Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 91 : De la louange de Dieu
Nous devrions parler ici de l’emploi que l’on fait du nom de Dieu
pour l’invoquer par la prière ou par la louange. Mais nous avons déjà parlé de
la prière (quest. 83). Il nous reste donc maintenant à parler de la louange. —
Ace sujet deux questions se présentent : 1° Doit-on louer Dieu oralement ? (Cette
question revient à ce que nous avons dit de la prière vocale.) — 2° Doit-on
faire usage du chant dans ses louanges ? (Un arien appelé Hilaire condamna le
chant dans les églises, au rapport de saint Augustin (Retract., liv. 2, chap. 11) ; Paul de Samosate ne voulait pas qu’on
chantât les psaumes, et Wiclef appelait des prêtres de Baal ceux qui chantaient
les louanges de Dieu. Toutes ces erreurs ont été condamnées par divers décrets,
et surtout par la pratique constante de l’Eglise.)
Article 1 : Doit-on
louer Dieu oralement ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas louer Dieu par des paroles. Car Aristote dit (Eth., liv. 1, chap. ult.) qu’on ne loue pas les meilleures choses,
mais qu’on leur doit quelque chose de plus que la louange. Or, Dieu est au-dessus
de tout ce qu’il y a de mieux. On ne doit donc pas de louanges à Dieu, mais on
lui doit quelque chose de plus grand. D’où il est dit (Ecclé., 43, 33) que Dieu est au-dessus de toute louange.
Réponse à l’objection N°1 : Nous pouvons parler de Dieu de
deux manières : 1° Quant à son essence. Sous ce rapport, puisqu’il est
incompréhensible et ineffable, il est au-dessus de toute louange. A cet égard
on lui doit le respect et le culte de latrie. C’est ainsi que le Psalmiste
(D’après la version de saint Jérôme (in Psalt. hebraico et in vers. chald.).) dit (Ps.
64) : La louange est muette devant vous ;
ce qui exprime la première pensée ; on
vous rendra un vœu ; ce qui exprime la seconde. 2° D’après ses effets, qui
ont pour but notre intérêt. Sous ce rapport, la louange lui est due. Ainsi il
est dit (Is., 43, 7) : Je rappellerai les
miséricordes du Seigneur, je chanterai ses louanges pour toutes les grâces
qu’il nous a faites. Et saint Denis dit (De div. nom.,
chap. 1) : Vous trouverez que tous les auteurs sacrés ont donné à Dieu divers
noms pour exprimer dans leurs hymnes de louanges tous les bienfaits que sa
bonté a produits.
Objection N°2. La louange de Dieu appartient à son culte, car
c’est un acte de religion. Or, on honore Dieu plutôt de cœur que de bouche.
C’est pour ce motif que le Seigneur applique (Matth.,
chap. 15) à quelques Juifs ces paroles du prophète (Is., 29, 13) : Ce peuple m’honore des lèvres, mais leur cœur
est loin de moi. La louange de Dieu doit donc être plus dans le cœur que
dans la bouche.
Réponse à l’objection N°2 : La louange extérieure est inutile
à celui qui la prononce, si elle n’est pas accompagnée de la louange du cœur.
Car on loue Dieu, quand on repasse dans sa pensée la magnificence de ses
œuvres. Cependant la louange extérieure est utile pour exciter l’affection
intérieure de celui qui la prononce et pour exciter les autres à louer Dieu
aussi, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet
article.).
Objection N°3. On loue les hommes par parole pour les engager à un
plus grand bien. Car comme les méchants s’enorgueillissent des éloges qu’ils
reçoivent, de même les bons en prennent occasion pour s’exciter à mieux faire.
D’où il est dit (Prov., 27, 21) : que
comme l’argent s’éprouve dans le creuset,
ainsi l’homme est éprouvé par la bouche de celui qui le loue. Mais Dieu
n’est pas excité par les paroles des hommes à faire mieux, soit parce qu’il est
immuable, soit parce qu’il est souverainement bon et qu’il ne peut progresser.
On ne doit donc pas le louer de cette manière.
Réponse à l’objection N°3 : Nous ne louons pas Dieu dans son
intérêt, mais dans le nôtre, comme nous l’avons observé (dans le corps de cet
article.).
Mais c’est le contraire.
Le Psalmiste s’écrie (Ps. 62, 6) : Ma
bouche vous louera avec des transports d’allégresse.
Conclusion On doit à Dieu des louanges souveraines, mais on ne
doit pas célébrer ses louanges, comme celles d’un homme.
Il faut répondre que dans nos rapports avec Dieu nous n’employons
pas la parole de la même manière que dans nos rapports avec les autres hommes.
Car dans nos rapports avec nos semblables, nous employons la parole pour leur
exprimer les pensées de notre cœur, qu’ils ne peuvent connaître qu’autant que
nous les rendons de cette manière. C’est pourquoi nous parlons avec éloge de
quelqu’un, pour lui faire connaître ou pour manifester aux autres que nous
avons de lui une bonne opinion afin de l’exciter à une plus grande perfection
par là même que nous le louons, et pour engager les autres devant lesquels nous
l’exaltons, à l’estimer, à le respecter et à l’imiter. Dans nos rapports avec
Dieu nous employons la parole, non pour lui manifester nos pensées, puisqu’il
est le scrutateur des cœurs, mais pour nous exciter nous-mêmes et pour exciter
ceux qui nous écoutent à le respecter. C’est pourquoi la louange orale est
nécessaire, non à cause de Dieu, mais à cause de celui qui le loue, parce que
c’est un moyen d’exciter envers lui ses affections, d’après ces paroles de
David (Ps. 49, 23) : Celui-là m’honore qui m’offre un sacrifice
de louanges, je lui ferai voir le salut qui vient de moi. Et selon que les
louanges divines élèvent le cœur de l’homme vers Dieu, elles l’éloignent par là
même de ce qui est en opposition avec lui, d’après ces paroles du prophète (Is.,
48, 9) : Par ma louange je vous retiendrai,
comme par un frein, de peur que vous ne périssiez. La louange extérieure
est encore utile en ce qu’elle porte les affections des autres vers Dieu. C’est
ce qui fait dire à David (Ps. 33, 1)
: Sa louange est toujours dans ma bouche,
puis il ajoute : Que ceux qui sont doux
l’écoutent et qu’ils se réjouissent ; glorifiez, le Seigneur avec moi.
Article 2 :
Doit-on se servir du chant dans les louanges de Dieu ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas employer le chant pour les louanges de Dieu ; car l’Apôtre dit (Col., 3, 16) : Instruisez-vous et exhortez-vous les uns les autres par des psaumes,
des hymnes et des cantiques spirituels. Or, nous ne devons employer au
culte de Dieu que ce qui nous est indiqué par les Ecritures. Il semble donc que
nous ne devons pas, dans les louanges de Dieu, chanter de vive voix des
cantiques, mais que nous devons le faire seulement d’une manière spirituelle.
Réponse à l’objection N°1 : On peut appeler cantiques
spirituels non seulement ceux qu’on chante intérieurement dans son esprit, mais
encore ceux que l’on chante extérieurement, dans le sens que ces cantiques
excitent la dévotion spirituelle.
Objection N°2. A l’occasion de ces paroles de saint Paul (Eph., chap. 5) : Adressant au Seigneur des hymnes et des psaumes dans vos cœurs,
saint Jérôme s’écrie : que les jeunes gens entendent ces paroles ; qu’ils les
entendent ceux qui sont chargés de chanter des psaumes dans l’église ; qu’ils
sachent qu’on ne doit pas chanter de bouche les louanges de Dieu, mais qu’on
doit les chanter de cœur. On n’a pas besoin de s’adoucir la gorge et de se
façonner la voix, comme des acteurs, pour faire entendre dans le lieu saint une
musique théâtrale et des cantiques. Le chant ne doit donc pas être employé pour
les louanges de Dieu.
Réponse à l’objection N°2 : Saint Jérôme ne blâme pas
absolument le chant, mais il reprend ceux qui chantent dans l’église d’une
manière théâtrale, non pour exciter la dévotion, mais pour provoquer
l’ostentation ou le plaisir. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 10, chap. 33) : Quand il
m’arrive d’être plus touché de la mélodie que des choses que l’on chante, je me
reconnais coupable, et alors j’aimerais mieux ne pas entendre chanter.
Objection N°3. Il convient aux petits et aux grands de louer Dieu,
d’après ce passage de l’Apocalypse (19, 5) : Louez notre Dieu, vous tous qui êtes ses saints, et qui craignez Dieu,
petits et grands. Or, ceux qui tiennent le premier rang dans l’église ne
doivent pas chanter ; car saint Grégoire dit (Ep. 44 et hab. in Decret., dist. 92, chap. In Sanctâ Romanâ Ecclesiâ) : Il est décidé, par le présent décret, que
les ministres de l’autel placés sur ce siège ne devront pas chanter. Le chant
ne convient donc pas à la louange de Dieu.
Réponse à l’objection N°3 : Il est mieux d’exciter les âmes à
la dévotion par la doctrine et la prédication que par le chant. C’est pourquoi
les diacres et les prélats qui doivent porter les âmes vers Dieu par la prédication
et l’enseignement, ne doivent pas trop s’appliquer au chant dans la crainte
qu’ils ne soient détournés par là de choses plus graves. C’est ce qui fait dire
à saint Grégoire : C’est une coutume très blâmable que les diacres s’occupent
de se perfectionner sous le rapport de la voix, au lieu de se livrer au devoir
de la prédication et au soin des aumônes.
Objection N°4. Sous la loi ancienne, on louait Dieu avec des
instruments de musique et des voix humaines, d’après ce verset du Psalmiste (32,
2) : Louez le Seigneur sur la harpe ;
chantez des hymnes en son honneur sur l’instrument à dix cordes, et chantez-lui
un cantique nouveau. Or, l’Eglise n’emploie pas pour louer Dieu la harpe,
ni le psaltérion, dans la crainte qu’elle ne paraisse judaïser. Donc, pour la
même raison, elle ne doit pas employer le chant.
Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit Aristote (Pol., liv. 8, chap. 6), il faut
proscrire la flûte et les instruments (On voit, d’après ce passage, que les
instruments de musique n’étaient pas en usage dans les églises du temps de
saint Thomas. Mais sa pensée n’a d’autre but que de condamner la musique
profane, qui a toujours été proscrite des églises par tous les théologiens.) qui ne sont qu’à l’usage des artistes, comme la cithare et
ceux qui s’en rapprochent : il ne faut admettre que les instruments propres à
former l’oreille et à développer l’intelligence. Car ces instruments qu’il
proscrit sont plus propres à porter l’âme au plaisir qu’à former intérieurement
en elles de bonnes dispositions. Mais sous l’ancienne loi on faisait usage de
ces instruments, soit parce que le peuple étant plus dur et plus charnel avait
besoin d’être excité par ces moyens, comme par des promesses terrestres, soit
parce que ces instruments matériels étaient figuratifs.
Objection N°5. La louange du cœur est plus importante que celle
des livres. Or, le chant empêche la louange du cœur, soit parce que l’intention
des chantres est absorbée par leur application aux choses qu’ils chantent,
quand ils s’occupent de leur chant, soit parce que les autres entendent moins
facilement ce qu’ils chantent que s’ils l’exprimaient sans chanter. On ne doit
donc pas employer le chant dans les louanges de Dieu.
Réponse à l’objection N°5 : Par le chant auquel on se livre
avec ardeur pour se délecter, l’esprit est empêché de considérer les choses
qu’il chante. Mais si on chante par dévotion, on est au contraire plus attentif
à ce que l’on dit : soit parce qu’on reste plus longtemps sur le même mot ;
soit parce que, comme l’observe saint Augustin (Conf., liv. 10, chap. 33), il y a entre les affections variées de notre
cœur et les modulations d’une voix harmonieuse je ne sais quel rapport intime
qui fait que la musique excite et anime en nous tous les sentiments. Il faut
raisonner de même à l’égard des auditeurs. Quoique parfois ils ne comprennent
pas ce que l’on chante, ils savent néanmoins le motif pour lequel on chante ;
ils savent, par exemple, que c’est pour la gloire de Dieu, et il n’en faut pas
davantage pour exciter leur dévotion.
Mais c’est le contraire. Ce fut saint Ambroise qui établit le
chant dans l’Eglise de Milan, comme le rapporte saint Augustin (Confess., liv. 9, chap. 7) (Saint Augustin
parle en cet endroit du chant des hymnes et des psaumes que saint Ambroise
introduisit dans son église d’après l’exemple des orientaux.).
Conclusion On doit croire qu’on a eu raison d’employer le chant
dans les louanges de Dieu pour exciter l’affection et la dévotion des faibles.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la louange
vocale est nécessaire pour exciter l’affection de l’homme envers Dieu. C’est
pourquoi tout ce qui peut être utile à cette même fin est employé avec raison à
la louange divine. Or, il est évident que les mélodies diverses des sons
disposent diversement les esprits des hommes, comme on le voit dans Aristote (Pol., liv. 8, chap. 5, 6 et 7), et dans
Boèce (Prol. mus., liv. 1, chap. 1). C’est pourquoi
on a eu raison d’introduire le chant dans les louanges de Dieu, pour exciter
davantage à la dévotion les esprits des faibles. C’est ce qui fait dire à saint
Augustin (Conf., liv. 10, chap. 33) : Je suis amené à
approuver la coutume de chanter dans l’église, afin qu’en flattant les oreilles
on élève les âmes encore faibles au doux sentiment de la piété. Et il dit de lui-même
(Conf., liv. 9, chap. 6) : J’ai pleuré à vos
hymnes et à vos cantiques, ayant été vivement ému par les voix qui
remplissaient votre église d’une douce harmonie.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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