Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 108 : De la vengeance

 

            Après avoir parlé de l’ingratitude, nous avons à nous occuper de la vengeance. — A cet égard il y a quatre questions à traiter : 1° La vengeance est-elle permise ? (La vengeance est définie par Billuart : Ultio injuriæ per aliquod malum pænale inflictum peccanti. Sic est redditio mali pænalis pro malo culpabili.) — 2° Est-elle une vertu spéciale ? — 3° De la manière dont on doit se venger. (Quoiqu’il soit permis de se venger en se renfermant strictement dans le droit, cependant il vaut mieux pardonner, parce que la vengeance est difficilement pure de toute haine, parce qu’elle est d’un mauvais exemple, et que, d’ailleurs, le pardon excite l’amour de Dieu et du prochain ; il est conforme aux exemples que Jésus-Christ nous a laissés ; c’est un moyen de gagner l’âme du malfaiteur, de se procurer à soi- même la paix de la conscience, et de remporter une belle victoire sur sa nature.) — 4° Contre qui la vengeance doit-elle être exercée ? (Cet article nous enseigne comment il faut comprendre la grande loi de la solidarité humaine, et jette beaucoup de jour sur le gouvernement du monde par la Providence.)

 

Article 1 : La vengeance est-elle licite ?

 

Objection N°1. Il semble que la vengeance ne soit pas licite. Car quiconque usurpe ce qui est à Dieu pèche. Or, la vengeance appartient à Dieu. Car il est dit (Deut., 32, 35) : La vengeance m’appartient ; je rendrai à chacun ce qui lui est dû. Toute vengeance est donc illicite.

Réponse à l’objection N°1 : Celui qui se venge des méchants selon le degré de pouvoir que sa position lui confère, n’usurpe pas ce qui appartient à Dieu, mais il use de la puissance que la Divinité lui a donnée. Car saint Paul dit des princes de la terre (Rom., 13, 4) : qu’ils sont les ministres de Dieu pour exécuter sa vengeance, en punissant celui qui fait de mauvaises actions. Mais si, dans l’exercice de sa vengeance, il outrepasse les limites de son autorité, il usurpe ce qui appartient à Dieu, et c’est pour cela qu’il pèche.

 

Objection N°2 : Celui dont on tire vengeance n’est pas toléré. Or, on doit tolérer les méchants. Car, à l’occasion de ces paroles (Cant., chap. 2) : Sicut lilium inter spinas, la glose dit (Greg., 38, in Evang.) : qu’il n’a pas été bon, celui qui n’a pas pu tolérer les méchants. On ne doit donc pas tirer vengeance des méchants.

Réponse à l’objection N°2 : Les méchants sont tolérés par les bons, en ce sens que ceux-ci supportent patiemment, comme il faut, les injures personnelles qu’ils en reçoivent ; mais ils ne les tolèrent pas au point de les laisser injurier Dieu et le prochain (Les intérêts religieux doivent être défendus par les ministres du culte, et les intérêts civils par ceux qui sont à la tête de l’Etat. Chacun doit être zélé dans l’accomplissement de son devoir.). Car saint Jean Chrysostome dit (loc. cit. in arg. 4) qu’il est louable de se montrer patient à l’égard des injures qu’on a reçues, mais que fermer les yeux sur les injures faites à Dieu, c’est un excès d’impiété.

 

Objection N°3. La vengeance s’exerce par les châtiments qui produisent la crainte servile. Or, la loi nouvelle n’est pas une loi de crainte, mais d’amour, comme le dit saint Augustin contre Adamantius (chap. 17). Par conséquent, sous la nouvelle alliance, on ne doit jamais se venger.

Réponse à l’objection N°3 : La loi de l’Evangile est une loi d’amour, et c’est pour ce motif qu’on ne doit pas effrayer par des châtiments ceux qui font le bien par amour, et qui sont, à proprement parler, les seuls qui suivent l’Evangile ; mais il ne faut employer ce moyen qu’à l’égard de ceux qui ne sont pas portés au bien par ce mobile ; et qui quoi qu’ils fassent partie de l’Eglise numériquement, n’en sont cependant pas par leur mérite.

 

Objection N°4. On dit qu’on se venge quand on réprime les injures qu’on reçoit. Or, il semble qu’il ne soit pas permis à un juge de punir ceux qui le blessent dans ses droits. Car saint Chrysostome dit (Hom. 5, in op. imperf. Matth.) : Apprenons, par l’exemple du Christ, à supporter avec beaucoup de grandeur d’âme les injures que nous recevons, mais à ne pas pouvoir entendre prononcer une injure contre Dieu. La vengeance paraît donc être illicite.

Réponse à l’objection N°4 : L’injure que l’on fait à une personne reflue quelquefois sur Dieu et sur l’Eglise. Dans ce cas on doit se venger des injures personnelles qu’on reçoit ; comme le fit le prophète Elie, en faisant descendre le feu sur ceux qui étaient venus pour l’arrêter (4 Rois, chap. 1). Elisée maudit aussi les enfants qui s’étaient moqués de lui (4 Rois, chap. 2). Le pape Sylvère excommunia ceux qui l’envoyèrent en exil, comme on le voit (23, quest. 4, chap. Guilisarius). Mais quand l’injure n’atteint que la personne de celui qui la reçoit, il doit la supporter patiemment, s’il le faut. Car ces préceptes qui concernent la patience doivent s’entendre de la disposition de l’âme, comme le dit saint Augustin (De serm. Dom. in mont., liv. 1, chap. 19).

 

Objection N°5. Le péché de la multitude nuit plus que le péché d’un seul. Car le Sage dit (Ecclésiastique, 26, 5) : Mon cœur a appréhendé trois choses : la haine injuste de toute une ville, la sédition du peuple et la calomnie inventée par le mensonge. Or, on ne doit pas tirer vengeance du péché de la multitude ; car, à l’occasion de ces paroles (Matth., 13, 30) : Laissez croître l’une et l’autre, la glose dit (Lyr. et interl.) qu’on ne doit pas excommunier la multitude, ni le prince. Une autre vengeance n’est donc pas non plus permise.

Réponse à l’objection N°5 : Quand toute la multitude pèche on doit en tirer vengeance ; soit en la frappant tout entière, comme les Egyptiens qui persécutaient les enfants d’Israël furent engloutis dans la mer Rouge (Ex., chap. 14), et comme les Sodomites périrent universellement ; soit en la frappant dans une grande partie de ses membres, et c’est ainsi que furent punis ceux qui adoraient le veau d’or (Ex., chap. 32). D’autres fois si l’on espère qu’elle se corrigera, on doit exercer une vengeance sévère sur quelques uns des personnages les plus importants, afin que leur punition effraye les autres. C’est de la sorte que le Seigneur fit pendre les chefs du peuple pour les péchés de la multitude (Nom., chap. 15). Mais si la multitude n’a pas péché tout entière et qu’il n’y en ait qu’une partie, dans ce cas si l’on peut séparer les méchants des bons, on doit faire peser sur eux la vengeance ; pourvu qu’on puisse agir ainsi sans scandaliser les autres, parce qu’alors il vaudrait mieux épargner la multitude et user d’indulgence. Il faut faire le même raisonnement à l’égard du prince qui mène la multitude. Car on doit tolérer ses fautes, si on ne peut les punir sans scandaliser la multitude, à moins que ses fautes ne fussent telles qu’elles nuisissent à la multitude spirituellement et temporellement plus que le scandale qu’on aurait à redouter de leur châtiment (Ces principes doivent servir de règle à tous ceux qui dirigent la société.).

 

Mais c’est le contraire. On ne doit attendre de Dieu que ce qui est bon et licite. Or, on doit attendre de Dieu la vengeance des ennemis. Car il est dit (Luc, 18, 7) : Dieu ne vengera-t-il pas ses élus, qui crient vers lui jour et nuit ? La vengeance n’est donc pas par elle-même mauvaise et illicite.

 

Conclusion La vengeance qui vient d’une certaine aigreur de l’esprit contre le pécheur est illicite, mais il n’en est pas de même si elle provient de la charité.

Il faut répondre que la vengeance s’exerce au moyen du châtiment que l’on inflige au pécheur. On doit donc considérer dans la vengeance les dispositions de celui qui en est l’auteur ; car si son intention a principalement pour but le mal de celui dont il se venge, et qu’elle s’y arrête, c’est une chose absolument illicite. Car il n’appartient qu’à la haine de se délecter du mal des autres, et la haine est contraire à la charité, qui nous oblige à aimer tous les hommes. Or, un individu n’est pas autorisé à vouloir du mal à quelqu’un parce que cette personne lui en a fait injustement, comme il ne nous est pas non plus permis de haïr celui qui nous hait ; car l’homme ne doit pas pécher contre un autre, parce que ce dernier a péché auparavant contre lui-même. Dans ce cas on est vaincu par le mal, et c’est ce que défend l’Apôtre quand il dit (Rom., 12, 21) : Ne vous laissez point vaincre par le mal, mais travaillez à vaincre le mal par le bien. Mais si celui qui se venge a principalement pour but un des biens que l’on obtient en punissant les coupables (comme l’amélioration du pécheur ou au moins sa compression, la tranquillité des autres, le maintien de la justice et la gloire de Dieu), la vengeance peut être permise, pourvu qu’on l’exerce avec toutes les circonstances requises (Les principales circonstances à observer c’est que la vengeance soit exercée par qui de droit, et qu’on ne dépasse pas les limites de la justice.).

 

Article 2 : La vengeance est-elle une vertu spéciale ?

 

Objection N°1. Il semble que la vengeance ne soit pas une vertu spéciale distincte des autres. Car, comme on rémunère les bons pour le bien qu’ils font, de même on punit les méchants pour le mal dont ils sont les auteurs. Or, la rémunération des bons n’appartient pas à une vertu spéciale, mais elle est un acte de la justice commutative. Pour la même raison on ne doit donc pas faire de la vengeance une vertu spéciale.

Réponse à l’objection N°1 : Comme l’acquittement d’une dette légale appartient à la justice commutative, tandis que l’acquittement d’une dette morale qui provient d’un bienfait particulier qu’on a reçu appartient à la vertu de la reconnaissance ; de même la punition des coupables, selon qu’elle appartient à la justice publique, est un acte de la justice commutative, au lieu que, selon qu’elle relève de la volonté de l’individu qui repousse l’injure (La vengeance est une vertu spéciale en ce que l’on désire que celui qui fait le mal soit puni convenablement, pour que la justice soit rétablie ou conservée.), elle appartient à la vertu de la vengeance.

 

Objection N°2. Une vertu spéciale ne doit pas avoir pour objet un acte auquel l’homme est suffisamment disposé par d’autres vertus. Or, l’homme est suffisamment disposé à se venger du mal par la vertu de la force et par le zèle. On ne doit donc pas faire de la vengeance une vertu spéciale.

Réponse à l’objection N°2 : La force dispose à la vengeance en écartant ce qui empêche de s’y livrer, c’est-à-dire la crainte du péril imminent. Le zèle, selon qu’il implique la ferveur de l’amour, emporte avec lui la première racine de la vengeance, en ce sens qu’on venge les injures de Dieu, ou du prochain que par charité on regarde comme siennes. D’ailleurs les actes de toutes les vertus proviennent radicalement de la charité, parce que, comme le dit saint Grégoire (Hom. 27 in Evang.), le rameau qui produit les bonnes œuvres n’a de verdeur qu’autant qu’il a la charité pour racine.

 

Objection N°3. A toute vertu spéciale il y a un vice spécial qui lui est contraire. Or, il ne semble pas qu’il y ait un vice spécial opposé à la vengeance. Elle n’est donc pas une vertu particulière.

Réponse à l’objection N°3 : Il y a deux vices opposés à la vengeance : l’un par excès, c’est le péché de la cruauté qui punit au delà de la mesure que l’on doit observer ; l’autre par défaut, comme quand on se montre trop indulgent pour châtier. C’est ce qui fait dire au Sage (Prov., 13, 24) : Celui qui épargne la verge, hait son fils. Or, la vertu de la vengeance consiste en ce que l’homme observe la mesure convenable relativement à toutes les circonstances, quand il punit quelqu’un.

 

Mais c’est le contraire. Cicéron en fait une partie de la justice (De invent., liv. 2).

 

Conclusion La vengeance est une vertu spéciale qui perfectionne dans chacun de nous l’inclination naturelle que nous avons à repousser ce qui nous est nuisible.

Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, in princ.), nous avons naturellement de l’inclination pour la vertu, quoique ce soit à la coutume ou à toute autre cause à la perfectionner en nous. D’où il est évident que les vertus nous perfectionnent pour que nous suivions d’une manière convenable les inclinations naturelles qui appartiennent au droit naturel. C’est pourquoi il y a une vertu spéciale qui se rapporte à chaque inclination naturelle déterminée. Or, nous avons naturellement une inclination spéciale qui nous porte à écarter ce qui nous nuit. C’est ainsi que les animaux ont une puissance irascible parfaitement distincte de la puissance concupiscible. L’homme repousse ce qui lui nuit par là même qu’il se défend contre les injures en empêchant qu’on ne lui en fasse, ou bien en se vengeant de celles qu’il a reçues, non dans l’intention de faire du tort à son adversaire, mais dans le but de se prémunir contre ses attaques (L’homme est naturellement porté à récompenser ses bienfaiteurs et à faire du mal a ceux qui lui en font, mais cette inclination a besoin d’être dirigée par une vertu pour ne s’écarter jamais des limites dans lesquelles elle doit se contenir.). Ces actes sont des actes de vengeance ; car Cicéron dit (loc. sup. cit.) que la vengeance est ce qui nous porte à punir et à repousser la violence, l’injure et tout ce qui doit être infamant ou ignominieux (Tout ce qui doit nous nuire ob futurum, d’après le texte de Cicéron.). La vengeance est donc une vertu spéciale.

 

Article 3 : Doit-on se venger au moyen des peines qui sont en usage parmi les hommes ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas exercer la vengeance au moyen des peines qui sont en usage parmi les hommes. Car tuer un homme, c’est l’arracher de la société. Or, le Seigneur a ordonné (Matth., chap. 13) de ne pas arracher la zizanie qui représente les méchants. On ne doit donc pas mettre à mort les pécheurs.

Réponse à l’objection N°1 : Le Seigneur défend d’arracher la zizanie, quand on craint d’arracher simultanément avec elle le bon grain. Mais quelquefois on peut mettre à mort les méchants, non seulement sans encourir aucun péril, mais de la manière la plus avantageuse pour les bons. C’est pourquoi dans ce cas la peine de mort peut être infligée aux pécheurs.

 

Objection N°2. Tous ceux qui pèchent mortellement paraissent dignes de la même peine. Par conséquent s’il y a des individus coupables de péchés mortels qui sont mis à mort, il semble qu’on devrait infliger à tous la même peine ; ce qui est évidemment faux.

Réponse à l’objection N°2 : Tous ceux qui pèchent mortellement sont dignes de la mort éternelle quant aux châtiments futurs qui doivent leur être infligés selon la vérité du jugement de Dieu. Mais les peines de la vie présente sont plutôt médicinales. C’est pourquoi on ne condamne à la peine de mort que ceux qui causent le tort le plus grave aux autres.

 

Objection N°3. Quand on est puni ouvertement pour un péché, ce péché est par là même découvert, ce qui paraît être nuisible à la multitude, qui prend de ce mauvais exemple occasion de mal faire. Il semble donc qu’on ne doive pas infliger une peine de mort pour un péché quelconque.

Réponse à l’objection N°3 : Quand la peine de mort, ou toute autre que l’homme a en horreur, se présente simultanément avec la faute, par là même sa volonté se trouve éloignée du mal, parce que la peine de la faute lui inspire plus de crainte que son exemple n’a pour lui d’attraits.

 

Mais c’est le contraire. La loi divine a statué la peine de mort pour certaines fautes, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a 2æ, quest. 105, art. 2).

 

Conclusion Les lois divines et humaines déterminent une foule de peines différentes par lesquelles toute injure est vengée aussi justement et aussi convenablement qu’elle doit l’être.

Il faut répondre que la vengeance n’est licite et qu’elle n’est un acte de vertu qu’autant qu’elle a pour but la compression des méchants. On empêche de pécher ceux qui n’ont pas d’affection pour la vertu, par là même qu’ils craignent de perdre des choses qu’ils aiment plus que celles qu’ils se procurent en péchant ; autrement la crainte n’arrêterait pas le péché. C’est pourquoi on doit tirer vengeance des péchés en privant l’homme de toutes les choses qu’il aime le plus. Or, les choses qu’il aime le plus, ce sont : sa vie, sa santé, sa liberté, et ses biens extérieurs, tels que ses richesses, sa patrie et sa gloire. C’est pourquoi, comme le rapporte saint Augustin (De civ. Dei, liv. 21, chap. 11), Cicéron dit que les lois déterminent huit genres de peines : la mort, par laquelle on détruit la vie ; les coups, le talion, qui fait perdre œil pour œil, par lesquels le corps est privé de la santé ; la servitude et les fers, qui enlèvent la liberté ; l’exil, qui éloigne de la patrie ; l’amende, qui touche aux richesses, et l’ignominie, qui atteint l’honneur.

 

Article 4 : Doit-on exercer la vengeance sur ceux qui ont péché involontairement ?

 

Objection N°1. Il semble que la vengeance doive s’exercer sur ceux qui ont péché involontairement. Car la volonté de l’un ne suit pas la volonté de l’autre. Cependant l’un est puni pour l’autre, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ex., 20, 5) : Je suis un Dieu jaloux qui punit l’iniquité des pères sur les enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. C’est ainsi que pour le péché de Cham, Chanaan son fils fut maudit (Gen., chap. 19). Giézi pèche, et sa lèpre passe à ses descendants (4 Rois, chap. 5). Le sang du Christ rend coupables les successeurs des Juifs qui ont dit (Matth., 27, 25) : Que son sang soit sur nous et sur nos enfants. Il est dit que pour le péché d’Achan, le peuple d’Israël fut livré aux mains des ennemis (Jos., chap. 7), et que pour le péché des enfants d’Eli ce même peuple tomba au pouvoir des Philistins (1 Rois, chap. 4). On doit donc punir celui qui a péché involontairement.

Réponse à l’objection N°1 : Un homme n’est jamais puni d’une peine spirituelle pour le péché d’un autre, parce que la peine spirituelle appartient à l’âme, et que sous le rapport de l’âme on est toujours maître de soi. Mais quelquefois un individu est puni d’une peine temporelle pour le péché d’un autre pour trois raisons : 1° Parce qu’un homme est temporellement la chose d’un autre, et la peine qui le frappe tombe sur celui à qui il appartient. C’est ainsi que les enfants sont par leur corps la propriété des parents, et que les serfs sont la chose de leurs maîtres. 2° Dans le sens que le péché de l’un passe dans l’autre ; soit par l’imitation, comme les enfants imitent les péchés de leurs parents, et les serviteurs les péchés de leurs maîtres pour faire le mal plus audacieusement ; soit par manière de mérite, comme les fautes des sujets leur font mériter un chef prévaricateur, d’après ces paroles de Job (34, 30) : C est Dieu qui donne le pouvoir à un hypocrite à cause des péchés du peuple, et c’est ainsi qu’Israël fut puni pour la faute de David, à l’occasion de son dénombrement (2 Rois, chap. 24) ; enfin soit parce qu’on a consenti au mal ou qu’on l’a dissimulé. Ainsi les bons sont quelquefois punis temporellement avec les méchants, parce qu’ils n’ont pas repris leurs péchés, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 1, chap. 9). 3° Pour consolider l’unité de la société humaine, d’après laquelle l’un doit veiller sur l’autre pour l’empêcher de mal faire, et aussi pour rendre odieux le péché, en faisant retomber le châtiment d’un seul sur tous, comme s’ils ne formaient tous qu’un seul et même corps, selon la pensée de saint Augustin (Lib. QQ. sup. Jos., quæst. 8). Quant à ce que dit le Seigneur, qu’il punit les péchés des pères dans leurs enfants jusqu’à la, troisième et la quatrième génération, ces paroles semblent être plus miséricordieuses que sévères. Car Dieu ne se venge pas immédiatement, mais il attend les générations à venir, afin que du moins elles se corrigent. Mais la malice de ces descendants ne faisant qu’augmenter, il faut enfin que sa vengeance éclate.

 

Objection N°2. Il n’y a de volontaire que ce qui est au pouvoir de l’homme. Or, quelque fois on est puni pour une chose indépendante de la volonté. C’est ainsi que pour la lèpre on est exclu de l’administration de l’Eglise ; et qu’on enlève à une cité son siège épiscopal à cause de la méchanceté ou de la malice de ses habitants. On ne venge donc pas seulement les fautes volontaires.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Augustin (loc. cit.), le jugement des hommes doit imiter le jugement de Dieu, à l’égard des sentences manifestes, par lesquelles il condamne spirituellement les hommes pour les fautes qui leur sont propres. Quant aux jugements secrets de Dieu par lesquels il punit temporellement des individus sans qu’ils soient coupables, les hommes ne peuvent les imiter ; parce qu’ils ne peuvent en comprendre les raisons et savoir ce qu’il y a d’avantageux à chacun. C’est pourquoi la justice humaine ne doit jamais infliger un châtiment corporel à quelqu’un qui n’est pas coupable ; elle ne doit ni le faire mourir, ni le mutiler, ni le frapper. Cependant elle fait quelquefois subir une perte à quelqu’un qui n’est pas coupable ; mais alors elle n’agit pas ainsi sans motif. Elle peut avoir trois raisons de le faire : 1° Parce qu’un individu peut devenir incapable d’avoir un bien ou de l’obtenir sans qu’il y ait de sa faute. C’est ainsi que la lèpre éloigne celui qui en est atteint de l’administration de l’Eglise, et que la bigamie ou une sentence de mort (On regarde comme irréguliers les juges qui ont opiné pour la mort ou la mutilation d’un criminel, les procureurs qui ont provoqué cette sentence, les témoins qui se sont présentés sans cire assignés, et dont la déposition a été cause de la condamnation, les greffiers, les gendarmes et les exécuteurs (Mgr Gousset, Théolog. moral., pag. 642.) empêchent de recevoir les ordres. 2° Parce que le bien dont on supporte la perte, n’est pas un bien propre, mais un bien commun. C’est ainsi qu’il appartient au bien de la cité entière qu’une Eglise ait un siège épiscopal ; ce n’est pas seulement dans l’intérêt des ecclésiastiques. 3° Parce que le bien de l’un dépend du bien de l’autre ; comme dans le crime de lèse-majesté, l’enfant perd son héritage par suite de la faute de ses parents (Dans ce cas, tous les biens étaient confisqués et la famille se trouvait ainsi dépouillée.).

 

Objection N°3. L’ignorance produit l’involontaire. Or, la vengeance s’exerce quelquefois contre des ignorants. Car les enfants des Sodomites, quoiqu’ils eussent une ignorance invincible, périrent néanmoins avec leurs parents (Gen., chap. 19) ; de même les enfants de Dathan et d’Abiron furent engloutis avec eux (Nom., chap. 16). On fit aussi tuer les animaux qui sont sans raison, pour le péché des Amalécites (1 Rois, chap. 15). La vengeance s’exerce donc quelquefois sur des individus qui sont sans volonté.

Réponse à l’objection N°3 : Les enfants sont temporellement punis, simultanément avec leurs parents, parle jugement de Dieu : soit parce qu’ils sont la chose des parents, et que ceux-ci sont punis dans leur personne ; soit parce que ce châtiment est dans leur intérêt, car si leurs jours se prolongeaient, il y aurait lieu de craindre qu’ils n’imitassent la perversité de leurs parents, et qu’ils ne méritassent par là même des peines plus graves. La vengeance s’exerce sur les animaux et sur toutes les autres créatures irraisonnables, parce que c’est un moyen de punir ceux à qui elles appartiennent, et d’inspirer l’horreur du péché.

 

Objection N°4. C’est la contrainte qui répugne le plus au volontaire. Or, celui qui fait un péché y étant contraint par la crainte, n’échappe pas pour ce motif au châtiment. La vengeance s’exerce donc quelquefois sur des personnes qui n’ont pas eu la volonté de mal faire.

Réponse à l’objection N°4 : La contrainte que la crainte exerce ne produit pas l’involontaire absolu, mais elle produit le volontaire mixte, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 6, art. 5 et 6).

 

Objection N°5. Saint Ambroise dit (Sup. Luc., chap. 5, in princip. et hab., chap. Non turbatur, 24, quest. 1) que la barque dans laquelle était Judas était troublée ; que par conséquent Pierre, que ses mérites rendaient ferme, était troublé par les fautes d’un étranger. Or, Pierre ne voulait pas le péché de Judas. On peut donc être puni pour une faute involontaire à laquelle la volonté est étrangère.

Réponse à l’objection N°5 : Les autres apôtres étaient troublés pour le péché de Judas, comme la multitude est punie pour le péché d’un seul, en vertu de son unité, comme nous l’avons dit (Réponse N°1 et 2).

 

Mais c’est le contraire. La peine est due au péché. Or, tout péché est volontaire, comme le dit saint Augustin (liv. 3, De lib. arb., chap. 1, circ. fin. et liv. 1 Retract., chap. 9). La vengeance ne doit donc s’exercer que sur ceux qui ont fait le mal volontairement.

 

Conclusion Les châtiments, considérés comme tels, ne doivent être infligés qu’à ceux qui ont péché volontairement ; quelquefois cependant on doit les infliger comme remèdes aux justes et à ceux qui pèchent involontairement.

Il faut répondre qu’on peut considérer le châtiment de deux manières : 1° Comme châtiment. Sous ce rapport il n’est dû qu’au péché, parce que par le châtiment on répare l’égalité de la justice, dans ce sens que celui qui en péchant a trop suivi sa propre volonté, souffre quelque chose qui est en opposition avec elle. Par conséquent, puisque tout péché est volontaire, même le péché originel, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 81, art. 1), il s’ensuit que personne n’est puni de cette manière que pour ce qu’il a fait volontairement. 2° On peut considérer le châtiment comme un remède qui n’a pas seulement l’avantage de guérir le péché passé, mais qui nous prémunit encore contre le péché à venir, ou qui porte au bien (M. de Maistre a tiré le meilleur parti de toutes ces distinctions dans son magnifique ouvrage Des soirées de Saint-Pétersbourg.). De cette façon on est quelquefois puni sans être coupable, mais non sans motif (C’est le principe de droit : Sine culpa, nisi subsit causa, non est aliquis puniendus.). — Toutefois il faut observer qu’un remède ne prive jamais d’un plus grand bien pour en procurer un moindre. Ainsi un médecin ne prive jamais de la vue pour guérir le talon, mais il nuit quelquefois à un membre moins important, pour soulager celui qui l’est davantage. Et parce que les biens spirituels sont les plus grands biens, tandis que les biens temporels sont les moindres, il s’ensuit qu’on punit quelquefois une personne dans ses biens temporels, sans qu’elle ait fait de fautes. Dans cette vie la Providence nous inflige beaucoup de peines de ce genre pour nous humilier ou nous éprouver (C’est pourquoi cette proposition de Baïus a été condamnée : Omnes omninò justorum afflictiones sunt ultiones peccatorum ipsorum, ainsi que celle-ci de Quesnel : Nunquam Deus affligit innocentes, et afflictiones semper serviunt, vel ad puniendum peccatum, vel ad purificandum peccatorem.). Mais un individu n’est pas puni dans ses biens spirituels sans qu’il y ait de sa faute, ni dans le présent, ni dans l’avenir, parce que dans ce cas les peines ne sont pas médicinales, mais elles résultent d’une condamnation spirituelle.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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