Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 83 : De la prière
Après avoir parlé
de la dévotion, nous devons nous occuper de la prière, et à cet égard dix-sept
questions sont à traiter : 1° La prière est-elle un acte de la puissance
appétitive ou cognitive ? (Cet article est une explication raisonnée de la
définition qu’on donne ordinairement de la prière quand on dit qu’elle est une
élévation de l’esprit vers Dieu.) — 2° Est-il convenable de prier Dieu ? (Les
déistes et les incrédules se sont attachés tout particulièrement à nier la
nécessité et l’utilité de la prière. Voyez sur ce sujet dans Bossuet l’Instruction sur les états d’oraison.) —
3° La prière est-elle un acte de religion ? (Cet article est une réfutation de
l’erreur d’Averroës, qui prétendait que les prières
étaient renfermées dans l’ordre naturel. Car la prière étant un acte de
religion, il est évident qu’elle appartient plutôt à l’ordre de la grâce qu’à
celui de la nature.) — 4° N’y a-t-il que Dieu qu’on doive prier ? (Les
protestants ont attaqué le culte des saints comme idolâtrique, et ils
prétendent que l’on ne doit prier que Dieu. Cette doctrine a été condamnée par
le concile de Trente (sess. 25). Pour la preuve traditionnelle de ce dogme, on
peut lire Perrone (De cultu sanctorum, chap. 3, prop. 2).) — 5° Doit-on préciser ce que l’on demande dans
la prière ? (Cet article est une réfutation de l’erreur de Molinos et des
nouveaux mystiques, qui voulaient qu’on supprimât dans la prière toutes
demandes, tous désirs. Voyez dans Bossuet l’exposition et la réfutation de
cette erreur (Instruction sur les états
d’oraison, liv. 3).) — 6° Devons-nous en priant demander des choses
temporelles ? (L’Eglise fait souvent des prières pour demander à Dieu la pluie
ou le beau temps dans l’intérêt des récoltes. Saint Thomas nous explique le
sens de ces prières et les justifie.) — 7° Devons-nous prier pour les autres ? (Cet
article est une réfutation de l’erreur de Wiclef, qui
prétendait qu’on ne devait pas prier pour une personne en particulier ; de
celle de Pélage, qui voulait que les prières que l’Eglise fait pour la
conversion des pécheurs ou la persévérance des fidèles fussent inutiles.) — 8°
Devons-nous prier pour nos ennemis ? (Cet article est une réfutation de
l’erreur des pharisiens, qui disaient qu’il était permis de nuire à ses
ennemis, et de celle des grecs, qui supposaient que l’on pouvait tromper un
ennemi et lui faire du tort.) — 9° Des sept demandes de l’oraison dominicale.
(L’oraison dominicale est la prière modèle, puisque le Seigneur, qui l’a
composée, nous dit lui-même : C’est ainsi que vous prierez : Sic ergò vos orabitis.) — 10° La prière est-elle le propre de la
créature raisonnable ? (Cet article est opposé aux gnostiques et aux manichéens,
qui prétendaient que les animaux n’avaient pas seulement la faculté de sentir,
mais qu’ils pouvaient encore comprendre.) — 11° Les saints prient-ils dans le
ciel pour nous ? (Cet article est une réfutation directe de l’hérésie de
Vigilance, que saint Jérôme combattît, et il se rapporte aussi à l’erreur des
protestants, qui nient l’utilité du culte des saints. Car on ne peut les
invoquer qu’autant qu’ils intercèdent pour nous. Ces deux choses sont
corrélatives, selon la remarque du P. Perrone (De cultu sanctorum,
chap. 3, prop. 1).) — 12° La prière doit-elle être
vocale ? (La prière vocale est attaquée en général par tous ceux qui condamnent
le culte extérieur. Et les raisons que l’on donne pour la justifier sont les
mêmes que celles qui établissent la nécessité de ce culte.) — 13° La prière
requiert-elle l’attention ? (L’attention est l’acte de l’intellect qui
s’applique à une chose. Saint Thomas examine ici jusqu’à quel degré cette
condition est nécessaire pour que la prière soit bonne.) — 14° La prière
doit-elle être longue ? (Cet article est une réfutation de l’hérésie des
euchites dont parlent saint Epiphane (hæres. ult.) et
saint Augustin (hæres. 57). Ces sectaires prétendaient que
l’on devait toujours prier sans vaquer à d’autres occupations.) — 15° La prière
est-elle méritoire ? (Tout en reconnaissant le mérite de la prière, il ne faut
pas tomber dans l’excès des euchites qui lui attribuaient tant d’efficacité
qu’ils supposaient que les sacrements n’étaient pas nécessaires.) — 16° Les
pécheurs en priant obtiennent-ils de Dieu quelque chose ? (L’Ecriture nous
apprend, dans une multitude d’endroits, que les pécheurs sont exaucés ; tels
furent la femme pécheresse (Luc, 7, 48), le publicain (ibid., chap. 17) et le larron (ibid.,
chap. 23).) — 17° Des espèces de prière. (Cet article est l’explication de ce
passage de saint Paul (1 Tim., 2, 1) : Je demande
donc avant toutes choses que l’on fasse des supplications, des prières, des
intercessions et des actions de grâces pour tous les hommes, etc.)
Article 1 :
La prière est-elle un acte de la puissance appétitive ?
Objection N°1. Il semble que la
prière soit un acte de la puissance appétitive. Car il appartient à la prière
d’être exaucée. Or, le désir est ce que Dieu exauce, d’après ce mot du
Psalmiste (Ps. 9, 17) : Le Seigneur a exaucé le désir des pauvres. La
prière est donc un désir, et comme le désir est un acte de la puissance
appétitive, il s’ensuit qu’il en est de même de la prière.
Réponse à l’objection N°1 : On dit que Dieu exauce le désir
des pauvres, ou parce que le désir est la cause qui nous fait demander, puisque
la demande est en quelque sorte l’expression du désir ; ou bien l’Ecriture
parle ainsi pour montrer avec quelle rapidité ils sont exaucés ; puisque du
moment que les pauvres désirent une chose, Dieu les exauce avant qu’ils n’en
aient fait la demande, d’après ce mot du prophète (Is., 65, 24) : On verra qu’avant qu’ils crient, je les
exaucerai.
Objection N°2. Saint Denis dit (De div. nom., chap. 3) : Avant toutes choses, il est utile de
commencer par la prière, en nous donnant à Dieu et en nous unissant à lui. Or,
on s’unit à Dieu par l’amour qui appartient à la puissance appétitive. La
prière y appartient donc aussi.
Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (part. 1,
quest. 82, art. 4, et 1a 2æ, quest. 9, art. 1, Réponse N°3),
la volonté porte la raison vers sa fin. Par conséquent rien n’empêche que, sous
l’impulsion de la volonté, l’acte de la raison ne tende vers la fin de la
charité qui est l’union avec Dieu. Or, la prière s’élève vers Dieu, mue en
quelque sorte par la volonté de la charité de deux manières : 1° Relativement à
ce qu’on demande, parce que ce qu’on doit principalement demander dans la
prière c’est d’être uni à Dieu, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 26, 4) : Je n’ai demandé au Seigneur qu’une chose et je la lui demanderai
toujours, c’est d’habiter dans sa maison tous les jours de ma vie. 2° De la
part de celui qui demande. Il faut qu’il s’approche de celui auquel il adresse
sa supplique ; qu’il le fasse localement quand il s’agit d’un homme ou
mentalement quand il s’agit de Dieu. C’est ce qui lui fait dire que quand nous
invoquons le Seigneur dans nos prières, nous lui sommes présents par
l’intelligence, et c’est aussi dans le même sens que saint Jean Damascène dit (loc. sup. cit.) que la prière est
l’élévation de l’âme vers Dieu.
Objection N°3. Aristote distingue dans la partie intellectuelle de
l’âme deux opérations (De an., liv. 3,
text. 21) : la première est l’intelligence des choses
indivisibles, par laquelle nous percevons à l’égard de chaque être son essence
; la seconde est la composition et la division, par laquelle nous percevons
qu’une chose est ou n’est pas. On en ajoute une troisième qui est le
raisonnement, qui consiste à aller du connu à l’inconnu. Or, la prière ne
revient à aucune de ces opérations. Elle est donc un acte, non de la puissance
intellectuelle, mais de la puissance appétitive.
Réponse à l’objection N°3 : Ces trois actes appartiennent à
la raison spéculative, mais il appartient de plus à la raison pratique d’être
cause soit en ordonnant, soit en demandant, comme nous l’avons dit (dans le
corps de cet article.).
Mais c’est le contraire. Saint Isidore dit (Etym., liv. 10, ad litt. O)
que prier c’est la même chose que parler. Or, la parole appartient à
l’intellect. La prière n’est donc pas un acte de la puissance appétitive, mais
de la puissance intellectuelle.
Conclusion Puisque la demande ou la supplication indique un ordre,
et qu’il convient à la raison d’ordonner, on doit reconnaître que la prière est
un acte de l’intelligence et non de la partie appétitive.
Il faut répondre que, d’après Cassiodore (sup. illud Psal. 38 Exaudis
orationem), la prière (oratio)
est pour ainsi dire la raison qui s’explique par notre bouche (oris ratio). Or, la raison spéculative et la
raison pratique diffèrent en ce que la raison spéculative ne fait que percevoir
les choses ; tandis que la raison pratique ne les perçoit pas seulement, mais
encore elle les produit. Or, une chose est cause d’une autre de deux manières :
1 ° d’une manière parfaite en la nécessitant ; c’est ce qui arrive quand
l’effet est totalement soumis à la puissance de la cause ; 2° d’une manière
imparfaite en la préparant seulement. Dans ce cas l’effet n’est pas
complètement soumis à la puissance de la cause. — La raison est ainsi cause de
certaines choses de ces deux manières : 1° Elle est cause nécessitante ; c’est
de la sorte qu’il lui appartient de commander non seulement aux puissances
inférieures et aux membres du corps, mais encore aux hommes qui lui sont
soumis, et elle le fait en leur intimant ses ordres. 2° Elle est cause
préparatoire et pour ainsi dire excitante ; et c’est de cette façon qu’elle
demande à ceux qui ne lui sont pas soumis de faire quelque chose ; soit qu’ils
soient ses égaux, soit qu’ils soient ses supérieurs. — Mais ces deux choses,
commander et demander ou prier, impliquent l’une et l’autre une subordination,
en ce sens que l’homme prépare une chose pour être faite par une autre ; par
conséquent elles se rapportent à la raison, à laquelle il appartient de tout
régler. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 1, chap. ult.) que la raison nous invite aux actes les plus
recommandables. Par conséquent puisque nous parlons ici de la prière, selon
qu’elle signifie une supplication ou une demande, d’après saint Augustin qui la
définit une demande (Lib. de verb. Dom., serm. 5) et
d’après saint Jean Damascène qui dit qu’elle consiste à demander à Dieu ce qui
convient (De orth.
fid., liv. 3, chap. 24), il s’ensuit évidemment
qu’elle est un acte de la raison.
Article 2 :
Est-il convenable de prier ?
Objection N°1. Il semble qu’il
ne soit pas convenable de prier. Car la prière paraît être nécessaire pour que
nous fassions connaître à celui auquel nous l’adressons les choses dont nous
avons besoin. Or, comme le dit saint Matthieu (Matth.,
6, 32) : Votre Père sait ce dont vous
avez besoin. Il n’est donc pas convenable de prier Dieu.
Réponse à l’objection N°1 : Il n’est pas nécessaire de faire
à Dieu des prières pour lui manifester nos besoins ou nos désirs, mais il le
faut pour que nous considérions nous-mêmes que nous avons besoin à cet égard
d’implorer son secours.
Objection N°2. Par la prière on fléchit l’âme de celui qu’on prie
pour qu’il fasse ce qu’on lui demande. Or, l’esprit de Dieu est immuable et
inflexible, d’après ce mot de l’Ecriture (1
Rois, 15, 29) : Celui à qui le
triomphe est dû dans Israël ne se démentira point, et il demeurera inflexible
sans se repentir de ce qu’il a fait. Il n’est donc pas convenable de prier
Dieu.
Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (dans le
corps de cet article.), notre prière n’a pas pour but de changer les desseins
de la Providence, mais d’obtenir ce que Dieu a résolu de nous accorder par ce
moyen.
Objection N°3. Il est plus libéral de donner quelque chose à celui
qui ne demande pas que de donner à celui qui demande ; parce que, selon
l’expression de Sénèque (De benef., liv. 2, chap. 1) : Il n’y a rien qui coûte plus
cher que ce qu’on achète par des prières. Or, Dieu est infiniment libéral. Il
ne convient donc pas qu’on le prie.
Réponse à l’objection N°3 : Dieu nous accorde beaucoup de
choses par sa libéralité, même sans que nous les lui demandions, mais il y en a
qu’il veut nous accorder sur notre demande et cela dans notre intérêt ;
c’est-à-dire pour qu’en recourant à lui nous excitions notre confiance et que
nous reconnaissions qu’il est l’auteur de nos biens (La prière est comme le
lien qui nous unit à Dieu. Du moment que l’on ne prie plus, il n’y a plus de
communication entre l’homme et lui.). C’est ce qui fait dire à saint
Chrysostome (Hom. 2 De orat,
et Hom. 30 in Genes.)
: Considérez combien grand est le bonheur que vous avez reçu, et combien grande
la gloire qui vous a été accordée, de vous entretenir avec Dieu dans la prière,
de converser avec le Christ, de lui demander ce que vous voulez et ce que vous
désirez.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Luc, 18, 1) : Il faut toujours prier et ne point se lasser
de le faire.
Conclusion Il n’est pas inutile, mais il est nécessaire de prier,
non pour faire changer les desseins de Dieu, mais pour obtenir
l’accomplissement de ce qu’il a résolu de faire par les prières des saints.
Il faut répondre qu’à l’égard de la prière les anciens sont tombés
dans trois sortes d’erreurs. En effet, les uns ont supposé que les choses
humaines ne sont pas régies par la providence de Dieu (Indépendamment des
impies de tous les temps qui ont nié la providence de Dieu, on peut citer parmi
les hérétiques Marcion et Priscillien (Voy 1a
pars, quest. 22).), d’où il résulte qu’il est absolument inutile de prier et
d’avoir pour Dieu un culte. Le prophète parle de ces philosophes de cette
manière (Malach., 3, 14) : Vous avez dit : c’est en vain que l’on sert Dieu. La seconde erreur
fut celle de ceux qui supposaient que dans les choses humaines tout arrivait
fatalement (Cette erreur a été celle des euchites, ainsi appelés parce qu’ils
exagéraient la prière, de tous les philosophes fatalistes, et de Wiclef, qui fut condamné au concile de Constance.), soit
par suite de l’immutabilité de la providence divine, soit à cause de l’action
nécessitante des astres, soit d’après l’enchaînement des causes. Dans leur
sentiment la prière était aussi inutile. Enfin la troisième erreur a été celle
de ceux qui supposaient que les choses humaines étaient régies par la
Providence et qu’elles n’arrivent pas nécessairement, mais qui prétendaient que
les desseins de la providence de Dieu sont variables et que les prières ainsi
que les autres choses qui appartiennent au culte divin peuvent les faire
changer (Cette erreur fut celle des Egyptiens, d’après Némésius (De nat. hom.,
chap. 36).). Toutes ces erreurs ont été déjà réfutées (1a pars,
quest. 19, art. 7 et 8, et quest. 22, art. 2 et 4, et quest. 115, art. 6, et
quest. 116). C’est pourquoi il faut établir l’utilité de la prière, sans rendre
nécessaires les choses humaines soumises à la providence divine, et sans
considérer les desseins de Dieu comme étant changeants. — Pour rendre cette
solution évidente, il faut observer que la providence a déterminé non seulement
les effets qui devaient avoir lieu, mais encore les causes et l’ordre d’après
lesquels ils devaient être produits. Or, parmi les autres causes sont compris
les actes humains, comme causes de certains effets. Il faut donc que les hommes
agissent, non pour changer par leurs actes les desseins de Dieu, mais pour
produire par là certains effets conformément à l’ordre établi par Dieu (La
prière n’offre pas plus de difficulté à ce point de vue que l’action des causes
secondes.). Et il en est de même des causes naturelles. Il faut aussi faire le
même raisonnement sur la prière. Car nous ne prions pas dans le but de changer
les desseins de Dieu, mais pour obtenir ce que Dieu a résolu de nous accorder
par la prière. Les hommes prient, dit saint Grégoire (Dialog., liv. 1, chap. 8), afin qu’en demandant ils méritent de recevoir
ce que le Seigneur tout-puissant a résolu de leur donner avant les siècles.
Article 3 : La
prière est-elle un acte de religion ?
Objection N°1. Il semble que la
prière ne soit pas un acte de religion. Car la religion étant une partie de la
justice, réside dans la volonté comme dans son sujet. Or, la prière appartient
à la partie intellectuelle, comme on le voit d’après ce que nous avons dit
(art. 1). Il ne semble donc pas qu’elle soit un acte de religion ; elle est
plutôt un acte du don de l’intellect, par lequel l’âme s’élève vers Dieu.
Réponse à l’objection N°1 : La volonté meut les autres
puissances vers sa fin, comme nous l’avons dit (art. 1, Réponse N°2). C’est
pourquoi la religion, qui réside dans la volonté, rapporte les actes des autres
puissances au respect de Dieu. Or, parmi les autres puissances de l’âme,
l’intellect est la plus élevée et la plus proche de la volonté. C’est pour ce
motif qu’après la dévotion, qui appartient à la volonté elle-même, la prière,
qui se rapporte à la partie intellectuelle de l’âme, tient le premier rang
parmi les actes de religion, puisque c’est par elle que la religion élève
l’intelligence de l’homme vers Dieu.
Objection N°2. L’acte de latrie est de nécessité de précepte. Or,
il ne semble pas qu’il en soit de même de la prière ; mais elle procède de la
simple volonté ; puisqu’elle n’est rien autre chose que la demande de ce que
l’on veut. Elle ne paraît donc pas être un acte de religion.
Réponse à l’objection N°2 : Il est de précepte, non seulement
de demander ce que nous désirons, mais encore de ne désirer que ce qu’il faut.
Or, le désir tombe sous le précepte de la charité, et la demande sous le
précepte de la religion. Ce précepte se trouve à cet endroit de l’Evangile (Matth., 7, 7) : Demandez
et vous recevrez.
Objection N°3. Il semble qu’il appartienne à la religion d’offrir
à Dieu un culte et des cérémonies. Or, la prière ne paraît rien lui offrir,
mais elle a plutôt pour but d’en obtenir quelque chose en le lui demandant.
Elle n’est donc pas un acte de religion.
Réponse à l’objection N°3 : Par la prière l’homme donne son
âme à Dieu, qu’il la lui soumet par son respect et qu’il la lui présente en
quelque sorte, selon l’expression de saint Denis que nous avons rapportée (art.
1, arg. 2). C’est pourquoi, comme l’âme humaine l’emporte sur les membres du
corps et sur toutes les choses extérieures que l’on emploie au service de Dieu,
de même la prière l’emporte sur tous les autres actes de religion.
Mais c’est le contraire. Le Psalmiste dit (Ps. 140, 2) : Que ma prière
s’élève comme l’encens en votre présence. À cette occasion la glose fait
remarquer (interl. et ordin. implic.) qu’en signe de cette vérité
sous l’ancienne loi on offrait au Seigneur de l’encens dont l’odeur était
agréable. Or, ceci appartient à la religion. La prière est donc un acte de
cette vertu.
Conclusion La prière est un acte de religion, puisque par la
prière l’homme révère Dieu et se soumet à lui.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 81, art. 2 et
4), il appartient en propre à la religion de rendre à Dieu le respect et
l’honneur qui lui sont dus. C’est pourquoi la religion embrasse toutes les
choses par lesquelles on honore Dieu. Or, l’homme le révère par la prière,
puisqu’il se soumet à lui et qu’il avoue en le priant qu’il a besoin de lui,
comme de l’auteur de ses biens. Il est donc évident que la prière est, à
proprement parler, un acte de religion.
Article 4 :
Ne doit-on prier que Dieu ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive prier que Dieu. Car la prière est un acte de religion, comme nous
l’avons dit (art. préc.). Or, la religion ne doit
rendre un culte qu’à Dieu. On ne doit donc prier que lui.
Réponse à l’objection N°1 : Dans nos prières nous ne rendons
un culte de latrie qu’à celui dont nous cherchons à obtenir l’objet de nos
demandes, parce que nous le reconnaissons par là même pour l’auteur de nos
biens ; mais nous ne rendons pas un culte semblable à ceux que nous prions
d’être nos intercesseurs près de Dieu (Pour éviter toute équivoque, les
théologiens appellent le culte rendu à Dieu le culte de latrie, et celui des saints le culte de dulie. Saint Augustin a établi le premier cette distinction (De Trin., liv. 1, chap. 6, et Cont. Faust., liv. 20, chap. 15, De verâ relig.,
chap.55) ; mais si les autres Pères ne se sont pas servis de ces expressions,
il ont eu tous le même sentiment.).
Objection N°2. C’est en vain qu’on adresse une prière à celui qui
ne la connaît pas. Or, il n’y a que Dieu qui connaisse nos prières, soit parce
que le plus souvent on prie plutôt par un acte intérieur que Dieu seul connaît
que de vive voix, suivant ce que dit l’Apôtre (1 Cor., 14, 15) : Je prierai
d’esprit et je prierai de cœur ; soit parce que, selon la remarque de saint
Augustin (Lib. de curâ
pro mortuis agenda, chap. 13, 15 et 16), les morts, même les saints, ne
savent pas ce que l’ont les vivants, ni leurs enfants. On ne doit donc adresser
de prières qu’à Dieu.
Réponse à l’objection N°2 : D’après leur condition naturelle,
les morts ne savent pas ce qui se passe en ce monde, et ils ignorent surtout
les mouvements intérieurs de notre cœur. Mais, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 12, chap. 14), les
bienheureux apprennent dans le Verbe (Il y a des théologiens qui font observer
que quand même les saints ne connaîtraient pas individuellement les prières de
chacun de nous, il n’en serait pas moins très utile de les invoquer, parce
qu’ils prieraient en général pour tous ceux qui s’adressent à eux. C’est
l’observation de Bellarmin (De beatitud., liv. 1, chap. 20), Estius
(in 4, dist. 45, § 20), Sylvius (in
suppl., quest. 72, art. 2).) ce qu’il leur convient de connaître à l’égard
de nos actions, ainsi que par rapport aux mouvements intérieurs de nos cœurs.
Et comme ce qu’il leur importe le plus de connaître, ce sont les demandes qu’on
leur adresse de bouche ou de cœur, il s’ensuit que Dieu les leur manifeste.
Objection N°3. Si nous faisons une prière aux saints, ce n’est
qu’autant qu’ils sont unis à Dieu. Or, il y a des hommes en ce monde ou dans le
purgatoire qui sont très unis à Dieu par la grâce ; cependant on ne leur
adresse pas de prière. Nous ne devons donc pas davantage prier les saints qui
sont dans le paradis.
Réponse à l’objection N°3 : Ceux qui sont en ce monde ou dans
le purgatoire ne jouissent pas encore de la vision du Verbe, pour pouvoir
connaître ce que nous pensons ou ce que nous disons (Il y a des théologiens
très graves qui croient que les âmes du Purgatoire prient pour elles et pour
les autres. C’est le sentiment de Sylvius (in
suppl., quest. 71, art. 6 ad 1), qui cite Estius,
Bellarmin et Medina.). C’est pour ce motif que nous n’implorons pas leurs
suffrages dans nos prières ; cependant nous les réclamons des vivants par le
moyen de la parole.
Mais c’est le contraire.
L’Ecriture dit (Job, 5, 1) : Appelez, s’il y a quelqu’un qui vous réponde ;
mais à qui des saints vous adresseriez-vous ?
Conclusion Quoiqu’on ne doive prier que Dieu pour qu’il nous donne
la grâce ou la gloire, néanmoins il est avantageux de prier les saints, afin
que par leurs prières et leurs mérites nos prières obtiennent leur effet.
Il faut répondre qu’on adresse une prière à quelqu’un de deux
manières : 1° pour qu’il l’accomplisse par lui-même ; 2° pour qu’il en obtienne
par lui-même l’accomplissement. Dans le premier sens, nous prions Dieu, parce
que toutes nos prières doivent avoir pour but d’obtenir la grâce et la gloire
que Dieu seul donne, d’après ce mot du Psalmiste (83, 12) : Le Seigneur donnera la grâce et la gloire.
Dans le second sens, nous prions les anges et les saints, non pour que Dieu
connaisse par eux nos demandes, mais pour que par leurs supplications et leurs
mérites nos prières aient un effet. C’est pourquoi il est dit (Apoc., 8, 4) que la fumée des parfums composés des prières des saints s’élève de la main
de l’ange devant Dieu. Cette vérité est d’ailleurs évidente, d’après les
formules que l’Eglise emploie dans ses prières ; car nous demandons à la sainte
Trinité d’avoir pitié de nous, tandis que nous demandons aux saints, quels
qu’ils soient, de prier pour nous (Il y a cependant dans l’antienne Alma Redemptoris
les mots peccatorum miserere, adressés à la sainte Vierge.
Mais, dans ce cas, on la prie comme la mère de la miséricorde, et ces
expressions n’ont pas le même sens que quand il s’agit de la sainte Trinité.).
Article 5 :
Dans nos prières devons-nous demander à Dieu quelque chose de déterminé ?
Objection N°1. Il semble que
par la prière nous ne devons demander à Dieu rien de déterminé. Car, comme le
dit saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 3, chap.
24), la prière a pour but de demander à Dieu ce qui convient, d’où il résulte
que la prière par laquelle on demande ce qui ne convient pas est inefficace,
d’après ces paroles de saint Jacques (4, 3) : Vous demandez, et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal.
Or, comme le dit saint Paul (Rom., 8,
26), Nous ne savons ce que nous devons
demander pour prier comme il faut. Nous ne devons donc pas, dans nos
prières, demander quelque chose de déterminé.
Réponse à l’objection N°1 : Quoique l’homme ne puisse pas
savoir par lui-même ce qu’il doit demander, cependant l’Esprit-Saint, comme le
dit l’Apôtre lui-même, vient en aide à notre faiblesse, en nous inspirant de
saints désirs, et il nous fait ainsi demander ce qu’il nous faut. C’est ce qui
fait dire au Seigneur (Jean, 4, 24) que les
vrais adorateurs de Dieu doivent l’adorer en esprit et en vérité.
Objection N°2. Celui qui demande d’un autre une chose déterminée
s’efforce de pousser sa volonté à faire ce qu’il veut lui-même. Or, nous ne
devons pas tendre à ce que Dieu veuille ce que nous voulons, mais nous devons
plutôt nous efforcer de vouloir ce qu’il veut, comme le dit la glose (ord. Aug.) à
l’occasion de ces paroles de David (Ps. 32,
1) : Justes, réjouissez-vous dans le
Seigneur. Nous ne devons donc pas, dans nos prières, demander à Dieu
quelque chose de déterminé.
Réponse à l’objection N°2 : Lorsque dans nos prières nous
demandons des choses qui appartiennent à notre salut, nous conformons notre
volonté à celle de Dieu, dont il est dit (1
Tim., 2, 4) qu’il veut sauver tous
les hommes.
Objection N°3. Nous ne devons pas demander à Dieu de mauvaises
choses puisqu’il nous excite à celles qui sont bonnes. Or, il est inutile de
demander à quelqu’un ce qu’il nous engage à recevoir. Nous ne devons donc pas
demander à Dieu quelque chose de déterminé dans nos prières.
Réponse à l’objection N°3 : Dieu nous invite à recevoir les
biens qui nous conviennent, non pour que nous nous en approchions
corporellement, mais pour que nous les sollicitions par de pieux désirs et
d’ardentes prières.
Mais c’est le contraire. Le Seigneur a appris à ses disciples (Matth., chap. 6 et Luc, chap. 11) à demander d’une manière
déterminée ce qui est renfermé dans les demandes de l’oraison dominicale.
Conclusion Il y a des choses que nous devons demander dans nos
prières d’une manière déterminée ; ce sont les biens dont personne ne peut
faire un mauvais usage.
Il faut répondre que, comme le rapporte Valère Maxime (liv. 7, chap.
2), Socrate pensait que l’on devait se borner à demander aux dieux immortels de
nous accorder ce qui nous est bon, parce qu’ils savaient bien ce qui est utile
à chacun de nous : pour nous, ajoute-t-il, le plus souvent nous souhaitons ce
qu’il nous serait plus avantageux de ne pas obtenir. Ce sentiment a quelque
chose de vrai par rapport aux choses qui peuvent avoir une mauvaise issue et
dont l’homme peut faire un bon et un mauvais usage. Tels sont, d’après le même
auteur, les richesses qui sont funestes à un grand nombre, les honneurs qui
corrompent la plupart de ceux qui les obtiennent, le pouvoir qui mène souvent à
une fin déplorable ; les alliances splendides qui sont quelquefois la ruine
absolue des familles. Mais il y a des biens dont l’homme ne peut abuser,
c’est-à-dire qui ne peuvent avoir de mauvais résultats. Ce sont ceux qui nous
rendent heureux et qui nous font mériter la béatitude. Les saints les demandent
d’une manière absolue dans leurs prières, comme le fait David (Ps. 79, 4) : Montrez-moi votre face et nous serons sauvés, et ailleurs (Ps. 118, 35) : Conduisez-moi dans la voie de vos commandements.
Article 6 : L’homme
doit-il demander à Dieu des choses temporelles dans ses prières ?
Objection N°1. Il semble que
l’homme ne doive pas demander à Dieu des choses temporelles, quand il le prie.
Car nous recherchons ce que nous demandons par nos prières. Or, nous ne devons
pas rechercher les biens temporels ; puisqu’il est dit (Matth.,
6, 33) : Cherchez d’abord le royaume de
Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît ; c’est-à-dire
les biens temporels, qu’on ne doit pas rechercher d’après l’Evangile, mais
qu’on doit ajouter aux choses que l’on recherche. On ne doit donc pas demander
à Dieu des choses temporelles dans ses prières.
Réponse à l’objection N°1 : On ne doit pas rechercher principalement
les biens temporels, mais on doit le faire secondairement. C’est ce qui fait
dire à saint Augustin (De serm. Dom. in monte, liv. 2, chap. 16), à l’occasion de
ces paroles de l’Evangile : Illud primo quærendum est, que Notre-Seigneur a désigné ainsi le
royaume de Dieu, parce que les biens temporels ne doivent être recherchés que
postérieurement non quant au temps, mais quant à l’importance ; nous devons
rechercher le royaume céleste comme notre bien, et les avantages temporels
seulement selon qu’ils nous sont nécessaires.
Objection N°2. On ne demande que les choses pour lesquelles on a
de la sollicitude. Or, nous ne devons pas nous inquiéter des choses
temporelles, d’après ce passage de l’Evangile (Matth.,
6, 25) : Ne dites pas avec inquiétude :
Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? Nous ne devons donc pas demander
des choses temporelles dans nos prières.
Réponse à l’objection N°2 : Il n’est pas absolument défendu
de s’occuper des biens temporels ; il n’y a de répréhensible à cet égard qu’une
sollicitude vaine et déréglée, comme nous l’avons vu (quest. 55, art. 6).
Objection N°3. Par la prière nous devons élever notre âme vers
Dieu. Or, en demandant les choses temporelles, elle descend à ce qui est
au-dessous d’elle, contrairement à ce que disait l’Apôtre (2 Cor., 4, 18) : Nous ne
considérons point les choses visibles, mais les invisibles ; parce que les
choses visibles sont temporelles, tandis que celles qui sont invisibles sont
éternelles. L’homme ne doit donc pas demander à Dieu dans ses prières des
choses temporelles.
Réponse à l’objection N°3 : Quand notre intelligence
s’applique aux choses temporelles pour s’y reposer, elle est par là même
abaissée ; mais quand elle s’y applique pour arriver à la béatitude, il n’en
est pas de même, elle est plutôt élevée.
Objection N°4. On ne doit demander à Dieu que des choses bonnes et
utiles. Or, quelquefois les biens temporels sont nuisibles non seulement à
l’âme, mais encore au corps. On ne doit donc pas les demander à Dieu dans la
prière.
Réponse à l’objection N°4 : En demandant les biens temporels,
non comme les biens que nous recherchons principalement, mais relativement à un
autre but, nous demandons par là même à Dieu qu’il nous les accorde selon
qu’ils sont avantageux au salut.
Mais c’est le contraire.
Il est dit (Prov., 30, 8) : Donnez-moi
seulement ce qui me sera nécessaire pour vivre (Jacob disait (Gen., 28, 20-21) :
Si Dieu demeure avec moi, s’il me protège dans le chemin par lequel je
marche, et me donne du pain pour me nourrir, et des vêtements pour me
vêtir ; et si je retourne heureusement en la maison de mon Père, le
Seigneur sera mon Dieu ; et
dans l’oraison qu’il nous a apprise, le Seigneur nous fait dire lui-même : Notre
Père, donnez-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.).
Conclusion Nous ne devons pas demander à Dieu les biens temporels
comme les plus importants et les plus précieux, cependant il nous est permis de
les demander dans nos prières, comme des biens secondaires qui peuvent nous
aider à parvenir à la béatitude.
Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin dans sa lettre à
Proba sur la prière (Epist. 130, chap. 12), il est permis de demander par la prière ce
qu’il est permis de désirer. Or, il est permis de désirer les biens temporels,
non comme des choses principales dans lesquelles nous devons mettre notre fin,
mais comme des secours dont nous nous servons pour tendre à la béatitude, parce
qu’ils sont des moyens de soutenir en nous la vie matérielle et qu’ils sont des
instruments que nous employons pour faire des actes de vertus, comme le dit
encore Aristote (Eth., liv. 1, chap. 8). C’est pour ce motif
qu’il est permis de prier pour les choses temporelles. C’est la doctrine de
saint Augustin qui dit à Proba (loc. cit., chap. 6 et 7) qu’on n’a pas tort de vouloir ce qui est
nécessaire à la vie, sans rien désirer de plus ; qu’on ne recherche pas cet
avantage pour lui-même, mais pour le salut du corps et pour qu’on occupe
convenablement le rang qu’on doit tenir, sans choquer ceux avec lesquels on
doit vivre. On doit donc prier pour obtenir ces biens quand on ne les a pas, ou
pour les conserver quand on les possède.
Article 7 :
Devons-nous prier pour les autres ?
Objection N°1. Il semble que
nous ne devions pas prier pour les autres. Car dans nos prières nous devons
suivre la forme que le Seigneur nous a transmise. Or, dans l’oraison dominicale
nous demandons pour nous et non pour les autres, quand nous disons : Donnez-nous notre pain quotidien, etc. Nous
ne devons donc pas prier pour les autres.
Réponse à l’objection N°1 : Comme l’observe saint Cyprien (Lib. de orat. Dom.),
nous ne disons pas mon Père, mais notre Père ; ni donnez-moi, mais donnez-nous,
parce que le Christ, qui nous a enseigné l’union, n’a pas voulu que nous
fissions notre prière en particulier, de manière que l’on ne prie que pour soi
: car il a voulu qu’un seul prie pour tous, parce que c’est dans l’unité qu’il
nous a tous portés.
Objection N°2. On prie pour être exaucé. Or, une des conditions
nécessaires pour que la prière puisse être exaucée, c’est qu’on prie pour soi.
Ainsi à l’occasion de ces paroles de saint Jean (Jean, chap. 16) : Si vous demandez quelque chose en mon nom,
il vous le donnera ; saint Augustin dit (Tract. 102) : Tout le monde est exaucé pour soi, mais non pour les
autres ; c’est pour cela qu’il n’est pas dit simplement : il donnera, mais il vous
donnera. Il semble donc que nous ne devons pas prier pour les autres, mais
seulement pour nous.
Réponse à l’objection N°2 : Prier pour soi est une condition
qui n’est pas nécessaire pour mériter, mais elle l’est seulement pour être
exaucé. Car il arrive quelquefois que la prière que l’on fait pour un autre
n’est pas exaucée, quoiqu’on la fasse avec piété et persévérance, et qu’elle
ait pour objet ce qui regarde le salut, parce que celui pour lequel on prie y
oppose un obstacle, d’après ces paroles du Seigneur (Jérem.,
15, 1) : Quand Moïse et Samuel se
présenteraient devant moi, mon cœur n’est pas pour ce peuple. Toutefois l’oraison
n’en est pas moins méritoire pour celui qui la fait avec charité, suivant ce
mot du Psalmiste (Ps. 34, 13) : Ma prière retournera dans mon cœur,
c’est-à-dire, d’après la glose (interl.),
quoiqu’elle ne leur soit pas utile, je ne serai cependant pas privé de ma
récompense.
Objection N°3. Il nous est défendu de prier pour les autres, s’ils
sont méchants, d’après ce passage du prophète (Jérem.,
7, 16) : Ne priez donc pas pour ce
peuple, et ne vous opposez pas à moi, parce que je ne vous exaucerai point.
Il ne faut pas non plus prier pour les bons, parce qu’ils sont exaucés quand
ils prient pour eux-mêmes. Il semble donc que nous ne devons pas prier pour les
autres.
Réponse à l’objection N°3 : Il faut prier pour les pécheurs,
afin qu’ils se convertissent, et pour les justes, afin qu’ils persévèrent et
progressent. Ceux qui prient ne sont cependant pas exaucés pour tous les
pécheurs, mais ils le sont pour quelques-uns. Car ils le sont pour les
prédestinés, tandis qu’ils ne le sont pas pour ceux dont la damnation est
prévue ; comme la correction par laquelle nous corrigeons nos frères produit
son effet sur les prédestinés et non sur les réprouvés, suivant cette parole de
l’Ecriture (Ecclésiaste, 7, 14) : Personne ne peut corriger celui que Dieu a
méprisé. C’est pourquoi il est dit (1 Jean, 5, 16) : Si quelqu’un voit son frère commettre un péché qui ne va point à la
mort, qu’il prie, et Dieu donnera la vie à ce pécheur, si son péché ne va point
à la mort. Or, comme nous ne devons priver personne, tant qu’il vit, du
bienfait de la correction, parce que nous ne pouvons pas distinguer les
prédestinés des réprouvés, selon la remarque de saint Augustin (Lib. de corrept.
et grat., chap. 15), de même nous ne devons refuser à personne le suffrage
de nos prières (L’Eglise prie même pour les infidèles et les excommuniés, comme
on le voit à l’office du vendredi saint. Mais ils sont privés de ses suffrages,
parce qu’ils sont séparés d’elle et qu’ils ont cessé d’être ses membres.). —
Nous devons aussi prier pour les justes pour trois raisons : 1° Parce que les
prières de plusieurs sont plus facilement exaucées. Ainsi à l’occasion de ces
paroles de saint Paul (Rom., chap.
15) : Aidez-moi par vos prières, la
glose dit (ordin. Ambros.) que l’Apôtre prie les
moindres fidèles de prier pour lui, parce que les petits, quand ils sont réunis
dans un même sentiment, deviennent grands, et qu’il est impossible que les
prières d’une assemblée n’obtiennent pas ce qu’il est possible d’obtenir. 2°
Pour qu’il y en ait beaucoup qui remercient Dieu des bienfaits qu’il accorde
aux justes et qui tournent à l’avantage de la multitude, comme on le voit par
saint Paul (2 Cor., chap. 1). 3°
Enfin pour que les grands ne s’enorgueillissent pas à la pensée qu’ils n’ont
pas besoin des suffrages des petits.
Mais c’est le contraire.
Il est dit (Jacques, 5, 16) : Priez les uns pour les autres, afin que vous
soyez sauvés (Saint Paul
dit (1 Tim., 2, 1) : Je demande
donc avant toutes choses que l’on fasse des supplications, des prières, des
intercessions et des actions de grâces pour tous les hommes. On pourrait multiplier à l’infini les
passages de l’Ecriture qui justifient la pratique constante de l’Eglise.).
Conclusion Puisque nous devons désirer du bien non seulement à
nous-mêmes, mais encore aux autres par charité, il faut que nous priions aussi
pour les autres et pas seulement pour nous-mêmes.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), nous devons demander dans nos prières ce que nous
devons désirer. Or, nous devons désirer du bien non seulement à nous, mais
encore aux autres ; car ce sentiment est de l’essence de l’amour que nous
devons avoir pour le prochain, comme on le voit d’après ce que nous avons dit
(quest. 25 et 26). C’est pourquoi la charité demande que nous priions pour les
autres. C’est ce qui fait dire à saint Chrysostome (alius auctor Sup. Matth.
hom. 14 in opere imperf.) : La nécessité nous contraint de prier pour
nous-mêmes ; la charité fraternelle nous exhorte à le faire pour les autres. La
prière la plus douce devant Dieu n’est pas celle que la nécessité impose, mais
celle que la charité fraternelle recommande.
Article 8 :
Devons-nous prier pour nos ennemis ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas prier pour ses ennemis. Car, selon l’expression de saint Paul (Rom., 15, 4) : Tout ce qui a été écrit l’a été pour notre enseignement. Or, dans
l’Ecriture sainte on trouve une multitude d’imprécations contre les ennemis.
Ainsi il est dit (Ps. 6, 11) : Que tous mes ennemis rougissent et qu’ils
soient troublés, qu’ils soient mis en fuite aussitôt et qu’ils soient couverts
de confusion. Nous devons donc prier plutôt contre nos ennemis que pour
eux.
Réponse à l’objection N°1 : Les imprécations qui se trouvent
dans l’Ecriture sainte, peuvent s’entendre de quatre manières : 1° Selon que
les prophètes ont coutume d’employer l’imprécation pour figurer l’avenir qu’ils
prédisent, comme le dit saint Augustin (De
serm. Dom., liv. 1, chap. 21). 2° Dans le sens
que Dieu envoie quelquefois des maux temporels aux pécheurs pour les corriger.
3° Parce que ces paroles s’entendent non des hommes eux-mêmes, mais de l’empire
du péché, de telle sorte que ceux qui les emploient souhaitent que la
correction des hommes amène la ruine du péché. 4° Leur volonté se trouvait
conforme à la justice divine à l’égard de la damnation de ceux qui persévèrent
dans le péché.
Objection N°2. La vengeance envers les ennemis leur est funeste.
Or, les saints demandent à être vengés de leurs ennemis, d’après ce passage de
saint Jean (Apoc., 6, 10) : Jusqu’à quand différerez-vous à venger notre sang de ceux qui habitent
la terre. D’où il résulte qu’ils se réjouissent de la vengeance des impies,
d’après ces paroles du Psalmiste (Ps.
57, 11) : Le juste se réjouira, quand il
se verra vengé. On ne doit donc pas prier pour ses ennemis, mais on doit
plutôt prier contre eux.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Augustin (ibid., chap. 22, et lib. 2 de quæst. Evang.,
quest. 45), la vengeance des martyrs a pour but le renversement de l’empire du
péché, dont le règne a été cause de leurs tourments. Or, d’après ce qu’il dit (Lib. de quæst. Vet.
et Nov. Test., quest. 68) : Ce n’est pas par leur bouche, mais par la
raison qu’ils demandent à être vengés ; comme le sang d’Abel criait de terre.
S’ils se réjouissent de leur vengeance, ce n’est pas pour elle-même, mais c’est
à cause de la justice de Dieu.
Objection N°3. L’action de l’homme et sa prière ne doivent pas
être contraires. Or, quelquefois les hommes attaquent licitement leurs ennemis
: autrement toutes les guerres seraient injustes ; ce qui est opposé à ce que
nous avons dit (quest. 40, art. 1). Nous ne devons donc par prier pour nos
ennemis.
Réponse à l’objection N°3 : Il est permis de combattre les ennemis
pour les éloigner du péché, ce qui tourne à leur avantage et à celui des autres
; et par conséquent il est également permis de demander par la prière qu’il
leur arrive quelques maux temporels (On peut également, dans l’intérêt de son
salut, se souhaiter des afflictions, des souffrances et des peines temporelles
de toutes sortes. Ainsi saint Paul disait : Cupio dissolvi et esse cum Christo. C’était le
même sentiment qui faisait dire à sainte Thérèse : aut pati aut mori. Mais on peut rarement
souhaiter aux autres des revers temporels, parce qu’il y a danger d’obéir en
cela à un sentiment de haine, et que d’ailleurs il peut y avoir scandale.) pour
qu’ils se corrigent. L’action et la prière ne sont donc pas contraires.
Mais c’est le contraire.
Il est dit dans l’Evangile (Matth., 5, 44) : Priez
pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient.
Conclusion Nous devons prier non seulement pour nos amis, mais
encore pour nos ennemis au même titre que nous sommes tenus de les aimer par
charité.
Réponse Il faut répondre qu’il appartient à la charité de prier pour les
autres, comme nous l’avons dit (art. préc.). Nous
sommes donc tenus de prier pour nos ennemis au même titre que nous sommes tenus
de les aimer. Or, nous avons montré (quest. 25, art. 8 et 9) de quelle manière
nous sommes tenus de les aimer ; c’est-à-dire que nous devons aimer en eux leur
nature, mais non leur péché. Nous avons aussi prouvé qu’il est de précepte de
les aimer en général, mais non de les aimer en particulier, sinon d’après les
dispositions du cœur ; de telle sorte que l’on doit être disposé à aimer son
ennemi en particulier, à l’aider dans le cas de nécessité, ou s’il sollicitait
son pardon. Mais il est de la perfection d’aimer en particulier ses ennemis
d’une manière absolue et de leur prêter secours. De même il est nécessaire que
dans nos prières générales que nous faisons pour les autres, nous n’excluions
pas nos ennemis (Ainsi, quand on prie pour une communauté ou pour une ville, on
ne doit pas excepter dans sa prière les individus qui font partie de cette
communauté ou de cette ville, parce qu’il y aurait là un acte de haine.). Mais
c’est un acte de perfection que de prier spécialement pour eux ; on n’y est pas
obligé, sinon dans quelque cas particulier.
Objection N°1. Il semble que
les sept demandes de l’oraison dominicale ne soient pas exprimées convenablement.
Car il est inutile de demander la sanctification de ce qui est toujours saint.
Or, le nom de Dieu est toujours saint, d’après ces paroles de saint Luc (1, 49)
: Son nom est saint. Son royaume est
aussi éternel ; puisqu’il est écrit (Ps.
144, 13) : Votre royaume, Seigneur, embrasse tous les siècles ; sa volonté
est également toujours accomplie ; car Dieu dit lui-même (Is. 46, 10) : Ma volonté s’accomplira tout entière. Il
est donc inutile de demander que le nom de Dieu soit sanctifié, que son règne
arrive, et que sa volonté soit faite.
Réponse à l’objection N°1 : D’après saint Augustin (lib. 2 De Serm. Dom. in
monte, chap. 5), quand nous disons : Que
votre nom soit sanctifié, nous ne faisons pas cette demande comme si le nom
de Dieu n’était pas saint, mais pour qu’il soit considéré comme tel par tous
les hommes, ce qui se rapporte à la propagation de la gloire de Dieu dans le
genre humain. En disant : Que votre règne
arrive, nous ne le disons pas, comme si Dieu ne régnait pas maintenant,
mais ainsi que le dit encore saint Augustin à Proba (ut sup., chap. 11), nous excitons par là
notre désir vers ce royaume pour qu’il vienne en nous et que nous régnions avec
lui. Quant à ces mots : Que votre volonté
soit faite, ils signifient que nous désirons qu’on obéisse à ses préceptes,
sur la terre comme au ciel,
c’est-à-dire qu’il soit servi par les hommes comme par les anges. Par
conséquent, ces trois demandes auront leur accomplissement parfait dans la vie
future, tandis que les quatre autres appartiennent aux besoins de la vie
présente, comme l’observe le même docteur (Ench., chap. 115).
Objection N°2. Il faut s’éloigner du mal avant de faire le bien.
Il semble donc que l’on ait eu tort de mettre les demandes qui ont pour but
d’obtenir le bien avant celles qui ont pour objet d’éloigner le mal.
Réponse à l’objection N°2 : La prière étant l’interprète du
désir, l’ordre de demandes ne répond pas à l’ordre d’exécution, mais à l’ordre
de désir ou d’intention, dans lequel la fin est avant les moyens et la
recherche du bien avant l’éloignement du mal.
Objection N°3. On demande une chose pour qu’on la donne. Or, le
principal don de Dieu est l’Esprit-Saint et les choses qu’il produit en nous.
Il semble donc que les demandes soient mal faites, puisqu’elles ne
correspondent pas aux dons de l’Esprit-Saint.
Réponse à l’objection N°3 : Saint Augustin met les sept
demandes en rapport avec les dons et les béatitudes, en disant (lib. 2 De Serm. Dom. in
mont., chap. 11) : Si nous avons la crainte de Dieu, qui donne aux
bienheureux l’esprit de pauvreté, demandons que le nom de Dieu soit sanctifié
parmi les hommes par une crainte chaste. Si nous avons la piété, qui rend
bienheureux ceux qui sont doux, demandons que son règne arrive, afin que nous
nous adoucissions nous-mêmes et que nous ne lui résistions pas. Si nous avons
la science, qui rend heureux ceux qui pleurent, prions pour que sa volonté soit
faite, et alors nous ne pleurerons plus. Si c’est la force qui rend heureux
ceux qui ont faim, prions pour que nous recevions notre pain quotidien. Si
c’est le conseil par lequel les bienheureux sont miséricordieux, pardonnons les
offenses qui nous ont été faites pour qu’on nous pardonne les nôtres. Si c’est
l’intellect par lequel les bienheureux ont le cœur pur, prions pour que notre
cœur ne se partage pas en recherchant les biens temporels, qui sont pour nous
des causes de tentation. Si c’est la sagesse par laquelle les bienheureux sont
pacifiques, puisqu’ils seront appelés les enfants de Dieu, prions pour que nous
soyons délivrés du mal ; car cette délivrance, en nous affranchissant, nous
rendra des enfants de Dieu.
Objection N°4. D’après saint Luc il n’y a que cinq demandes dans
l’oraison dominicale, comme on le voit (Luc, chap. 11). Il était donc superflu
d’en distinguer sept d’après saint Matthieu.
Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit saint Augustin (Ench., cap. 116), saint Luc, au lieu des
sept demandes de l’oraison dominicale, n’en a rapporté que cinq, pour nous
montrer que la troisième est en quelque sorte une répétition des deux premières,
et en l’omettant il nous l’a mieux fait comprendre ; car la volonté de Dieu a
principalement pour but que nous connaissions sa sainteté et que nous régnions
avec lui. Quant à la dernière demande, qui est dans saint Matthieu : Délivrez-nous du mal, saint Luc ne l’a
pas non plus rapportée, pour que chacun sache que la délivrance du mal consiste
précisément à ne pas succomber à la tentation.
Objection N°5. Il paraît inutile de captiver la bienveillance de
celui qui nous a déjà prévenus. Or, Dieu nous a prévenus par sa bienveillance,
parce qu’il nous a aimés le premier,
comme le dit saint Jean (1 Jean, 4, 19). Il est donc superflu de débuter par
ces paroles : Notre Père qui êtes dans
les cieux, parce qu’elles paraissent employées à dessein pour exciter la
bienveillance de Dieu.
Réponse à l’objection N°5 : Nous ne prions pas Dieu pour le
fléchir, mais pour exciter en nous une plus grande confiance à son égard, et
cette confiance est principalement excitée par la considération de l’amour
qu’il a pour nous et par lequel il veut notre bien ; c’est ce qui nous fait
dire : Notre Père ; elle est aussi
produite par la vue de la supériorité de sa puissance, et c’est pour cela que
nous ajoutons : qui êtes dans les cieux.
Mais c’est le contraire. Nous n’avons pas besoin d’une autre
autorité que celle du Christ qui est lui-même l’auteur de cette prière.
Conclusion La prière que le Seigneur a composée de sept demandes
dans l’Evangile est très convenable et très parfaite.
Il faut répondre que l’oraison dominicale est infiniment parfaite,
parce que, comme le dit saint Augustin à Proba (Epist. 130) : Si nous prions
convenablement et comme il faut, nous ne pouvons dire rien autre chose que ce
que cette prière renferme. Car la prière étant près de Dieu l’interprète de nos
désirs, nous ne pouvons demander légitimement que ce que nous pouvons désirer
de même. Or, dans l’oraison dominicale nous demandons non seulement ce qui peut
être l’objet légitime de nos désirs, mais nous le demandons encore dans l’ordre
où nous devons le désirer ; de telle sorte que cette prière ne nous apprend pas
seulement à demander, mais elle forme encore toutes nos affections. En effet il
est évident que la première chose que nous désirons, c’est notre fin, puis les
moyens qui y mènent. Notre fin est Dieu, et notre affection se porte vers lui
de deux manières, selon que nous voulons sa gloire ou selon que nous en
désirons la jouissance. La première de ces deux choses appartient à l’amour par
lequel nous aimons Dieu en lui- même ; la seconde se rapporte à l’amour par
lequel nous nous aimons en lui. C’est pourquoi la première demande est celle-ci
: Que votre nom soit sanctifié ; et
la seconde : que votre règne arrive.
Par la première nous demandons la gloire de Dieu ; par la seconde nous
demandons à y parvenir. — Les moyens nous mettent en rapport avec notre fin de
deux manières : par eux-mêmes et par accident. Ce qui nous y ordonne de
soi-même, c’est le bien qui nous est utile pour l’obtenir. Or, une chose est
utile à la fin de la béatitude de deux façons : 1° Directement et
principalement selon le mérite par lequel nous méritons la béatitude en
obéissant à Dieu ; et c’est à ce sujet qu’il est dit : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. 2°
Instrumentalement, comme un secours qui nous aide à acquérir des mérites, et
c’est pour ce motif qu’il est dit : Donnez-nous
notre pain quotidien ; soit qu’on entende par là le pain sacramentel dont
l’usage quotidien fait faire à l’homme des progrès spirituels, et qui comprend
tous les autres sacrements ; soit qu’on entende le pain corporel, de manière à
exprimer par là tout ce qui est nécessaire à la vie, comme le dit saint
Augustin à Probat (ut sup., chap. 11), parce que l’Eucharistie est le principal
sacrement et le pain la principale nourriture. C’est pourquoi il est appelé
dans l’Evangile de saint Matthieu supersubstantialis, c’est-à-dire principal, comme l’explique
saint Jérôme (Sup., chap. 6). — Par
accident nous sommes mis en rapport avec la béatitude par l’éloignement de ce
qui nous empêche de l’obtenir. Or, il y a trois choses qui nous en empêchent :
1° le péché qui exclut directement du royaume céleste, d’après ce passage de
l’Apôtre (1 Cor., 6, 9) : Ni les fornicateurs ni les idolâtres… ne
posséderont le royaume de Dieu. Et c’est à cela que se rapporte cette
demande : Pardonnez-nous nos offenses.
2° La tentation qui nous empêche d’observer la volonté de Dieu, et c’est pour
ce motif qu’il est dit : Et ne nous
laissez pas succomber à la tentation ; nous demandons ainsi non pas à ne
point être tentés, mais à ne pas être vaincus par la tentation. 3° Les peines
présentes qui nous empêchent de nous procurer ce qu’il nous faut pour vivre, et
c’est relativement à elles que nous disons : Délivrez-nous du mal (Saint Thomas a composé un opuscule particulier
sur le Pater, qui est une des
meilleures paraphrases que nous connaissions (Vid. Opuscul.).).
Article 10 : La
prière est-elle le propre de la créature raisonnable ?
Objection N°1. Il semble que la
prière ne soit pas le propre de la créature raisonnable ; car il semble que
demander et recevoir se rapportent au même être. Or, recevoir convient aux
personnes incréées, c’est-à-dire au Fils et au Saint-Esprit. Il leur convient
donc aussi de prier ; car le Fils dit (Jean, 14, 16) : Je prierai mon Père, et l’Apôtre dit de l’Esprit-Saint (Rom., 8, 26) : L’Esprit demande pour nous.
Réponse à l’objection N°1 : Il convient aux personnes divines
de recevoir par nature, tandis que la prière est le propre de celui qui reçoit
par grâce. Quand on dit que le Fils prie, ces paroles s’entendent de la nature
qu’il a prise, c’est-à-dire de la nature humaine et non de la nature divine. Il
est dit que l’Esprit-Saint demande, parce qu’il nous fait demander (Le mot pour nous signifie qu’il demande à notre
place et qu’il supplée à notre faiblesse et à nos imperfections.).
Objection N°2. Les anges sont au-dessus des créatures
raisonnables, puisqu’ils sont des substances intellectuelles. Or, il appartient
aux anges de prier. Ainsi il est dit (Ps.
96, 8) : Adorez-le, vous tous qui êtes
ses anges. La prière n’est donc pas le propre de la créature raisonnable.
Réponse à l’objection N°2 : L’intellect et la raison ne sont
pas en nous des facultés diverses, comme nous l’avons vu (1a pars,
quest. 79, art. 8), mais elles diffèrent comme le parfait et l’imparfait. C’est
pour ce motif que l’on distingue quelquefois les créatures intellectuelles, qui
sont les anges, des créatures raisonnables, et d’autres fois on les comprend
sous cette expression. C’est dans ce dernier sens que nous disons que la prière
est le propre de la créature raisonnable.
Objection N°3. Celui qui invoque Dieu le prie, puisqu’on l’invoque
principalement par la prière. Or, il convient aux animaux d’invoquer Dieu,
puisqu’il est dit (Ps. 146, 9) : que c’est lui qui donne aux animaux leur
nourriture, ainsi qu’aux petits des corbeaux qui l’invoquent. La prière
n’est donc pas le propre de la créature raisonnable.
Réponse à l’objection N°3 : Il est dit que les petits des
corbeaux invoquent Dieu (Ces paroles doivent se prendre dans un sens
métaphorique.), à cause du désir naturel par lequel tous les êtres veulent, à
leur manière, participer à la bonté divine. C’est de la sorte qu’on dit
également que les animaux obéissent à Dieu, à cause de l’instinct naturel par
lequel il les meut.
Mais c’est le contraire. La prière est un acte de la raison, comme
nous l’avons vu (art. 1). Or, la créature raisonnable tire son nom de la
raison. La prière lui est donc propre.
Conclusion Ni les personnes divines, ni les animaux ne prient, il
n’y a que les créatures raisonnables.
Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons
dit (ibid.), la prière est un acte de
la raison par lequel on prie celui qui est au-dessus de soi ; comme le
commandement est un acte de la raison par lequel on dispose d’un inférieur pour
un but quelconque. La prière convient donc proprement à celui qui a la raison
et un supérieur qu’il peut prier. Puisqu’il n’y a rien au-dessus des personnes
divines et que les animaux n’ont pas la raison, il s’ensuit que la prière ne
convient ni aux uns, ni aux autres, et que par conséquent elle est le propre de
la créature raisonnable (Sous ce mot, saint Thomas comprend les anges aussi
bien que les hommes, comme il le dit dans sa réponse au deuxième argument.).
Article 11 :
Les saints qui sont dans le ciel prient-ils pour nous ?
Objection N°1. Il semble que
les saints qui sont dans le ciel ne prient pas pour nous ; car l’acte d’une
personne est plus méritoire pour elle que pour les autres. Or, les saints qui
sont dans le ciel ne méritent ni ne prient pour eux, parce qu’ils sont arrivés
à leur terme ; ils ne prient donc pas non plus pour nous.
Objection N°2. Les saints conforment parfaitement leur volonté à
celle de Dieu, de manière à ne vouloir que ce qu’il veut. Or, ce que Dieu veut
s’accomplit toujours. C’est donc en vain que les saints prient pour nous.
Objection N°3. Comme les saints qui sont dans le ciel nous sont
supérieurs, de même ceux qui sont dans le purgatoire, parce qu’ils ne peuvent
plus pécher. Or, ceux qui sont dans le purgatoire ne prient pas pour nous, mais
nous prions plutôt pour eux. Donc les saints qui sont dans le ciel ne prient
pas non plus pour nous.
Objection N°4. Si les saints qui sont dans le ciel priaient pour
nous, la prière des saints les plus éminents serait plus efficace. On ne
devrait donc pas implorer le suffrage des autres, mais seulement le leur.
Objection N°5. L’âme de Pierre n’est pas Pierre. Si les âmes des
saints priaient pour nous, tant qu’elles sont séparées du corps, nous ne
devrions donc pas prier saint Pierre d’intercéder pour nous, mais son âme.
Cependant l’Eglise fait le contraire. Par conséquent, du moins avant la
résurrection, les saints ne prient pas pour nous.
Mais c’est le contraire.
Il est dit (2. Mach., 15, 14) : Celui qui prie beaucoup pour le
peuple et toute la ville sainte, c’est Jérémie, le prophète de Dieu (Saint Pierre écrivait (2 Pierre, 1,
15) : Mais j’aurai soin que, même après mon départ, vous puissiez toujours
conserver le souvenir de ces choses, et saint Jean dit des vingt-quatre
vieillards (Apoc., 5, 8) : et vingt-quatre vieillards
se prosternèrent devant l’Agneau, ayant chacun des harpes et des coupes d’or
pleines de parfums, qui sont les prières des saints.).
Conclusion Les saints qui sont dans le ciel étant parfaitement
affermis dans la charité prient pour nous.
Il faut répondre que, comme le dit saint Jérôme (Lib. cont. Vigil.), Vigilance a erré en
soutenant que tant que nous vivons nous pouvons prier les uns pour les autres,
mais qu’après la mort les prières que nous faisons pour les autres ne doivent
jamais être exaucées, puisque les martyrs qui demandent la vengeance de leur
sang ne peuvent l’obtenir. Or, cette opinion est absolument fausse ; parce que
quand on prie pour les autres on le fait par charité, comme nous l’avons dit
(art. 7 et 8). Par conséquent, plus la charité des saints qui sont dans le ciel
est parfaite, et plus ils prient pour les voyageurs qu’ils peuvent aider de
leurs prières, et leurs prières sont d’autant plus efficaces qu’ils sont plus
près de Dieu ; car, d’après l’ordre établi par la Providence, l’excellence des
êtres supérieurs rejaillit sur les inférieurs, comme la clarté du soleil dans
l’air. C’est pourquoi saint Paul dit du Christ (Héb., 7, 25) : Qu’il peut sauver
pour toujours celui qui s’approche de Dieu par son entremise, étant toujours
vivant et en état d’intercéder pour nous. C’est pour cette raison que saint
Jérôme dit à Vigilance (loc. sup. cit.)
: Si les apôtres et les martyrs, quand ils sont sur la terre et qu’ils doivent
songer à eux, prient néanmoins pour les autres, à plus forte raison le font-ils
après qu’ils sont couronnés, victorieux et triomphants.
Il faut répondre au premier argument, que rien ne manque aux
saints qui sont dans le ciel, puisqu’ils sont bienheureux, sinon la gloire du
corps pour laquelle ils prient. Mais ils prient pour nous, qui manquons de la
perfection dernière de la béatitude, et leurs prières tirent leur efficacité de
leurs mérites antérieurs et de la bonté de Dieu qui les reçoit.
Il faut répondre au second, que les saints obtiennent ce que Dieu
veut faire arriver par leurs prières, et ils demandent ce qu’ils croient que
leurs prières doivent obtenir d’après la volonté de Dieu.
Il faut répondre au troisième, que ceux qui sont dans le
purgatoire, quoiqu’ils soient au-dessus de nous à cause de leur impeccabilité,
sont cependant au-dessous relativement aux peines qu’ils endurent, et d’après
cela ils ne sont pas en état de prier (Nous avons fait observer que l’opinion
contraire ne manque pas de probabilité.), mais il faut plutôt que nous priions
pour eux.
Il faut répondre au quatrième, que Dieu veut que les inférieurs
soient aidés par tous ceux qui sont au-dessus d’eux. C’est pourquoi nous devons
implorer non seulement les plus grands saints, mais encore ceux qui sont les
moins élevés ; autrement il n’y aurait que la miséricorde de Dieu que nous
dussions implorer. Cependant il arrive quelquefois que l’invocation d’un saint
inférieur est plus efficace, soit parce qu’on l’invoque avec plus de dévotion,
soit parce que Dieu veut manifester sa sainteté.
Il faut répondre au cinquième, que les saints ayant mérité pendant
leur vie de prier pour nous, nous les invoquons pour ce motif sous les noms
qu’ils portaient ici-bas et par lesquels ils nous sont le plus connus. Nous le
faisons aussi pour montrer la foi que nous avons dans la résurrection. C’est
ainsi que le Seigneur dit lui-même (Ex.,
3, 6) : Je suis le Dieu d’Abraham,
etc.
Article 12 :
La prière doit-elle être vocale ?
Objection N°1. Il semble que la
prière ne doive pas être vocale ; car la prière, comme on le voit d’après ce
que nous avons dit (art. 4), s’adresse principalement à Dieu. Or, Dieu connaît
le langage du cœur. Il est donc inutile de faire des prières vocales.
Réponse à l’objection N°1 : L’on ne fait pas la prière vocale
pour apprendre à Dieu quelque chose qu’il ignore, mais pour élever vers lui
l’âme de celui qui prie ou celle des autres.
Objection N°2. Par la prière l’esprit de l’homme doit s’élever
vers Dieu, comme nous l’avons dit (art. 1, Réponse N°2). Or, les paroles empêchent
les hommes de s’élever vers Dieu par la contemplation, comme toutes les autres
choses sensibles. On ne doit donc pas se servir de paroles dans la prière.
Réponse à l’objection N°2 : Les paroles qui se rapportent à
autre chose distraient l’esprit et empêchent la dévotion de celui qui prie ;
mais celles qui expriment quelque chose qui regarde la dévotion excitent les
âmes, principalement celles qui sont le moins dévotes.
Objection N°3. La prière doit être offerte à Dieu dans le secret,
d’après ce passage de l’Evangile (Matth., 6, 6) : Pour vous, quand vous voudrez prier, entrez
dans votre chambre, fermez-en la porte et priez votre Père dans le secret.
Or, la parole rend la prière publique. La prière ne doit donc pas être vocale.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Chrysostome (Sup. Matth, hom. 13 alius auctor
oper. imperf.) :
Dieu nous défend de prier dans les assemblées dans le dessein de s’y faire
voir. C’est pourquoi celui qui prie ne doit rien faire d’extraordinaire qui
attire les regards des hommes ; il ne doit ni crier, ni se frapper la poitrine,
ni étendre les bras. Cependant, comme l’observe saint Augustin (De Serm. Dom.,
liv. 2, chap. 3), ce n’est pas un mal d’être vu par les hommes, mais c’en est
un d’agir pour se faire voir.
Mais c’est le contraire.
Le Psalmiste dit (Ps. 14, 4) : J’ai
élevé la voix pour crier vers le Seigneur ; j’ai élevé la voix vers le Seigneur
pour le prier.
Conclusion Il est convenable que la prière commune ou publique
soit vocale, mais il n’est pas nécessaire que la prière particulière ou privée
le soit ; cependant elle peut l’être si on a recours à ce moyen pour exciter sa
dévotion ou par suite de la joie spirituelle qu’on éprouve.
Il faut répondre qu’il y a deux sortes de prière, la prière
commune et la prière particulière. La prière commune est celle qui est offerte
à Dieu par les ministres de l’Eglise, comme étant les représentants de tous les
fidèles. C’est pourquoi il faut que cette prière soit connue de tout le peuple
pour lequel on la fait : ce qui n’est possible qu’autant qu’elle est vocale. On
a donc eu raison de décider que les ministres de l’Eglise prononceraient ces
prières à haute voix, pour qu’elles puissent parvenir à la connaissance de
tous. La prière particulière est celle qui est faite par un individu quel qu’il
soit, soit qu’il prie pour lui, soit qu’il prie pour les autres. Il n’est pas
nécessaire que cette prière soit vocale. Cependant on la fait oralement pour
trois raisons : 1° pour exciter la dévotion intérieure par laquelle l’âme de
celui qui prie s’élève vers Dieu : parce que les signes extérieurs qui se
manifestent par la parole ou par d’autres actes agissent sur l’intelligence
humaine sous le rapport de la perception, et par conséquent aussi sous le
rapport de l’affection. C’est ce qui fait dire à saint Augustin dans sa lettre
à Proba (Ep. 130)
que nous nous excitons nous-mêmes plus vivement par des paroles et par d’autres
signes au développement des saints désirs que nous formons. C’est pourquoi,
dans la prière particulière on ne doit faire usage des paroles et des signes
qu’autant qu’ils sont utiles pour embraser le cœur intérieurement. Mais si
l’intelligence est par là distraite ou gênée de quelque manière, on ne doit pas
avoir recours à ce moyen. C’est ce qui arrive principalement à ceux dont l’âme
est suffisamment disposée â la dévotion sans l’emploi de ces signes. Ainsi
David disait (Ps. 26, 8) : Mon cœur vous a parlé, mon visage vous a
recherché, et on rapporte (1 Rois,
1, 13) qu’Anne parlait dans son cœur.
2° On fait la prière vocale, pour rendre en quelque sorte à Dieu ce qu’on lui
doit ; c’est-à-dire pour le servir d’après tout ce qu’on tient de lui, par
conséquent non seulement de cœur, mais encore de corps ; ce qui convient
principalement à la prière, selon qu’elle est satisfactoire. D’où le prophète
dit (Os., 14, 3) : Otez toutes nos iniquités, agréez le bien
que vous mettez en nous, et nous vous rendrons le sacrifice de nos lèvres.
3° On emploie la prière vocale par suite de l’influence que l’âme exerce sur le
corps lorsqu’elle est vivement affectée, d’après cette parole du Psalmiste (Ps., 15, 9) : Mon cœur s’est réjoui et ma langue a tressailli.
Article 13 :
Est-il nécessaire que la prière soit attentive ?
Objection N°1. Il semble qu’il
soit nécessaire d’être attentif dans sa prière. Car saint Jean dit (Jean, 4, 24)
: Dieu est esprit, et il faut que ceux
qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité. Or, la prière n’est pas
dans l’esprit, si elle n’est pas faite attentivement. Il est donc nécessaire
qu’elle soit faite ainsi.
Réponse à l’objection N°1 : Il prie en esprit et en vérité celui que l’impulsion de l’Esprit-Saint
porte à prier, quand même, par faiblesse, il se laisserait ensuite aller à des
distractions.
Objection N°2. La prière est l’élévation de l’âme vers Dieu. Or,
quand la prière n’est pas faite avec attention, l’âme ne s’élève pas vers Dieu.
On est donc obligé de la faire de la sorte.
Réponse à l’objection N°2 : La faiblesse de notre nature ne
permet pas à notre esprit de rester longtemps à une certaine élévation, car le
poids de l’infirmité humaine abaisse l’âme vers les choses inférieures. C’est
pourquoi il arrive que quand l’âme de celui qui prie s’élève vers Dieu par la
contemplation, il est aussitôt distrait par suite de sa faiblesse.
Objection N°3. Il est nécessaire que la prière soit exempte de
péché. Or, elle n’en est pas exempte, quand on la fait avec un esprit dissipé ;
car il semble qu’on se moque de Dieu, comme si l’on parlait à un homme sans
faire attention à ce qu’on lui dit. Ainsi saint Basile dit (Lib. de const. monast.,
chap. 1) qu’on ne doit pas implorer le secours de Dieu lâchement, ni avec un
esprit qui va de côté et d’autre ; parce que dans ce cas non seulement on n’obtient
pas de Dieu ce qu’on lui demande, mais on l’irrite plutôt. Il faut donc que la
prière soit faite avec attention.
Réponse à l’objection N°3 : Si l’on a des distractions
volontaires dans ses prières, c’est un péché, et ces distractions empêchent le
fruit de la prière. C’est pour remédier à cet inconvénient que saint Augustin
dit (in Regul.,
epist. 121) : Quand vous priez Dieu par des psaumes
et des hymnes, méditez dans votre cœur les choses que votre bouche prononce.
Mais les distractions qui sont involontaires n’empêchent pas la prière d’être
fructueuse. C’est ce qui fait dire à saint Basile (loc. cit., Objection N°3) : Si, affaibli par le péché, vous ne
pouvez prier attentivement, contenez-vous, autant que vous le pourrez, et Dieu
vous pardonnera : parce que si vous ne pouvez vous tenir devant lui comme il
faut, ce n’est pas par négligence, mais par fragilité.
Mais c’est le contraire. Car il y a des saints qui ont quelquefois
des distractions dans leurs prières, selon cette expression de David (Ps. 39, 13) : Mon cœur m’a abandonné.
Conclusion Il faut que la prière soit attentive, du moins dans la
première intention, pour qu’elle soit méritoire, pour qu’elle obtienne ce que
nous demandons, et qu’elle fortifie spirituellement l’esprit.
Il faut répondre que cette question se rapporte principalement à
la prière vocale. À cet égard il faut observer qu’on dit qu’une chose est
nécessaire de deux manières : 1° on appelle nécessaire le moyen par lequel on
arrive mieux à sa fin ; dans ce sens l’attention est absolument nécessaire à la
prière. 2° On dit qu’une chose est nécessaire quand une chose ne peut pas sans
elle obtenir son effet. Or, la prière a trois sortes d’effets. Le premier est
commun à tous les actes que la charité anime, c’est le mérite. Pour obtenir cet
effet il n’est pas nécessaire que l’on soit attentif à la prière dans toute son
étendue ; mais la force de la première intention (Il suffit de ce qu’on appelle
l’attention virtuelle. Cette attention suppose une attention actuelle qui a
d’abord précédé et qui est ensuite moralement persévérante, parce qu’elle n’a
pas été révoquée par une intention contraire ou par l’entreprise d’une œuvre
incompatible avec elle.), par laquelle on se met à prier, rend tout entière la
prière méritoire, comme il en est d’ailleurs de tous les autres actes
méritoires. — Le second effet de la prière lui est propre ; il consiste à
obtenir quelque chose. C’est encore assez pour cet effet de la première
intention que Dieu considère principalement. Mais si cette première intention fait
défaut, la prière n’est ni méritoire, ni impétratoire. Car Dieu n’écoute pas la
prière de celui qui ne fait pas attention à ce qu’il dit, selon la remarque de
saint Grégoire (Mor., liv. 22, chap. 13).
— Le troisième effet de la prière est celui qu’elle produit pour le moment,
c’est-à-dire le renouvellement spirituel de l’âme. A cet égard il est
absolument nécessaire que nous soyons attentifs à nos prières (Il faut pour
cela une attention actuelle.). C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (1 Cor., 14, 14) : Si je prie sans comprendre, mon intelligence est sans fruit. —
Toutefois il faut observer que dans la prière vocale on peut être attentif de
trois manières. On peut faire attention aux mots pour ne pas se tromper en les
prononçant (C’est ce qu’on appelle l’attention superficielle.), on peut ensuite
faire attention au sens des paroles (C’est l’attention littérale.), enfin
l’attention peut se porter vers ce qui est la fin de la prière, c’est-à-dire
vers Dieu et vers la chose pour laquelle on le prie (C’est l’attention
spirituelle.). Cette dernière espèce d’attention est la plus nécessaire, et les
plus simples (Ainsi il n’est pas nécessaire qu’ils comprennent les prières de
l’Eglise pour en profiter, il suffit qu’ils s’unissent de cœur à ceux qui les
prononcent.) peuvent l’avoir. Quelquefois cette intention par laquelle l’esprit
se porte vers Dieu est si puissante, que l’âme oublie tout le reste, comme le
dit Hugues de Saint-Victor (Lib. de modo orandi, chap.2).
Article 14 :
La prière doit-elle durer longtemps ?
Objection N°1. Il semble que la
prière ne doive pas être longue. Car il est dit (Matth.,
6, 7) : Quand vous priez, ne parlez pas
beaucoup. Or, il faut beaucoup parler, quand la prière est longue, surtout
si c’est une prière vocale. On ne doit donc pas prier longtemps.
Réponse à l’objection N°1 : Comme l’observe saint Augustin (loc. cit.), prier longtemps, ce n’est
pas prier en disant beaucoup de paroles (Les païens croyaient qu’ils devaient
tourmenter leurs divinités par leurs paroles, comme un avocat se croit obligé
de parler longuement en faveur de son client. C’est ce que dit le Seigneur
lui-même (Matth., 6, 7) : comme les païens, car
ils croient qu’en disant beaucoup de paroles ils sont exaucés.). Un long
discours n’est pas la même chose qu’une affection qui persévère longtemps. Car
l’Evangile rapporte que Notre-Seigneur a passé la nuit en prières et qu’il a
prolongé sa prière pour nous donner l’exemple. Puis le même docteur ajoute : «
Ne parlons pas beaucoup dans nos prières, mais multiplions nos supplications,
tant que la ferveur de l’intention se soutient. Car parler beaucoup, c’est
employer dans ses prières des mots superflus pour obtenir ce dont on a besoin,
tandis que multiplier ses supplications, c’est frapper à la porte de celui
qu’on prie, en excitant en soi de longues et de pieuses affections. C’est ce
qu’on fait plutôt pour l’ordinaire par des gémissements que par des paroles.
Objection N°2. La prière est l’expression du désir. Or, le désir
est d’autant plus saint qu’il est davantage restreint à une seule chose,
d’après cette parole de David (Ps.
26, 4) : Je n’ai demandé au Seigneur
qu’une chose, je n’en rechercherai qu’une seule. La prière est donc
d’autant plus agréable à Dieu qu’elle est plus courte.
Réponse à l’objection N°2 : La durée de la prière ne consiste
pas à demander beaucoup de choses, mais à faire persévérer notre affection dans
le désir d’une seule et même faveur.
Objection N°3. Il paraît défendu à l’homme de passer les limites
établies par Dieu, surtout en ce qui concerne le culte divin, d’après ce
passage de la Bible (Ex., 19, 24) : Avertissez le peuple, de peur que pour voir
le Seigneur il ne dépasse les barrières qui lui ont été marquées et qu’un grand
nombre d’entre eux ne périsse. Or, le terme que Dieu nous a fixé pour la
prière est marqué par l’oraison dominicale, comme on le voit (Matth., chap. 6). Il n’est donc pas permis d’étendre sa
prière au-delà.
Réponse à l’objection N°3 : Le Seigneur n’a pas composé cette
prière, pour que nous n’employions que ces paroles quand nous prions, mais
parce que ce sont les seules choses que nous devons avoir l’intention d’obtenir
en priant, quelles que soient d’ailleurs nos paroles ou nos pensées.
Objection N°4. Mais c’est le contraire. Il semble qu’on doive
prier continuellement. Car le Seigneur dit (Luc,
18, 4) : Il faut toujours prier et ne
jamais se lasser, et l’Apôtre dit aussi (1 Thess., 5, 17) : Priez sans cesse.
Réponse à l’objection N°4 : On prie continuellement, soit à
cause de la persévérance du même désir, comme nous l’avons dit (dans le corps
de cet article.), soit parce qu’on ne manque jamais de prier à des heures
réglées, soit à cause de l’effet que la prière produit ou dans celui qui la
fait et qui consiste à le rendre après plus dévot, ou dans un autre, comme
quand on engage une autre personne par ses bienfaits à prier pour soi,
lorsqu’on cesse de prier soi-même et qu’on se repose.
Conclusion La prière, considérée dans sa cause qui est le désir de
la charité, doit être perpétuelle ; mais pour ce qui regarde sa propre essence,
elle doit durer tant qu’elle sert à exciter la ferveur du désir intérieur.
Il faut répondre que nous pouvons parler de la prière de deux
manières : 1° en elle-même ; 2° dans sa cause. Or, la cause de la prière est le
désir de la charité d’où elle doit procéder. Ce désir doit être en nous
continuel, actuellement ou virtuellement ; car sa vertu subsiste dans tout ce
que nous faisons par charité. Et puisque nous devons tout faire pour la gloire
de Dieu, comme le dit l’Apôtre (1 Cor.,
chap. 10), d’après cela la prière doit être continuelle. C’est ce qui fait dire
à saint Augustin dans sa lettre à Proba (Epist. 130, chap. 9) que par le désir
que la foi, l’espérance et la charité alimentent, nous prions toujours (C’est
le sens de ces paroles de l’Ecriture (Luc, 18, 1) : Il faut prier et ne jamais se lasser ; (1 Thess.,
5, 17) : Priez sans cesse.). — Mais
la prière, considérée en elle-même, ne peut pas être assidue, parce que nous
sommes obligés de vaquer à d’autres travaux. C’est pourquoi, comme l’observe le
même saint (ibid.), à certaines
heures et après un certain intervalle de temps, nous faisons une prière vocale,
pour que ces paroles nous servent d’avertissements en nous indiquant les progrès
que nous avons faits, pour qu’elles nous apprennent si nos désirs augmentent et
que nous travaillions sans cesse à les rendre plus vifs et plus ardents. Or, la
quantité de chaque chose doit être en proportion de sa fin, comme la quantité
d’une potion doit être proportionnée à la santé. Par conséquent il est
convenable que la prière dure autant qu’il faut pour exciter la ferveur du
désir intérieur. Mais quand elle dépasse cette mesure, de telle sorte qu’elle
ne peut pas se prolonger sans ennui, elle ne doit pas s’étendre au-delà. Ainsi
saint Augustin dit à Proba (loc. cit., chap. 10) que les solitaires de l’Egypte faisaient de
fréquentes prières, mais que cependant ils les faisaient très courtes (Fénelon
cite ce passage de saint Augustin et le commente parfaitement : Lettres sur la grâce et la prédestination
(Edit. de Vers., t. 3, page 526).), se bornant à de simples élans de cœur, de
peur qu’en surexcitant la ferveur qui est très nécessaire à celui qui prie,
elle ne soit détruite et émoussée par de trop longs exercices. Par là ils nous
font assez voir, ajoute-t-il, que comme on ne doit pas fatiguer la ferveur,
quand elle ne peut se soutenir, de même on ne doit pas non plus l’interrompre
immédiatement, si elle persévère. — Cette règle que l’on doit suivre dans la
prière particulière, relativement à la ferveur de celui qui la fait, est
également applicable à la prière commune par rapport à la dévotion du peuple.
Article 15 :
La prière est-elle méritoire ?
Objection N°1. Il semble que la
prière ne soit pas méritoire. Car tout mérite provient de la grâce. Or, la
prière la précède, puisqu’elle est un moyen de l’obtenir, d’après ce passage de
l’Evangile (Luc, 11, 13) : Votre Père
céleste donnera le bon esprit à ceux qui le lui demandent. La prière n’est
donc pas un acte méritoire.
Réponse à l’objection N°1 : La prière sans la grâce
sanctifiante n’est pas méritoire, pas plus qu’aucun autre acte de vertu. Et
cependant la prière qui obtient la grâce sanctifiante provient d’une grâce
(Elle provient d’une grâce actuelle.), comme d’un don gratuit ; parce que la
prière est elle-même un don de Dieu, comme le dit saint Augustin (Lib. de persever.,
chap. 23).
Objection N°2. Si la prière mérite quelque chose, elle paraît
surtout mériter ce que nous demandons en la faisant. Or, elle ne le mérite pas
toujours ; parce que souvent les prières des saints ne sont pas exaucées. Ainsi
saint Paul n’a pas été exaucé, quand il demandait à ne plus subir l’aiguillon
de la chair. La prière n’est donc pas un acte méritoire.
Réponse à l’objection N°2 : Le mérite de la prière se
rapporte quelquefois principalement à autre chose qu’à ce que l’on demande. Car
le mérite a principalement pour but la béatitude ; tandis que la demande de la
prière s’étend quelquefois directement à d’autres choses, comme on le voit
d’après ce que nous avons dit (art. 6 et 7). Si donc on demande quelque chose
pour soi et que cela ne soit pas utile à la béatitude, on ne le mérite pas. Au
contraire quelquefois en le demandant et en le désirant, on perd ses mérites ;
comme quand on demande à Dieu la consommation d’un péché. Dans ce cas on prie
mal. D’autres fois on demande quelque chose qui n’est pas nécessaire au salut,
mais qui ne lui est pas non plus évidemment contraire. Alors, quoique celui qui
prie puisse mériter la vie éternelle par sa prière, il ne mérite cependant pas
d’obtenir ce qu’il demande. D’où saint Augustin dit (Prosper in lib. Sent., sent. 212) que celui qui
prie Dieu avec foi pour en obtenir ce qui est nécessaire à cette vie, est
exaucé par miséricorde et refusé de même ; parce que le médecin sait mieux ce
qu’il faut au malade que le malade lui-même. C’est pourquoi saint Paul ne fut
pas exaucé quand il demandait à être délivré de l’aiguillon de la chair, parce
que cela ne lui était pas avantageux. Mais si ce qu’un homme demande est utile
à sa béatitude et qu’il se rapporte à son salut, il le mérite non seulement en
priant, mais encore en faisant d’autres bonnes œuvres. C’est pour cette raison
qu’il reçoit certainement ce qu’il demande, mais au moment où il doit le
recevoir. Car il y a des choses que Dieu ne refuse pas, mais qu’il diffère pour
les donner dans un temps opportun, selon la remarque de saint Augustin (Sup. Joan., Tract. 102). On peut
cependant empêcher cet effet, si on ne persévère pas dans sa demande. C’est
pour ce motif que saint Basile dit (Lib.
const. monast., chap. 1) : Vous demandez
quelquefois et vous ne recevez pas parce que vous avez mal demandé, par défaut
de foi, ou par légèreté, ou parce que vous avez désiré ce qui ne vous était pas
utile, ou parce que vous n’avez pas persévéré. Mais comme l’homme ne peut pas
mériter pour un autre la vie éternelle ex
condigno (Il ne peut la mériter que de congruo.),
ainsi que nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 114, art. 6),
il s’ensuit conséquemment que l’on ne peut pas non plus mériter de cette
manière pour un autre, ce qui appartient à la vie éternelle. C’est pour cela
que celui qui prie pour un autre n’est pas toujours exaucé, comme nous l’avons
vu (art. 7, Réponse N°2 et 3). Il y a donc quatre conditions nécessaires pour
que l’on obtienne toujours ce que l’on demande : il faut qu’on prie pour soi
(Si l’on demande pour un autre, ses mauvaises dispositions peuvent être un
obstacle à la grâce.), qu’on demande des choses nécessaires au salut ((1 Thess., 4, 3)
: Car la volonté de Dieu est que vous
soyez saints.), qu’on le fasse avec piété et avec persévérance (Voyez à cet
égard la parabole de l’Evangile (Luc, 11, 5) et suiv.).).
Objection N°3. La prière s’appuie principalement sur la foi. Demandez avec foi, dit l’apôtre saint
Jacques (1, 6), sans avoir le moindre
doute. Or, la foi ne suffit pas pour mériter, comme on le voit chez ceux
qui ont la foi informe. La prière n’est donc pas un acte méritoire.
Réponse à l’objection N°3 : La prière s’appuie principalement
sur la foi, non quant à l’efficacité du mérite, parce que sous ce rapport elle
a pour base principale la charité, mais relativement à l’efficacité de
l’impétration : parce que par la foi l’homme a la connaissance de la
toute-puissance de Dieu et de sa miséricorde qui sont les attributs d’après
lesquels la prière obtient ce qu’elle demande.
Mais c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles (Ps. 34,
13)
: Ma prière retournait dans mon sein,
la glose dit (interl.) : Si ma prière ne leur a pas été
utile, du moins je n’ai pas été privé de ma récompense. Or, on ne doit une
récompense qu’au mérite. La prière est donc méritoire.
Conclusion La prière ne produit pas seulement intérieurement une
consolation spirituelle, mais elle a encore l’efficacité de mériter et
d’obtenir ce que l’on demande, puisqu’elle procède de la charité, par
l’intermédiaire de la religion.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 13),
indépendamment de l’effet de la consolation spirituelle que la prière produit
dans le présent, elle a une double vertu par rapport à l’avenir ; elle est
méritoire et impétratoire. — La prière, comme tout autre acte de vertu, a
l’efficacité de mériter (Elle mérite de condigno, c’est-à-dire que la récompense lui est due à
titre de justice.), en tant qu’elle procède radicalement de la charité, qui a
pour objet propre le bien éternel, dont nous méritons la jouissance. En effet
elle provient de la charité, par l’intermédiaire de la religion dont elle est
l’acte, ainsi que nous l’avons dit (art. 3), et concomitamment avec d’autres
vertus qu’elle requiert pour être bonne, telles que l’humilité et la foi (Pour
prier avec piété, il faut la foi, l’espérance, la charité, l’humilité et
l’attention.). Car il appartient à la religion d’offrir à Dieu la prière, et la
charité embrasse le désir de la chose dont la prière demande la réalisation. La
foi est nécessaire par rapport à Dieu que nous supplions ; puisqu’il faut que
nous croyions que nous pouvons obtenir de lui ce que nous demandons. L’humilité
est nécessaire relativement à celui qui prie et qui reconnaît son indigence. La
dévotion est aussi nécessaire ; mais elle appartient à la religion dont elle
est le premier acte indispensable à tous ceux qui viennent ensuite, comme nous
l’avons remarqué (quest. préc., art. 1 et 2). — Son
efficacité d’impétration lui vient de la grâce de Dieu que nous prions et qui
nous engage aussi à prier (Sa puissance d’impétration repose sur la miséricorde
de Dieu et sur sa fidélité à tenir ses promesses.). C’est ce qui fait dire à
saint Augustin (Lib. de Verb. Dom., serm. 5, chap. 4,
et serm. 29, chap. 1) : Il ne nous exhorterait pas à
demander, s’il ne voulait pas nous, donner. Et saint Chrysostome ajoute (hab. in Cat. aur.
D. Thom., in chap. 18 Luc.) : Il ne refuse jamais ses bienfaits à celui qui
le prie, celui qui, dans son amour, engage ceux qui le prient à ne se lasser
jamais.
Article 16 :
Les pécheurs obtiennent-ils quelque chose par leur prière ?
Objection N°1. Il semble que
les pécheurs n’obtiennent rien de Dieu par leurs prières. Car saint Jean dit (9,
31) : Nous savons que Dieu n’exauce pas
les pécheurs ; ce qui revient à ces paroles du Sage (Prov., 28, 9) : que si
quelqu’un détourne l’oreille pour ne pas entendre la loi de Dieu, sa prière
sera exécrable. Or, une prière de cette nature n’obtient rien de Dieu. Les
pécheurs ne peuvent donc rien en obtenir.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Augustin (Sup. Joan., Tract.
44), cette parole est celle de l’aveugle qui n’a pas encore été oint,
c’est-à-dire qui n’est pas encore parfaitement éclairé ; c’est pourquoi elle
n’est pas exacte, quoiqu’on puisse la justifier, si on l’entend du pécheur,
considéré comme tel ; et c’est dans ce sens qu’on dit que sa prière est
exécrable.
Objection N°2. Les justes obtiennent de Dieu ce qu’ils méritent,
comme nous l’avons vu (art. préc., Réponse N°2). Or,
les pécheurs ne peuvent rien mériter, parce qu’ils n’ont ni la grâce, ni la
charité qui est la vertu de la piété, comme le dit la glose (vel. interl. implic.) à l’occasion du ces paroles de saint
Paul (2 Tim., chap. 3) qui dit
qu’ils ont les dehors de la piété, sans en avoir les vertus solides. Ils
ne prient donc pas avec piété, ce qui est nécessaire pour obtenir ce que l’on
demande, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse
N°2). Par conséquent les pécheurs n’obtiennent rien par leurs prières.
Réponse à l’objection N°2 : Le pécheur ne peut prier avec
piété, comme si sa prière était inspirée par l’habitude de la vertu ; cependant
sa prière peut être pieuse, dans le sens qu’il demande quelque chose qui
appartient à la piété (Elle peut être l’effet d’une grâce actuelle qui le fait
agir avec foi, espérance, humilité, et avec un commencement de charité.), comme
celui qui n’a pas l’habitude de la justice, peut vouloir quelque chose de
juste, ainsi qu’on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 58, art. 1 ad
3, et quest. 59, art. 1). Et quoique sa prière ne soit pas méritoire, cependant
elle peut être impétratoire ; parce que le mérite repose sur la justice, tandis
que l’impétration repose sur la grâce.
Objection N°3. Saint Chrysostome dit (alius
auctor Sup.
Matth., hom. 14 in
op. imperf.)
: Le Père n’exauce pas volontiers la prière que le Fils ne nous a pas apprise.
Or, dans la prière que le Christ nous a apprise, nous disons : Pardonnez-
nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés ; ce que ne font pas les pécheurs.
Ils mentent donc en prononçant ces paroles et ils ne méritent pas d’être
exaucés, ou s’ils ne les prononcent pas, ils ne sont pas non plus écoutés,
parce qu’ils ne suivent pas la forme déprécatoire que le Christ a établie.
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (art. 7,
Réponse N°1), l’oraison dominicale est faite au nom de l’Eglise entière. C’est
pourquoi si quelqu’un qui ne veut pas pardonner au prochain ses offenses, dit
l’oraison dominicale, il ne ment pas, quoique ce qu’il dit ne soit pas vrai
relativement à sa personne : car cela est vrai par rapport à la personne de
l’Eglise, hors de laquelle il se trouve à juste titre, et c’est pour cela qu’il
est privé du fruit de sa prière. Quelquefois cependant les pécheurs sont
disposés à pardonner à ceux qui les ont offensés, et c’est pour ce motif que
leurs prières sont exaucées, d’après ce passage de l’Ecriture (Ecclésiastique, 38, 2) : Pardonnez à
votre prochain le mal qu’il vous a fait, et vos péchés vous seront remis quand
vous le demanderez.
Mais c’est le contraire.
Si Dieu n’exauçait pas les pécheurs, dit saint Augustin (Sup. Joan., Tract. 44), le publicain se serait en
vain écrié : Seigneur, soyez-moi propice, moi qui suis un pécheur. Et
saint Jean Chrysostome : (alius auctor Sup.
Matth., hom. 18 in op. imperf.) ayant dit : Celui qui demande,
reçoit ; ajoute : qu’il soit juste ou qu’il soit pécheur.
Conclusion Les pécheurs qui demandent à Dieu quelque chose, comme
pécheurs, ne sont écoutés de Dieu que par vengeance ; cependant il exauce leurs
prières, non par justice, mais par miséricorde, quand elles sont inspirées par
un bon désir de la nature, et qu’elles sont faites convenablement.
Il faut répondre que dans le pécheur il y a deux choses à
considérer, la nature que Dieu aime et le péché qu’il déteste. Si donc le
pécheur en priant demande quelque chose comme pécheur, c’est-à-dire selon le
désir du péché, Dieu ne l’exauce pas sous ce rapport par miséricorde, mais il
le fait quelquefois par vengeance, quand il permet que le pécheur se précipite
encore davantage dans le crime. Car il y a des choses que Dieu refuse quand il
est propice, et qu’il accorde quand il est irrité, comme le dit saint Augustin
(Tract. 73 in Joan., et
De Verb. Dom., serm. 53, chap. 7). Mais il écoute
la prière du pécheur, quand elle est inspirée par un bon désir de la nature :
il ne le fait pas par justice, parce que le pécheur ne le mérite pas, mais il
le fait par pure miséricorde (Voy. art. préc., Réponse N°1). Toutefois il faut que le pécheur observe
les quatre conditions précédentes (art. préc.,
Réponse N°2), c’est-à-dire qu’il prie pour lui, qu’il demande des choses
nécessaires à son salut et qu’il les demande avec piété et persévérance.
Objections N°1. Il semble qu’il
ne soit pas convenable de dire que les parties de l’oraison sont les obsécrations,
les prières, les demandes et les actions de grâces. Car l’obsécration paraît
être une adjuration. Or, comme le dit Origène (Sup. Matth.
Tract. 35), il ne faut pas que l’homme qui veut vivre selon l’Evangile en
adjure un autre ; car s’il n’est pas permis de jurer, il ne l’est pas non plus
de faire une adjuration. C’est donc à tort qu’on fait de l’obsécration
une partie de la prière.
Réponse à l’objection N°1 : L’obsécration n’est pas une
adjuration qui a pour but de faire faire par contrainte ce qui est défendu,
mais elle a pour fin d’implorer la miséricorde.
Objection N°2. La prière, d’après saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 24), consiste à
demander à Dieu ce qui convient. C’est donc à tort que l’on distingue les prières
des demandes, comme si elles étaient opposées.
Réponse à l’objection N°2 : La prière prise en général
renferme toutes ces parties ; mais, prise dans un sens restreint, tel que nous
le faisons ici, elle implique, à proprement parler, l’élévation de l’âme vers
Dieu.
Objection N°3. Les actions de grâces regardent le passé et les
autres choses l’avenir. Or, le passé est avant l’avenir. C’est donc à tort
qu’on met les actions de grâces après les autres parties de la prière.
Réponse à l’objection N°3 : Pour des choses différentes le
passé précède l’avenir, mais une seule et même chose est à venir avant d’être
passée. C’est pourquoi l’action de grâces précède la demande à l’égard d’autres
bienfaits, tandis que quand il s’agit du même bienfait, on le demande d’abord,
et après l’avoir reçu on fait en dernier lieu une action de grâces à son sujet
; la prière, qui est l’acte par lequel on s’approche de Dieu pour lui demander,
précède la demande, et l’obsécration, qui nous engage à nous approcher de Dieu
d’après la considération de sa divine bonté, précède la prière.
Mais c’est le contraire.
L’autorité de saint Paul est là pour établir cette division (1 Tim., chap. 2).
Conclusion Il y a dans l’oraison quatre parties : les
obsécrations, les prières, les demandes, et les actions de grâces.
Il faut répondre
que pour la prière il faut trois choses : 1° Il faut que celui qui la fait
s’approche de Dieu qu’il prie ; ce que le mot de prière exprime ;
parce que la prière est une élévation de l’âme vers Dieu. 2° Elle suppose une
demande, que l’on exprime par le mot postulatio
; soit que l’on précise en
particulier la chose que l’on désire, et alors c’est une demande proprement
dite ; soit qu’on le désigne en général, comme quand on demande à Dieu du
secours, ce que l’on appelle une supplication ; soit qu’on expose seulement le fait, d’après ces paroles de
saint Jean (Jean, 11, 3) : Voilà que celui que vous aimez est malade, ce
qui reçoit le nom d’insinuation. 3° Il faut une raison pour obtenir ce
que l’on demande, et cette raison se tire de Dieu ou de celui qui fait la
demande. De la part de Dieu, la raison que nous avons d’obtenir, c’est sa
sainteté à cause de laquelle nous demandons à être exaucés, d’après cette
pensée de Daniel (9, 17) : Mon Dieu, prêtez l’oreille à nos prières,
faites-le pour vous-même. C’est à ceci que se rapporte l’obsécration,
qui est un moyen de conjurer Dieu par une chose sacrée, comme quand nous disons
: Par votre naissance, délivrez-nous, Seigneur. La raison d’obtenir de
la part de celui qui demande est l’action
de grâces ; parce qu’en rendant grâce des bienfaits que nous avons reçus,
nous méritons d’en recevoir de plus grands, comme il est dit (in Collectâ) (Cette
oraison est la postcommunion dans la messe d’un confesseur pontife, qui est
ainsi conçue : Præsta quœsumus… ut de perceptis muneribus gratias exhibentes… beneficia potiora sumamus.). C’est pourquoi à l’occasion de ces paroles
de l’Apôtre (1 Tim., chap. 2), la
glose dit que dans la messe, les obsécrations sont ce qui précède la
consécration, où l’on rappelle les choses sacrées ; les prières sont dans la
consécration elle-même, dans laquelle l’âme doit principalement s’élever à Dieu
; les demandes sont dans les paroles qui viennent ensuite et les actions de
grâces à la fin. — Dans plusieurs collectes de l’Eglise, on peut remarquer ces
quatre choses. Ainsi dans la collecte de la Trinité, ces paroles : Dieu tout-puissant et éternel, se
rapportent à l’élévation de la prière vers Dieu ; celles-ci : Vous qui avez donné à vos serviteurs,
etc., appartiennent à l’action de grâces : quand on dit : Faites, nous vous en prions, c’est la demande ; et ce qui se trouve
à la fin : Par notre Seigneur, c’est
l’obsécration. — Dans les conférences des Pères (Coll. 9 ex Is. abbat., chap. 11 et suiv.),
l’obsécration consiste à implorer le
pardon de Dieu pour ses péchés ; parce que chacun demande avec larmes à être
pardonné de ses fautes présentes ou passées. Il y a prière quand nous vouons ou que nous offrons à Dieu quelque chose ;
comme quand, après avoir renoncé au monde, nous promettons à Dieu de le servir
de tout notre cœur, que nous nous engageons à conserver perpétuellement la
chasteté la plus pure et la patience la plus inaltérable, ou quand nous faisons
vœu d’arracher radicalement de notre cœur la colère ou la tristesse qui y produisent
des fruits de mort. Il y a demande,
quand nous prions pour les autres, soit qu’emportés par la ferveur de notre
esprit nous ayons coutume de prier pour nos amis, soit que nous le fassions
pour le bien général du monde. Enfin l’action
de grâces est celle que l’âme rend à Dieu par des transports ineffables,
quand elle se rappelle tous les bienfaits qu’elle en a reçus, ou qu’elle
contemple ceux dont elle jouit dans le présent, ou qu’elle regarde dans
l’avenir ceux que Dieu réserve à ceux qui l’aiment (Nous avons suivi, pour la
dernière partie de cet article, l’édition de Nicolaï. Les autres abrègent cette
citation.). Mais notre première explication est préférable.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
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la morale catholique et des lois justes.
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