Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 105 : De la désobéissance
Nous devons
maintenant traiter de la désobéissance. — A ce sujet deux questions se
présentent : 1° La désobéissance est-elle un péché mortel ? — 2° Est-elle le
plus grave des péchés ?
Article 1 : La
désobéissance est-elle un péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que la
désobéissance ne soit pas un péché mortel. Car tout péché est une
désobéissance, comme on le voit par la définition de saint Ambroise que nous
avons citée (quest. préc., art. 2, Objection N°1). Si la désobéissance était un
péché mortel, il s’ensuivrait donc que tout péché serait mortel.
Réponse à l’objection N°1 : Cette définition de saint
Ambroise a pour objet le péché mortel, qui renferme l’essence parfaite du
péché. Le péché véniel n’est pas une désobéissance ; parce qu’il n’est pas
contre la loi, mais en dehors d’elle (Non
est contrà præceptum, sed præter
præceptum, c’est-à-dire qu’il ne détruit pas la fin du précepte, qui est la
charité, mais il est cependant en dehors du précepte.). Tout péché mortel n’est
pas non plus une désobéissance, à parler proprement et absolument : il n’en est
un que quand on méprise le précepte (Saint Thomas ne considère la désobéissance
que comme le mépris de la loi et de l’autorité. C’est pour cela qu’il dit
qu’elle est toujours un péché mortel, parce que le mépris de la loi ou du
législateur, même quand il s’agirait d’une chose légère, est toujours un péché
grave.) ; parce que c’est de la fin que les actes
moraux tirent leur espèce. Par conséquent, quand on agit contre un précepte,
non par mépris du précepte, mais pour un autre motif, la désobéissance n’est
que matérielle, mais l’acte appartient formellement à une autre espèce de
péché.
Objection N°2. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 17) que la désobéissance provient de la vaine
gloire. Or, la vaine gloire n’est pas un péché mortel. Par conséquent la
désobéissance n’en est pas un non plus.
Réponse à l’objection N°2 : La vaine gloire recherche la
manifestation d’une certaine supériorité. Et parce qu’il semble qu’il y ait un
certain mérite à ne pas être soumis aux ordres d’un autre, il s’ensuit que la
désobéissance vient de la vaine gloire. Mais rien n’empêche qu’un péché mortel
ne vienne d’un péché véniel ; puisque le péché véniel est une disposition au
mortel.
Objection N°3. On dit qu’un individu désobéit quand il ne remplit
pas l’ordre de son supérieur. Or, les supérieurs multiplient souvent leurs
ordres au point qu’il est très difficile ou impossible de les observer tous. Si
donc la désobéissance était un péché mortel, il s’ensuivrait que l’homme ne
pourrait éviter le péché mortel, ce qui répugne. Elle n’en est donc pas un.
Réponse à l’objection N°3 : Personne n’est obligé à
l’impossible. C’est pourquoi si un supérieur ordonne tant de choses à un
inférieur que celui-ci ne puisse les faire toutes, il est exempt de péché.
C’est pour cette raison que les supérieurs doivent éviter de trop multiplier
leurs ordres.
Mais c’est le contraire. Saint Paul (Rom., chap. 1 et 2 Tim.,
chap. 3) compte la désobéissance envers les parents parmi les autres péchés
mortels.
Conclusion La désobéissance aux préceptes de Dieu et aux ordres
des supérieurs est un péché mortel, puisqu’elle est contraire à la charité.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 34, art. 12,
et 1a 2æ, quest. 72, art. 5, et quest. 88, art. 1), le
péché mortel est celui qui est contraire à la charité, qui est le principe de
la vie spirituelle. Or, par la charité on aime Dieu et le prochain. L’amour de
Dieu exige qu’on obéisse à ses ordres, comme nous l’avons dit (quest. 24, art.
12). C’est pourquoi celui qui désobéit aux préceptes de Dieu fait un péché
mortel, parce qu’il fait une chose contraire à la charité divine. Or, les
préceptes divins renferment l’obligation d’obéir aux supérieurs. C’est pour ce
motif que la désobéissance par laquelle on manque aux ordres des supérieurs,
est un péché mortel, comme étant opposée à l’amour de Dieu, d’après ces paroles
de l’Apôtre (Rom., 13, 2) : Celui qui résiste aux puissances, résiste à
l’ordre de Dieu. Cet acte est en outre contraire à l’amour du prochain,
parce que par là on refuse d’accorder au supérieur l’obéissance qui lui est due
(Pour qu’il y ait péché mortel dans la désobéissance, il faut que la chose
commandée soit grave, que celui qui la commande ait l’intention implicite
d’obliger sous peine de péché mortel, et que la désobéissance soit pleinement
volontaire.).
Article 2 : La
désobéissance est-elle le plus grave des péchés ?
Objection N°1. Il semble que la
désobéissance soit le péché le plus grave. Car il est dit (1 Rois, 15, 23) : Que c’est
une espèce de magie de ne vouloir pas se soumettre à Dieu, et que c’est le
crime de l’idolâtrie, de ne pas se rendre à sa volonté. Or, l’idolâtrie est
le péché le plus grave, comme nous l’avons dit (quest. 94, art. 3). La désobéissance
est donc le péché le plus grave.
Réponse à l’objection N°1 : Cette comparaison de Samuel n’est
pas fondée sur l’égalité, mais sur la ressemblance des choses qui en sont
l’objet ; parce que la désobéissance revient au mépris de Dieu comme l’idolâtrie,
quoique l’idolâtrie s’y rapporte davantage.
Objection N°2. On appelle péché contre l’Esprit-Saint celui qui
enlève tout ce qui fait obstacle au mal, comme nous l’avons dit (quest. 14,
art. 2). Or, par la désobéissance, l’homme méprise le précepte qui l’éloigne le
plus fortement du mal. La désobéissance est donc le péché contre
l’Esprit-Saint, et par conséquent la faute la plus grave.
Réponse à l’objection N°2 : Toute désobéissance n’est pas un
péché contre l’Esprit-Saint, mais il n’y a que celle qui est obstinée. Car le
mépris de tout ce qui est un obstacle au péché ne forme pas le péché contre
l’Esprit-Saint ; autrement le mépris de toute espèce de bien serait un péché
contre l’Esprit-Saint, parce que tout ce qui est bon peut empêcher l’homme de mal
faire ; mais il n’y a que le mépris des choses qui mènent directement à la
pénitence et à la rémission des péchés qui soit un péché contre l’Esprit-Saint.
Objection N°3. Saint Paul dit (Rom.,
5, 19) : Plusieurs sont devenus pécheurs
par la désobéissance d’un seul. Or, la cause paraît l’emporter sur l’effet.
La désobéissance paraît donc être un péché plus grave que les autres fautes qui
en résultent.
Réponse à l’objection N°3 : Le premier péché du premier
homme, qui a atteint tous ses descendants, ne fut pas la désobéissance,
considérée comme un péché spécial ; mais ce fut l’orgueil, d’où l’homme passa à
la désobéissance. Dans cet endroit, l’Apôtre paraît considérer la désobéissance
selon qu’elle se rapporte généralement à toute espèce de péché (La désobéissance
ainsi considérée est plutôt une circonstance générale qui se trouve dans tout
péché qu’une faute particulière.).
Mais c’est le contraire. Il est plus grave de mépriser celui qui
commande que son précepte. Or, il y a des péchés qui sont contre la personne
même de celui qui commande ; tels sont le blasphème et l’homicide. La
désobéissance n’est donc pas le péché le plus grave.
Conclusion La désobéissance n’est pas absolument le plus grave des
péchés.
Il faut répondre
que toute désobéissance n’est pas également coupable. En effet, une
désobéissance peut être plus grave qu’une autre de deux manières : 1° De la
part de celui qui commande. Car, quoique tout homme doive avoir soin d’obéir à
tous ses supérieurs, cependant il est plus obligé d’obéir à celui qui a une
autorité supérieure qu’à celui qui a une autorité moindre. La preuve en est
qu’on ne fait pas attention à l’ordre de l’inférieur, s’il est contraire à
l’ordre de celui qui est au-dessus de lui. D’où il résulte que plus celui qui
commande est élevé, et plus la désobéissance dont on se rend coupable est
grave. C’est ainsi qu’on est bien plus criminel quand on désobéit à Dieu que
quand on désobéit à un homme. 2° De la part des choses prescrites. Car celui
qui commande n’attache pas une égale importance à tout ce qu’il ordonne. En
effet, celui qui commande veut surtout la fin et ce qui a le plus d’affinité
avec elle. C’est pourquoi la désobéissance est d’autant plus grave que la chose
qu’on omet était plus spécialement dans l’intention de celui qui l’a ordonnée.
Ainsi, pour les préceptes de Dieu, il est évident que la désobéissance est
d’autant plus grave que la chose prescrite est un bien d’un ordre plus élevé.
Car la volonté de Dieu, se portant par elle-même au bien, Dieu veut d’autant
plus vivement l’accomplissement d’une chose qu’elle est plus excellente. Ainsi
celui qui désobéit au précepte de l’amour de Dieu pèche plus grièvement que
celui qui manque au précepte de l’amour du prochain. Mais la volonté humaine ne
se porte pas toujours vers ce qu’il y a de mieux. C’est pourquoi, quand il n’y
a que le précepte de l’homme qui nous oblige, la gravité du péché n’augmente
pas parce qu’on omet un plus grand bien, mais parce qu’on néglige ce qu’avait
le plus à cœur celui qui nous commande (C’est l’intention de celui qui commande
plutôt que la nature de la chose commandée qui détermine la gravité de la
matière.). — Il faut donc graduer les différents degrés de désobéissance
d’après les différentes espèces de préceptes. Car la désobéissance par laquelle
on méprise le précepte de Dieu est par sa nature une faute plus grave que le
péché que l’on commet contre un homme, en mettant à part la désobéissance
envers Dieu, que ce dernier péché renferme. Je fais cette exclusion, parce que
celui qui pèche contre le prochain pèche aussi contre le précepte de Dieu. Si
l’on méprisait un précepte de Dieu qui ordonne un plus grand bien, la faute
serait encore plus grave. Mais la désobéissance par laquelle on méprise l’ordre
d’un homme est plus légère que le péché par lequel on méprise la personne qui
le donne ; car c’est du respect de la personne qui commande que doit émaner le
respect de la chose commandée. De même le péché qui appartient directement au
mépris de Dieu, comme le blasphème, est plus grave que ne le serait celui par
lequel on mépriserait seulement ses commandements.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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