Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 101 : De la piété
Après avoir parlé
de la religion nous devons nous occuper de la piété, et par son étude nous
connaîtrons les vices qui lui sont opposés. — A l’égard de la piété quatre
questions se présentent : 1° A qui la piété s’étend-elle ? — 2° A quoi
oblige-t-elle ? — 3° Est-ce une vertu spéciale ? — 4° Doit-on pour entrer en
religion négliger le devoir de la piété ? (Cet article a pour objet d’établir
des principes d’après lesquels on peut empêcher la conscience d’être perplexe à
l’égard des obligations qu’imposent ces deux vertus, la religion et la piété.)
Article 1 : La
piété s’étend-elle à des personnes déterminées ?
Objection N°1. Il semble que la
piété ne s’étende pas à quelques individus en particulier. Car saint Augustin
dit (De civ. Dei, liv. 10, chap. 1)
que l’on désigne ordinairement le culte de Dieu par le mot de piété, que les
Grecs appellent (εύσέϐειαν). Or,
le culte de Dieu ne se rapporte pas aux hommes, mais il se rapporte
exclusivement à Dieu. La piété ne s’étend donc pas à quelques individus d’une
manière déterminée.
Réponse à l’objection N°1 : Le moins est renfermé dans le
plus. C’est pourquoi le culte qu’on doit à Dieu renferme en lui-même, comme
quelque chose de particulier, le culte qui est dû aux parents. C’est ce qui fit
dire à Dieu par son prophète (Malach., 8, 6) : Si je suis père, où est l’honneur qu’on me
rend. C’est ainsi que le mot de piété (Le mot de piété est pris alors dans
le sens le plus élevé, comme le mot Père
quand on l’applique à Dieu.) se rapporte aussi au culte divin.
Objection N°2. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 1, chap. 15) : La piété donne un festin dans son jour,
parce qu’elle remplit les entrailles du cœur d’œuvres de miséricorde. Or, on
doit faire des œuvres de miséricorde envers tout le monde comme le dit saint
Augustin (De doct. christ., liv. 1, chap. 30). La piété ne
s’étend donc pas d’une manière déterminée à quelques personnes spéciales.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 10, chap. 1), le mot
de piété est vulgairement employé pour désigner les œuvres de miséricorde. Je
crois qu’il en est ainsi, parce que Dieu ordonne surtout de faire ces œuvres
qui lui plaisent plus, d’après son propre témoignage, que les sacrifices ; et
cette coutume a été cause qu’on donne à Dieu lui-même
le nom de pieux.
Objection N°3. Dans le monde il y a beaucoup d’autres liens que
ceux de la famille et de la patrie, comme on le voit par Aristote (Eth., liv. 8, chap. 11 et 12), et sur
chacun de ces liens repose une amitié qui paraît être la vertu de la piété,
comme le dit la glose (interl.) à l’occasion de ces paroles de saint
Paul (2 Tim., chap. 3) : Habentes quidem speciem pietatis. La piété ne
s’étend donc pas seulement aux parents et aux concitoyens.
Réponse à l’objection N°3 : Nos relations avec nos parents et
nos concitoyens se rapportent plus aux principes de notre existence que toutes
les autres ; c’est pourquoi le nom de piété s’étend à elles plus
particulièrement.
Mais c’est le contraire. Cicéron dit (De invent., liv. 2) : que la piété est
une vertu par laquelle nous rendons un culte et des devoirs à ceux qui nous
sont unis par le sang et aux bienfaiteurs de notre patrie (Saint Augustin
adopte cette définition de Cicéron (Quæst.,
lib. 83, quæst. 3).).
Conclusion La piété s’étend à des personnes déterminées qui sont
des parents ou des compatriotes.
Il faut répondre que l’homme est débiteur envers les autres de
différentes manières, selon la diversité de leur prééminence et selon les
divers bienfaits qu’il en a reçus. Sous ces deux rapports Dieu tient le premier
rang ; il est l’être souverain, et le premier principe de notre existence et de
notre gouvernement. Mais secondairement les principes qui nous ont donné l’être
et qui nous gouvernent, ce sont nos parents et le pays où nous sommes nés et où
nous avons été élevés. C’est pourquoi après Dieu, l’homme est surtout redevable
envers ses parents et sa patrie. Par conséquent, comme il appartient à la
religion de rendre à Dieu un culte, de même il appartient à la piété de rendre
secondairement un culte aux parents et à la patrie (Après Dieu, c’est à nos
parents et à notre patrie que nous sommes le plus redevables.). — Dans le culte
des parents se trouve compris le culte de tous ceux qui sont du même sang,
parce qu’on ne leur donne le titre de consanguins
que parce qu’ils sont sortis des mêmes parents, selon l’observation d’Aristote
(Eth., liv. 8, chap. 12). Dans le culte de
la patrie on renferme le culte de tous les concitoyens et de tous les amis du
pays. C’est à cela que la piété s’étend principalement.
Article 2 : La
piété fournit-elle aux parents ce qui est nécessaire à leur entretien ?
Objection N°1. Il semble que la
piété n’aille pas jusqu’à donner aux parents ce qui leur est nécessaire. Car la
piété paraît être comprise dans ce précepte du Décalogue : Honorez votre père et votre mère. Or, ce précepte commande
seulement d’honorer les parents. Ce n’est donc pas à la piété à leur donner ce
dont ils ont besoin.
Réponse à l’objection N°1 : Dans l’honneur dû aux parents se
trouve comprise toute l’assistance qu’on leur doit, selon l’explication de
Notre-Seigneur (Matth., chap. 15). Car on doit venir
au secours de son père, que l’on doit regarder comme ce qu’il y a de plus
élevé.
Objection N°2. On doit thésauriser pour ceux qu’on est tenu de
soutenir. Or, d’après l’Apôtre : Les
enfants ne doivent pas thésauriser pour leurs parents, comme on le voit (2 Cor., 12, 14). Ils ne sont donc pas
tenus au nom de la piété de leur donner de quoi vivre.
Réponse à l’objection N°2 : Le père ayant la nature d’un
principe, le fils a celle d’un être qui procède d’un principe. C’est pourquoi,
absolument parlant, c’est au père qu’il convient de venir en aide au fils.
C’est pour ce motif qu’il ne doit pas seulement le secourir pendant un temps,
mais il doit le faire durant toute sa vie ; et c’est ce qu’on appelle
thésauriser. Mais que le fils donne quelque chose au père, ceci n’a lieu que
par accident, en raison d’une nécessité pressante dans laquelle il est obligé
de le secourir, mais il ne doit pas thésauriser, comme s’il lui amassait
quelque chose pour un temps éloigné, parce que naturellement ce ne sont pas les
parents qui sont les successeurs des enfants, mais ce sont les enfants qui sont
les successeurs des parents.
Objection N°3. La piété ne s’étend pas seulement aux père et mère, mais encore aux autres parents et aux
concitoyens, comme nous l’avons vu (art. préc.). Or,
nous ne sommes pas tenus de sustenter tous nos proches et tous nos concitoyens.
Nous ne sommes donc pas tenus davantage de sustenter les auteurs de nos jours.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit Cicéron (loc. cit.), on doit rendre un devoir et
un culte aux parents et aux concitoyens, mais on ne doit pas le faire de la
même manière envers tout le monde. On est tenu à des obligations plus étroites
envers les parents (On doit secourir ses frères et sœurs plutôt que des
étrangers, et il y a des théologiens qui disent que les frères et sœurs sont
tenus à ce devoir, non seulement par la charité, mais encore par la piété
fraternelle.) ; quant aux autres on doit les secourir selon ses propres moyens
et selon la qualité des personnes.
Mais c’est le contraire. Le Seigneur reprend les pharisiens (Matth., chap. 15) de ce qu’ils empêchaient les enfants de
sustenter leurs parents.
Conclusion Quoique nous devions le respect et l’honneur à nos
parents, comme une chose qui est de devoir par elle-même, cependant par piété
nous devons encore les secourir et les sustenter, s’ils sont dans le besoin.
Il faut répondre que nous devons quelque chose à nos parents et à
nos concitoyens de deux manières : par soi ou par accident. Par soi nous leur
devons ce qui convient au père considéré comme tel. Par là même qu’il est le
supérieur et en quelque sorte le principe existant du fils, celui-ci lui doit
respect et soumission. Par accident on doit à son père ce qu’il est convenable
qu’il reçoive selon les événements fortuits qui peuvent lui arriver ; par
exemple, s’il est infirme, on doit le visiter et s’appliquer à le soigner ;
s’il est pauvre, on doit le sustenter (Cette obligation d’assister les parents
est de droit naturel, mais le droit civil la reconnaît aussi. Il oblige les
enfants à donner des aliments à leur père et mère et autres ascendants qui sont
indigents, et cette obligation est solidaire entre les enfants (Voy. Code civil,
art. 205 et suiv.).), et ainsi du reste. Toutes ces choses sont comprises sous
le devoir qu’on doit lui rendre. C’est ce qui fait dire à Cicéron (De invent., liv. 2), que
la piété rend un devoir et un culte. Le mot devoir se rapporte au dévouement et le mot culte au respect ou à l’honneur ; parce que, d’après saint Augustin
(De civ. Dei, liv. 10, chap. 1), on
dit que nous avons un culte pour les hommes que nous honorons souvent de nos
souvenirs ou de notre présence.
Article 3 : La
piété est-elle une vertu spéciale, distincte des autres ?
Objection N°1. Il semble que la
piété ne soit pas une vertu spéciale distincte des autres. Car témoigner à
quelqu’un du dévouement et un culte, c’est un effet de l’amour. Or, c’est là ce
que fait la piété. Elle n’est donc pas une vertu distincte de la charité.
Réponse à l’objection N°1 : Comme la religion est une
profession de foi, d’espérance et de charité, par lesquelles l’homme est mis
primordialement en rapport avec Dieu ; de même la piété est une manifestation
de l’amour que l’on a pour ses parents et son pays.
Objection N°2. Le propre de la religion est de rendre un culte à
Dieu. Or, la piété lui rend aussi un culte, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 10, chap. 1). Elle
n’est donc pas distincte de la religion.
Réponse à l’objection N°2 : Dieu est le principe de notre
être et de notre gouvernement d’une manière bien plus excellente que nos
parents ou notre patrie. C’est pourquoi la religion, qui rend à Dieu un culte,
est autre que la piété, qui rend un culte aux parents et à la patrie. Mais ce
qui appartient aux créatures, se dit de Dieu suréminemment et causalement,
comme l’observe saint Denis (De div. nom., chap. 1).
C’est ainsi que la piété désigne éminemment le culte de Dieu, et c’est dans le
même sens que nous l’appelons notre Père.
Objection N°3. La piété par laquelle on rend un culte et un devoir
à la patrie paraît être la même chose que la justice légale qui se rapporte au
bien commun. Or, cette espèce de justice est une vertu générale, comme on le
voit (Eth., liv. 5, chap. 1 et 2). La piété n’est
donc pas une vertu spéciale.
Réponse à l’objection N°3 : La piété s’étend à la patrie,
selon qu’elle est pour nous un principe d’existence, tandis que la justice
légale se rapporte au bien de l’Etat, selon qu’il est un bien commun. C’est
pourquoi la justice légale est une vertu générale plutôt que la piété.
Mais c’est le contraire. Cicéron fait de la piété une partie de la
justice (De invent., liv. 2).
Conclusion La piété est une vertu spéciale par laquelle on rend un
devoir et un culte à ses parents, à ses proches et à ses concitoyens.
Il faut répondre qu’une vertu est spéciale par là même qu’elle se
rapporte à un objet sous une raison particulière. Ainsi puisqu’il appartient à
la nature de la justice de rendre aux autres ce qui leur est dû, toutes les
fois que l’on rencontre une espèce particulière de dette à acquitter envers
quelqu’un, il y a là une vertu spéciale. Or, on doit spécialement quelque chose
à quelqu’un, par là même qu’il est le principe naturel qui nous a donné l’être
et qui nous gouverne. La piété a pour objet ce principe, puisqu’elle nous fait
rendre un devoir et un culte à nos parents, à notre pays et à ceux qui ont des
rapports avec notre famille et notre patrie. Elle est donc une vertu spéciale.
Objection N°1. Il semble que
pour cause de religion on doive négliger les devoirs de la piété envers les
parents. Car le Seigneur dit (Luc, 14, 26) : Si quelqu’un vient à moi et
qu’il ne haïsse pas son père et sa mère, et son épouse, et ses enfants et ses
frères, et ses sœurs, et son âme aussi, il ne peut être mon disciple. Il
est dit à la louange de saint Jacques et de saint Jean (Matth.,
4, 22), qu’ayant quitté leurs filets et leurs parents, ils suivirent le
Christ. On rapporte aussi, à la gloire des lévites (Deut., 33, 9), que celui qui dit à son père et à sa mère : Je ne
vous connais point, et à ses frères : Je ne sais qui vous êtes, et qui n’a
point connu ses propres enfants ; ce sont ceux-là qui ont exécuté la parole de
Dieu. Or, en méconnaissant ses père et mère et ses autres parents, ou en
les haïssant, il est nécessaire que l’on omette les devoirs de la piété. On
doit donc négliger ces devoirs pour cause de religion.
Réponse à l’objection N°1 : Saint Grégoire (Hom. 37 in Evang.),
expliquant cette parole du Seigneur, dit que quand nos parents sont des ennemis
qui s’opposent à nos progrès dans la voie de Dieu, nous devons les quitter par
la haine et la fuite. Car si nos parents nous excitent au mal et qu’ils nous
détournent du culte divin, nous devons sous ce rapport les abandonner et les
haïr. C’est ainsi qu’il est dit que les lévites ont méconnu leurs proches,
parce qu’ils n’ont pas épargné les idolâtres, selon l’ordre du Seigneur, comme
on le voit (Ex., chap. 32). Quant à
saint Jacques et à saint Jean, ils sont loués d’avoir suivi le Seigneur, après
avoir abandonné leurs parents, non parce que leur père les excitait au péché,
mais parce qu’ils ont pensé qu’il pourrait se suffire, et que, par conséquent,
rien ne les empêchait de suivre le Christ.
Objection N°2. L’Evangile rapporte (Matth.,
8, 22 ; Luc, 9, 58) que le Seigneur dit à un disciple qui lui demandait de le laisser aller ensevelir son père : Laissez les
morts ensevelir leurs morts. Pour vous, allez et annoncez le royaume de Dieu. Or,
prêcher est un devoir de religion, et ensevelir son père un devoir de piété. On
doit donc omettre ce dernier devoir à cause de la religion.
Réponse à l’objection N°2 : Le Seigneur a défendu au disciple
de s’occuper de la sépulture de son père, parce que, comme le dit saint
Chrysostome (Homil. 28 in Matth.),
le Seigneur l’a délivré par là d’une foule de peines, par exemple, du deuil, du
chagrin et de toutes les autres choses auxquelles on s’attend alors ; car,
après l’enterrement, il faut ouvrir le testament, partager l’héritage et se
livrer à d’autres soins de cette nature. La raison principale, c’est qu’il y en
avait d’autres qui pouvaient parfaitement remplir pour lui ce devoir. Ou bien,
d’après saint Cyrille (Sup. Luc,
chap. 9), ce disciple ne demande pas à ensevelir son père qui vient de mourir,
mais à le sustenter dans sa vieillesse jusqu’à ce que l’heure de sa sépulture
arrive ; ce que le Seigneur ne lui a pas permis, parce qu’il y avait d’autres
parents qui pouvaient se charger de ce soin.
Objection N°3. Nous appelons Dieu par antonomase notre Père. Or, comme nous honorons nos
parents par la piété, de même nous honorons Dieu par la religion. Il faut donc
omettre les devoirs de la piété pour le culte de la religion.
Réponse à l’objection N°3 : Ce que nous faisons par piété
pour nos parents selon la chair, nous le rapportons à Dieu ; comme les autres
œuvres de miséricorde que nous faisons pour notre prochain, nous les faisons
aussi pour Dieu, d’après ce passage de l’Evangile (Matth.,
25, 40) : Ce que vous avez fait pour le
dernier d’entre les miens, vous l’avez fait pour moi. C’est pourquoi si nos
secours sont nécessaires à nos parents, de telle sorte qu’ils ne puissent se
sustenter sans cela (Il suffit que les parents soient dans une nécessité grave
pour qu’on soit retenu dans le siècle et qu’on ne puisse entrer en religion. Si
on y entrait malgré cela, on devrait en sortir, d’après Navarre, Sylvius,
Billuart et plusieurs autres théologiens.), et que d’ailleurs ils ne nous
portent pas à agir contre Dieu, nous ne devons pas, en vue de la religion, les
abandonner. Mais si nous ne pouvons, sans pécher, les secourir, ou s’ils
peuvent se suffire sans nos soins, il nous est permis de ne rien faire pour
eux, pour nous livrer plus ardemment à la religion.
Objection N°4. Les religieux sont tenus, par un vœu qu’il n’est
pas permis de transgresser, d’accomplir les observances de leur règle qui les
empêchent de venir au secours de leurs parents ; soit à cause de la pauvreté,
qui fait qu’ils ne possèdent rien en propre ; soit à cause de l’obéissance, qui
ne leur permet pas de sortir de leur cloître sans la permission de leurs
supérieurs. On doit donc, pour cause de religion, omettre les devoirs de la
piété envers ses parents.
Réponse à l’objection N°4 : L’on ne doit pas raisonner sur
celui qui est encore dans le siècle, comme sur celui qui a déjà fait
profession. Car celui qui est dans le siècle, s’il a des parents qui ne peuvent
vivre sans lui, ne doit pas les laisser pour entrer en religion, parce qu’il transgresserait
le précepte qui ordonne de les honorer ; quoiqu’il y en ait qui prétendent
qu’il pourrait dans ce cas les laisser, en les abandonnant à la garde de Dieu.
Mais si l’on y fait attention, ce serait tenter Dieu, puisque, le conseil
humain lui dictant ce qu’il doit faire, il exposerait ses parents au péril dans
l’espérance d’un secours divin. Mais si ses parents peuvent vivre sans lui, il
lui serait permis de les abandonner et d’entrer en religion ; parce que les
enfants ne sont obligés de soutenir leurs parents que dans le cas de nécessité,
comme nous l’avons dit (dans le corps de cet
article.). Au contraire, celui qui a fait profession est considéré comme mort
au monde. A l’occasion de la détresse de ses parents, il ne doit donc pas
sortir du cloître dans lequel il est enseveli avec Jésus-Christ, pour
s’impliquer de nouveau dans les affaires du siècle. Sauf l’obéissance qu’il
doit à son supérieur et l’état de son ordre, il doit néanmoins faire pieusement
tous ses efforts pour trouver moyen de les secourir (D’après ces dernières
paroles, on voit que saint Thomas ne dit pas absolument que le religieux ne
peut pas rentrer dans le monde pour les secourir, mais il veut seulement qu’il
le fasse sans blesser l’obéissance qu’il doit à sa règle et à ses supérieurs.
C’est le sens de Cajétan, de Sylvestre, de Sylvius et de plusieurs autres.).
Mais c’est le contraire. Le Seigneur reprend les pharisiens (Matth., chap. 15) qui, en vue de la religion, dispensaient
les enfants d’honorer leurs parents.
Conclusion Puisque la piété et la religion sont deux vertus, nous
ne devons pas omettre par religion les devoirs de la piété, à moins qu’ils ne
nous détournent trop du culte de Dieu.
Il faut répondre
que la religion et la piété sont deux vertus. Or, une vertu n’est pas contraire
à une autre, ni elle ne lui répugne pas, parce que, d’après Aristote (Prædicam., chap. De oppos.), le bien n’est pas contraire
au bien. Par conséquent, il ne peut pas se faire que la piété et la religion se
gênent mutuellement et que l’acte de l’une soit exclu à cause de l’acte de
l’autre. Mais l’acte de chaque vertu est limité, comme nous l’avons vu (1a
2æ, quest. 7, art. 2, et quest. 18, art. 3), par des
circonstances déterminées. S’il les dépasse, ce n’est plus un acte vertueux,
mais un acte vicieux. Ainsi il appartient à la piété de rendre aux parents le
devoir et le culte qui leur sont dus d’une manière légitime. Mais il n’est pas
juste que l’homme veuille honorer son père plus que Dieu. Comme l’observe saint
Ambroise (Sup. Luc, chap. 12, Erunt quinque, etc.), l’amour de Dieu passe
avant l’affection qui résulte des liens du sang. — Si donc le culte de nos
parents nous détournait du culte de Dieu, ce ne serait pas de la piété que de
s’attacher au culte de ses parents, au détriment des devoirs que l’on a à
remplir envers Dieu. C’est ce qui fait dire à saint Jérôme (Epist. ad Heliod.)
: Marchez en foulant aux pieds votre père, en foulant aux pieds votre mère ;
volez vers l’étendard de la croix : le sublime de la piété, c’est d’être cruel
de cette manière. C’est pourquoi, dans cette circonstance, on doit omettre les
devoirs de la piété envers les parents pour le culte divin de la religion (Il
ne s’agit pas seulement ici du culte qui est dû à Dieu d’après les lois
ecclésiastiques, comme l’obligation d’entendre la messe le dimanche. Car, dans
ce cas, il vaudrait mieux secourir ses parents, parce que ce qui est de droit
naturel l’emporte sur ce qui est de droit humain.). Mais, si en rendant aux
parents les devoirs qui leur sont dus, on n’est pas détourné par là du culte
divin, alors ces devoirs appartiennent à la piété, et l’on n’est pas forcé
d’abandonner la piété pour la religion.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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