Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 92 : Des vices opposés à la vertu de religion
Nous avons
maintenant à nous occuper des vices opposés à la vertu de religion. — En
premier lieu nous traiterons de ceux qui ont quelque chose de commun avec la
vertu de religion elle-même et qui rendent comme elle à Dieu un culte ; puis
nous examinerons ceux qui sont manifestement contraires à cette vertu, parce
qu’ils impliquent le mépris de tout ce qui a rapport au culte de la Divinité.
La première de ces deux catégories appartient à la superstition et la seconde à
l’impiété. Nous devons donc d’abord considérer la superstition et tout ce qui
s’y rattache et passer ensuite à l’impiété et à tout
ce qui en fait partie. — A l’égard de la superstition deux questions se
présentent : 1° La superstition est-elle un vice contraire à la vertu de religion
? (D’après saint Thomas, on peut définir la superstition un vice qui rend un
culte divin à celui auquel il n’est pas dû, ou de la manière qu’on ne le doit
pas.) — 2° Comprend-elle plusieurs parties ou plusieurs espèces ?
Article 1 : La
superstition est-elle un vice contraire à la vertu de religion ?
Objection N°1. Il semble que la
superstition ne soit pas un vice opposé à la vertu de religion. En effet, quand
deux choses sont contraires, l’une n’entre pas dans la définition de l’autre.
Or, la religion entre dans la définition de la superstition. Car on définit la
superstition une religion qui va au delà des bornes, comme le dit la glose (interl.) à propos de ces paroles de saint Paul
: Elles ont cependant une apparence de
sagesse, etc. (Col., 2, 23). La
superstition n’est donc pas un vice contraire à la vertu de religion.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous disons
métaphoriquement un bon voleur, de même on emploie quelquefois le nom des
vertus pour exprimer les vices. C’est ainsi qu’on se sert quelquefois du nom de
prudence pour désigner l’astuce, selon ces paroles de saint Luc (Luc, 16, 8) : Les enfants de ce siècle sont plus prudents
que les enfants de lumière. C’est en ce sens qu’on dit que la superstition
est une religion.
Objection N°2. Saint Isidore dit (Etym., liv. 10, ad litt. S)
que, d’après Cicéron (Voyez Cicéron : De natura Deorum, liv. 2, n° 28.),
on donnait le nom de superstitieux (superstitiosi) à
ceux qui faisaient des prières et des sacrifices tout le long du jour pour
avoir des enfants qui leur survécussent (superstites) (D’après Servitis, dans son commentaire de l’Enéide (liv. 8), ce mot
vient de la crainte excessive que les hommes avaient de la colère des dieux,
qu’ils se représentaient toujours menaçante sur leur tête (superstantem).). Or, la vraie
religion ne s’oppose pas à de pareilles prières. La superstition n’est donc pas
un vice contraire à la vertu de religion.
Réponse à l’objection N°2. Autre chose est l’étymologie d’un mot
et autre chose sa signification. L’étymologie se prend du mot qui a servi à
former celui que l’on définit, et la signification se considère d’après l’objet
qu’on a voulu que le mot désigne ; ce qui est quelquefois tout différent.
Car le mot de pierre (lapis) vient de
læsio pedis (ce qui
blesse le pied), et ce n’est pas ce qu’il signifie, car autrement il faudrait
donner le nom de pierre au fer, quand il viendrait à blesser le pied. Il n’est
pas nécessaire non plus que le mot superstition
n’exprime que ce qui a donné lieu à sa formation et que sa signification
soit renfermée dans son étymologie.
Objection N°3. Le mot superstition
semble impliquer un certain excès. Or, dans la religion, il ne peut y en avoir,
parce que, comme nous l’avons dit (quest. 81, art. 5 ad 3), nous ne pouvons
pas, sous ce rapport, rendre à Dieu autant que nous lui devons. La superstition
n’est donc pas un vice contraire à la vertu de religion.
Réponse à l’objection N°3. La vertu de religion ne peut pécher par
excès selon la quantité absolue, puisqu’on ne peut jamais trop honorer Dieu ;
mais il peut y avoir excès selon la quantité proportionnelle, dans le sens que
dans le culte divin on peut faire quelque chose qui ne doive pas être fait.
Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Lib. de dec. chord., chap. 9) : Vous touchez la
première corde par laquelle on n’adore qu’un seul Dieu, et toutes les folies de
la superstition sont détruites. Or, le culte d’un Dieu unique appartient à la
religion. La superstition est donc opposée à cette vertu.
Conclusion La superstition est un vice opposé à la vertu de
religion, parce qu’elle en est l’excès, en ce sens que celui qui est
superstitieux rend un culte divin à celui auquel il n’est pas dû, ou ne le rend
pas de la manière dont il doit le rendre.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 81, art. 5 ad
3), la religion est une vertu morale. Or, toute vertu morale consiste dans un
certain milieu, comme nous l’avons prouvé (1a 2æ, quest. 64,
art. 1). C’est pourquoi, à chaque vertu morale il y a deux sortes de vices qui
lui sont opposés : l’un qui est produit par excès et l’autre par défaut. Mais,
pour dépasser le milieu d’une vertu, il n’est pas nécessaire que l’acte que
l’on fait soit extrême sous le rapport de la quantité ; l’excès peut se
produire relativement à d’autres circonstances. Ainsi, dans certaines vertus
comme la magnanimité et la magnificence, le vice ne dépasse pas le milieu dans
lequel ces vertus se renferment, parce qu’il tend à s’élever au-dessus d’elles,
car il tend plutôt à rester au-dessous ; mais il le dépasse, parce qu’il porte
l’homme à faire plus qu’il ne doit ou à agir quand il ne le doit pas, et il en
est de même sous les autres rapports, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1 et 5). — Ainsi donc
la superstition est un vice opposé à la vertu de religion par excès, non parce
qu’elle rend à Dieu plus d’honneur que la religion véritable, mais parce
qu’elle rend un culte divin à celui auquel il n’est pas dû, ou parce qu’elle le
rend d’une manière qui n’est pas convenable.
Article 2 : Y
a-t-il différentes espèces de superstition ?
Objection N°1. Il semble qu’il
n’v ait pas différentes espèces de superstition, parce que, d’après Aristote (Top., liv. 1, chap. 13), quand l’un des
contraires est multiple, l’autre l’est aussi. Or, la religion, qui a la
superstition pour contraire, ne se divise pas en plusieurs espèces, mais tous
ses actes se rapportent à une seule. Il n’y a donc pas différentes espèces de
superstition.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4), le bien ne
suppose rien de vicieux, tandis que le moindre défaut produit le mal (C’est
l’axiome théologique : Bonum ex integrâ causâ, malum ex minimo defectu.). C’est ce
qui fait qu’il y a plusieurs vices contraires à une seule et même vertu, comme
nous l’avons dit (art. préc. et quest. 10, art. 5).
Le mot d’Aristote n’est vrai que pour les contraires qui ont la même raison
d’être multiples.).
Objection N°2. Les contraires se rapportent au même objet. Or, la
religion, qui a la superstition pour contraire, a pour
objet les choses par lesquelles nous sommes en rapport avec Dieu, comme nous
l’avons dit (quest. 81, art. 1 et 5). On ne peut donc pas distinguer dans la
superstition qui est opposée à la religion différentes espèces, d’après les
différentes divinations des événements ou d’après les diverses observances des
actes humains.
Réponse à l’objection N°2 : Les divinations et les
observances sont superstitieuses quand elles dépendent de certaines opérations
du démon, et qu’à ce titre elles se rattachent à un pacte conclu avec lui.
Objection N°3. A l’occasion de ces paroles de saint Paul (Col., chap. 11) : Quæ sunt rationem habentia
sapientiæ in superstitione, la glose dit (ordin. Ambros.) que par le mot superstition, il faut entendre une
religion simulée. On doit donc regarder une religion simulée comme une espèce
de superstition.
Réponse à l’objection N°3 : La religion est simulée quand on
applique le nom de religion à une tradition humaine, comme on le voit par ce
qui suit dans la glose. Ainsi cette religion simulée n’est rien autre chose que
le culte rendu au vrai Dieu d’une manière qui ne serait pas convenable (Ainsi
elle ne produit pas une espèce de superstition particulière.), comme si, par
exemple, quelqu’un s’imaginait, sous la loi de grâce, d’honorer Dieu suivant le
rite de l’ancienne loi (Il y aurait aussi péché mortel à vouloir appuyer la foi
sur de faux miracles ou de faux témoignages, ou ii présenter à la vénération
des fidèles de fausses reliques.). Et c’est littéralement ce que la glose
entend par ces paroles.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin distingue lui-même
différentes espèces de superstition (De
doct. christ.,
liv. 2, chap. 20-24).
Conclusion Il y a quatre espèces de superstition, l’une qui
consiste à rendre au vrai Dieu un culte illégitime, et les trois autres qui
sont : l’idolâtrie, les divinations et les divers genres d’observances.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (art. préc.), le vice de
la superstition consiste en ce qu’elle dépasse, sous certains rapports, le milieu
dans lequel se renferme la vertu de religion, comme nous l’avons vu (1a
2æ, quest. 72, art. 9). Car toutes les circonstances mauvaises ne
sont pas de nature à varier l’espèce du péché ; elles ne la changent que
quand elles se rapportent à des fins ou à des objets différents. C’est à ce
point de vue qu’il faut se placer pour distinguer les différentes espèces
d’actes moraux (1a 2æ, quest. 1, art. 3, et quest. 18,
art. 4, 5, 6, 10 et 11). Par conséquent les différentes espèces de superstition
peuvent se distinguer 1° d’après la nature de son mode, 2° d’après la nature de
son objet. Car on peut rendre le culte divin à celui à qui il est dû,
c’est-à-dire au vrai Dieu, d’une manière qui ne soit pas convenable, et c’est
là une première espèce de superstition (Ce culte qu’on rend au vrai Dieu d’une
manière indue est pernicieux ou superflu. Il est pernicieux quand il est faux,
comme l’expose saint Thomas dans la question suivante ; il est superflu quand
il n’y a pas de rapport entre l’acte et la fin qu’on se propose.). On peut
aussi rendre ce culte à un être qui n’en est pas digne, c’est-à-dire à la
créature, quelle qu’elle soit, et c’est un second genre de superstition qui se
divise lui-même en plusieurs espèces, selon les fins diverses du culte divin.
Car le culte a d’abord pour but de témoigner à Dieu le respect qui lui est dû,
et la première espèce de ce genre de superstition est l’idolâtrie, qui offre à
la créature un respect qui n’est dû qu’au créateur. Le culte a pour objet, en
second lieu, de faire éclairer l’homme des lumières du Dieu qu’il adore ; c’est
à cette fin que se rapporte la divination qui consulte les démons au moyen de
pactes tacites ou exprès contractés avec eux. Enfin le culte doit, en troisième
lieu, servir à diriger l’homme dans ses actions conformément à la loi de Dieu,
et c’est à ce troisième objet que se rapporte ce qu’il y a de superstitieux
dans certaines observances. Saint Augustin indique ces trois sortes de
superstition quand il dit (De doct. christ., liv. 2,
chap. 20 ) que tout ce que les hommes ont établi pour le culte et la
construction des idoles est superstitieux ; ce qui a trait à la première espèce
de superstition. Puis il ajoute que tout ce qui regarde les consultations, les
pactes, et les conventions tacites ou expresses avec le démon, a le même
caractère, ce qui revient à la seconde ; et enfin il dit un peu plus loin que
toutes les observances sont du même genre, ce qui rentre dans notre troisième
distinction.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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