le besoin lui rend un service, et par
conséquent celui-ci doit l’en remercier. Celui qui reçoit quelque chose est
donc tenu de droit naturel à récompenser celui qui le lui a donné. Et comme il
ne paraît pas illicite de s’obliger à une chose à laquelle on est tenu de droit
naturel, il s’ensuit qu’il ne paraît pas non plus illicite, quand on prête de
l’argent à un autre, de l’obliger à payer une récompense.
Réponse à l’objection N°2 : On peut récompenser d’un bienfait
de deux manières : 1° à titre de justice. On peut y être obligé par un pacte
positif, et cette obligation se considère selon l’étendue du bienfait qu’on a
reçu. C’est pourquoi celui qui a emprunté de l’argent ou toute autre chose qui
est consomptible par l’usage, n’est pas tenu à rendre en retour plus qu’on ne
lui a prêté. On fait par conséquent une injustice si on l’oblige à rendre
davantage. 2° On est tenu de récompenser un bienfait à titre d’amitié. Dans ce
sens, on considère plutôt l’affection de celui dont on a reçu le bienfait que
l’importance de la chose qu’il a faite. Cette espèce de dette n’est pas du ressort
de l’obligation civile qui produit une sorte de nécessité et qui empêche ainsi
la récompense d’être spontanée.
Objection N°3. Comme il y a le présent à manu, de même il y a aussi le présent à linguâ et ab obsequio,
selon l’expression de la glose (interl.) sur ces
paroles d’Isaïe (Is., 33, 15) : Heureux
l’homme qui garde ses mains pures de tout présent. Or, il est permis de se
faire servir ou louer par celui auquel on a prêté de l’argent. Donc pour la
même raison il est permis de recevoir tout autre présent.
Réponse à l’objection N°3 : Si en prêtant de l’argent on en
attend ou on en exige par un pacte tacite ou exprès une récompense ab obsequio ou à linguâ ; c’est comme si on attendait ou si l’on exigeait un
présent à manu (Le présent ab obsequio consiste à travailler pour
un autre, à cultiver ses terres ou à gérer ses affaires ; le présent à linguâ consiste à le louer ou à parler
à quelqu’un en sa faveur, et le présent à
manu est tout don appréciable en argent, comme un cheval, un anneau, etc.),
parce qu’on peut apprécier ces choses à prix d’argent, comme on le voit à
l’égard de ceux qui louent leurs bras ou qui tirent profit de leur influence.
Mais si ces présents ab obsequio et à linguâ sont offerts, non à titre
d’obligation, mais par bienveillance (Mais, dans ce cas, le prêteur doit avoir
soin d’examiner si ces services ne sont pas contraints moralement, et, dans ce
cas, il doit les refuser.), comme ce sentiment ne peut s’apprécier à prix
d’argent, il est permis de les recevoir, de les exiger et de les attendre.
Objection N°4. Le rapport du don au don paraît être le même que
celui du prêt au prêt. Or, il est permis de recevoir de l’argent pour de
l’autre argent qu’on a donné. Il est donc permis d’obliger quelqu’un à nous
prêter parce que nous lui avons prêté nous-mêmes.
Réponse à l’objection N°4 : On ne peut pas vendre de l’argent
pour une somme plus forte que celle qu’on a prêtée. Or, on ne doit pas exiger,
ni attendre autre chose de l’emprunteur que la bienveillance de ses affections
qui n’est pas appréciable à prix d’argent, et qui peut l’engager à prêter
spontanément. Mais il répugne que le prêteur l’oblige à lui prêter à l’avenir,
parce que cet engagement pourrait être appréciable à prix d’argent. C’est
pourquoi il est permis à celui qui a prêté une fois d’emprunter ensuite près de
celui à qui il a rendu ce service, mais il ne peut pas obliger ce dernier à lui
prêter à l’avenir.
Objection N°5. Celui qui donne à un autre la propriété de son
argent en le prêtant l’aliène plus que celui qui le confie à un marchand ou à
un artisan. Or, il est permis de tirer profit de l’argent confié à un marchand
ou à un artisan. Il est donc permis aussi de bénéficier sur l’argent prêté.
Réponse à l’objection N°5 : Celui qui prête de l’argent
transfère la propriété de son argent à l’emprunteur ; par conséquent celui qui
emprunte possède la somme à ses risques et périls et il est tenu de la rendre
intégralement. Le prêteur ne doit donc pas exiger davantage. Mais celui qui
prête son argent à un marchand ou à un artisan avec lequel il s’est associé, ne
lui transmet pas la propriété de sa somme, il en reste toujours le
propriétaire, de telle sorte que c’est à ses risques et périls que le marchand
commerce sur son argent ou que l’artisan travaille (Dans cette hypothèse, ce n’est
plus un simple prêt, mais il y a un contrat de société.). C’est pourquoi il
peut licitement recevoir une partie du gain qui résulte de là, comme étant le
fruit de sa chose.
Objection N°6. On peut en garantie de l’argent qu’on prête
recevoir un gage, dont l’usage pourrait être vendu pour un prix quelconque ;
comme quand on reçoit en gage une terre, ou une maison qu’on habite. Il est
donc permis de tirer quelque profit de l’argent prêté.
Réponse à l’objection N°6 : Si pour garantie de l’argent
qu’on a prêté on reçoit une chose dont l’usage est appréciable à prix d’argent,
l’emprunteur doit tenir compte de l’usage de cette chose et en diminuer le prix
de la somme qu’il a prêtée : autrement s’il veut qu’on la lui accorde
gratuitement, outre sa somme, c’est comme s’il prêtait à intérêt, ce qui est
usuraire ; à moins qu’il ne s’agisse d’une chose que l’on a coutume de se
prêter entre amis, sans rien demander, comme un livre.
Objection N°7. Il arrive quelquefois qu’on vend plus cher son bien
en raison du prêt ou qu’on achète moins ce qui appartient à autrui, ou qu’on en
augmente le prix à cause du délai des payements, ou qu’on le diminue parce
qu’on doit être payé de suite. Il semble que dans toutes ces circonstances il y
ait une récompense qui soit le fruit du prêt. Or, il n’y a rien en cela qui
soit manifestement illicite. Il semble donc qu’il soit permis de demander ou
d’exiger quelque avantage pour de l’argent prêté.
Réponse à l’objection N°7 : Si l’on veut vendre sa chose
au-dessus de son juste prix, pour attendre l’acheteur en lui accordant un délai
pour payer, on fait évidemment de l’usure ; parce que cette attente du payement
équivaut à un prêt. Par conséquent tout ce qu’on exige pour ce délai au-delà du
juste prix est en compensation du prêt, ce qui revient à l’usure. De même si un
acheteur veut acheter un objet moins qu’il ne vaut, parce qu’il paye avant
qu’on ne lui livre ce qu’il achète, il fait un péché d’usure. Car cette
anticipation de payement est une espèce de prêt, dont on retire un intérêt proportionné
à l’abaissement du prix de la chose qu’on a achetée. Mais si le vendeur veut
abaisser le prix de l’objet (Saint Alphonse de Liguori, de Lugo, Lessius, Tolet, Sanchez, Sporer,
croient qu’un marchand peut vendre plus cher, sans autre titre que celui de la
vente à crédit, et qu’on peut acheter au-dessous du plus bas prix, uniquement
parce qu’on paye d’avance, pourvu qu’il n’y ait pas une différence telle entre
le prix et la valeur des choses que leur égalité morale soif détruite.), pour
avoir de l’argent auparavant, il n’y a pas d’usure.
Mais c’est le contraire. Parmi les conditions exigées pour qu’un
homme soit juste, le prophète demande (Ez., 18, 17) qu’il n’ait point donné à usure et qu’il n’ait
rien reçu au-delà de ce qu’il a prêté.
Conclusion Il n’est pas permis de recevoir en retour du prêt
quelque chose d’estimable à prix d’argent, à moins qu’on ne le reçoive à titre
de don gratuit.
Il faut répondre que, d’après Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1), on a pour de l’argent toutes les choses dont
la valeur peut être ainsi appréciée. C’est pourquoi, comme on pèche contre la
justice en recevant de l’argent par un pacte tacite ou exprès, pour une somme
prêtée ou pour toute autre chose qui se consomme par l’usage (art. préc.), de même on fait une faute semblable si par un pacte
tacite ou exprès on reçoit toute autre chose dont on peut apprécier le mérite à
prix d’argent (Innocent XI a condamné cette proposition : Usura
non est dum ultra sortem
aliquid exigitur, tanquàm ex benevolentiâ
et gratitudine debitum, sed solum si exigatur tanquàm ex justitiâ
debitum.). — Si on reçoit quelque chose, sans l’avoir exigé et non par
suite d’une obligation tacite ou expresse, mais à titre de don gratuit, il n’y
a pas de péché. Car avant de prêter son argent, le prêteur pouvait recevoir
licitement un cadeau ; son prêt n’a pas dû rendre sa condition pire. Mais quant
aux récompenses qui ne s’apprécient pas pécuniairement, il est permis de les
exiger ; on peut, par exemple, demander à l’emprunteur sa bienveillance, son
amour et d’autres marques de gratitude.
Objection N°1. Il semble qu’on
soit tenu de rendre tout ce qu’on a gagné au moyen de l’usure. Car l’Apôtre dit
(Rom., 11, 16) : Si la racine est sainte, les rameaux aussi. Donc, pour la même
raison, si la racine est souillée, il en est de même des rameaux. Or, la racine
étant dans cette hypothèse l’usure, tout ce qu’on acquiert de cette manière est
usuraire, et par conséquent on est tenu à le rendre.
Réponse à l’objection N°1 : La racine n’est pas seulement
matière, comme l’argent usuraire, mais elle est encore d’une certaine façon
cause active dans le sens qu’elle donne à la plante sa nourriture ; et c’est
pour cette raison qu’il n’y a pas de parité.
Objection N°2. Le droit dit (Extrà, de usuris
in Décrétal. : Cum
tu sicut asseris) : On doit vendre les propriétés
que l’on a acquises avec des usures et en remettre le prix aux personnes
auxquelles ces usures ont été extorquées. Donc, pour la môme raison, on doit
rendre tout ce qu’on a acquis avec de l’argent qui provenait de l’usure.
Réponse à l’objection N°2 : Les possessions acquises au moyen
d’usures n’appartiennent pas aux propriétaires de ces usures, mais à ceux qui
les ont achetées ; elles sont obligées envers ceux dont ces intérêts
proviennent, comme les autres biens de l’usurier. C’est pourquoi on ne dit pas
que ces possessions appartiennent à ceux dont on a exigé des intérêts, parce
qu’elles peuvent valoir plus que les intérêts qu’on en a reçus ; mais on
ordonne de les vendre, et d’en restituer le prix, jusqu’à concurrence des
intérêts usuraires qu’on a prélevés.
Objection N°3. Ce qu’un individu achète avec de l’argent qui
provient de l’usure, lui est dû en raison de l’argent qu’il a donné. Il n’a
donc pas plus de droit sur la chose qu’il a acquise que sur l’argent qu’il a
donné. Et puisqu’il était tenu de rendre cet argent qui était le fruit de
l’usure, il est tenu aussi de rendre ce qu’il en a acheté.
Réponse à l’objection N°3 : Ce qui est acquis avec de
l’argent provenant de l’usure, appartient à l’acquéreur, non à cause de
l’argent qu’il a donné qui n’est ici que la cause instrumentale, mais à cause
de son industrie qui est la cause principale. C’est pourquoi il a plus de droit
sur la chose qu’il a acquise avec de l’argent usuraire que sur cet argent
lui-même.
Mais c’est le contraire. Tout le monde peut licitement conserver
ce qu’il a légitimement acquis. Or, ce qu’on acquiert avec de l’argent
provenant de l’usure, est quelquefois légitimement acquis. On peut donc
licitement le conserver.
Conclusion On n’est pas tenu de rendre ce que l’on a gagné par
l’usure, au moyen de choses dont l’usage est leur consommation même, mais on
est tenu de rendre ce qui a été le fruit des choses qui ne se consomment pas
par l’usage.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), il y a des
choses dont l’usage est leur consommation elle-même et qui d’après le droit
n’ont pas d’usufruit (liv. 2, Instit.,
tit. 4 Usufructu, § Constituitur).
Si on les a extorquées par usure ; par exemple, si on s’est approprié ainsi de
l’argent, du froment, du vin ou d’autres denrées semblables, on n’est pas tenu
de restituer autre chose que ce qu’on a reçu : parce que ce qu’on a retiré de
ces objets n’en est pas le fruit, mais c’est le fruit de l’industrie humaine :
à moins qu’en retenant ces choses, on ait fait tort à un autre, en lui faisant
perdre quelque chose de ses biens. Car dans ce cas on est tenu à le dédommager
de la perte qui s’en est suivie (Si l’usurier avait prévu que le tort qu’il
causait à l’emprunteur devait entraîner sa ruine, il serait tenu à lui rendre
plus que les intérêts qu’il en aurait reçus.). — Il y a d’autres choses qui ne
se consomment pas par l’usage et qui ont un usufruit ; comme une maison, un
champ, etc. C’est pourquoi si l’on a extorqué par usure la maison ou le champ
d’un autre, on est tenu non seulement de lui restituer sa maison ou son champ,
mais on doit lui rendre encore les fruits qu’on en a retirés ; parce que ces
fruits proviennent d’une chose dont un autre est le maître et que pour ce motif
ils lui sont dus (Il faut excepter le cas où ces profits usuraires auraient été
perçus dans la bonne foi et consommés sans enrichir celui qui les a reçus.).
Article 4 :
Est-il permis d’emprunter de l’argent à usure ?
Objection N°1. Il semble qu’il
ne soit pas permis d’emprunter de l’argent à usure. Car l’Apôtre dit (Rom., 1, 32) qu’ils sont dignes de mort, non seulement ceux qui font les péchés, mais
encore ceux qui approuvent ceux qui les commettent. Or, celui qui emprunte
de l’argent à usure approuve l’usurier dans son péché et lui donne l’occasion
de le commettre. Il pèche donc aussi.
Réponse à l’objection N°1 : Celui qui emprunte à usure ne
consent pas au péché de l’usurier, mais il s’en sert ; ce n’est pas l’usure qui
lui plaît, mais c’est le prêt qui est pour lui une bonne chose.
Objection N°2. Pour aucun avantage temporel on ne doit fournir à
un autre une occasion de péché. Car ceci se rapporte
au scandale actif qui est toujours un péché, comme nous l’avons dit (quest. 43,
art. 2). Or, celui qui demande de l’argent à emprunter à un usurier, lui donne
expressément l’occasion de pécher. Il n’y a donc aucun avantage temporel qui
l’excuse.
Réponse à l’objection N°2 : Celui qui emprunte à usure ne
donne pas à l’usurier l’occasion de faire ce péché, mais seulement de prêter.
L’usurier prend l’occasion du péché dans la malice même de son cœur. Il y a par
conséquent scandale passif de sa part, mais il n’y a pas scandale actif de la
part de l’emprunteur. Toutefois ce scandale passif ne doit pas empêcher celui
qui est dans le besoin de solliciter un emprunt, parce que ce scandale passif
ne provient ni de l’infirmité, ni de l’ignorance, mais de la malice.
Objection N°3. Quelquefois on n’est pas moins forcé de déposer son
argent chez un usurier que de lui en demander à emprunter. Or, il paraît tout à
fait illicite de déposer de l’argent chez un usurier. Car il ne serait pas plus
permis de remettre un glaive à un furieux, ou une jeune personne à un débauché,
ou un mets exquis à un gourmand. Il n’est donc pas permis d’emprunter près d’un
usurier.
Réponse à l’objection N°3 : Si l’on confiait son argent à un
usurier qui n’a pas d’autre part de quoi faire l’usure, ou si on le lui
remettait avec l’intention de lui permettre de faire l’usure sur une plus large
échelle, on lui donnerait matière à pécher, et par conséquent on participerait
à sa faute (On ne peut être actionnaire dans une banque qui ferait de l’usure,
et toucher des dividendes sans être obligé de restituer. Cette obligation passe
aux héritiers de celui qui a fait ces profits illicites.). Mais si on confie
son argent à un usurier qui a d’ailleurs de quoi faire l’usure, et qu’on le lui
remette pour qu’il soit plus en sûreté, on ne pèche pas ; mais on se sert d’un
pécheur pour une bonne fin.
Mais c’est le contraire. Celui qui subit une injustice n’est pas
coupable, d’après Aristote (Eth., liv. 5, chap.
11), par conséquent la justice ne tient pas le milieu entre deux vices, comme
on le voit (ibid., chap. 5). Or,
l’usurier pèche parce qu’il fait une injustice à celui qui emprunte de lui avec
usure. Celui qui emprunte avec usure ne pèche donc pas.
Conclusion Quoiqu’il ne soit permis d’aucune manière d’engager
quelqu’un à prêter avec usure, cependant on peut emprunter de cette manière
près de celui qui est prêt à le faire et qui le fait, pourvu qu’on y soit
contraint par la nécessité.
Il faut répondre
qu’il n’est permis d’aucune manière d’engager quelqu’un à pécher ; cependant il
est permis de se servir du péché d’un autre pour un bien. Car Dieu se sert
ainsi de tous les péchés, puisqu’il tire de tout mal quelque bien, comme le dit
saint Augustin (Enchir., chap. 11). C’est pourquoi ce docteur,
répondant à Publicola (Epist. 47) qui
lui demandait s’il était permis d’avoir recours au serment de celui qui jure
par les faux dieux et qui pèche manifestement en cela, puisqu’il leur témoigne
un culte divin, dit : que celui qui se sert de la foi de celui qui jure par les
faux dieux, non pour le mal, mais pour le bien, ne s’associe pas au péché par
lequel il jure au nom des démons, mais au pacte fidèle par lequel il observe sa
foi ; mais que cependant on pécherait si on le portait à jurer par les faux
dieux. — De même, à l’égard de la question qui nous occupe, il faut dire qu’il
n’est permis d’aucune manière d’engager quelqu’un à prêter avec usure.
Cependant près de celui qui est disposé à le faire et qui le fait, on peut
emprunter de cette manière dans de bonnes vues, c’est-à-dire pour subvenir à
ses propres besoins ou à ceux d’un autre, comme il est permis à celui qui tombe
dans les mains des voleurs de leur montrer ce qu’il a, ce qui est pour eux une
occasion de pécher, afin qu’ils ne le tuent pas. C’est ainsi que les dix hommes
dont parle le prophète (Jérem., 41, 8) dirent à
Ismaël : Ne nous tuez pas, parce que nous
avons mis nos trésors dans nos champs (Quand on cherche de l’argent pour un
autre, on peut en prendre chez un usurier, si on n’en trouve pas ailleurs. Le
notaire qui est prié par l’emprunteur de rédiger l’acte ne pèche pas, mais il
en serait autrement, s’il était lui-même cause du prêt, et qu’il instrumentât
sans que l’emprunteur l’en prie.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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