Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 106 : De la reconnaissance
Apres avoir parlé de l’obéissance et de la désobéissance, nous
devons nous occuper de la reconnaissance et de l’ingratitude. — Sur la
reconnaissance six questions se présentent : 1° La reconnaissance est-elle une
vertu spéciale distincte de toutes les autres ? (La reconnaissance suppose une
dette, aussi bien que la religion, la piété et le respect ; mais la dette
de la reconnaissance n’est qu’une dette morale, au lieu que celle des autres
vertus est une dette légale. C’est ce qui eu fait une vertu distincte des
autres.) — 2° Est-on tenu à de plus grandes actions de grâce envers Dieu, si
l’on est innocent ou pénitent ? — 3° L’homme est-il toujours tenu à la
reconnaissance pour les bienfaits humains qu’il a reçus ? — 4° Doit-on différer
le témoignage de sa reconnaissance ? — 5° Doit-on le mesurer sur le bienfait
qu’on a reçu ou sur l’affection de celui qui en a été l’auteur ? — 6° Doit-on
rendre plus qu’on a reçu ?
Article 1 : La
reconnaissance est-elle une vertu spéciale distincte des autres ?
Objection N°1. Il semble que la
reconnaissance ne soit pas une vertu spéciale distincte des autres. Car nous
avons reçu de Dieu et de nos parents les plus grands bienfaits. Or, l’honneur
que nous rendons à Dieu appartient à la vertu de religion, et l’honneur que
nous rendons à nos parents appartient à la piété filiale. La reconnaissance
n’est donc pas une vertu distincte des autres.
Réponse à l’objection N°1 : Comme la religion est une piété
suréminente, de même elle est un témoignage de gratitude d’un ordre supérieur.
C’est pourquoi on a rangé parmi les actes de religion les actions de grâces
qu’on rend à Dieu (Tous ces sentiments s’impliquent mutuellement : le respect
est plus que la reconnaissance, la piété est plus que le respect, et la
religion plus que la piété ; à mesure que l’objet de la vertu s’élève, le sentiment
s’agrandit de telle sorte que celui qui est au-dessus renferme tous ceux qui
sont au-dessous de lui.) (quest. 83, art. 17).
Objection N°2. La rétribution proportionnelle appartient à la
justice commutative, comme on le voit (Eth., liv. 5, chap.
4). Or, on est reconnaissant envers quelqu’un pour le rétribuer de ses peines,
comme le dit encore Aristote (ibid.).
La reconnaissance est donc un acte de justice, et par conséquent cette vertu
n’est pas distincte des autres.
Réponse à l’objection N°2 : La rétribution proportionnelle
appartient à la justice commutative quand on la considère relativement à ce qui
est dû légalement ; par exemple, si l’on est convenu, d’après un traité, de
donner tant pour tant. Mais la vertu de la reconnaissance n’a d’autre rétribution
que celle qui se stipule uniquement d’après un devoir de convenance, et elle
est purement volontaire. C’est pourquoi la reconnaissance est moins agréable,
si elle est contrainte, comme le dit Sénèque (De benef., liv. 3, chap.
7).
Objection N°3. La récompense est nécessaire pour conserver
l’amitié, comme on le voit (Eth., liv. 8, chap.
13, et liv. 9, chap. 1). Or, l’amitié se rapporte à toutes les vertus pour
lesquelles l’homme est aimé. La reconnaissance à laquelle il appartient de
récompenser les bienfaits n’est donc pas une vertu spéciale.
Réponse à l’objection N°3 : La véritable amitié étant fondée
sur la vertu, tout ce qui est contraire à la vertu dans un ami nuit à l’amitié,
et au contraire, tout ce qu’il y a de vertueux la provoque. D’après cela,
l’amitié est conservée par la récompense que l’on accorde aux bienfaits,
quoique cette récompense appartienne spécialement à la vertu de la
reconnaissance.
Mais c’est le contraire. Cicéron fait de la reconnaissance une
partie spéciale de la justice (De invent., liv. 2).
Conclusion La reconnaissance, qui nous fait faire du bien à ceux
qui nous en font, est une vertu spéciale distincte de la religion, de la piété
et du respect.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 60, art. 3), selon les différentes causes qui produisent les dettes, il
est nécessaire que la manière de les acquitter varie ; de telle sorte cependant
que le moins soit toujours renfermé dans le plus. Or, c’est en Dieu d’abord que
se trouve principalement la cause de ce que nous devons, parce qu’il est le
principe premier de tous nos biens ; elle se trouve secondairement dans notre
père, parce qu’il est le principe le plus prochain de notre génération et de
notre éducation ; elle est en troisième lieu dans les personnes qui excellent
par leur dignité et qui sont la source des bienfaits communs (Les bienfaits
communs sont les services rendus à la société.) ; enfin elle existe en
quatrième lieu dans le bienfaiteur dont nous avons reçu des services
particuliers et personnels, pour lesquels nous sommes tout spécialement obligés
envers lui. Par conséquent, parce que tout ce que nous devons à Dieu, ou à nos
parents, ou à une personne élevée en dignité, nous ne le devons pas à un
bienfaiteur dont nous avons reçu un service particulier, il s’ensuit qu’après
la religion, par laquelle nous rendons à Dieu le culte qui lui est dû, après la
piété, par laquelle nous honorons nos parents, après le respect dont nous
faisons hommage aux personnes qui sont haut placées, il y a la reconnaissance,
qui rend aux bienfaiteurs la récompense qu’ils méritent ; et cette vertu est
distincte des trois premières, comme ce qui vient en dernier lieu est distinct
de ce qui le précède, selon qu’il est plus imparfait.
Article 2 : L’innocent
est-il plus tenu de rendre grâces à Dieu que le pénitent ?
Objection N°1. Il semble que
l’innocent soit plus tenu de rendre grâces à Dieu que le pénitent. Car, plus le
don qu’on reçoit de Dieu est grand, et plus on lui doit d’actions de grâces.
Or, le don de l’innocence vaut mieux que le recouvrement de la justice. Il
semble donc que l’innocent doive plus d’actions de grâces que le pénitent.
Objection N°2. Comme on doit remercier son bienfaiteur, de même on
doit aussi l’aimer. Or, saint Augustin dit (Conf., liv. 2, chap. 7) : Quel est l’homme qui, en pensant à sa
faiblesse, ose attribuer à ses propres forces sa chasteté et son innocence pour
vous moins aimer, comme s’il avait eu moins besoin de votre miséricorde, par
laquelle vous pardonnez leurs péchés à ceux qui reviennent à vous ? Puis il
ajoute : C’est pourquoi qu’il ne vous aime pas moins et même qu’il vous aime
davantage, parce qu’en vous voyant me délivrer des maux dans lesquels mes péchés
m’avaient plongé, il voit que c’est par votre main qu’il a été éloigné des
mêmes abîmes. L’innocent est donc tenu plus que le pénitent à rendre grâce.
Objection N°3. Plus un bienfait gratuit est prolongé et plus on
doit pour lui d’actions de grâces. Or, le bienfait de la grâce divine est plus
continu dans l’innocent que dans le pénitent. Car saint Augustin dit encore (ibid.) : J’attribue à votre grâce et à
votre miséricorde d’avoir fait fondre mes péchés comme la glace ; c’est aussi à
votre grâce que je rapporte tout le mal que je n’ai pas fait : car que n’ai-je
pas pu faire ? Et j’avoue que tout m’a été pardonné, et le mal que j’ai fait de
moi-même, et celui que votre secours m’a empêché de commettre. L’innocent est
donc plus tenu que le pénitent à rendre des actions de grâces.
Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Luc, 7, 47) qu’il est plus remis à celui qui a le plus
aimé. Par conséquent, pour la même raison, il est tenu davantage à des
actions de grâces.
Conclusion L’innocent est plus tenu à rendre des actions de grâces
à Dieu que le pénitent, si on considère la grâce qui lui a été accordée : mais
le pénitent y est tenu plus que l’innocent, si on regarde comme une plus grande
grâce celle qui est plus gratuite.
Il faut répondre que l’action de grâces dans celui qui reçoit se
rapporte à la grâce de celui qui donne ; par conséquent, quand la grâce est
plus grande de la part de celui qui donne, il faut aussi que l’action de grâces
soit plus grande de la part de celui qui reçoit. Or, il y a grâce quand on donne
gratuitement. La grâce peut donc être plus grande de la part de celui qui donne
de deux manières : 1° relativement à la quantité de la chose donnée. De cette
façon, l’innocent est tenu à de plus grandes actions de grâces ; parce que Dieu
lui fait un don plus grand et plus continu, toutes choses égales d’ailleurs,
absolument parlant. 2° On peut dire que la grâce est plus grande, parce qu’on
la donne plus gratuitement. En ce sens, le pénitent est tenu à de plus grandes
actions de grâces que l’innocent ; parce que le don que Dieu lui fait est plus
gratuit ; puisqu’il lui donne une grâce, lorsqu’il méritait une peine. Ainsi,
quoique le don que reçoit l’innocent soit plus grand, considéré absolument,
cependant le don que Dieu fait au pénitent l’emporte comparativement à l’état
de ce dernier ; comme un petit présent fait à un pauvre est plus considérable
pour lui qu’un grand présent fait à un riche. Et parce que les actes ont pour
objet ce qui est particulier, il arrive que dans les choses que l’on doit faire
on considère plus les circonstances de l’action que sa substance (C’est
pourquoi on doit tenir compte principalement de cette dernière considération et
dire que le pénitent doit rendre à Dieu de plus grandes actions de grâces que
l’innocent.), comme le remarque Aristote (Eth., liv. 3, chap. 1) à l’égard du volontaire et de l’involontaire.
La réponse aux objections est par là même évidente.
Article 3 : Sommes-nous
tenus de rendre des actions de grâces à tous nos bienfaiteurs ?
Objection N°1. Il semble que
l’homme ne soit pas tenu de rendre des actions de grâces à tous ses
bienfaiteurs. Car on peut se faire du bien comme on peut se nuire, d’après ces
paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique,
14, 5) : Celui qui est mauvais pour
lui-même, pour qui sera-t-il bon ? Or, l’homme ne peut pas se rendre des
actions de grâces ; car l’action de grâces a lieu d’un individu à un autre.
Nous ne devons donc pas des actions de grâces à tous nos bienfaiteurs.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit Sénèque (De benef., liv. 5, chap.
9) : il n’y a pas de générosité à se faire des présents, ni de clémence à se
pardonner, ni de compassion à être touché de ses propres maux ; ces vertus
n’existent qu’autant que leur objet s’applique à d’autres. De même personne ne
s’accorde de bienfaits, mais il obéit à sa nature qui le porte à repousser ce
qui lui nuit et à rechercher ce qui lui est avantageux. Par conséquent, dans ce
que l’on fait pour soi-même, il ne peut y avoir ni reconnaissance, ni
ingratitude. Car l’homme ne peut se refuser quelque chose qu’en le conservant
pour lui-même. Cependant les choses que l’on rapporte à autrui, dans leur sens
propre, se disent métaphoriquement de celles qu’on fait pour soi-même, comme
l’observe Aristote à l’égard de la justice (Eth., liv. 5, chap. ult.) ; parce que dans l’homme on distingue
différentes parties que l’on considère, comme autant de personnes (Cette
diversité repose sur l’opposition qu’il y a entre les sens et la raison.).
Objection N°2. L’action de grâces s’accorde en retour d’une grâce
reçue. Or, il y a des bienfaits que l’on n’accorde pas avec grâce, mais plutôt
avec des injures, des lenteurs ou une certaine tristesse. On ne doit donc pas
toujours rendre des actions de grâces à un bienfaiteur.
Réponse à l’objection N°2 : Il est d’un bon caractère d’être
plus sensible au bien qu’au mal. C’est pourquoi si on a accordé à quelqu’un un
bienfait d’une manière qui n’était pas convenable, celui qui l’a reçu ne doit
pas pour ce motif se dispenser d’être reconnaissant. Toutefois il en doit moins
que s’il eût obtenu cette même chose d’une manière gracieuse, parce que le
bienfait est moindre. Car, comme le remarque Sénèque (De benef., liv. 2, chap.
6), un bienfait gagne beaucoup par la promptitude, et perd beaucoup par la
lenteur.
Objection N°3. On ne doit pas remercier quelqu’un de ce qu’il a
fait dans son intérêt. Or, il y a des personnes qui accordent quelquefois des
bienfaits pour leur propre avantage. On ne leur doit donc pas d’actions de
grâces.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit encore Sénèque (ibid., liv. 6, chap. 12), la différence
est grande, entre obliger pour son propre intérêt et non pour le nôtre, ou pour
le sien et le nôtre en même temps. Celui qui ne regardant que lui-même nous
oblige, parce qu’il ne peut s’obliger autrement, je le mets, dit-il, dans la
même catégorie que celui qui procure du fourrage à ses troupeaux. Et plus loin
il ajoute (chap. 13) : S’il m’a associé à lui et qu’il ait songé à nous deux, je
suis non seulement injuste, mais encore ingrat, si je ne suis point charmé de
ce qu’il ait profité de l’avantage qu’il m’a procuré. C’est le comble de la
méchanceté de n’appeler bienfait que ce qui porte préjudice au donateur.
Objection N°4. On ne doit pas d’actions de grâces à un esclave,
puisque tout ce qu’est l’esclave appartient au maître. Or, quelquefois il
arrive qu’un esclave est le bienfaiteur de son maître.
On ne doit donc pas d’actions de grâces à tous ses bienfaiteurs.
Réponse à l’objection N°4 : D’après Sénèque (ibid., liv. 3, chap. 21), tant que
l’esclave s’acquitte des devoirs de sa condition, il fait son service : tout ce
qui va au delà de ses obligations devient un bienfait ; car dès qu’il fait
quelque chose par amitié, s’il le fait, ce n’est plus son service qu’il
remplit. On doit donc être reconnaissant envers les esclaves qui font plus
qu’ils ne doivent (La domesticité étant un état différent du servage, on doit
de la reconnaissance au domestique qui s’acquitte très fidèlement de ses devoirs,
et qui se montre très attaché et très dévoué envers ses maîtres.).
Objection N°5. Personne n’est tenu à ce qu’il ne peut pas faire
honnêtement et utilement. Or, quelquefois il arrive que celui qui accorde un
bienfait est dans une position très élevée de fortune, et on chercherait
inutilement à le récompenser pour le bienfait qu’on en a reçu. D’autres fois il
se trouve que le bienfaiteur devient vicieux, de vertueux qu’il était, et il
semble alors qu’on ne puisse honnêtement le récompenser ; enfin, d’autres fois
celui qui reçoit le bienfait est pauvre et il ne peut offrir aucune récompense.
Il semble donc que l’homme ne soit pas toujours tenu de récompenser son
bienfaiteur.
Réponse à l’objection N°5 : Il faut répondre au cinquième,
qu’un pauvre n’est pas ingrat, s’il fait ce qu’il peut. Car comme le bienfait
consiste plutôt dans l’intention que dans l’acte, il en est de même de la
reconnaissance. C’est ce qui fit dire à Sénèque (ibid., liv. 2, chap. 22) : Recevoir de bonne grâce un bienfait,
c’est acquitter déjà la première partie de l’intérêt. Que notre reconnaissance
éclate avec effusion, non seulement en la présence de notre bienfaiteur, mais
encore en tous lieux. D’où il est évident que l’on peut toujours témoigner sa
reconnaissance à celui qui est très haut placé, en le vénérant et en
l’honorant. C’est pour ce motif qu’Aristote (Eth., liv. 8, chap. ult.) dit que nous devons nous acquitter par des
honneurs à l’égard de ceux qui sont au-dessus de nous, et par de l’argent
envers ceux qui sont dans le besoin. Et Sénèque observe (De benef., liv. 6, chap. 29) que nous
avons beaucoup de moyens de nous acquitter, même envers les plus opulents, du
bien que nous avons reçu d’eux ; un conseil sincère, des visites assidues, une
conversation douce et agréable, exempte d’adulation, voilà autant de preuves de
reconnaissance. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que l’homme désire que
celui dont il a reçu un bienfait tombe dans le besoin et l’indigence, pour lui
en témoigner sa reconnaissance ; parce que, comme le remarque le même
philosophe (ib., liv. 6, chap. 20), un pareil souhait pour celui qui
n’aurait rien fait pour vous serait inhumain ; combien l’est-il davantage
envers l’homme à qui vous êtes redevable ? — Si celui dont on a reçu un
bienfait est devenu vicieux, on doit lui faire par reconnaissance ce qui
convient le mieux à son état, en s’efforçant, s’il est possible, de le ramener
à la vertu. Dans le cas où sa malice le rendrait incurable, alors il est
autrement disposé qu’il ne l’était auparavant ; c’est
pourquoi on ne doit pas le payer de retour à l’égard de ses bienfaits, comme on
l’avait fait précédemment. Cependant, tout en sauvegardant, autant que
possible, l’honnêteté, on doit se souvenir du bienfait qu’on a reçu, comme on
le voit (Eth., liv. 9, chap. 3).
Objection N°6. Personne ne doit faire pour un autre ce qui n’est
pas avantageux à ce dernier, mais ce qui lui est nuisible. Or, quelquefois il
arrive que la récompense d’un bienfait est nuisible ou
inutile à celui qui la reçoit. On ne doit donc pas toujours récompenser un
bienfait par une action de grâce.
Réponse à l’objection N°6 : Comme nous l’avons dit (Réponse
N°5), la reconnaissance du bienfait dépend principalement de l’affection ;
c’est pourquoi on doit s’en acquitter de la manière qu’on croit la plus utile.
Si cependant, par la négligence de celui qui la reçoit, elle tourne à son
désavantage, cet accident n’est pas imputable à celui qui a été reconnaissant.
Je dois rendre, dit Sénèque (De benef., liv. 7, chap. 19), mais ce n’est
pas à moi à conserver ce que j’ai rendu.
Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (1 Thess., 5, 18) : Rendez grâces pour toutes choses.
Conclusion Puisque le bienfaiteur est la cause et le principe en
quelque sorte du bien qu’il fait, celui à qui l’on fait du bien est tenu de
rendre grâces à son bienfaiteur.
Il faut répondre que tout effet se rapporte naturellement à sa
cause. C’est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom.,
chap. 1) : que Dieu ramène tout à lui, comme étant la cause de tout ce qui
existe. Car il faut toujours que l’effet se rapporte à la fin de l’agent. Or,
il est évident que le bienfaiteur, considéré comme tel, est la cause du
bienfait. C’est pourquoi l’ordre naturel exige que celui qui a reçu un bienfait
se retourne vers son bienfaiteur pour l’en récompenser, selon les deux manières
que nous avons décrites en traitant des rapports du fils et du père (quest. 31,
art. 3, et quest. 101, art 2). Ainsi l’on doit à son bienfaiteur, considéré
comme tel, l’honneur et le respect, parce qu’il est pour celui qui a reçu ses
bienfaits une sorte de principe ; et par accident on doit le secourir et le
sustenter, s’il en a besoin.
Article 4 : Doit-on
immédiatement témoigner sa reconnaissance pour un bienfait ?
Objection N°1. Il semble que
l’on doive immédiatement récompenser le bienfait qu’on a reçu. Car nous sommes
tenus de rendre immédiatement ce que nous devons, lorsque le terme du payement
n’est pas fixé. Or, la reconnaissance est une dette, comme nous l’avons vu
(art. préc.), et il n’y a pas d’époque fixée pour
qu’on s’en acquitte. Nous devons donc payer cette dette aussitôt que nous avons
reçu le bienfait.
Réponse à l’objection N°1 : On doit payer immédiatement une
dette légale ; autrement l’égalité de la justice ne serait pas observée, si un
individu retenait ce qui appartient à un autre, malgré ce dernier. Mais une
dette morale dépend de l’honnêteté du débiteur. C’est pourquoi il faut qu’elle
soit acquittée dans le moment convenable, selon que la droiture de la vertu
l’exige.
Objection N°2. Une bonne action est d’autant plus louable qu’elle
est faite avec une plus grande ferveur de sentiments. Or, il semble que l’on
fasse une chose avec plus d’ardeur, quand on la fait sans y apporter aucun
retard. Par conséquent il semble plus louable que l’on s’acquitte immédiatement
envers son bienfaiteur.
Réponse à l’objection N°2 : L’ardeur de la volonté n’est
louable qu’autant qu’elle est réglée par la raison. C’est pourquoi si, par un
empressement excessif, on vient à anticiper sur le temps où l’on devait
s’acquitter, on ne mérite pas pour cela d’éloges.
Objection N°3. Sénèque dit (De
benef., liv. 2, chap. 5) : que le propre
du bienfaiteur, c’est d’obliger de bon cœur et promptement. Or, la reconnaissance
doit égaler le bienfait. On doit donc s’en acquitter immédiatement.
Réponse à l’objection N°3 : On doit aussi accorder les
bienfaits dans le temps opportun. Dès que le moment favorable est arrivé, on ne
doit pas tarder davantage. On doit aussi observer la même règle à l’égard de la
reconnaissance (Parce que c’est le moyen de doubler le prix de la chose qu’on
accorde.).
Mais c’est le contraire. Sénèque dit (De benef., liv. 4, in fin.) : Celui qui se hâte de rendre
ne fait pas preuve de reconnaissance, mais il a l’air d’un débiteur.
Conclusion On ne doit témoigner immédiatement sa reconnaissance
que par l’affection.
Il faut répondre que, comme dans le bienfait qu’on accorde il y a
deux choses à considérer, l’affection et le présent, de même il y a aussi ces
deux choses à considérer dans la reconnaissance. Relativement à l’affection, la
reconnaissance doit être immédiate. C’est ce qui fait dire à Sénèque (De benef., liv. 2, in fin.) : Voulez-vous vous acquitter
d’un bienfait ? acceptez-le avec bienveillance. Quant
au présent, il faut attendre le moment opportun pour le bienfaiteur. Mais si
l’on veut immédiatement rendre un don pour un autre, dans un temps qui n’est
pas opportun, la reconnaissance ne paraît pas une action vertueuse, mais elle a
l’air d’une chose forcée. Car, comme le dit Sénèque (De benef., liv. 4, in fin), celui qui veut s’acquitter trop
vite, doit à contrecœur ; et celui qui doit à contrecœur est un ingrat.
Objection N°1. Il semble que la
reconnaissance ne doive pas se mesurer sur l’affection du bienfaiteur, mais sur
la chose qu’il donne. Car la reconnaissance est due au bienfait, et le bienfait
consiste dans l’acte, comme le mot l’indique. On doit donc mesurer la
reconnaissance sur la chose donnée.
Réponse à l’objection N°1 : Tout acte moral dépend de la
volonté. Par conséquent le bienfait, selon qu’il mérite des éloges et selon que
la reconnaissance même lui est due, consiste matériellement dans l’effet, mais
formellement et principalement dans la volonté. C’est ce qui fait dire à
Sénèque (De benef.,
liv. 1, chap. 6) : que le bienfait ne consiste pas dans la chose qui est faite
ou donnée, mais dans l’intention de celui qui la fait ou qui la donne.
Objection N°2. La gratitude qui récompense les bienfaits est une
partie de la justice. Or, la justice veut qu’il y ait égalité entre la chose
donnée et la chose reçue. Pour la reconnaissance on doit donc plutôt considérer
l’acte du bienfaiteur que son affection.
Réponse à l’objection N°2 : La reconnaissance
est une partie de la justice, non comme l’espèce est une partie du genre, mais
parce qu’elle revient au genre de la justice, comme nous l’avons dit (quest.
80). Il n’est donc pas nécessaire que l’on retrouve dans ces deux vertus la
même nature de dette (La justice est fondée sur ce qui est dû strictement, au
lieu que la gratitude ne porte que sur ce qui est dû moralement.).
Objection N°3. Personne ne peut faire attention à ce qu’il ignore.
Or, il n’y a que Dieu qui connaisse les affections intérieures. Ce n’est donc
pas sur ces affections que l’on doit régler la reconnaissance.
Réponse à l’objection N°3 : Il n’y a que Dieu qui voie par
lui-même les sentiments de l’homme, mais les autres hommes peuvent les
connaître, quand ils sont manifestés par des signes extérieurs. C’est ainsi que
l’affection du bienfaiteur se reconnaît à la manière dont il accorde son
bienfait ; par exemple quand il le fait avec joie et promptitude.
Mais c’est le contraire. Sénèque dit (De benef., liv. 1, chap.
7) : Nous ne sommes jamais plus tenus qu’envers celui qui nous donne peu, mais
qui le fait avec générosité, qui nous rend un léger service, mais qui le fait
de bon cœur.
Conclusion La récompense que l’on accorde conformément à la
justice ou à l’amitié utile, doit se considérer d’après l’effet plutôt que
d’après l’affection ; mais dans l’amitié honnête et dans la gratitude, c’est
plutôt l’affection que l’on doit considérer.
Il faut répondre que la récompense d’un bienfait peut appartenir à
trois vertus : à la justice, à la reconnaissance et à l’amitié. Elle appartient
à la justice, quand elle a la nature d’une dette légale, comme dans le prêt ou
dans d’autres circonstances semblables. Alors la récompense doit se mesurer
d’après la valeur de la chose donnée. Selon qu’elle appartient à l’amitié et à
la reconnaissance, la récompense a le caractère d’une dette morale, mais cependant
cette dette n’est pas la même dans ces deux cas. Car pour la récompense de
l’amitié, il faut avoir égard à la cause de l’amitié elle-même. Ainsi, dans
l’amitié utile, la récompense doit être proportionnée à l’utilité que l’on a
retirée d’un bienfait ; au lieu que dans l’amitié honnête, on doit pour la
récompense avoir égard à la volonté et à l’affection du donateur, parce que
c’est là surtout ce que la vertu exige, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 13). De même, parce que
la reconnaissance se rapporte au bienfait, selon qu’il est accordé
gratuitement, ce qui appartient à l’affection, il faut aussi que la grâce qu’on
lui rend se mesure plutôt sur l’affection du donateur que sur le bien qu’on en
a reçu.
Article 6 : La
reconnaissance doit-elle surpasser le bienfait reçu ?
Objection N°1. Il semble qu’il
ne soit pas nécessaire que la reconnaissance surpasse le bienfait qu’on a reçu.
Car il y a des bienfaiteurs, tels que les parents, par exemple, pour lesquels
la reconnaissance ne peut jamais égaler le bienfait, comme ledit Aristote (Eth., liv. 8, circ. fin.). Or, la vertu ne tente pas l’impossible. La
reconnaissance ne doit donc pas tendre à surpasser le bienfait.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (art. 3,
Réponse N°5 et art. préc.), dans la reconnaissance on
doit considérer le bon cœur plus que l’effet. Si donc nous considérons l’effet
du bienfait que l’enfant a reçu de ses parents, c’est-à-dire l’être et la vie,
aucune reconnaissance ne peut l’égaler, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8). Mais si on regarde à la
volonté de celui qui donne et de celui qui rend, le fils peut rendre au père
plus qu’il n’en a reçu, comme le dit Sénèque (De benef., liv. 3, chap. 29,
30 et 35). Si cependant il ne le pouvait pas, il suffirait à la reconnaissance
qu’il eût le désir de le faire.
Objection N°2. Si la reconnaissance surpasse le bienfait, il en
résulte par là même un nouveau don. Or, pour un nouveau bienfait on est tenu
d’avoir de la reconnaissance. Par conséquent celui qui avait accordé un
bienfait au premier, sera tenu à lui rendre plus qu’il n’en aura reçu, et on
devra procéder ainsi à l’infini. Mais la vertu ne tend pas à l’indéfini, parce
que l’indéfini détruit la nature du bien, selon la remarque d’Aristote (Met., liv. 2, text.
8). La reconnaissance ne doit donc pas excéder le bienfait qu’on a reçu.
Réponse à l’objection N°2 : Le devoir de la reconnaissance
découle de la charité, à l’égard de laquelle plus on paye et plus on doit,
d’après cette parole de saint Paul (Rom.,
13, 8) : Ne soyez redevables de rien à
personne, sinon de l’amour qu’on se doit les uns aux autres. Il ne répugne
donc pas que la dette de la reconnaissance ne s’éteigne jamais (Elle est
indéfinie, comme la charité dont elle découle va elle-même toujours croissant,
sans pouvoir jamais dépasser son terme.).
Objection N°3. La justice consiste dans l’égalité. Or, le plus est un excès. Par conséquent,
puisque dans toute vertu l’excès est vicieux, il semble que donner une
récompense supérieure au bienfait qu’on a reçu, soit un acte vicieux et opposé
à la justice.
Réponse à l’objection N°3 : Comme dans la justice, qui est
une vertu cardinale, on considère l’égalité des choses, de même dans la
reconnaissance on considère l’égalité des volontés : et comme le bienfaiteur,
par l’élan de sa volonté, a fait une chose à laquelle il n’était pas tenu, de
même celui qui a reçu un bienfait cherche à faire par reconnaissance au
bienfaiteur plus qu’il ne lui doit (L’égalité consiste en ce que, de part et
d’autre, on tend à faire plus qu’on ne doit.).
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 5) : Nous devons nous efforcer de rendre, à notre
tour, des services à ceux qui nous ont obligés, ou même de les prévenir, en les
obligeant une autre fois : ce qui a lieu quand on rend plus qu’on a reçu. La
reconnaissance doit donc tendre à surpasser le bienfait.
Conclusion La raison et le devoir de l’honnêteté demandent que la
reconnaissance n’égale pas seulement le bienfait, mais encore qu’elle le
surpasse.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la
reconnaissance se rapporte au bienfait considéré conformément à la volonté du
bienfaiteur. Or, ce qu’il y a eu principalement de louable dans le bienfaiteur,
c’est qu’il a accordé gratuitement un bienfait auquel il n’était pas tenu.
C’est pourquoi celui qui a reçu le bienfait est tenu par le devoir de
l’honnêteté à lui rendre aussi gratuitement quelque chose. Mais il ne semble
pas lui accorder quelque chose de gratuit, s’il ne surpasse pas l’étendue du
bienfait qu’il a reçu ; parce que tant qu’il lui donne moins ou qu’il lui
donne une chose égale, il ne semble pas faire pour lui gratuitement quelque
chose, il paraît rendre ce qu’il a reçu. C’est pour ce motif que la
reconnaissance tend toujours, selon son pouvoir, à surpasser le bienfait que
l’on a reçu.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
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