Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 87 : Des dîmes

 

            Après avoir parlé des oblations et des prémices nous devons nous occuper des dîmes. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° Est-on obligé de payer les dîmes de nécessité de précepte ? — 2° Quelles sont les choses dont on doit payer la dîme ? — 3° A qui doit-on la payer ? — 4° Quels sont ceux qui sont tenus de la payer ?

 

Article 1 : Est-on tenu de payer la dîme de nécessité de précepte ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne soit pas tenu de payer les dîmes de nécessité de précepte. Car le précepte qui ordonne de les payer appartient à l’ancienne loi. Ainsi il est dit (Lév., 27, 30) : Toute dîme de la terre, soit des grains, soit des fruits des arbres, appartient au Seigneur. Et plus loin : Tout animal qui naît le dixième, soit des bœufs ou des brebis et de tout, ce qui se passe sous la houlette du berger, sera la dîme qui sera consacrée au Seigneur. Or, on ne peut pas ranger ce précepte parmi les préceptes moraux, parce que la raison naturelle ne dit pas que l’on doit donner la dixième plutôt que la neuvième ou la onzième partie. Par conséquent c’est donc un précepte judiciel ou cérémoniel. Et puisque, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 103, art. 3, et quest. 104, art. 3), sous la loi de grâce les hommes ne sont tenus ni aux préceptes cérémoniels, ni aux préceptes judiciels de l’ancienne loi, il s’ensuit qu’ils ne sont pas tenus maintenant de payer la dîme.

 

Objection N°2. Sous la loi de grâce les hommes ne sont tenus à observer que les préceptes que le Christ leur a notifiés par les apôtres : Enseignez-les, dit-il lui-même (Matth., 28, 20), à observer tout ce que je vous ai montré, et saint Paul déclare (Actes, 20, 27) : Qu’il n’a pas manqué d’annoncer tous les desseins de Dieu. Or, dans l’enseignement du Christ et dans celui des apôtres, il n’est point fait mention du payement des dîmes. Car ce que dit le Seigneur (Matth., 23, 23) : Malheur à vous qui payez la dîme de la menthe, de l’aneth, etc…, c’était là ce qu’il fallait faire ; paraît devoir se rapporter au temps des observances légales, puisque saint Hilaire dit (Sup. Matth., can. 24) qu’on ne devait pas omettre ces dîmes qui étaient utiles pour figurer l’avenir. Donc sous la loi de grâce les hommes ne sont pas tenus à les payer.

Réponse à l’objection N°2 : Le précepte qui ordonnait le payement des dîmes a été reproduit, quant à sa partie morale, dans l’Evangile, à l’endroit où le Seigneur dit (Matth., 10, 10) : que l’ouvrier est digne de sa récompense. L’Apôtre l’a aussi renouvelé (1 Cor., chap. 9). Mais on a laissé à l’Eglise le soin de déterminer quelle portion on devrait donner.

 

Objection N°3. Sous la loi de grâce les hommes ne sont pas plus tenus aux observances légales qu’avant la loi. Or, avant la loi les dîmes n’étaient pas de précepte, on les donnait seulement par suite d’un vœu qu’on avait fait. Car on lit (Gen., 28, 20) que Jacob fit un vœu en disant : Si Dieu est avec moi et qu’il me guide dans la voie où je marche… je lui offrirai la dîme de tout ce que je possède. On n’est donc pas tenu non plus sous la loi de grâce à payer les dîmes.

Réponse à l’objection N°3 : Avant la promulgation de la loi les ministres du culte divin n’étaient pas déterminés, mais on dit que les aînés étaient les prêtres, et qu’à ce titre ils recevaient une double portion. C’est pourquoi on n’avait pas fixé la part qu’on devait remettre aux ministres du culte divin ; mais dès que l’un d’eux se présentait, chacun lui donnait spontanément ce qu’il voulait. C’est ainsi qu’Abraham poussé par un instinct prophétique donna la dîme à Melchisédech, le prêtre du Dieu souverain, comme on le voit (Gen., chap. 14). De même Jacob fit vœu de donner la dîme, quoiqu’on ne voie pas qu’il l’ait offerte à quelques ministres, mais plutôt au culte de Dieu, par exemple, pour la consommation des sacrifices. D’où il dit expressément : Je vous offrirai la dîme.

 

Objection N°4. Sous la loi ancienne il y avait trois sortes de dîmes qu’on était tenu de payer. Il y en avait qu’on payait aux lévites, car il est dit (Nom., 18, 24) : Les lévites se contenteront de l’offrande des dîmes que j’ai mises de côté pour leur usage et pour subvenir à leurs besoins. Il y avait aussi d’autres dîmes dont il est dit (Deut., 14, 22) : Vous mettrez à part, chaque année, le dixième de tous vos fruits qui naissent de la terre et vous mangerez en présence du Seigneur, votre Dieu, au lieu qu’il aura choisi. Enfin, il y en avait d’autres à l’occasion desquelles on ajoute (ibid., 28) : Tous les trois ans vous séparerez encore une autre dîme de tous les biens qui vous seront venus cette année-là et vous les mettrez en réserve dans vos maisons ; et le lévite qui n’aura point de part dans la terre que vous posséderez à l’étranger, l’orphelin et la veuve qui seront dans vos villes viendront en manger et se rassasier. Or, sous la loi de grâce on n’est tenu ni à la seconde, ni à la troisième de ces dîmes. On n’est donc pas tenu davantage à la première.

Réponse à l’objection N°4 : Les secondes dîmes que l’on réservait pour l’oblation des sacrifices n’ont pas d’objet sous la loi nouvelle, puisque les victimes légales ont cessé. Les troisièmes espèces de dîmes, que l’on devait manger avec les pauvres, se sont accrues sous la loi nouvelle par là même que le Seigneur ne fait pas seulement donner aux pauvres la dixième partie de ce qu’on possède, mais encore tout le superflu, d’après ces paroles de l’Evangile (Luc, 11, 41) : Faites l’aumône de ce qui vous reste. Les ministres de l’Église doivent eux-mêmes dispenser aux pauvres les dîmes qu’on leur donne.

 

Objection N°5. Ce que l’on doit sans époque déterminée, oblige sous peine de péché si on ne paye pas immédiatement. Par conséquent si les hommes sous la loi de grâce étaient obligés de nécessité de précepte à payer les dîmes sur les terres où on ne les paye pas, ils seraient tous en état de péché mortel, et par conséquent les ecclésiastiques aussi parce qu’ils auraient dissimulé le mal, ce qui répugne. Tous les hommes ne sont donc pas tenus nécessairement au payement des dîmes.

Réponse à l’objection N°5 : Les ecclésiastiques doivent plus travailler au développement des biens spirituels parmi le peuple qu’à recueillir les biens temporels. C’est pourquoi l’Apôtre n’a pas voulu faire usage de la puissance que le Seigneur lui avait donnée de recevoir quelque chose de ceux auxquels il annonçait l’Evangile, dans la crainte de nuire aux progrès de la doctrine du Christ. Cependant ils ne péchaient pas, ceux qui ne venaient pas à son secours ; autrement l’Apôtre n’aurait pas manqué de les en reprendre. De même les ecclésiastiques ont raison de ne pas demander les dîmes de l’Eglise, quand ils ne pourraient les réclamer sans scandale, soit parce qu’on n’a pas l’habitude de les payer, soit pour un autre motif. Toutefois ils ne sont pas en état de damnation, ceux qui ne payent pas dans les lieux où l’Eglise n’exige rien ; à moins que par obstination ils n’aient la volonté de ne pas payer, quand môme on leur dirait de le faire.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (serm. 219 De temp.) et on lit dans le droit (16, quest. 1, chap. 66) que les dîmes sont exigées à titre de dettes et que ceux qui ne veulent pas les payer possèdent le bien d’autrui.

 

Conclusion On est tenu de payer la dîme de droit naturel et d’après le droit positif qui pourrait décider que l’on doit payer une autre partie que le dixième.

Il faut répondre que sous la loi ancienne on donnait les dîmes pour nourrir les ministres de Dieu. D’où il est dit (Mal., 3, 10) : Portez toutes vos dîmes dans mon grenier, afin qu’il y ait de quoi vivre dans ma maison. Le précepte qui regarde le payement des dîmes était donc d’une part un précepte moral, puisqu’il est naturellement conforme à la raison, et d’une autre part c’était un précepte judiciel qui tire toute sa force de l’institution divine. En effet, la raison naturelle nous dit que le peuple doit pourvoir à l’entretien des ministres du culte divin qui travaillent pour son salut ; comme il doit également subvenir aux frais de ceux qui se dévouent à la défense de ses intérêts généraux, comme les princes, les soldats, etc. C’est ce que prouve l’Apôtre par ce qui se passe universellement, en disant (1 Cor., 9, 7) : Qui porte jamais les armes à ses dépens ? Qui est-ce qui plante une vigne et qui n’en mange pas le fruit ? — Mais la détermination de la part que l’on doit remettre aux ministres du culte divin n’est pas de droit naturel ; Dieu l’a réglée selon la condition du peuple auquel il a donné sa loi. Ainsi comme il était divisé en douze tribus, la douzième, c’est-à-dire celle de Lévi qui était occupée tout entière au service divin, n’avait pas de terres qui lui fournissent de quoi vivre. Il était donc convenable que les onze autres tribus donnassent aux lévites la dixième partie de leurs récoltes pour qu’ils vécussent plus honorablement, et parce qu’il devait s’en trouver qui négligeraient de remplir ce précepte. Par conséquent, relativement à la détermination du dixième, le précepte était judiciel, comme tous ceux qui ont été établis spécialement pour conserver l’égalité des hommes entre eux, selon la condition particulière de cette nation. On leur a donné le nom de préceptes judiciels, quoiqu’ils aient été par voie de conséquence une figure de l’avenir, comme tous les faits qui se rapportent aux Juifs, selon cette expression de l’Apôtre (1 Cor., 10, 11) : Tout leur arrivait en figure. Ils avaient cela de commun avec les préceptes cérémoniels qui ont été principalement institués pour figurer l’avenir. A ce titre le précepte qui regarde le payement des dîmes était donc aussi une figure de l’avenir. Car celui qui donne le dixième, qui est un signe de perfection (parce que le nombre dix est un nombre parfait, attendu qu’il est la première limite des nombres simples au-delà de laquelle ils ne peuvent aller qu’autant qu’on les répète) en se réservant les neuf autres parties, on déclarait par là même qu’on était par soi-même imparfait et qu’on attendait de Dieu la perfection qui devait arriver par le Christ. Ce n’était cependant pas pour cela un précepte cérémoniel, mais un précepte judiciel, comme nous l’avons dit (hic sup.). — Or, il y a cette différence entre les préceptes cérémoniels et les préceptes judiciels, comme nous l’avons remarqué (1a 2æ, quest. 104, art. 3), c’est qu’il est défendu d’observer les préceptes cérémoniels sous la loi nouvelle, tandis que les préceptes judiciels, quoiqu’ils ne soient pas obligatoires sous la loi de grâce, peuvent cependant être observés sans péché. On peut être tenu à les observer, si celui qui a en main le pouvoir vient à décider par une loi qu’ils sont obligatoires. Ainsi le précepte judiciel de l’ancienne loi qui commande à celui qui a dérobé une brebis d’en rendre quatre (Ex., chap. 22) devrait être observé, si un roi y soumettait ses sujets. De même sous la loi nouvelle l’Eglise a déterminé de son autorité que l’on paierait la dîme, et elle a usé en cela d’une certaine douceur. Car le peuple de la loi nouvelle ne donne pas plus à ses ministres que celui de la loi ancienne, quoiqu’il soit tenu à des obligations plus élevées, d’après ces paroles du Seigneur (Matth., 5, 20) : Si votre justice n’est pas plus parfaite que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux ; et quoique les ministres du Nouveau Testament aient une dignité supérieure à celle des ministres de l’Ancien, comme le prouve saint Paul (2 Cor., chap. 2). Ainsi il est donc évident qu’on est tenu de payer les dîmes, partie de droit naturel et partie d’institution ecclésiastique. Mais l’Eglise, selon l’opportunité des temps et des personnes, pourrait fixer une autre portion (Au lieu du dixième elle pourrait fixer le douzième, le vingtième.) que l’on aurait à payer.

La réponse à la première objection est par là même évidente.

 

Article 2 : Est-on tenu de donner la dîme de toutes choses ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne soit pas tenu de donner la dîme de toutes choses. Car c’est la loi ancienne qui a établi le payement des dîmes. Or, dans cette loi il n’y a pas de précepte qui ait pour objet les dîmes personnelles, c’est-à-dire celles qu’on prélève sur les biens qu’on acquiert par son acte propre, par exemple, dans le commerce ou la milice. Personne n’est donc tenu de payer la dîme de ces divers profits.

Réponse à l’objection N°1 : Il y a eu une raison spéciale pour laquelle, sous l’ancienne loi, on n’a pas ordonné de dîmes personnelles. Celte raison tient à la condition du peuple juif ; car toutes les autres tribus avaient des possessions certaines, au moyen desquelles elles pouvaient suffisamment pourvoir aux lévites, qui ne possédaient rien. D’ailleurs il ne leur était pas défendu de gagner quelque chose, en se livrant à des travaux honnêtes, comme les autres Juifs. Mais le peuple de la loi nouvelle est répandu dans le monde entier ; la plupart des fidèles n’ont pas de propriétés, ils vivent de leur travail. Si on ne prélevait pas de dîmes sur leurs profits, ils ne contribueraient donc en rien à l’entretien des ministres de Dieu. Quant aux ministres de la loi nouvelle, il leur est interdit plus sévèrement de ne pas se jeter dans les affaires lucratives, suivant cet avis de saint Paul (2 Tim., 2, 4) : Que celui qui est enrôlé au service de Dieu évite l’embarras des affaires du siècle. C’est pourquoi, sous la loi nouvelle, on est tenu à des dîmes personnelles, selon la coutume du pays et les besoins des ministres. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Serm. 219 De temp.), et au droit (hab. 16, quest. 1, chap. Decimæ) : Payez la dîme du profit que vous retirez de la milice, du négoce et de l’industrie.

 

Objection N°2. On ne doit pas offrir des choses mal acquises, comme nous l’avons vu (quest. préc., art. 3). Or, les oblations qu’on offre à Dieu immédiatement paraissent appartenir plutôt au culte divin que les dîmes qu’on offre aux ministres. On ne doit donc pas payer la dîme des biens injustement acquis.

Réponse à l’objection N°2 : Un bien peut être mal acquis de deux manières : 1° parce que l’acquisition en est injuste, comme ce qu’on acquiert par la rapine, le vol ou l’usure. On est tenu de restituer ces biens, mais non d’en payer la dîme. Cependant si un champ a été acheté avec des profits usuraires, l’usurier est obligé de donner la dîme de ses fruits, parce que ses fruits ne proviennent pas de l’usure, mais qu’ils sont un présent de Dieu. 2° Il y a des biens mal acquis parce qu’ils ont une cause honteuse, comme l’argent que gagnent une prostituée, un histrion, etc. Ils ne sont pas tenus de restituer ce profit, et par conséquent ils en doivent la dîme, comme celle de tous les autres biens personnels. Cependant l’Eglise ne doit pas recevoir leur don tant qu’ils sont dans le péché, de peur qu’elle ne paraisse partager leur crime. Mais après qu’ils en ont fait pénitence, on peut recevoir la dîme de ces biens.

 

Objection N°3. La loi ordonne seulement (Lév., chap. 27) de payer la dîme des grains, des fruits, des arbres et des animaux qui sont sous la verge du berger. Or, indépendamment de ces choses, il y en a beaucoup d’autres que l’homme récolte, comme les herbes qui viennent dans les jardins, etc. On n’est donc pas tenu de donner la dîme de ces biens.

Réponse à l’objection N°3 : Les choses qui se rapportent à une fin doivent se juger d’après le rapport qu’elles ont avec cette fin ; car les dîmes sont dues, non pour elles-mêmes, mais pour les ministres. Il ne serait pas de la dignité de ces derniers de les demander, en entrant dans des détails trop minutieux ; car cette attention scrupuleuse est regardée comme un vice, selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 4, chap. 2). C’est pourquoi la loi ancienne n’a pas déterminé que l’on donnerait la dîme de toutes ces petites productions ; elle a laissé cela à la volonté de chacun, parce que les choses de peu d’importance sont considérées comme rien. Ainsi les pharisiens, qui se glorifiaient d’observer parfaitement la loi, payaient la dîme des moindres choses. Cependant le Seigneur ne les en blâme pas, mais il les reprend seulement de ce qu’ils méprisaient les préceptes spirituels, qui sont bien plus graves. Au lieu de les blâmer, il montre plutôt qu’ils étaient louables par là même, puisqu’il dit que cela devait être sous la loi ancienne, selon l’explication de saint Chrysostome (alius auctor Hom. 44, In op. imperf.) ; ce qui paraît indiquer toutefois plutôt une convenance qu’une obligation. Par conséquent, maintenant on n’est pas tenu non plus de donner la dîme des moindres choses, à moins que ce ne soit la coutume du pays.

 

Objection N°4. L’homme ne peut payer que ce qui est en son pouvoir. Or, l’homme n’a pas en son pouvoir tout ce qu’il retire des fruits de la terre ou des animaux ; car parmi les choses il y en a qui lui sont ravies par le vol ou la rapine, d’autres passent entre les mains d’un autre maître, parce qu’elles sont vendues, enfin d’autres sont dues aux princes à titre de tribut, et aux ouvriers à titre de salaire. On n’est donc pas tenu de donner la dîme de tous ces biens.

Réponse à l’objection N°4 : Pour les choses qui ont été ravies par vol ou par rapine, celui à qui on les a enlevées n’est pas tenu d’en payer la dîme avant qu’il les ait recouvrées, à moins qu’il n’ait fait cette perte par sa faute ou par négligence ; parce que l’Eglise ne doit pas en souffrir. Si on vend du grain sans avoir payé la dîme, l’Eglise peut l’exiger de l’acheteur, parce qu’il a une chose qui est à elle, et elle peut aussi l’exiger du vendeur, parce qu’il l’a trompée autant qu’il était en son pouvoir. Cependant, du moment où l’un des deux a payé, l’autre n’y est plus tenu. Comme on doit les dîmes des fruits de la terre, selon qu’ils sont un présent de Dieu, il s’ensuit qu’elles ne tombent pas sous le tribut et qu’elles ne sont pas non plus grevées du salaire dû à l’ouvrier. C’est pourquoi on ne doit donc pas déduire le tribut et le prix des ouvriers avant de les payer, mais elles doivent être payées avant toutes choses, et on doit les prendre sur l’intégralité des fruits.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Gen., 26, 22) : Je vous offrirai la dîme de tout ce que vous me donnerez. Or, tout ce que l’homme possède, il le tient de Dieu. Il doit donc donner la dîme de tous ses biens.

 

Conclusion On doit payer la dîme de toutes les choses que l’on possède, conformément à la coutume du pays et selon les besoins des ministres de l’Eglise.

Il faut répondre que nous devons juger de toute chose principalement d’après sa racine. Or, la cause radicale du payement des dîmes, c’est la dette par laquelle on doit une récompense matérielle à celui qui fait un bien spirituel, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 9, 11) : Si nous avons semé parmi vous des biens spirituels, est-ce une grande chose que nous recueillions de vos biens temporels ? C’est sur cette dette que l’Eglise s’est fondée pour déterminer le payement des dîmes. Or, tout ce que l’on possède étant compris au nombre des biens temporels, il s’ensuit qu’on doit payer la dîme de tout ce que l’on a.

 

Article3 : Doit-on donner les dîmes aux ecclésiastiques ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas donner les dîmes aux ecclésiastiques. Car dans l’Ancien Testament on donnait les dîmes aux lévites, parce qu’ils n’avaient pas de part dans les possessions du peuple, comme on le voit (Nom., chap. 18). Or, sous la nouvelle alliance, les ecclésiastiques ont des biens de patrimoine quelquefois et des domaines ecclésiastiques. Ils reçoivent de plus les prémices et les offrandes pour les vivants et les morts. Il paraît donc superflu qu’on leur donne les dîmes.

Réponse à l’objection N°1 : Sous l’ancienne loi, comme nous l’avons dit (art. 1, Réponse N°4), il y avait des dîmes spéciales consacrées à l’entretien des pauvres. Mais sous la loi nouvelle on donne des dîmes aux ecclésiastiques, non seulement pour subvenir à leurs propres besoins, mais encore pour qu’ils les emploient en faveur des pauvres. C’est pourquoi elles ne sont pas superflues, mais il faut, pour atteindre cette fin, les possessions ecclésiastiques, les oblations et les prémices réunies avec les dîmes.

 

Objection N°2. Il arrive quelquefois qu’on a son domicile dans une paroisse et qu’on cultive des champs sur une autre ; ou bien qu’un berger conduit son troupeau pendant une partie de l’année dans le finage d’une paroisse et qu’il le mène une autre partie de l’année dans le finage d’une autre ; ou qu’il a sa bergerie dans une paroisse et qu’il fait paître ses brebis sur une autre. Dans ces cas-là et dans tous les autres cas semblables, il ne semble pas qu’on puisse distinguer à quels ecclésiastiques on doit payer la dîme. Il ne semble donc pas qu’on doive la payer à quelqu’un d’une manière déterminée.

Réponse à l’objection N°2 : On doit à l’église de la paroisse où l’on habite les dîmes personnelles ; quant aux dîmes territoriales elles paraissent avec raison appartenir plutôt à l’église sur les confins de laquelle se trouvent les domaines qu’on possède. Cependant le droit décide que dans ce cas il faut s’en tenir à la coutume qui a depuis longtemps prévalu (chap. Cum sint et chap. Ad apostolicæ, de Decimis). Quant au berger qui à des époques différentes fait paître son troupeau sur deux paroisses, il doit proportionnellement payer la dîme à chaque église ; et parce que les fruits du troupeau proviennent des pâturages, il doit plutôt la dîme à l’église sur le territoire de laquelle paît le troupeau qu’à celle où se trouve la bergerie.

 

Objection N°3. Dans certains pays la coutume générale est que les soldats reçoivent de l’Eglise les dîmes à titre de fiefs. Il y a aussi des religieux qui les reçoivent. Il ne semble donc pas que les dîmes ne soient dues qu’aux ecclésiastiques qui ont charge d’âmes.

Réponse à l’objection N°3 : Comme l’Eglise peut remettre à un laïque les denrées qu’elle a reçues pour la dîme, de même elle peut lui accorder le droit de recevoir les dîmes qu’elle doit percevoir, en réservant le droit de ses ministres, soit parce que c’est nécessaire à l’Eglise, comme les dîmes qui sont inféodées à des soldats dans certaines contrées, soit pour secourir les pauvres. C’est de la sorte qu’elle les accorde sous forme d’aumône à quelques religieux laïques ou qui n’ont pas charge d’âmes. Mais il y a aussi des religieux qui sont aptes à les recevoir, parce qu’ils ont charge d’âmes.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Nom., 18, 21) : J’ai donné aux enfants de Lévi pour leur partage toutes les dîmes d’Israël, en récompense des services qu’ils me rendent dans le tabernacle. Or, les ecclésiastiques sont les successeurs des lévites sous la nouvelle alliance. On ne doit donc qu’à eux les dîmes.

 

Conclusion Quoique les ecclésiastiques aient seuls droit sur les dîmes, cependant les laïques peuvent les percevoir.

Il faut répondre qu’à l’égard des dîmes il y a deux choses à considérer, le droit de les recevoir et les denrées que l’on désigne sous ce nom. Le droit de les recevoir est spirituel ; car il résulte de l’obligation où l’on est de payer les ministres de l’autel pour leur ministère et de rendre des biens temporels à ceux qui sèment les biens spirituels ; ce qui ne regarde que les clercs qui ont charge d’âmes. C’est pourquoi ils sont les seuls qui aient ce droit. Quant aux denrées qui portent le nom de dîmes, ce sont des choses corporelles. Elles peuvent par conséquent servir à l’usage de tout le monde, et par conséquent on peut les donner aux laïques.

 

Article 4 : Les ecclésiastiques sont-ils tenus de payer les dîmes ?

 

Objection N°1. Il semble que les ecclésiastiques soient tenus de payer les dîmes. En effet, il est de droit commun que l’église paroissiale doit recevoir les dîmes des propriétés qui sont sur son territoire. Or, il arrive quelquefois que les ecclésiastiques ont des biens propres sur le territoire d’une église paroissiale ou qu’une autre église possède là des biens ecclésiastiques. Il semble donc que les ecclésiastiques soient tenus de donner la dîme de leurs possessions.

 

Objection N°2. Il y a des religieux ecclésiastiques qui sont cependant tenus de donner les dîmes aux églises, en raison des terres qu’ils cultivent de leurs propres mains. D’où il semble que les ecclésiastiques ne sont pas exempts de payer les dîmes.

Réponse à l’objection N°2 : Les religieux qui sont prêtres, s’ils ont charge d’âmes, par là même qu’ils distribuent au peuple les biens spirituels, ne sont pas tenus de payer la dîme, mais ils peuvent la recevoir. Pour les autres religieux qui sont prêtres et qui ne distribuent pas au peuple les biens spirituels, la raison n’est pas la même : car ils sont tenus de droit commun à payer les dîmes. Cependant ils ont quelque immunité d’après les différentes concessions qui leur ont été faites par le Saint-Siège.

 

Objection N°3. Comme la loi ordonne (Nom., chap. 18) aux lévites de recevoir du peuple les dîmes ; de même elle leur commande de les donner au grand prêtre. Par conséquent, comme les laïques doivent donner la dîme aux prêtres, de même ceux-ci doivent la donner au souverain pontife.

Réponse à l’objection N°3 : Sous la loi ancienne on devait les prémices aux prêtres et les dîmes aux lévites. Et parce que les lévites étaient au-dessous les prêtres, le Seigneur leur ordonna de payer au grand prêtre la dîme de leurs dîmes, au lieu des prémices. Par conséquent pour la même raison les ecclésiastiques seraient tenus de payer la dîme au souverain pontife, s’il l’exigeait. Car la raison naturelle nous dit que celui qui est chargé des intérêts généraux de la multitude, doit être aidé des biens de tous, pour qu’il puisse faire ce qui importe au salut commun.

 

Objection N°4. Comme on doit donner les dîmes pour l’entretien du clergé, de même on doit les payer pour subvenir aux besoins des pauvres. Si donc on exempte les prêtres du payement des dîmes, on doit aussi en exempter les pauvres. Le conséquent étant faux, l’antécédent l’est aussi.

Réponse à l’objection N°4 : Les dîmes doivent être employées par les ecclésiastiques au soulagement des pauvres. C’est pourquoi les pauvres n’ont pas de motif pour les recevoir, mais ils sont tenus de les payer.

 

Mais c’est le contraire. Le pape Pascal II dit dans une de ses Décrétales (hab., chap. 2 de Dec.) : C’est un nouveau genre d’exaction que les ecclésiastiques exigent des ecclésiastiques la dîme.

 

Conclusion Les ecclésiastiques, comme tels, ne sont pas tenus de payer les dîmes, mais ils y sont tenus comme propriétaires de biens propres.

Il faut répondre que la même chose ne peut pas être une cause de donation et d’acceptation, comme elle ne peut pas être non plus une cause active et passive. Mais il arrive que pour des causes diverses et sous des rapports différents le même individu donne et reçoit, et qu’il est actif et passif. Ainsi les dîmes sont dues par les fidèles aux ecclésiastiques, selon qu’ils sont ministres de l’autel et qu’ils distribuent au peuple les biens spirituels. Par conséquent les ecclésiastiques, considérés comme tels, c’est-à-dire selon qu’ils ont des possessions ecclésiastiques, ne sont pas tenus de payer la dîme, mais pour une autre cause, c’est-à-dire par là même qu’ils possèdent en leur propre nom, soit qu’ils aient hérité de leurs parents, soit qu’ils aient acheté ou de toute autre manière, ils sont obligés de payer les dîmes.

La réponse au premier argument est donc par là même évidente. Car les ecclésiastiques sont tenus de payer à l’église paroissiale la dîme de leurs propres biens, comme les autres, quand même ils seraient ministres de cette église ; parce que posséder une chose en propre est tout autre que de la posséder à titre de propriété commune. Mais les biens ecclésiastiques ne sont pas soumis à la dîme, quoiqu’ils soient sur le territoire d’une autre paroisse.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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