Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 94 : De l’idolâtrie

 

            Après avoir traité du culte illégitime rendu au vrai Dieu, nous avons à examiner l’idolâtrie. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° L’idolâtrie est-elle une espèce de superstition ? — 2° Est-elle un péché ? — 3° Est-elle le plus grand de tous les péchés ? (Saint Thomas a établi (quest. 34, art. 2) que la haine de Dieu était le plus grave des péchés. Il prouve ici la même chose de l’idolâtrie, parce qu’elle implique cette haine, et qu’elle y ajoute l’infidélité.) — 4° De la cause de ce péché. (En traitant de l’infidélité (quest. 10, art. 7 et 10) nous avons dit si l’on devait communiquer avec les idolâtres.)

 

Article 1 : L’idolâtrie est-elle réellement une espèce de superstition ?

 

Objection N°1. Il semble que l’idolâtrie ne soit pas réellement une espèce de superstition. Car, comme les hérétiques sont infidèles, de même aussi les idolâtres. Or, l’hérésie est une espèce d’infidélité, comme nous l’avons vu (quest. 11, art. 1). Donc l’idolâtrie également, et par conséquent elle n’est pas une espèce de superstition.

Réponse à l’objection N°1 : La religion n’étant pas la foi, mais une sorte de profession de foi exprimée par des signes extérieurs, de même la superstition est une sorte de profession d’infidélité exprimée par le culte extérieur. Le mot d’idolâtrie désigne cette sorte de profession ; mais il n’en est pas de même du mot hérésie, qui ne désigne qu’une opinion fausse (Voyez ce que nous avons dit de l’hérésie, quest. 11). C’est pourquoi l’hérésie est une espèce d’infidélité, tandis que l’idolâtrie est une espèce de superstition.

 

Objection N°2. Le nom de latrie appartient à la vertu de religion à laquelle la superstition est opposée. Or, le mot idolâtrie semble être univoque avec celui de latrie, qui se rapporte à la vraie religion. Car, comme le désir de la fausse béatitude et celui de la béatitude véritable sont univoquement désignés, de même le culte des faux dieux, qui porte le nom d’idolâtrie, semble être exprimé univoquement par rapport au culte du vrai Dieu, qui reçoit le nom de latrie. L’idolâtrie n’est donc pas une espèce de superstition.

Réponse à l’objection N°2 : Le mot de latrie peut se prendre en deux sens. 1° Il peut signifier l’acte humain qui appartient au culte de Dieu. En ce sens, sa signification ne varie pas, peu importe à qui on l’applique, parce que le sujet auquel on l’applique n’entre pas dans sa définition. Ainsi on l’emploiera donc univoquement, selon qu’il se rapporte à la vraie religion, et selon qu’il se rapporte à l’idolâtrie. C’est ainsi que le payement du tribut est pris univoquement, soit qu’on le paye au roi légitime ou à celui qui ne l’est pas. 2° On peut donner au mot latrie le même sens qu’au mot religion. Alors comme c’est une vertu, il est dans son essence que le culte divin soit rendu à celui à qui il est dû, et en ce cas le mot de latrie se dit équivoquement de la vraie religion, et de l’idolâtrie. C’est ainsi que la prudence se dit équivoquement de la prudence qui est une vertu et de (Pour la signification des mots univoque et équivoque, voyez 1a pars, quest. 13, art. 5.) la prudence de la chair.

 

Objection N°3. Ce qui n’est rien ne peut être l’espèce d’aucun genre. Or, il semble que l’idolâtrie ne soit rien ; car saint Paul dit (1 Cor., 8, 4) : Nous savons que les idoles ne sont rien en ce monde. Et plus loin (ibid., 10, 19) : Est-ce donc que je veuille dire que ce qui a été immolé aux idoles ait contracté quelque vertu ou que l’idole soit quelque chose ? Non certainement. Or, immoler des victimes aux idoles est un acte qui appartient en propre à l’idolâtrie. L’idolâtrie est donc une sorte de néant, et par conséquent elle ne peut être une espèce de superstition.

Réponse à l’objection N°3 : En disant que l’idole n’est rien en ce monde, l’Apôtre entend par laque les images qui portaient le nom d’idoles n’étaient pas animées et n’avaient aucune des vertus divines, comme le supposait Hermès, qui les croyait composées d’un corps et d’une âme. De même quand il dit que l’immolation faite aux idoles n’est rien, il voulait dire que les chairs qu’on leur immolait n’étaient nullement sanctifiées, comme le pensaient les gentils, et qu’elles n’étaient pas non plus souillées comme le croyaient les Juifs.

 

Objection N°4. La superstition consiste à rendre un culte divin à celui à qui il n’est pas dû. Or, comme le culte divin n’est pas dû aux idoles, il n’est pas dû non plus aux autres créatures. C’est ce qui porte l’Apôtre à blâmer vivement ceux qui ont honoré et servi la créature plutôt que le Créateur (Rom., 1, 25). C’est donc à tort qu’on fait de l’idolâtrie une espèce de superstition ; on devrait plutôt l’appeler le culte de la créature.

Réponse à l’objection N°4 : D’après l’usage général établi parmi les gentils d’adorer des créatures sous l’emblème de certaines images, on a employé le mot d’idolâtrie pour exprimer le culte de la créature quel qu’il soit, même quand il existait sans images.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit dans les Actes des apôtres que saint Paul, quand il attendait Sila et Timothée à Athènes, son esprit se sentait ému en voyant que cette ville était si attachée à l’idolâtrie (Actes, 17, 16). Puis il dit aux Athéniens : Seigneurs Athéniens, il me semble qu’en toutes choses vous êtes les plus superstitieux (ibid., 17, 22). L’idolâtrie appartient donc à la superstition.

 

Conclusion Toutes les différentes sortes d’idolâtrie se rapportent à la superstition, comme les espèces à leur genre.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 92, art. 2), la superstition consiste à outrepasser le mode qu’on doit observer dans le culte divin. On tombe dans cet excès surtout quand on rend le culte divin à celui à qui il n’est pas dû. Or, on ne doit rendre ce culte qu’au seul Dieu souverain et incréé, comme nous l’avons dit en traitant de la religion (quest. 81, art. 1). C’est pourquoi il y a superstition toutes les fois qu’on le rend à une créature. Or, comme on rendait ce culte à des créatures sensibles au moyen de signes extérieurs, tels que les sacrifices, les jeux (Les jeux d’Apollon, de Mars, d’Hercule ou de Jupiter Olympien.), etc., de même on le rendait à la créature représentée par une forme ou par une figure sensible, et à laquelle on donnait le nom d’idole. Mais ce culte rendu aux idoles avait divers caractères. En effet les uns avaient recours à un art néfaste pour construire des images qui, par la vertu des démons, produisaient certains effets déterminés. De là ils concluaient que dans ces images il y avait quelque chose de divin, et par conséquent qu’on leur devait le même culte qu’à la Divinité. Cette opinion fut celle d’Hermès Trismégiste (Les passages que saint Augustin cite d’Hermès en cet endroit sont tirés de l’Esculape, dont la traduction en langue latine a été attribuée à Apu­lée. Voyez sur cet Hermès l’article Thoth dans la Biographie universelle, tome 55.), comme le rapporte saint Augustin (De civ. Dei, liv. 8, chap. 23). Les autres ne rendaient pas un culte divin aux images elles-mêmes, mais aux créatures qu’elles représentaient. Saint Paul fait allusion à ces deux sentiments ; il exprime le premier quand il dit des gentils (Rom., 1, 23) : Qu’ils ont transféré l’honneur qui n’est dû qu’au Dieu incorruptible à l’image d’un homme corruptible et à des figures d’oiseaux, de bêtes à quatre pieds et de reptiles. Il désigne le second quand il ajoute (ibid., 5, 25) : qu’ils ont rendu à la créature l’adoration et le culte souverain, au lieu de les rendre au Créateur (Voyez à cet égard : Sag., chap. 13 et 14, Ps. 113 et 114, Is., chap. 42 et 46.). Ces derniers se subdivisent en trois classes. Les uns pensaient qu’il y avait eu des hommes qui étaient dieux, et ils les honoraient dans leurs images ; c’est ainsi qu’ils entendaient le culte qu’ils rendaient à Jupiter, à Mercure et aux autres dieux. D’autres supposaient que le monde entier était un dieu unique, non en raison de sa substance matérielle, mais en raison de son âme, qu’ils confondaient avec la Divinité ; car ils prétendaient que Dieu n’est rien autre chose que l’âme, qui gouverne le monde par le mouvement et la raison. C’est en ce sens, ajoutait-il, qu’on dit que l’homme est sage, non sous le rapport du corps, mais sous le rapport de l’âme. D’où ils pensaient qu’on doit rendre un culte divin au monde entier et à toutes ses parties, au ciel, à l’air, à l’eau et à tous les autres éléments. Ils rapportaient à toutes ces choses les noms et les images de leurs dieux, comme le faisait Varron (Ce sentiment était celui de Varron, que saint Augustin réfute très éloquemment dans cet endroit de sa Cité de Dieu.), cité par saint Augustin (De civ. Dei, liv. 7, chap. 21 et 22). Enfin les platoniciens reconnurent qu’il n’y a qu’un seul Dieu, qui est la cause suprême de toutes choses, et ils plaçaient au-dessous de lui des substances spirituelles qu’il avait lui-même créées ; ils leur donnaient le nom de dieu, parce qu’elles participent à la divinité, mais nous les appelons des anges. Après ces créatures spirituelles venaient les âmes des corps célestes, qui comprenaient dans leur empire les démons, dont ils faisaient des animaux aériens. A un degré inférieur encore, ils plaçaient les âmes des hommes qui, en raison de leur mérite ou de leur démérite, devaient entrer dans la société des dieux ou être reléguées dans celles des démons. D’après saint Augustin, ils rendaient un culte divin à tous ces êtres (De civ. Dei, liv. 8, chap. 14). Ces deux dernières opinions appartenaient à la théologie physique ou naturelle, que les philosophes étudiaient dans le monde et qu’ils enseignaient dans leurs écoles. Celle qui consacrait le culte de l’homme se rapportait à la théologie fabuleuse, qui, d’après les fictions des poètes, était représentée sur les théâtres. Enfin celle qui approuvait le culte des images appartenait à la théologie civile, que les prêtres célébraient dans les temples. Mais toutes ces différentes erreurs appartenaient à la superstition de l’idolâtrie. C’est pourquoi saint Augustin dit (De doct. christ., liv. 2, chap. 20) : qu’il y a de la superstition dans tout ce que les hommes ont établi pour le culte et la construction des idoles, soit qu’il s’agisse de rendre à une créature ou à une partie d’elle-même le culte qu’on rend à Dieu, soit qu’on adore comme une divinité la créature ou ce qui s’y rattache.

 

Article 2 : L’idolâtrie est-elle un péché ?

 

Objection N°1. Il semble que l’idolâtrie ne soit pas un péché. En effet, il n’y a pas de péché dans les choses que la vraie foi fait servir au culte de Dieu. Or, la vraie foi se sert d’images dans le culte divin. Car nous lisons dans l’Exode (chap. 25) que les images des chérubins étaient dans le tabernacle, et dans nos églises il y a des images que l’on expose à l’adoration des fidèles. L’idolâtrie qui consiste dans l’adoration des idoles n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°1 : Dans le tabernacle ou le temple de l’ancienne loi, comme maintenant dans nos églises, les images qui s’y trouvent n’y ont pas été placées pour qu’on leur rendît un culte de latrie, mais pour qu’elles eussent une signification, et que par leur moyen on imprimât plus profondément dans l’esprit des hommes la foi dans l’excellence et la supériorité des anges et des saints (Nicolaï ajoute ici quelque chose pour expliquer la nature du respect que l’on a pour les images des saints, s’appuyant sur les décisions du septième concile œcuménique tenu contre les iconoclastes, et dont il croit que saint Thomas n’a pas connu les actes véritables. On peut consulter sur le culte des images Mamachi, Origin. et Àn- tiquit. christ. Romæ, 1751, liv. 3, chap. 1 et § 5 et suiv. et Ciampini, Vetera monumenta Romæ, 1690.). Mais il n’en est pas de même de l’image du Christ, à laquelle, en raison de la divinité de celui qu’elle représente, on doit un culte de latrie, comme nous le verrons (3a pars, quest. 25, art. 3).

 

Objection N°2 : Nous devons le respect à tout ce qui est au-dessus de nous. Or, les anges et les saints sont au-dessus de nous. Par conséquent en leur témoignant notre respect par un culte quelconque, soit par des sacrifices, soit par d’autres actes semblables, nous ne faisons pas de péché.

 

Objection N°3. Dieu doit être honoré par le culte intérieur de l’âme, suivant ces paroles de saint Jean : Il faut adorer Dieu en esprit et en vérité (Jean, chap. 4). Et saint Augustin dit (Ench., chap. 3) que ce qui honore Dieu c’est la foi, l’espérance et la charité. Or, il peut arriver que quelqu’un adore extérieurement les idoles, sans s’écarter intérieurement de la vraie foi. Il semble donc que sans porter atteinte au culte dû à Dieu, on puisse extérieurement adorer les idoles.

 

Mais c’est le contraire. Il est écrit (Ex., 20, 5) : Vous n’adorerez pas les idoles, vous ne les honorerez pas ; c’est-à-dire, d’après la glose, vous n’aurez pour elles ni un culte intérieur, ni un culte extérieur. C’est donc un péché de rendre aux idoles un culte soit extérieur, soit intérieur.

 

Conclusion L’idolâtrie est par sa nature un péché et un péché mortel, qu’il s’agisse de l’acte extérieur ou de l’acte intérieur.

Il faut répondre qu’à cet égard il y a eu deux sortes d’erreurs. En effet quelques-uns ont cru qu’on devait offrir des sacrifices et tout ce qui constitue le culte de latrie non seulement à Dieu, mais encore à tous les êtres qui sont au-dessus de nous, et que c’était en soi une bonne chose, parce qu’ils pensaient que nous devions rendre des honneurs divins à toute nature supérieure, comme étant plus rapprochée de la Divinité. Mais cette opinion est absolument déraisonnable. Car, quoique nous devions respecter tous ceux qui sont au-dessus de nous, nous ne leur devons cependant pas à tous le même genre de respect, mais nous devons à Dieu un honneur spécial puisqu’il l’emporte sur tous les autres d’une façon toute particulière ; et c’est à ce genre d’honneur que nous donnons le nom de culte de latrie. On ne peut pas dire non plus, comme quelques-uns l’ont pensé, que ces sacrifices sensibles convenaient aux dieux du paganisme, mais qu’il faut au Dieu parfait des chrétiens des offrandes meilleures, telles que, par exemple, le sentiment du devoir dans une conscience pure. Car, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. 10. chap. 19), les sacrifices extérieurs sont les signes des sacrifices intérieurs, comme les mots sont les signes des choses. C’est pourquoi, comme nous dirigeons les paroles qui expriment nos prières et nos louanges vers celui à qui nous offrons ces sentiments au fond de nos cœurs, de même, quand nous sacrifions, nous ne devons pas offrir un sacrifice visible à un autre qu’à celui auquel nous devons nous offrir nous-mêmes invisiblement dans le secret de notre âme. — D’autres ont cru que le culte extérieur de latrie ne devait pas être rendu aux idoles comme bon ou comme excellent par lui-même, mais comme conforme à la coutume du vulgaire. Ainsi saint Augustin fait dire à Sénèque (L’ouvrage de Sénèque auquel saint Augustin emprunte cette citation est perdu.) (De civ. Dei, liv. 6, chap. 10) : Nous adorerons, mais en nous rappelant que ce culte appartient plus à l’usage qu’à la réalité. Et dans un autre endroit (De ver. rel., chap. 5) le même docteur dit qu’il ne faut pas demander une religion aux philosophes qui avaient le même culte que le peuple, et qui dans leurs écoles professaient des sentiments tout contraires et absolument opposés sur la nature des dieux et sur le souverain bien. Il y a des hérétiques (Ces hérétiques sont les helcésaïtes dont parle Eusèbe d’après Origène (liv. 6, chap. 31).) qui sont tombés dans cette erreur en soutenant que dans les temps de persécution on pouvait rendre un culte extérieur aux idoles, pourvu qu’on conservât la foi dans son âme. Mais ce sentiment est manifestement faux. Car le culte extérieur étant le signe du culte intérieur, comme on fait un mensonge pernicieux quand on affirme le contraire de ce qu’on croit réellement dans son cœur ; de même on se rend coupable d’une fausseté répréhensible, quand on rend à quelqu’un un culte extérieur contraire à ce que l’on pense au fond de son âme. Aussi saint Augustin s’élève-t-il contre Sénèque (De civ. Dei, liv. 6, chap. 10) en disant que le culte qu’il rendait aux idoles était d’autant plus condamnable que les choses qu’il observait comme des pratiques mensongères, il les observait de manière à persuader au peuple qu’il les regardait comme vraies (C’est le reproche que saint Paul adresse aussi aux philosophes anciens dans son Epître aux Romains (1, verset 18 et suiv.).

La réponse à la seconde et à la troisième objection est évidente, d’après ce que nous avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Article 3 : L’idolâtrie est-elle le plus grave des péchés ?

 

Objection N°1. Il semble que l’idolâtrie ne soit pas le plus grave des péchés. Car ce qu’il y a de pire est opposé à ce qu’il y a de mieux, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 10). Or, le culte intérieur, qui consiste dans la foi, l’espérance et la charité, l’emporte sur le culte extérieur. Par conséquent l’infidélité, le désespoir, la haine de Dieu, qui sont opposés au culte intérieur, sont des péchés plus graves que l’idolâtrie, qui est opposée au culte extérieur.

Réponse à l’objection N°1 : L’idolâtrie présuppose l’infidélité intérieure et qu’elle y ajoute le culte extérieur qui est illégitime. Mais si l’idolâtrie est purement extérieure et que l’infidélité intérieure n’existe pas, elle ajoute encore à son crime le péché de fausseté, comme nous l’avons dit (art. préc.).

 

Objection N°2. Un péché est d’autant plus grave qu’il attaque Dieu plus directement. Or, il semble qu’on agit plus directement contre Dieu en le blasphémant ou en attaquant la foi, qu’en rendant à un autre le culte qui lui est dû ; ce qui constitue l’idolâtrie. Le blasphème ou les attaques contre la foi sont donc des péchés plus graves que l’idolâtrie.

Réponse à l’objection N°2 : L’idolâtrie implique un grave blasphème, puisqu’elle retire à Dieu la souveraineté de sa puissance, et que par son acte elle est une attaque contre la foi.

 

Objection N°3. Il semble que les moindres maux soient punis par des maux plus grands. Or, le péché d’idolâtrie a été puni par le péché contre nature, comme le dit l’apôtre saint Paul (Rom., chap. 1). Le péché contre nature est donc plus grave que le péché d’idolâtrie.

Réponse à l’objection N°3 : Comme il est de l’essence du châtiment d’être contraire à la volonté, le péché qui sert à en punir un autre doit nécessairement être plus manifeste, afin que par là l’homme devienne odieux aux autres et à lui-même. Mais il n’est pas nécessaire qu’il soit plus grave. Ainsi le péché contre nature est moindre que le péché de l’idolâtrie ; mais comme il est plus manifeste, il a pu être convenablement employé pour servir de châtiment à l’idolâtrie, parce que comme l’homme par l’idolâtrie trouble l’ordre du culte divin, de même par le péché contre nature il subit en lui-même une dégradation qui le couvre de confusion.

 

Objection N°4. Saint Augustin disait aux manichéens (Lib. contr. Faustum, liv. 20, chap. 9) : Nous ne vous appelons pas des païens, et nous ne vous considérons pas comme une de leurs sectes, mais nous disons que vous avez avec eux une certaine analogie, parce que vous adorez comme eux plusieurs dieux. Toutefois vous restez bien au-dessous d’eux car ils adorent des choses qui existent, bien qu’elles ne soient pas dignes d’être adorées comme des dieux ; tandis que vous adorez des choses qui n’existent point du tout. L’hérésie est donc une faute plus grave que l’idolâtrie.

Réponse à l’objection N°4 : L’hérésie des manichéens (Celte hérésie n’est pas d’ailleurs la seule qui ait ce caractère. Saint Thomas la cite seulement comme exemple.) était dans son genre un péché plus grave que celui des autres idolâtres ; parce qu’ils dérogeaient davantage à l’honneur divin, en supposant deux dieux contraires et en imaginant une foule d’absurdités et de fables sur la Divinité elle-même. Mais il n’en est pas de même des autres hérétiques qui ne reconnaissent et n’adorent qu’un seul Dieu.

 

Objection N°5. A propos de ces paroles de saint Paul : Comment retournez-vous à ces observances légales si défectueuses et si impuissantes (Gal., 4, 9), saint Jérôme dit (Glossa Petri Lombardi) : que ce retour aux observances légales était un péché presque égal à l’idolâtrie à laquelle les premiers chrétiens se livraient avant leur conversion. Le péché de l’idolâtrie n’est donc pas le plus grave.

Réponse à l’objection N°5 : L’observance de la loi mosaïque sous la loi de grâce n’est point du tout égale à l’idolâtrie pour le genre du péché, mais elle lui est presque égale, sous un autre rapport, parce que ces deux fautes sont l’une et l’autre une espèce de superstition qui est mortelle (Elles peuvent également nuire à la religion véritable.).

 

Mais c’est le contraire. A l’occasion du passage du Lévitique (chap. 15) où il est parlé de l’impureté de la femme qui subit une perte de sang, la glose dit : que tout péché est une souillure de l’âme, mais que l’idolâtrie est la plus grande.

 

Conclusion Quoique l’idolâtrie soit en elle-même le plus grand de tous les péchés, cependant, par suite des mauvaises dispositions du pécheur, un autre péché peut être plus grave que l’idolâtrie.

Il faut répondre que la gravité d’un péché peut se considérer de deux manières : 1° par rapport au péché lui-même, et en ce sens l’idolâtrie est le plus grand de tous les péchés. Car, comme dans un Etat la faute la plus grave que puisse faire un citoyen, c’est de rendre les honneurs royaux â un autre qu’au roi véritable, parce qu’il trouble, autant qu’il est en lui, l’ordre entier du royaume ; de même, parmi les péchés que l’on peut faire contre Dieu, le plus grave consiste à offrir à la créature le culte qui n’est dû qu’au Créateur, parce qu’en diminuant par là, autant qu’il est en lui, la puissance divine, l’homme met dans le monde un autre Dieu. 2° La gravité du péché peut se considérer par rapport au pécheur. Ainsi on dit plus grave le péché de celui qui pèche sciemment que le péché de celui qui le fait par ignorance. A ce point de vue rien n’empêche que les hérétiques qui corrompent sciemment la foi qu’ils ont reçue ne pèchent plus grièvement que les idolâtres (Parmi les simples qui n’ont jamais connu la vérité, la bonne foi est une grande excuse Aussi saint Paul, en s’élevant contre les idolâtres, ne parle que de ceux qui ont connu Dieu et qui ne l’ont pas adoré (Rom., chap. 1) : Cum cognovis­sent Deum non sicut Deum glorificaverunt.) qui péchaient sans le savoir. De même il y a aussi d’autres péchés qui peuvent être plus graves, parce qu’il y a dans celui qui les commet plus de mépris.

 

Article 4 : L’homme a-t-il été cause de l’idolâtrie ?

 

Objection N°1. Il semble que la cause de l’idolâtrie ne provienne pas de l’homme. Car dans l’homme il n’y a que la nature, la vertu ou la faute. Or, l’idolâtrie ne peut venir de la nature de l’homme, parce que la raison naturelle nous dit plutôt qu’il n’y a qu’un Dieu et qu’on ne doit rendre le culte divin ni aux morts, ni aux choses inanimées. Elle ne peut venir non plus de la vertu, parce que, comme le dit l’Evangile (Matth., 7, 18) : Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits. On ne peut pas non plus l’attribuer à la faute. Car il est dit dans la Sagesse (Sag., 14, 27) : Que le culte des idoles a été lui-même la cause de tout mal, qu’il en est le commencement et la fin. L’idolâtrie n’a donc pas l’homme pour auteur.

Réponse à l’objection N°1 : Les causes qui ont préparé le règne de l’idolâtrie sont, de la part de l’homme, la faiblesse de la nature, l’ignorance dans laquelle son intelligence a été plongée, ou le dérèglement de ses affections, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.). Toutes ces choses appartiennent aussi au péché. Mais on dit que l’idolâtrie est la cause, le commencement et la fin de tout péché, parce qu’il n’y a pas d’espèce de péché qu’elle ne produise quelquefois ; soit en y portant expressément, à titre de cause ; soit en y donnant occasion comme étant le principe ou le but de tout mal. Car en l’honneur des idoles il arrivait souvent que l’on tuait des hommes, qu’on les mutilait et qu’on faisait une foule d’autres choses semblables. Cependant il y a des péchés qui peuvent précéder l’idolâtrie et qui y disposent.

 

Objection N°2. Les choses dont les hommes sont la cause se trouvent en eux à toutes les époques. Or, l’idolâtrie n’a pas toujours existé. Nous lisons qu’elle ne s’est établie qu’au second âge du monde. On l’attribue à Nembroth, qui forçait ses semblables à adorer le feu, ou à Ninus qui fit adorer l’image de son père Bélus. Chez les Grecs, d’après saint Isidore (Etym., liv. 8, chap. 11), c’est Prométhée qui le premier fit avec de la terre des simulacres humains ; mais les Juifs prétendent que c’est Ismaël qui forma ainsi le premier des idoles. Au sixième âge l’idolâtrie disparut presque entièrement. Ce n’est donc pas à l’homme qu’il faut en rapporter la cause.

Réponse à l’objection N°2 : Dans le premier âge du monde l’idolâtrie n’exista pas (L’idolâtrie n’a pas existé dès le commencement, dit le Sage (Sag., 14, 15) ; saint Jérôme et saint Cyrille la font remonter à Ninus, vers l’an du monde 2860 ; Lactance l’attribue à Mé­lisse de Crète (De falsâ relig., chap. 22 et 23) ; saint Justin, saint Théophile d’Antioche, Tatien, Clément d’Alexandrie, montrent que les dieux de la Grèce sont postérieurs à Moïse. Saint Epiphane et saint Jean Damascène la classent parmi les premières hérésies. Saint Athanase fait parfaitement ressortir la discordance et les contradictions qu’il y avait entre les religions des divers peuples (Contrà gentes).), parce que le souvenir de la création était trop récent, et que tous les hommes avaient encore dans l’esprit la connaissance d’un Dieu unique. Mais au sixième âge cette erreur fut dissipée par la puissance et la doctrine du Christ qui triompha du démon.

 

Objection N°3. Saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 21, chap. 6) : On ne saurait pas, si les démons ne l’eussent enseigné, ce qu’ils aiment ou ce qu’ils abhorrent, quel nom les attire ou les contraint, enfin ce qui constitue l’art de la magie et la science des magiciens. Il semble qu’on peut en dire autant de l’idolâtrie. Elle ne vient donc pas des hommes.

Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement ne se rapporte qu’à la cause dernière qui a été la consommation même de l’idolâtrie.

 

Mais c’est le contraire. Car il est écrit au livre de la Sagesse (14, 14) : C’est la vanité des hommes qui a introduit les idoles dans le monde.

 

Conclusion L’homme a pu être cause de l’idolâtrie, soit par ses affections déréglées, soit par son attachement aux choses sensibles, soit par l’ignorance, mais ce sont les démons qui ont mis le dernier sceau à cette erreur en se proposant eux-mêmes à l’adoration des hommes sous l’image des idoles et en opérant en elles des prodiges.

Il faut répondre qu’on doit distinguer deux sortes de cause de l’idolâtrie : l’une qui a été la préparation de l’erreur et l’autre sa consommation. La première est venue des hommes et de trois manières. Elle a eu pour cause le dérèglement de leurs affections. Ainsi par suite de l’attachement ou du respect extrême qu’ils avaient pour un de leurs semblables, les hommes lui ont rendu les honneurs divins. L’Ecriture elle-même assigne à l’idolâtrie cette cause quand elle dit (Sag., 14, 15) : Un père affligé de la mort précipitée de son fils, fit faire l’image de celui qui lui avait été ravi, et il se mit à adorer comme Dieu celui qui, comme homme, était mort auparavant. Et plus loin elle ajoute (ibid., 21) que pour satisfaire leur affection ou pour obéir aux rois, les hommes ont donné à des pierres et à du bois un nom incommunicable, c’est-à-dire le nom de la Divinité. 2° Les hommes ont été portés à cette erreur par la passion qu’ils ont naturellement pour les tableaux ou les statues, comme le dit Aristote (Poet., chap. 2). C’est pour ce motif que les hommes grossiers ont primitivement adoré comme des divinités les images de leurs semblables que le talent des artistes avait si vivement exprimées. C’est ce qu’exprime ainsi le livre de la Sagesse (Sag., 13, verset 11 et suiv.) : Qu’un ouvrier habile coupe un arbre bien droit dans une forêt, et que par la science de son art il lui donne une figure et le façonne à l’image d’un homme, il lui fera ensuite des vœux dans l’intérêt de ses biens, de sa famille, d’un mariage qu’il a dessein de contracter. 3° La troisième raison qui a jeté les hommes dans cette erreur, c’est l’ignorance où ils étaient du vrai Dieu. Comme ils ne connaissaient pas ses perfections infinies, ils ont offert le culte de la Divinité à des créatures en raison de leur beauté ou de leur vertu. C’est encore ce que dit la Sagesse (13, verset 1 et suiv.) : Ils n’ont point reconnu le Créateur à la vue de ses ouvrages, mais ils se sont imaginé que le feu ou le vent, ou l’air le plus subtil, ou la multitude des étoiles, ou l’abîme des eaux, ou le soleil, ou la lune, étaient les dieux qui gouvernaient le monde. — La seconde cause qui a mis le sceau à l’idolâtrie et qui en a été la consommation provient des démons (C’est ce que reconnaissent tous les Pères de l’Eglise. On peut s’en convaincre en lisant un des discours les plus éloquents de Bossuet, son premier sermon sur les démons.). Ils se sont eux-mêmes proposés à l’adoration des hommes en donnant des réponses par le moyen des idoles et en opérant certaines choses qui semblaient des prodiges. C’est ce qui a fait dire au Psalmiste (Ps. 95, 5) : Tous les dieux des nations sont des démons.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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