Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 90 : De l’adjuration
Après avoir parlé
du serment, nous devons nous occuper de l’adjuration. À cet égard trois
questions se présentent : 1° Est-il permis d’adjurer les hommes ?
(L’adjuration, prise dans le sens restreint et religieux du mot, a le même sens
que le mot exorcisme, qui vient du grec.) — 2° Est-il permis d’adjurer les
démons ? (La conduite perpétuelle de l’Eglise, toute la liturgie et la
tradition constante des Pères, prouvent que cela est permis (Tertull., Apol., chap. 32 ; Cypr., Epist. 2 et 76 ;
Just., in Dialog. cum Tryph. ;
Athanas., in Vitâ sancti Antonii ;
sanct. August., De civ. Dei,
liv. 10, chap. 22).) — 3° Est-il permis d’adjurer les créatures irraisonnables ?
(Cet article explique en quel sens l’Eglise
exorcise l’eau, le sel, une maison nouvelle, les murs, la grêle, les tempêtes,
et en général tous les éléments de la nature matérielle.)
Article 1 : Est-il
permis d’adjurer un homme ?
Objection N°1. Il semble qu’il
ne soit pas permis d’adjurer un homme. Car Origène dit (Sup. Matth. Tract. 55) : Je pense qu’il
ne faut pas que l’homme qui veut vivre selon l’Evangile en adjure un autre.
Car, s’il n’est pas permis de jurer, selon le précepte évangélique du Christ,
il est évident qu’il n’est pas permis non plus d’en adjurer un autre. C’est
pourquoi il est manifeste que le prince des prêtres a illicitement adjuré Jésus
au nom du Dieu vivant.
Réponse à l’objection N°1 : Origène parle de l’adjuration par
laquelle on a l’intention d’imposer à quelqu’un une nécessité semblable à celle
qu’on s’impose en jurant. Car c’est ainsi que le prince des prêtres a eu la
présomption d’adjurer Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Objection N°2. Celui qui adjure quelqu’un, le violente en quelque
sorte. Or, il n’est pas permis de faire violence à quelqu’un. Il semble donc
qu’il ne soit pas permis de l’adjurer.
Réponse à l’objection N°2 : Cette raison s’appuie sur
l’adjuration qui nécessite.
Objection N°3. Adjurer, c’est engager quelqu’un à jurer. Or, c’est
aux supérieurs qui imposent le serment aux inférieurs qu’il appartient de
pousser quelqu’un à jurer. Les inférieurs ne peuvent donc pas adjurer leurs
supérieurs.
Réponse à l’objection N°3 : Adjurer ce n’est pas engager
quelqu’un à jurer, mais c’est, par une formule analogue à celle du serment,
l’engager à faire quelque chose. Toutefois, nous n’employons pas l’adjuration
de la même manière à l’égard de l’homme qu’à l’égard de Dieu. Car en adjurant
l’homme, nous avons l’intention de changer sa volonté par le respect qu’il a
pour une chose sacrée, et ce n’est pas ce que nous nous proposons à l’égard de
Dieu dont la volonté est immuable. Mais nous désirons que ce que nous
obtiendrons de lui par sa volonté éternelle procède, non de nos mérites, mais
de sa bonté.
Mais c’est le contraire. Nous conjurons Dieu par les choses
sacrées, en le prenant à témoin. L’Apôtre conjure aussi les fidèles par la
miséricorde de Dieu, comme on le voit (Rom.,
chap. 12), ce qui paraît être une adjuration. Il est donc permis d’adjurer les
autres.
Conclusion Comme il est permis de conjurer Dieu, de même il est
permis de conjurer les hommes, quoiqu’on ne le fasse pas de la même manière.
Il faut répondre que celui qui fait un serment promissoire, par
respect pour le nom de Dieu qu’il invoque à l’appui de sa promesse, s’oblige
lui-même à faire ce qu’il promet ; et ainsi il se dispose d’une manière
immuable à faire une chose. Or, comme l’homme peut se disposer lui-même à faire
une chose, de même il peut aussi disposer les autres ; ses supérieurs en les
priant (C’est ce qu’on appelle une adjuration déprécatoire.), ses inférieurs en
les commandant (Dans ce cas, l’adjuration est impérative.), comme on le voit
d’après ce que nous avons dit (quest. 83, art. 1). Par conséquent, quand ces
deux sortes de disposition sont confirmées par quelque chose de divin (Si l’on
interpose le nom de Dieu, la passion, la mort et le sang de Jésus-Christ,
l’adjuration devient un acte de religion.), il y a adjuration. Toutefois, il y
a entre elles cette différence, c’est que l’homme est maître de ses actes,
tandis qu’il n’est pas le maître de ceux des autres. C’est pourquoi il peut
s’obliger en invoquant le nom de Dieu, mais il ne peut nécessiter les autres, à
moins que ceux-ci ne lui soient soumis. Alors il peut les contraindre par la
force du serment prêté. — Ainsi donc, si par l’invocation du nom de Dieu ou de
toute autre chose sacrée, on a l’intention de forcer quelqu’un sur lequel on
n’a pas d’empire à faire une chose, comme on s’y contraint soi-même par le
serment, l’adjuration est illicite (L’adjuration impérative ou nécessitante est
illicite, mais l’adjuration déprécatoire est permise.), parce qu’on usurpe sur
autrui un pouvoir qu’on n’a pas. Cependant, dans le cas de nécessité, les
supérieurs peuvent lier leurs inférieurs par cette espèce d’adjuration. Mais
si, par le respect du nom de Dieu ou d’une chose sacrée quelconque, on veut
seulement obtenir une chose d’un autre sans lui imposer de nécessité, cette
adjuration est permise à l’égard de tout le monde.
Article 2 :
Est-il permis d’adjurer les démons ?
Objection N°1. Il semble qu’il
ne soit pas permis d’adjurer les démons. Car Origène dit (Tract. 55 sup. Matth.) qu’on ne doit pas
adjurer les démons d’après la puissance qu’on a reçue du Sauveur, et que c’est
une coutume judaïque. Or, nous ne devons pas imiter les rites des juifs, mais
nous devons plutôt faire usage de la puissance que le Christ nous a donnée. Il
n’est donc pas permis d’adjurer les démons.
Réponse à l’objection N°1 : Origène parle de l’adjuration qui
ne se fait pas par manière de commandement et de contrainte, mais plutôt par
manière de prière et de supplication.
Objection N°2. Il y en a beaucoup qui, par les enchantements de la
nécromancie, invoquent les démons au nom de quelque chose de divin ; ce qui est
une adjuration. S’il est permis d’adjurer les démons, il est donc permis d’user
des enchantements de la nécromancie ; ce qui est évidemment faux. Donc, etc.
Réponse à l’objection N°2 : Les nécromanciens usent des
adjurations et des invocations des démons pour en apprendre ou pour en obtenir
quelque chose, ce qui est illicite, comme nous l’avons dit (dans le corps de
cet article.). C’est pourquoi saint Chrysostome, expliquant cette parole que le
Seigneur dit à l’esprit immonde (Marc, 1, 25) : Tais-toi, et sors de cet homme, dit (Conc. 2, de Lazaro) que nous avons un dogme salutaire qui nous empêche
de croire aux démons, quelle que soit la vérité qu’ils nous annoncent.
Objection N°3. Celui qui adjure quelqu’un, forme par là même une
société avec lui. Or, il n’est pas permis de s’associer avec les démons, d’après
ce mot de l’Apôtre (1 Cor., 10, 20) :
Je ne veux pas que vous deveniez les
compagnons des démons. Il n’est donc pas permis de les adjurer.
Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement s’appuie sur
l’adjuration par laquelle on implore le secours des démons pour faire ou pour
connaître quelque chose ; car c’est entrer en société avec eux. Mais quand on
les repousse en les adjurant, c’est au contraire s’écarter de leur société.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Marc, 16, 17) : Ils chasseront les démons en mon nom. Or,
engager quelqu’un à faire une chose à cause du nom de Dieu, c’est l’adjurer. Il
est donc permis d’adjurer les démons.
Conclusion Il est permis d’adjurer les démons, non en les priant
ou en les engageant au nom des choses sacrées à nous obéir ; mais en les
repoussant par la vertu du nom de Dieu, comme nos ennemis, de peur qu’ils ne
nous nuisent de quelque manière.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), il y a deux manières d’adjuration. L’une se fait
sous forme de prière ou de supplication, par respect pour une chose sacrée ;
l’autre sous forme de contrainte. Il n’est pas permis d’adjurer les démons de
la première manière, parce que ce mode d’adjuration parait être le fait d’une
bienveillance ou d’une amitié qu’on ne doit pas avoir pour eux (D’après
certains théologiens, l’exorciste qui emploierait des formules amicales à
l’égard du démon, et qui dirait : Je vous
prie de sortir ; gardez le silence,
je vous en supplie, pécherait mortellement.). Quant à la seconde espèce d’adjuration,
qui se fait par contrainte, il nous est permis d’en user pour certaines choses
et non pour d’autres. Car, dans le cours de cette vie, les démons sont nos
adversaires. Or, leurs actes ne sont pas soumis à notre disposition, mais à
celle de Dieu et des saints anges, parce que, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 4), les esprits
prévaricateurs sont régis par les esprits fidèles. Nous pouvons donc en
adjurant les démons par la vertu du nom de Dieu, les repousser comme nos
ennemis, de peur qu’ils ne nous nuisent spirituellement ou corporellement,
selon la puissance divine que le Christ nous a donnée, d’après ces paroles de
l’Evangile (Luc, 10, 19) : Je vous ai
donné le pouvoir de marcher sur les scorpions, et sur toute la puissance de
l’ennemi, et rien ne vous nuira. — Il n’est cependant pas permis de les
adjurer pour apprendre ou pour obtenir quelque chose par leur moyen (Sylvius et
Cajétan ne croient pas qu’il y aurait péché mortel à leur demander quelque
chose par légèreté ou par curiosité, s’il n’y avait aucun danger de diffamer
quelqu’un.), parce que ce serait faire alliance avec eux, à moins que par une
inspiration spéciale ou une révélation de Dieu, des saints n’aient recours à
leur opération pour produire certains effets. C’est ainsi qu’il est dit de
saint Jacques qu’il se fit amener Hermogènes par les
démons (Ce fait est emprunté à la Légende
dorée de Jacques de Voragine.).
Article 3 :
Est-il permis d’adjurer les créatures irraisonnables ?
Objection N°1. Il semble qu’il
ne soit pas permis d’adjurer une créature irraisonnable. Car l’adjuration se
fait par la parole. Or, il est inutile d’adresser la parole à un être qui ne
comprend pas, comme une créature irraisonnable. Il est donc inutile et illicite
de l’adjurer.
Objection N°2. L’adjuration paraît convenir à celui auquel le
jurement appartient. Or, le jurement n’appartient pas à la créature
irraisonnable. Il semble donc qu’il ne soit pas permis non plus d’user à son
égard de l’adjuration.
Objection N°3. Il y a deux espèces d’adjuration, comme on le voit
d’après ce que nous avons dit (art. 1 et 2 préc.).
L’une se fait par manière de supplication ; nous ne pouvons en user envers la
créature irraisonnable qui n’est pas maîtresse de ses actes. L’autre a lieu par
forme de contrainte. Il semble que nous ne puissions pas non plus en faire
usage, parce qu’il ne nous appartient pas de commander aux créatures
irraisonnables. Cela n’appartient qu’à celui dont il est dit (Matth., 8, 27) : que les
vents et la mer lui obéissent. Il n’est donc permis, comme on le voit,
d’user en aucune manière de l’adjuration à l’égard des créatures
irraisonnables.
Mais c’est le contraire. On dit que Simon et Judas ont adjuré les
serpents et qu’ils leur ont commandé de se retirer dans le désert.
Conclusion Quoiqu’il soit inutile d’adjurer les créatures
irraisonnables, considérées en elles-mêmes, cependant il est permis de les
adjurer sous la forme d’une prière que l’on adresse à Dieu.
Il faut répondre que les créatures irraisonnables sont portées par
un autre à leurs opérations propres. Or, l’action de celui qui est mû et poussé
est la même que celle de celui qui le meut et qui le fait agir. Ainsi le
mouvement de la flèche est une opération de celui qui la lance. C’est pourquoi
l’opération de la créature irraisonnable ne lui est pas seulement attribuée,
mais elle l’est principalement à Dieu, dont la disposition
meut toutes choses. Elle appartient aussi au démon, qui avec la
permission de Dieu fait usage de certaines créatures irraisonnables pour nuire
aux hommes. Par conséquent l’adjuration que l’on emploie à l’égard de la
créature irraisonnable peut s’entendre de deux manières : 1° Il peut se faire
que cette adjuration se rapporte à la créature irraisonnable considérée en
elle-même ; alors elle serait absolument vaine. 2° Elle peut se rapporter à
celui par lequel cette créature est mue et mise en action. Dans ce sens on
adjure encore la créature irraisonnable de deux façons : D’abord au moyen d’une
prière adressée à Dieu, ce qui appartient à ceux qui font des miracles par
l’invocation divine. Ensuite par manière de contrainte, elle se rapporte alors
au démon qui fait usage de ces créatures pour nous nuire. L’Eglise (Il est à
remarquer qu’il n’y a que les exorcistes qui puissent adjurer solennellement
les démons, mais ce pouvoir ne peut s’exercer que d’après l’autorisation
expresse de l’évêque.) emploie cette espèce d’adjuration dans les exorcismes,
par lesquels elle chasse les démons des créatures irraisonnables. Mais il n’est
pas permis d’adjurer les démons en implorant leur secours.
La réponse aux
objections est par là évidente.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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