Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 110 : Des vices opposés à la vérité et d’abord du mensonge
Après avoir parlé
de la vérité nous devons nous occuper des vices qui lui sont opposés. — Nous
traiterons : 1° du mensonge ; 2° de la dissimulation, ou de l’hypocrisie ; 3°
de la jactance et du vice contraire. — A l’égard du mensonge quatre questions
se présentent : 1° Le mensonge est-il toujours opposé à la vérité, comme
renfermant une fausseté ? — 2° Des espèces de mensonge. — 3° Le mensonge est-il
toujours un péché ? (Platon, Origène, Cassien et plusieurs autres ont pensé que
dans le cas de nécessité le mensonge était permis comme expédient ; saint
Chrysostome (in fin., liv. 1, De sacerdotio) saint Jérôme, Théodoret,
Théophilacte et la plupart des Grecs ont été favorables à ce sentiment. Mais
l’Ecriture proscrit toute espèce de mensonge (Ecclésiastique, 7, 14) : Ne
consentez jamais à faire un mensonge ; (Lév., 19, 11) :
Vous ne mentirez point, et nul ne
trompera son prochain.) — 4° Est-il toujours un péché
mortel ?
Article 1 : Le
mensonge est-il toujours opposé à la vérité ?
Objection N°1. Il semble que le
mensonge ne soit pas toujours opposé à la vérité. Car les choses opposées ne
peuvent exister simultanément. Or, le mensonge peut exister simultanément avec
la vérité. Car celui qui dit vrai ce qu’il croit être faux ment, comme le dit
saint Augustin (Lib. de mendac., chap. 3). Le mensonge n’est donc
pas opposé à la vérité.
Réponse à l’objection N°1 : On juge plutôt d’un être d’après
ce qui existe en lui formellement et absolument que d’après ce qui existe en
lui matériellement et par accident. C’est pourquoi il est plus opposé à la
vérité, comme vertu morale, qu’un individu dise vrai tout en se proposant de
dire faux, que de dire faux en se proposant de dire vrai.
Objection N°2. La vertu de la vérité ne consiste pas seulement
dans les paroles, mais encore dans les actes. Car, d’après Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7), cette vertu fait qu’un individu dit vrai dans ses discours et dans sa
vie. Or, le mensonge consiste seulement dans les paroles, puisqu’il est dit que
le mensonge est une parole qui présente une signification fausse. Il semble
donc que le mensonge ne soit pas directement opposé à la vertu de la vérité.
Réponse à l’objection N°2 : Il faut répondre au second, que,
comme le dit saint Augustin (De doct. christ., liv. 2,
chap. 3), les mots tiennent le premier rang parmi les autres signes. C’est
pourquoi, quand on dit que le mensonge est une parole qui a une signification
fausse, on entend par la parole tous les signes (On distingue la dissimulation
et l’hypocrisie du mensonge, mais cette distinction n’est pas fondée en
réalité, puisque toutes ces choses sont un moyen de déguiser sa pensée.). Par
conséquent celui qui s’appliquerait à exprimer des choses fausses par des
signes, n’en serait pas moins un menteur.
Objection N°3. Saint Augustin dit (Lib. de mendac., loc. cit.) que
la faute de celui qui ment, c’est le désir qu’il a de tromper. Or, ce désir
n’est pas opposé à la vérité, mais plutôt à la bienveillance ou à la justice.
Le mensonge n’est donc pas opposé à la vérité.
Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième,
que le désir de tromper appartient à la perfection du mensonge, mais non à son
espèce ; car il n’y a pas d’effet qui appartienne à l’espèce de sa cause.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De mendac., chap. 4) : On
ne doute pas qu’il ne mente celui qui dit une chose fausse pour tromper. C’est
pourquoi l’énonciation d’une chose fausse, faite dans le dessein de tromper,
est un mensonge manifeste. Or, cet acte est opposé à la vérité. Le mensonge lui
est donc aussi opposé.
Conclusion Le mensonge est opposé directement et formellement à la
vertu de la vérité.
Il faut répondre que l’acte moral tire son espèce de deux sources
: de son objet et de sa fin. Car la fin est l’objet de la volonté, qui est le
premier moteur dans les actes moraux. L’objet de la puissance mue par la
volonté est l’objet prochain de l’acte volontaire, et il est à l’acte de la
volonté qui se rapporte à la fin ce que la matière est à la forme, comme on le
voit d’après ce que nous avons dit (1a 2æ, quest. 18,
art. 6 et 7). Or, nous avons vu (quest. préc., art. 4, Réponse N°3) que la vertu de la vérité — et par
conséquent le vice qui lui est opposé — consiste dans la manifestation de la
pensée, qui se produit par des signes. Cette manifestation ou cette énonciation
est un acte de la raison qui compare le signe avec la chose signifiée. Car
toute représentation consiste dans une comparaison qui appartient en propre à
la raison. Ainsi, quoique les animaux manifestent certaine chose, ils n’ont
cependant pas l’intention de la manifester, mais ils font, d’après leur
instinct naturel, une chose d’où cette manifestation résulte (Les animaux n’ont
pas le sentiment du rapport qu’il y a entre le signe et la chose signifiée.
Voyez ce que dit Bossuet dans le Traité
de la connaissance de Dieu et de soi-même (pages 307 et suiv.,
édit. de Versailles).). Cependant, selon que cette manifestation ou cette
énonciation est un acte moral, il faut qu’elle soit un acte volontaire, et
qu’elle dépende de l’intention de la volonté. L’objet propre de la
manifestation ou de l’énonciation est le vrai ou le faux. Mais l’intention de
la volonté déréglée peut se rapporter à deux fins : la première consiste à
exprimer une chose fausse ; la seconde à tromper, ce qui est l’effet propre
d’une énonciation fausse. — Si donc ces trois choses se rencontrent
simultanément, c’est-à-dire si ce que l’on énonce est faux, qu’on ait la
volonté de l’énoncer ainsi, et qu’on se propose de tromper, alors la fausseté
existe matériellement, parce qu’on dit une chose fausse ; elle existe
formellement, parce qu’on a la volonté de la dire, et elle existe
effectivement, parce qu’on veut faire admettre cette erreur. Cependant la
nature du mensonge se prend de la fausseté formelle, c’est-à-dire de ce qu’on a
la volonté d’énoncer une chose fausse. Son nom (mendacium) lui vient de ce qu’on parle contre sa pensée (contrà mentem). C’est pourquoi, si l’on dit
une chose fausse, tout en croyant qu’elle est vraie, il y a là une fausseté
matérielle (Cette fausseté matérielle n’a rien de coupable.), mais non une
fausseté formelle, parce que l’erreur est en dehors de l’intention de celui qui
la commet. Il n’y a donc pas là un mensonge véritable ; car ce qui est en
dehors de l’intention de celui qui parle existe par accident, et ne peut pas,
par conséquent, constituer une différence spécifique. Mais si quelqu’un dit une
chose fausse formellement, ayant l’intention de dire ce qui n’est pas, quoique
ce qu’il affirme soit vrai, néanmoins son acte, selon qu’il est moral et
volontaire, est faux par lui-même, et n’est vrai que par accident ; par
conséquent il est une espèce de mensonge. — Si quelqu’un s’applique à faire
adopter par un autre une opinion fausse en le trompant, ceci n’appartient pas à
l’espèce du mensonge, mais à son perfectionnement (Il y a des théologiens qui
veulent que l’intention de tromper soit de l’essence du mensonge ; Billuart,
d’après saint Thomas, ne voit dans cette intention qu’un perfectionnement de
l’acte, et il établit que le mensonge peut exister sans cela. Mais cette discussion
est beaucoup plus dans les mots que dans les choses.). C’est ainsi que dans
l’ordre naturel un être reçoit son espèce, s’il a une forme, quoique l’effet de
la forme ne se produise pas ; comme on le voit à l’égard des corps graves qui
sont violemment retenus en l’air, pour qu’ils ne descendent pas selon la loi de
leur propre forme. Par conséquent il est évident que le mensonge est
directement et formellement contraire à la vertu de la vérité.
Article 2 :
Le mensonge est-il suffisamment divisé en mensonge officieux, joyeux et
pernicieux ?
Objection N°1. Il semble que le
mensonge ne soit pas suffisamment divisé en mensonge officieux, joyeux et
pernicieux. Car une division doit être faite d’après ce qui convient
essentiellement à la chose, comme on le voit (Met., liv. 7, text. 43, et De part. anim.,
liv. 1, chap. 3). Or, l’intention de produire un effet est en dehors de
l’espèce de l’acte moral, et ne se rapporte à lui que par accident, comme nous
l’avons vu. Par conséquent il peut résulter d’un seul et même acte des effets à
l’infini. Cependant cette division repose sur l’effet qu’on a voulu produire.
Car le mensonge est joyeux, parce
qu’on le fait pour s’amuser ; il est officieux,
parce qu’on le fait pour en tirer un avantage, et il est pernicieux, parce qu’on se propose de nuire. C’est donc à tort
qu’on divise le mensonge de cette manière.
Objection N°2. Saint Augustin divise le mensonge en huit parties (De mendac., chap. 14). Le
premier est celui que l’on commet dans l’enseignement de la religion ; le
second consiste à nuire à quelqu’un sans profiter à personne ; le troisième à
profiter à l’un de telle sorte qu’on fasse du tort à un autre ; le quatrième
est produit exclusivement par le désir de tromper et de mentir ; le cinquième
se fait pour plaire ; le sixième pour aider quelqu’un à conserver sa fortune,
sans nuire à personne ; le septième ne nuit à personne, et peut être utile à
quelqu’un pour lui sauver la vie ; le huitième ne nuit à personne, et peut être
utile à quelqu’un pour lui éviter une souillure corporelle. Il semble donc que
la première division du mensonge soit insuffisante.
Objection N°3. Aristote (Eth., liv. 4, chap.
7) distingue dans le mensonge la jactance
qui dépasse le vrai dans ses paroles, et l’ironie qui s’en écarte en restant au-dessous. Ces deux défauts ne
sont compris dans aucun des membres de la division précitée. Il semble donc que
cette division ne soit pas convenable.
Mais c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles (Ps. 5) : Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge, la glose dit (ordin. Aug. ex lib. de mendac., chap. 14) qu’il y a trois genres
de mensonges : ceux que l’on fait pour le salut et dans l’intérêt de quelqu’un
; ensuite il y a un autre genre de mensonge que l’on fait pour s’amuser ; enfin
il y en a un troisième que l’on fait par méchanceté. Le premier de ces trois
mensonges s’appelle officieux, le second joyeux et le troisième pernicieux. La
division que l’on discute ici est donc exacte.
Conclusion La division du mensonge en mensonge officieux, joyeux
et pernicieux est une division exacte et suffisante.
Il faut répondre qu’on peut diviser le mensonge de trois manières
: 1° D’après sa nature. Cette division est propre et absolue. A ce point de vue
le mensonge se divise en deux parties : celui qui va au delà de la vérité en
exagérant, ce qui appartient à la jactance,
et celui qui reste en deçà en diminuant, ce qui est le propre de l’ironie (L’ironie ne désigne pas ici ce
que les rhéteurs entendent par là, mais c’est une espèce de mensonge, par
lequel on dit de soi un mal qu’on sait ne pas exister, ou l’on nie de grandes
choses qu’on sait très bien avoir faites. C’est ce défaut que Théophraste
représente au commencement de ses Caractères.),
comme on le voit (Eth., liv. 4, chap. 7). Cette division est
par elle-même celle du mensonge, parce que le mensonge, considéré comme tel,
est opposé à la vérité, comme nous l’avons dit (art. préc.),
et la vérité est une égalité à laquelle le plus et le moins sont par eux-mêmes
opposés. — 2° On peut diviser le mensonge, considéré comme faute, d’après les
choses qui augmentent ou qui diminuent sa gravité, en raison de la fin qu’on se
propose. Or, la faute est plus grave, si l’on a dessein de nuire à un autre par
un mensonge, et c’est ce qu’on appelle le mensonge pernicieux. Au contraire la faute est moindre, si on ment pour
faire du bien à un autre, soit pour l’amuser, et dans ce cas le mensonge est joyeux, soit pour lui être utile en lui
procurant un secours ou en écartant ce qui lui nuit, et alors le mensonge est officieux (Cette division est
généralement adoptée.). 3° On divise le mensonge plus généralement selon le
rapport qu’il a avec sa fin, soit qu’il en résulte pour la faute une
augmentation ou une diminution, soit qu’il n’en résulte rien. Cette division a
huit membres que nous avons exposés (arg. 2). Les trois premiers sont compris
sous le mensonge pernicieux. En effet on agit ou contre Dieu ou contre le
prochain. Contre Dieu, c’est le premier mensonge, qui consiste dans l’enseignement de la religion (Cajétan
et d’autres théologiens font une faute grave au prédicateur qui raconte de faux
miracles, qui imagine des faits autrement qu’ils ne se sont passés dans la vie
des saints, qui parle de fausses reliques, parce qu’il en résulte du mal pour
la religion.) ; contre le prochain, ou l’on a seulement l’intention de nuire à
quelqu’un, et alors c’est le second mensonge, qui nuit à quelqu’un sans être utile à personne ; ou l’on
cherche à faire profiter un autre du tort que l’on cause à celui qu’on hait, et
c’est le troisième mensonge, qui en
profitant à l’un fait du tort à l’autre. Le premier de ces trois mensonges
est le plus grave, parce que les péchés contre Dieu sont
plus graves que les autres, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 73, art. 9). Le second est plus grave que le troisième, parce que le
désir d’être utile à un autre affaiblit ce dernier. Après ces trois mensonges,
qui ajoutent à la gravité de la faute, vient le quatrième, qui la laisse avec sa
propre nature, sans y ajouter et sans la diminuer. C’est le mensonge que l’on
fait par le seul désir de mentir. Il
provient de l’habitude, et c’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7) que le menteur,
quand il est tel par habitude, prend plaisir à mentir. Les quatre modes qui
suivent diminuent la faute. Car le cinquième est le mensonge joyeux que l’on
fait dans le désir de plaire, et les trois autres sont contenus sous le
mensonge officieux qui a pour but d’être utile à un autre ; soit par rapport
aux choses extérieures, et alors c’est le sixième mensonge, qui est utile à quelqu’un pour qu’il conserve sa fortune
; soit par rapport au corps, et c’est le septième, qui sert à empêcher la mort de quelqu’un ; soit
par rapport à la pudeur, et c’est le huitième, qui met le corps à l’abri de toute insulte. Il est d’ailleurs évident que
le mensonge est d’autant moins coupable que le bien qu’on a en vue est
meilleur. C’est pourquoi si on y regarde de près, la gravité de ces divers
mensonges est selon l’ordre de l’énumération qui en a été faite. Car l’utile
est préférable à l’agréable, et la vie corporelle vaut mieux que l’argent, et
la pureté est supérieure à la vie du corps.
La réponse aux objections est par là même évidente.
Article 3 : Tout
mensonge est-il un péché ?
Objection N°1. Il semble que
tout mensonge ne soit pas un péché. Car il est évident que les évangélistes, en
écrivant l’Evangile, n’ont pas péché. Cependant il semble qu’ils aient dit des
choses fausses, parce qu’il arrive souvent qu’en rapportant les paroles du
Christ et des autres personnages, les uns s’expriment d’une manière et les
autres d’une autre. D’où il semble que l’un d’eux dit une chose fausse. Tout mensonge
n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 : Il n’est pas permis de penser
qu’il y a dans l’Evangile ou dans l’Ecriture des faussetés, et que les
écrivains sacrés ont menti ; parce qu’on détruirait la certitude de la foi qui
repose sur l’autorité de l’Ecriture sainte. Si dans l’Evangile et dans les
autres livres saints, il y a des paroles qui soient rapportées diversement, il
n’y a point là de mensonge. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De cons. Evang.,
liv. 2, chap. 12) qu’il n’y a point en cela de difficulté, si l’on réfléchit
que les idées seules sont nécessaires pour la connaissance de la vérité, en
quelques termes qu’ils aient été exprimés. D’ailleurs, ajoute-t-il, on ne doit
pas plus les accuser de mensonge qu’on ne doit en accuser plusieurs personnes,
qui se rappellent une chose qu’ils ont entendue ou qu’ils ont vue, mais qui ne
la racontent pas de la même manière et avec les mêmes termes (Cette diversité
apparente que l’on remarque entre les évangélistes est au contraire une preuve
de leur véracité. C’est cependant sur ces oppositions que repose tout le
système de Strauss, qui voudrait faire de l’histoire du Christ un mythe.).
Objection N°2. Personne n’est récompensé par Dieu pour un péché.
Or, les sages-femmes de l’Egypte ont été récompensées par Dieu pour avoir
menti. Car il est dit (Ex., 1, 21) :
que Dieu leur a bâti des maisons. Le
mensonge n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Il faut répondre au second, que
les sages-femmes n’ont pas été récompensées pour leur mensonge, mais pour leur
crainte de Dieu et pour cette bienveillance qui leur a inspiré l’idée de
mentir. Aussi est-il dit expressément (Ex.,
1, 21) que le Seigneur leur a bâti des
maisons, parce qu’elles ont craint son saint nom. Mais le mensonge qu’elles
ont fait ensuite n’a pas été méritoire.
Objection N°3. L’Ecriture sainte raconte les actions des saints
pour servir de règles à la vie humaine. Or, il est dit des personnages les plus
saints qu’ils ont menti. C’est ainsi qu’Abraham a dit de son épouse qu’elle
était sa sœur (Gen.,
chap. 12 et 20). Jacob a menti en disant qu’il était Ésaü, et cependant il a
obtenu la bénédiction de son père (Gen., chap. 27).
Judith est louée, et cependant elle a menti à Holopherne. Tout mensonge n’est
donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième,
que l’Ecriture sainte, d’après saint Augustin (Lib. de mendac., chap. 5), rapporte les
actions de certains hommes, comme des exemples de vertu parfaite, et l’on ne
doit pas penser que ceux-là aient menti. Si cependant on trouve dans leurs
paroles des choses qui paraissent des mensonges, on doit les entendre
figurativement et prophétiquement. C’est ce qui fait dire au même docteur (loc. cit.) qu’on doit croire que ces
hommes que l’on rappelle comme ayant fait autorité dans les temps prophétiques,
ont fait et ont dit prophétiquement tout ce qu’on a rapporté d’eux. Toutefois
Abraham, comme l’observe le même Père (Quæst.
sup. Gen., quest. 26, et Lib. cont. mendac., chap. 10, et
lib. 22 cont. Faust., chap. 33 et
34), en disant que Sara était son épouse a voulu cacher la vérité, sans dire un
mensonge. Car il l’appelle sa sœur, parce qu’elle était la fille de son père.
C’est pourquoi ce patriarche dit (Gen., 20, 12) : Elle est véritablement ma sœur, la fille de
mon père et non celle de ma mère, parce qu’elle lui était proche du côté de
son père (Cette proximité de parenté l’autorisait à dire, dans le langage des
Juifs, qu’elle était sa sœur.). Jacob dit mystiquement qu’il était Ésaü, l’aîné
d’Isaac ; parce qu’il avait acquis le droit d’aînesse. Il employa cette
locution dans un but prophétique pour désigner le mystère par lequel le dernier
peuple, celui des gentils, devait être substitué à la place de l’aîné,
c’est-à-dire à la place des Juifs. — Il y a d’autres hommes que l’Ecriture loue
non à cause de la perfection de leur vertu (C’est sans doute une exagération
que de chercher à vouloir disculper universellement tous les grands personnages
dont les livres saints parlent avec éloge.), mais pour quelque chose de louable
qui s’est montré dans leur caractère, c’est-à-dire parce qu’il s’est trouvé en
eux quelque bon sentiment qui les a portés à faire des choses auxquelles ils
n’étaient point obligés. C’est ainsi qu’on loue Judith, non parce qu’elle a
menti à Holopherne, mais parce qu’elle a eu tant à cœur le salut du peuple
qu’elle s’est exposée pour lui aux plus grands périls. On pourrait d’ailleurs
dire aussi que ses paroles étaient vraies dans un sens mystique.
Objection N°4. On doit choisir un moindre mal pour en éviter un
plus grand ; comme le médecin coupe un membre pour empêcher le corps entier de
se corrompre. Or, on fait moins de mal à quelqu’un quand on lui met une opinion
fausse dans l’esprit que si on le tuait ou qu’on fût tué. On peut donc
licitement mentir pour préserver l’un de l’homicide et pour délivrer l’autre de
la mort.
Réponse à l’objection N°4 : Il faut répondre au quatrième,
que le mensonge ne tire pas seulement sa culpabilité du tort qu’il cause au
prochain, mais de son dérèglement, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet
article.). Or, il n’est pas permis d’avoir recours à un désordre illicite pour
empêcher ce qui nuit et ce qui fait du mal aux autres, comme il n’est pas
permis de voler pour faire l’aumône, sinon dans le cas de nécessité,
alors que tout est commun. C’est pourquoi il n’est pas permis de mentir pour
délivrer quelqu’un d’un péril quelconque (On ne peut le faire ni pour empêcher
quelqu’un de pécher, ni pour sauver la vie à un innocent, ni pour un motif
religieux, ni sous aucun prétexte, quel qu’il soit.). On peut cependant cacher
prudemment la vérité, en usant de dissimulation, comme le dit saint Augustin (Lib. de mendac., chap. 10).
Objection N°5. Il y a mensonge si on n’accomplit pas ce qu’on a
promis. Or, on ne doit pas remplir toutes ses promesses ; car saint Isidore dit
(Synonym., liv. 2, chap. 10) : Ne soyez pas
fidèle aux promesses mauvaises que vous avez faites. Tout mensonge n’est donc
pas un péché.
Réponse à l’objection N°5 : Il faut répondre au cinquième,
que celui qui promet une chose, s’il a l’intention de faire ce qu’il promet, ne
ment pas ; parce qu’il ne parle pas contre sa pensée. Mais s’il ne fait pas ce
qu’il a promis, alors il paraît commettre une infidélité par là même qu’il
change de dessein. Cependant il peut être excusable de deux manières : 1° s’il
a promis ce qui est évidemment défendu ; parce qu’il a péché en faisant cette
promesse, au lieu qu’il fait bien en changeant de dessein. 2° Si les conditions
des personnes et des choses sont changées. Car, comme le dit Sénèque (De benef., liv. 4, chap.
34 et 35), pour qu’un homme soit tenu de faire ce qu’il a promis, il faut que
toutes les circonstances soient restées les mêmes. Autrement celui qui a fait
la promesse n’a pas été menteur, parce qu’il a promis ce qu’il avait dans
l’esprit, en sous-entendant les conditions légitimes ; il n’est pas non plus
infidèle en ne remplissant pas sa promesse, parce que les conditions ont
changé. Ainsi l’Apôtre n’a pas menti, en n’allant pas à Corinthe où il avait
promis d’aller (2 Cor., chap. 1),
parce qu’il en a été empêché par des obstacles qui sont survenus.
Objection N°6. Un mensonge paraît être un péché, parce que par là
l’homme trompe son prochain. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de mendac., chap. ult.) ; Quiconque croira qu’il y a un genre
de mensonge qui n’est pas un péché se trompera honteusement, parce qu’il croira
que l’on peut honnêtement tromper les autres. Or, tout mensonge n’est pas une
cause d’erreur. Ainsi on n’est pas trompé par le mensonge joyeux ; car on ne
dit pas ces mensonges pour qu’ils soient crus, mais uniquement pour amuser.
C’est pourquoi on trouve quelquefois même dans la sainte Ecriture des
expressions hyperboliques. Par conséquent tout mensonge n’est pas un péché.
Réponse à l’objection N°6 : Il faut répondre au sixième,
qu’une action peut se considérer de deux manières : en elle-même et de la part
de celui qui en est l’auteur. Le mensonge joyeux considéré en lui-même est
trompeur, quoique celui qui le fait n’ait pas l’intention de tromper, et qu’il
ne trompe pas d’après la manière de s’exprimer. Il n’en est pas de même des
hyperboles et des expressions figurées que l’on rencontre dans l’Ecriture
sainte ; parce que, comme le dit saint Augustin (De mendac., chap. 5), tout
ce qu’on fait ou tout ce qu’on dit par figure, n’est pas un mensonge ; car
toute proposition doit se rapporter à ce qu’elle exprime ; et toute action ou
toute parole figurée exprime ce qu’elle signifie à l’intelligence de ceux
auxquels elle s’adresse.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Ecclésiastique, 7, 14) : Ne
consentez jamais à faire un mensonge.
Conclusion Tout mensonge est un mal et un péché dans son genre,
puisqu’il est contre nature de mentir.
Il faut répondre que ce qui est par lui-même mal dans son genre ne
peut être bon et permis d’aucune manière. En effet pour qu’une chose soit
bonne, il faut que tout y concoure droitement. Car le bien provient d’une cause
intègre, tandis que le mal résulte de chaque défaut particulier, comme le dit
saint Denis (De div. nom., chap. 4). Or, le mensonge est
mauvais dans son genre ; puisque c’est un acte qui a pour objet une matière
illégitime. Car les mots étant naturellement les signes des pensées, il est
contraire à la nature et au devoir de se servir de la parole pour signifier ce
qu’on n’a pas dans l’esprit. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7) que le mensonge est
mauvais par lui-même et qu’on doit absolument l’éviter, tandis que le vrai est
bon et digne d’éloges. Tout mensonge est donc un péché, comme l’affirme saint
Augustin (Lib. cont. mendac., chap. 1).
Article 4 : Tout
mensonge est-il un péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que
tout mensonge soit un péché mortel. Car il est dit (Ps. 5, 7) : Vous perdrez tous
ceux qui profèrent le mensonge, et ailleurs (Sag., 1, 11) : La bouche qui
ment, tue l’âme. Or, la perdition et la mort de l’âme n’a
lieu que par le péché mortel. Tout mensonge est donc un péché mortel.
Réponse à l’objection N°1 : Ces passages s’entendent du
mensonge pernicieux, comme l’expose la glose (interl. et ord. August.) sur ces paroles du
Psaume 5 : Vous perdrez, etc.
Objection N°2. Tout ce qui est contre un précepte du Décalogue est
un péché mortel. Or, le mensonge est contraire à ce précepte du Décalogue : Vous ne ferez pas de faux témoignage.
Tout mensonge est donc un péché mortel.
Réponse à l’objection N°2 : Tous les préceptes du Décalogue
se rapportant à l’amour de Dieu et du prochain, comme nous l’avons dit (quest.
44, art. 4, Réponse N°3, et 1a 2æ, quest. 100, art. 5,
Réponse N°1), le mensonge n’est contraire au précepte du Décalogue qu’autant
qu’il est contraire à l’amour de Dieu et du prochain. C’est pourquoi il est
expressément défendu de rendre un faux témoignage contre le prochain.
Objection N°3. Saint Augustin dit (De doct. christ.,
liv. 1, chap. 36) : Aucun menteur n’observe la bonne foi dans le mensonge qu’il
fait : car il veut que celui à qui il ment, ait en lui la foi qu’il n’observe
pas en lui mentant : et celui qui viole la bonne foi est un homme inique. Or,
on n’appelle pas inique ou violateur de la bonne foi, celui qui fait un péché
véniel. Il n’y a donc pas de mensonge qui soit un péché véniel.
Réponse à l’objection N°3 : Le péché véniel peut être appelé
dans un sens large une iniquité ; en tant qu’il est hors de l’équité de la
justice. C’est ainsi que saint Jean dit (1 Jean, 3, 4) que tout péché est une iniquité, et c’est de cette manière que
s’exprime saint Augustin.
Objection N°4. On ne perd la récompense éternelle que pour un
péché mortel. Or, pour un mensonge on perd la récompense éternelle qui est
remplacée par une récompense temporelle. En effet saint Grégoire dit (Mor., liv. 28, chap. 4) que la
récompense des sages-femmes nous fait voir ce que mérite le péché du mensonge ;
car la récompense de leur humanité, qui aurait pu leur mériter la vie
éternelle, fut bornée à un avantage temporel, parce que leur bonne action était
mêlée à un mensonge. Le mensonge officieux tel que celui de ces sages-femmes,
qui paraît être le plus léger, est donc néanmoins encore un péché mortel.
Réponse à l’objection N°4 : Le mensonge des sages-femmes peut
se considérer de deux manières : 1° Quant au sentiment d’humanité qu’elles ont
eu pour les Juifs et quant à la crainte de Dieu qu’elles ont témoignée ; ce qui
a rendu leur action vertueuse. A ce titre la récompense éternelle leur est due.
Aussi saint Jérôme expliquant ce passage d’Isaïe (65, 21) : Ils bâtiront des maisons, dit que Dieu
leur a bâti des maisons spirituelles. 2° On peut le considérer quant à l’acte
extérieur du mensonge. Elles n’ont pas pu par là mériter une récompense
éternelle, mais elles ont peut-être mérité des avantages temporels, au mérite
desquels la difformité de ce mensonge ne répugnait pas, comme il répugnait au
mérite de la rémunération éternelle. C’est ainsi qu’il faut entendre ces
paroles de saint Grégoire, qui ne signifient pas, comme on le prétend, que par
ce mensonge elles aient mérité de perdre la récompense éternelle dont elles s’étaient
rendues clignes préalablement par leurs sentiments.
Objection N°5. Saint Augustin dit (De mendac., chap. 17) que
les parfaits ont pour précepte, non seulement de ne pas mentir du tout, mais de
ne pas vouloir le faire. Or, c’est un péché mortel d’agir contre un précepte.
Par conséquent tout mensonge est pour ceux qui sont parfaits un péché mortel,
et il en est de même pour tous les autres hommes : autrement ceux qui sont
parfaits seraient d’une condition pire.
Réponse à l’objection N°5 : Il y en a qui soutiennent que
tout mensonge est un péché mortel pour ceux qui sont parfaits. Mais ce
sentiment est déraisonnable. Car aucune circonstance n’aggrave une faute
indéfiniment, à moins qu’elle n’en change l’espèce. Or, la circonstance de la
personne ne change pas l’espèce de l’acte, sinon en raison de quelque chose qui
y est annexé ; par exemple, s’il se trouve contraire à un vœu qu’elle a fait ;
ce qu’on ne peut dire du mensonge officieux ou du mensonge joyeux. C’est
pourquoi le mensonge officieux ou joyeux n’est pas un péché mortel dans ceux
qui sont parfaits, à moins que ce ne soit par accident, à cause du scandale. On
peut ainsi entendre ce que dit saint Augustin, que les parfaits se font un
précepte non seulement de ne pas mentir, mais encore de ne pas en avoir la
volonté ; quoique ce grand docteur ne soit pas affirmatif et qu’il emploie une
expression dubitative : Nisi fortè, etc. —
On ne peut pas objecter qu’ils sont tenus par leur état de conserver la vérité
; parce que leur charge les oblige en effet à la conserver dans leur jugement
ou dans leur enseignement, et s’ils ne le font pas, le mensonge qu’ils
commettent en cette circonstance est un péché mortel. Mais dans les autres
circonstances il n’est pas nécessaire qu’ils pèchent mortellement en mentant (Si
un léger mensonge était un péché mortel en raison de la perfection de leur
état, il s’ensuivrait qu’il n’y aurait point de péchés véniels pour eux, mais
que toutes leurs fautes seraient mortelles, ce qui répugne.).
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Ps. 5, Sup. illud : Perdes
omnes, etc.) : Il y a deux genres de mensonge dans lesquels il n’y a pas de
faute grave, mais cependant ils ne sont pas absolument irrépréhensibles, soit
que nous mentions pour plaisanter, soit que nous le fassions pour être utiles
au prochain. Or, tout péché mortel est une faute grave. Le mensonge joyeux et
le mensonge officieux ne sont donc pas des péchés mortels.
Conclusion Le mensonge pernicieux est un péché mortel, mais le
mensonge officieux et le mensonge joyeux sont des péchés véniels.
Il faut répondre
que le péché mortel proprement dit est celui qui répugne à la charité qui fait
vivre l’âme en union avec Dieu, comme nous l’avons dit (quest. 24, art. 12, et
quest. 35, art. 3). Or, le mensonge peut être contraire à la charité de trois
manières : 1° en soi ; 2° par suite de la fin qu’on se propose ; 3° par
accident. 1° En soi il est contraire à la charité par sa fausse signification.
Si elle porte sur les choses divines, elle est contraire à la charité de Dieu,
dont on cache ou l’on altère la vérité par un pareil
mensonge. Ainsi cette espèce de mensonge n’est pas seulement opposée à la vertu
de la vérité, mais elle l’est encore à la vertu de la foi et de la religion ;
c’est pourquoi ce mensonge est le plus grave et il est mortel. Si la fausseté
se rapporte à quelque chose dont la connaissance appartienne au bien de
l’homme, par exemple, qui touche à la perfection de la science et à la
formation des mœurs, ce mensonge qui fait tort à autrui en lui donnant une
opinion erronée, est contraire à la charité quant à l’amour du prochain, et par
conséquent ce péché est mortel aussi. Mais si l’opinion fausse que le mensonge
produit a pour objet une chose qu’il n’importe en rien de connaître d’une
manière ou d’une autre, alors ce mensonge ne fait pas de tort au prochain ;
comme quand on induit quelqu’un en erreur sur des faits particuliers et
contingents qui ne le concernent pas. Un pareil mensonge n’est donc pas par
lui-même un péché mortel. — 2° Relativement à la fin qu’on se propose le
mensonge est contraire à la charité ; par exemple, quand on parle pour faire
injure à Dieu, cet acte est toujours un péché mortel, selon qu’il est contraire
à la religion ; ou quand on parle pour nuire au prochain dans sa personne, dans
ses richesses ou sa réputation : c’est encore un péché mortel, puisque nuire au
prochain est une faute grave (Ainsi le mensonge pernicieux est véniel en
matière légère, et il est mortel en matière grave. Dans le premier cas, on est
oblige sub levi, dans le
second, sub gravi, de réparer le tort qu’on a fait
au prochain dans sa réputation ou ses biens.). On pèche mortellement par la
seule intention que l’on a de pécher de la sorte. Mais si la fin qu’on se
propose n’est pas contraire à la charité, le mensonge ne sera pas sous ce
rapport un péché mortel ; comme on le voit pour le mensonge joyeux, dans lequel
on cherche à récréer les autres, et pour le mensonge officieux, où l’on a pour
but d’être utile au prochain. — 3° Par accident le mensonge peut être contraire
à la charité en raison du scandale (Le scandale dépend beaucoup du caractère de
la personne. Ainsi on se scandaliserait facilement de voir une personne qui
occupe une dignité éminente mentir fréquemment.) ou de
tout autre dommage qui s’ensuit. Dans ce cas il devient un péché mortel, comme
quand quelqu’un ne craint pas de mentir publiquement, malgré le scandale.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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