Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 102 : Du respect et de ses parties

 

Nous allons nous occuper du respect et de ses parties, et on verra par là même quels sont les vices qui lui sont opposés. — Sur le respect trois questions se présentent : 1° Le respect est-il une vertu spéciale distincte des autres ? (Saint Augustin définit ainsi, d’après Cicéron, cette vertu, qu’en latin on désigne sous le nom d’observantia. Virtus per quam homines aliquâ dignitate antecellentes quodam cultu et honore dignantur.) — 2° Quels sont les devoirs que le respect inspire ? (Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures : car il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées par Dieu. C’est pourquoi celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre établi par Dieu ; et ceux qui résistent attirent la condamnation sur eux-mêmes (Rom., 13, 1-2).) — 3° Du rapport du respect avec la piété.

 

Article 1 : Le respect est-il une vertu spéciale distincte des autres ?

 

Objection N°1. Il semble que le respect ne soit pas une vertu spéciale distincte des autres. Car les vertus se distinguent d’après leurs objets. Or, l’objet du respect ne se distingue pas de l’objet de la piété. Car Cicéron dit (De invent., liv. 2) : que le respect est une vertu par laquelle les hommes honorent d’un culte ceux qui sont élevés en dignité. Or, la piété rend un culte et un honneur aux parents qui sont les premiers en dignité. Le respect n’est donc pas une vertu distincte de la piété.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 3, Réponse N°2), la religion reçoit par excellence le nom de piété, et cependant la piété proprement dite est distincte de la religion. De même la piété peut recevoir par excellence le nom de respect. Ce qui n’empêche pas le respect proprement dit de se distinguer d’elle.

 

Objection N°2. Comme on doit un honneur et un culte aux hommes qui sont élevés en dignité, on doit les mêmes égards à ceux qui se distinguent par la science et la vertu. Or, il n’y a pas de vertu spéciale par laquelle nous rendions un culte et un honneur aux hommes qui ont la supériorité de la science ou de la vertu. Le respect par lequel nous rendons un culte et un honneur à ceux qui nous surpassent en dignité, n’est donc pas une vertu spéciale distincte des autres.

Réponse à l’objection N°2 : Un individu par là même qu’il est élevé en dignité, n’a pas seulement une supériorité d’état, mais il a encore la puissance de gouverner ceux qui lui sont soumis : par conséquent le caractère de principe lui convient, en raison de ce qu’il régit les autres. Mais de ce qu’un homme a une science ou une vertu parfaite, il ne remplit pas les fonctions de principe par rapport aux autres ; il a seulement en lui-même une certaine supériorité. C’est pourquoi il y a une vertu spéciale qui a pour objet de rendre un honneur et un culte à ceux qui sont élevés en dignité. Mais parce qu’au moyen de la science, de la vertu et de toutes les autres qualités semblables on se rend apte à obtenir les dignités, les égards que l’on a pour ceux qui ont une certaine supériorité se rapportent à la même vertu (On respecte et on honore en eux le talent, qui est aussi un don de Dieu, comme le pouvoir.).

 

Objection N°3. Nous avons beaucoup de dettes à l’égard des hommes élevés en dignité, et la loi nous contraint de nous en acquitter, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 13, 7) : Rendez à chacun ce qui lui est dû, le tribut à qui vous devez le tribut, etc. Or, les choses auxquelles la loi nous contraint appartiennent à la justice légale, ou à la justice spéciale. Le respect n’est donc pas par lui-même une vertu spéciale distincte des autres.

Réponse à l’objection N°3 : Il appartient à la justice spéciale proprement dite de rendre adéquatement à chacun ce qui lui est dû. Ce qui ne peut se faire à l’égard des hommes vertueux et de ceux qui font un bon usage de leur dignité, pas plus qu’envers Dieu et les parents. C’est pourquoi ceci appartient à une vertu secondaire, mais non à la justice spéciale qui est une vertu principale. Quant à la justice légale, elle s’étend aux actes de toutes les vertus, comme nous l’avons dit (quest. 58, art. 6).

 

Mais c’est le contraire. Cicéron (loc. cit.) compte le respect parmi les autres parties de la justice qui sont des vertus spéciales.

 

Conclusion Le respect est une vertu spéciale par laquelle nous rendons un culte et un honneur aux personnes élevées en dignité, et cette vertu est comprise sous la piété.

Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. préc., art. 1 et 3, et quest. 80), il est nécessaire de distinguer les vertus d’après un ordre descendant, comme l’excellence des personnes envers lesquelles on est tenu à quelque chose. Ainsi comme notre père selon la chair participe particulièrement à la nature du principe qui se trouve universellement en Dieu ; de même la personne qui prend soin de nous sous quelque rapport participe en particulier à la propriété du père ; parce que le père est le principe de la génération, de l’éducation, de l’instruction et de tout ce qu’embrasse la perfection de la vie humaine. Or, une personne élevée en dignité est comme un principe de gouvernement relativement à certaines choses. Tels sont le chef de l’Etat pour les affaires civiles, le chef de l’armée pour les affaires de la guerre, le maître pour les sciences, et il en est de même des autres. De là il résulte que tous ces personnages reçoivent le nom de père, à cause de l’analogie de leurs soins. C’est ainsi que les serviteurs de Naman lui dirent (4 Rois, 5, 13) : Mon père, quoique le prophète vous ait dit une grande chose, etc. C’est pourquoi, comme sous la religion par laquelle on rend un culte à Dieu se trouve la piété par laquelle on honore les parents ; de même sous la piété se trouve le respect par lequel on rend un culte et un honneur aux personnes d’une dignité éminente.

 

Article 2 : Appartient-il au respect de rendre un culte et un honneur à ceux qui sont élevés en dignité ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’appartienne pas au respect de rendre un culte et un honneur à ceux qui sont élevés en dignité. Car, comme l’observe saint Augustin (De civ. Dei, liv. 10, chap. 1), on dit que nous avons un culte pour les personnes que nous honorons. Par conséquent le culte et l’honneur paraissent être une même chose. C’est donc à tort que l’on dit que le respect rend un culte et un honneur à ceux qui sont élevés en dignité.

Réponse à l’objection N°1 : Dans le culte on ne comprend pas seulement l’honneur, mais encore toutes les autres choses qui appartiennent aux actes honnêtes par lesquels l’homme est mis en rapport avec ses semblables.

 

Objection N°2. Il appartient à la justice de rendre ce qui est dû, et par conséquent c’est là aussi ce qui appartient au respect qui est une partie de la justice. Or, nous ne devons pas un culte et un honneur à tous ceux qui sont élevés en dignité, mais seulement à ceux qui ont autorité sur nous. On a donc tort de s’exprimer d’une manière aussi générale.

Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (quest. 80), il y a deux sortes de dettes. L’une légale dont nous sommes contraints par la loi de nous acquitter (La loi punit celui qui manque de respect à son chef, parce que c’est la première condition d’ordre social.). C’est ainsi que l’homme doit un honneur et un culte à ceux qui sont établis en dignité et qui ont autorité sur lui. L’autre est une dette morale qui est due par honnêteté. C’est de cette manière que nous devons un culte et un honneur à ceux qui sont élevés en dignité, quoique nous ne leur soyons pas soumis.

 

Objection N°3. Nous ne devons pas seulement honorer ceux qui sont au-dessus de nous par leur dignité, mais nous devons encore les craindre, et leur faire des présents, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 13, 7) : Rendez à chacun ce qui lui est dû ; le tribut à qui vous devez le tribut ; les impôts à qui vous devez les impôts ; la crainte à qui vous devez la crainte ; l’honneur à qui vous devez l’honneur. Nous leur devons encore l’obéissance et la soumission, d’après le même apôtre (Héb., 13, 17) : Obéissez à vos chefs et soyez-leur soumis. C’est donc à tort que l’on dit que le respect consiste à rendre un culte et un honneur.

Réponse à l’objection N°3 : On doit honorer ceux qui sont élevés en dignité en raison de la sublimité de leur rang ; on doit les craindre en raison de leur puissance coercitive ; on doit, en raison de leur gouvernement, leur obéir comme les sujets obéissent à leurs princes ; enfin on leur doit les tributs qui sont une rémunération de leur travail.

 

Mais c’est le contraire. Cicéron dit (De invent., liv. 2) que le respect est une vertu par laquelle on rend un culte et un honneur à ceux qui sont placés au-dessus des autres par leur dignité.

 

Conclusion Le respect a pour objet de rendre un culte et un honneur à ceux qui sont élevés en dignité.

Il faut répondre qu’il appartient à ceux qui sont élevés en dignité de gouverner leurs sujets. Or, gouverner, c’est mener quelqu’un à la fin qu’il doit atteindre. C’est ainsi que le nautonier gouverne le navire, en le conduisant au port. Comme tout moteur a une excellence et une vertu supérieure à ce qui est mû ; il s’ensuit qu’on doit considérer dans celui qui est élevé en dignité d’abord l’excellence de son état avec le pouvoir qu’il a sur ses sujets et ensuite les fonctions mêmes de son gouvernement. En raison de son excellence, on lui doit l’honneur qui est une reconnaissance de sa supériorité ; en raison de son office de gouverneur on lui doit le culte qui consiste dans le dévouement ; ce qui a lieu quand on obéit à ses ordres et qu’on lui est reconnaissant, comme on le peut, de ses bienfaits.

 

Article 3 : Le respect est-il une vertu plus noble que la piété ?

 

Objection N°1. Il semble que le respect soit une vertu plus noble que la piété. En effet le prince que l’on honore par le respect est au père qu’on honore par la piété ce qu’un gouverneur général est à un gouverneur particulier. Car la famille que le père gouverne est une partie de l’Etat qui est gouverné par le prince. Or, la vertu universelle est la plus noble, et c’est à elle que les choses inférieures sont le plus profondément soumises. Le respect est donc une vertu plus noble que la piété.

Réponse à l’objection N°1 : Le prince est au père ce qu’une puissance générale est à une puissance particulière, relativement au gouvernement extérieur, mais il n’en est pas de même si on considère le père comme le principe de la génération. Car sous ce rapport il a de l’analogie avec la puissance divine qui est la cause productive de tous les êtres.

 

Objection N°2. Ceux qui sont élevés en dignité ont soin du bien général ; au lieu que les parents font partie du bien privé que l’on doit mépriser pour le bien général. C’est pourquoi on loue ceux qui s’exposent eux-mêmes à la mort pour le bien commun. Par conséquent le respect par lequel on rend un culte à ceux qui ont des dignités est une vertu plus noble que la piété qui rend un culte aux personnes avec lesquelles on est uni par le sang.

Réponse à l’objection N°2 : Quand on honore les personnes élevées en dignité selon qu’elles se rapportent au bien commun, ce culte qu’on a pour elles n’appartient plus au respect, mais à la piété, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°3. Après Dieu, ce sont surtout les gens vertueux que l’on doit honorer et vénérer. Or, l’on honore et l’on vénère ceux qui sont vertueux, en leur témoignant du respect, comme nous l’avons dit (art. 1). Le respect est donc après la religion la principale vertu.

Réponse à l’objection N°3 : L’honneur ou le culte qu’on rend ne doit pas être absolument proportionné à la personne qui le reçoit considérée en elle-même, mais selon ce qu’elle est par rapport à ceux qui le lui rendent. Ainsi, quoique un homme vertueux considéré en lui-même soit plus digne d’être honoré que des parents ; cependant les enfants sont plus tenus de rendre un culte et un honneur à ceux qui leur ont donné le jour qu’à des étrangers qui sont vertueux, à cause des bienfaits qu’ils en ont reçus et des liens naturels qui les unissent à eux.

 

Mais c’est le contraire. Les préceptes de la loi ont pour objet des actes de vertu. Or, immédiatement après les préceptes religieux qui appartiennent à la première table, vient le précepte qui nous commande d’honorer nos parents, ce qui appartient à la piété. Selon l’ordre de dignité, la dignité vient donc immédiatement après la religion.

 

Conclusion La piété l’emporte de beaucoup sur le respect, puisqu’elle nous fait rendre un culte et un honneur à des personnes qui nous sont plus étroitement unies.

Il faut répondre que l’on peut rendre hommage aux personnes élevées en dignité de deux manières : 1° Par rapport au bien général, comme quand on les sert dans l’administration de l’Etat. Ceci n’appartient plus au respect, mais à la piété qui rend un culte, non seulement aux parents, mais encore à la patrie. 2° On rend aux personnes élevées en dignité des services particuliers qui se rapportent à leurs intérêts ou à leur gloire personnelle ; ceci appartient proprement au respect, selon qu’il est distinct de la piété. C’est pourquoi le rapport du respect à la piété doit nécessairement se considérer d’après la diversité des relations qu’ont avec nous les différentes personnes qui sont l’objet de ces deux vertus. Or, il est évident que nos pères et mères et ceux qui nous sont proches par le sang nous sont plus substantiellement unis que ceux qui sont élevés en dignité. Car la génération et l’éducation dont le père est le principe appartient plus à la substance que le gouvernement extérieur qui a pour principe les dignitaires. Par conséquent la piété l’emporte sur le respect, parce que son culte s’adresse à des personnes qui nous sont plus intimement unies et auxquelles nous avons plus d’obligation.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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