Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 111 : De la dissimulation et de l’hypocrisie

 

            Sur la dissimulation et l’hypocrisie, il y a quatre questions à examiner : 1° Toute dissimulation est-elle un péché ? — 2° L’hypocrisie est-elle la dissimulation ? (On pourrait définir l’hypocrisie un vice par lequel on cherche à paraître vertueux sans l’être en effet.) — 3° Est-elle opposée à la vérité ? — 4° Est-elle un péché mortel ?

 

Article 1 : Toute dissimulation est-elle un péché ?

 

Objection N°1. Il semble que toute dissimulation ne soit pas un péché. Car il est dit (Luc, 24, 28) : que le Seigneur feignit d’aller plus loin. Et d’après saint Ambroise (Lib. 1 de Abraham, chap. 8) : Abraham parlait à ses serviteurs d’une manière captieuse quand il leur dit (Gen., chap. 22) : Mon fils et moi, nous irons jusque-là, et après avoir adoré nous reviendrons à vous. Or, la fiction et les discours captieux appartiennent à la dissimulation. Cependant on ne doit pas dire que le Christ ni qu’Abraham aient péché. Toute dissimulation n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Augustin (lib. 2 de quæst. Evang., quest. 51), toute fiction n’est pas un mensonge. Quand nous feignons une chose qui ne signifie rien de réel, alors nous mentons ; mais quand notre fiction se rapporte à une certaine signification, elle n’est pas un mensonge, elle est au contraire une figure de la vérité. Ce grand docteur cite pour exemple les expressions figurées qui représentent une chose, non pour affirmer qu’elle existe ainsi, mais uniquement pour faire comprendre à l’aide de cette figure ce que nous voulons dire. Ainsi, dans l’Evangile Notre-Seigneur feignit d’aller plus loin, c’est-à-dire qu’il imita le mouvement d’un homme qui aurait voulu s’éloigner, pour leur montrer par cette figure qu’il était loin de leur foi, selon la remarque de saint Grégoire (Hom. 23 in Ev.). Ou bien, d’après saint Augustin (lib. 2 Quæst. Evang., quest. ult.), parce que quoiqu’il dût s’éloigner en montant au ciel, il n’en devait pas moins rester d’une certaine manière sur la terre. Abraham parla aussi en figure (D’après saint Augustin, Abraham avait confiance que Dieu ressusciterait son fils, et c’est pour ce motif qu’il s’exprima ainsi.). C’est ce qui fait dire à saint Ambroise (loc. cit., Objection N°1) qu’il prophétisa ce qu’il ignorait. Car il se disposait à revenir tout seul après avoir immolé son fils, mais le Seigneur exprima par sa bouche ce qui devait arriver. D’où il est évident que dans ces deux faits il n’y a pas eu de dissimulation.

 

Objection N°2. Aucun péché n’est utile. Or, comme le dit saint Jérôme (Sup. illud ad Gal., chap. 2, Cum venisset Petrus), la dissimulation est utile et on doit l’employer dans certaines circonstances. C’est ce que nous apprend l’exemple de Jéhu, roi d’Israël, qui fit périr les prêtres de Baal, en feignant qu’il voulait adorer leurs idoles (4 Rois, chap. 10), et celui de David, qui contrefit l’insensé devant Achis, le roi de Geth (1 Rois, chap. 21). Toute dissimulation n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°2 : Saint Jérôme emploie dans un sens large le mot dissimulation pour signifier toute espèce de fiction (Saint Thomas entreprend ici d’excuser saint Jérôme, mais on ne peut guère admettre qu’il ne soit pas tombé dans l’erreur que saint Augustin a si vivement combattue.). Ainsi l’action de David fut une fiction figurative (Il nous paraît difficile de ne pas reconnaître que David a lait dans cette circonstance un mensonge officieux.), comme l’observe la glose (ord. Aug.) sur le Psaume 33 : Je bénirai le Seigneur en tout temps. On n’est pas obligé d’excuser la dissimulation de Jéhu, et de dire que ce ne fut pas un péché ou un mensonge, parce que ce roi fut un méchant prince, puisqu’il n’abjura pas l’idolâtrie de Jéroboam. Cependant Dieu l’a loué et l’a récompensé temporellement, non pour sa dissimulation, mais pour le zèle avec lequel il a détruit le culte de Baal.

 

Objection N°3. Le bien est contraire au mal. Si donc la dissimulation du bien est une mauvaise chose, il s’ensuit que celle du mal en est une bonne.

Réponse à l’objection N°3 : Il y a des auteurs qui disent qu’on ne peut feindre qu’on est méchant, parce que ce n’est jamais en faisant des bonnes œuvres qu’on feint qu’on est méchant, et si l’on fait de mauvaises actions, on est méchant réellement. Mais ce raisonnement n’est pas concluant. Car on peut faire croire qu’on est méchant par des œuvres qui ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, mais qui ont une certaine apparence de malice. Cette feinte est néanmoins mauvaise, soit en raison du mensonge, soit en raison du scandale. Et quoique celui qui s’y livre devienne méchant par là même, il n’a cependant pas la malice qu’il simule. Mais parce que la dissimulation est mauvaise par elle-même, sans avoir égard à l’objet sur lequel elle porte, soit qu’il soit bon, soit qu’il soit mauvais, elle est un péché.

 

Objection N°4. Le prophète s’élève contre ceux qui ont publié leur péché comme Sodome et qui ne l’ont pas caché (Is., 3, 9). Or, c’est une dissimulation que de cacher ses fautes. Puisqu’on est quelquefois blâmable de ne pas en user, tandis qu’on ne l’est jamais d’éviter le péché, il s’ensuit que la dissimulation n’est pas toujours un péché.

Réponse à l’objection N°4 : Comme on ment par parole quand on dit ce qui n’est pas, mais non quand on tait ce qui est, ce qu’on a le droit de faire quelquefois ; de même il y a dissimulation quand par des actes, ou par d’autres choses extérieures on exprime ce qui n’est pas ; mais il n’en est pas de même si on omet d’exprimer ce qui est. Par conséquent on peut cacher ses fautes sans qu’il y ait dissimulation (S’il s’agit d’une chose secrète et qu’on soit interrogé à ce sujet, on peut répondre qu’on ne sait rien sans qu’il y ait mensonge.). C’est dans ce sens qu’il faut entendre ces paroles de saint Jérôme (Sup. verb. Is. cit. in arg.) : que le second remède après le naufrage c’est de cacher son péché, de peur qu’il n’en résulte pour les autres un scandale.

 

A l’occasion de ces paroles d’Isaïe (chap. 16) : In tribus annis, etc., la glose dit (ord. Hier.) : Si l’on compare ces deux maux, c’est une faute moins grave de pécher ouvertement que de simuler la sainteté. Or, c’est toujours un péché que de faire le mal publiquement ; par conséquent la dissimulation est toujours coupable.

 

Conclusion Toute dissimulation est un péché, puisqu’elle est un mensonge qui consiste dans la signification fausse de certains actes extérieurs.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 109, art. 3, Réponse N°3, et quest. 110, art. 1), il appartient à la vertu de la vérité qu’on se montre en dehors par des signes extérieurs tel qu’on est. Or, les signes extérieurs ne comprennent pas seulement les paroles, mais encore les actes. Par conséquent, comme il est contraire à la vérité d’exprimer par des paroles extérieures autre chose que ce que l’on pense, ce qui constitue le mensonge, de même il est contraire à la vérité qu’on emploie des actions ou d’autres choses pour signifier le contraire de ce que l’on a en soi ; ce qui est, à proprement parler, la dissimulation. Ainsi la dissimulation est proprement un mensonge qui consiste dans l’expression des actes extérieurs. Il importe peu d’ailleurs qu’on mente par parole ou autrement, comme nous l’avons vu (quest. préc., art. 1, Objection N°2). Par conséquent tout mensonge étant un péché, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 3), il en résulte que toute dissimulation est un péché également (Les restrictions mentales ne sont pas plus permises que la dissimulation.).

 

Article 2 : L’hypocrisie est-elle la même chose que la dissimulation ?

 

Objection N°1. Il semble que l’hypocrisie ne soit pas la même chose que la dissimulation. Car la dissimulation consiste dans un mensonge d’actions. Or, il peut y avoir hypocrisie, si l’on montre extérieurement ce que l’on fait intérieurement, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 6, 2) : Quand vous donnez l’aumône, ne faites pas sonner la trompette devant vous, comme font les hypocrites. L’hypocrisie n’est donc pas la même chose que la dissimulation.

Réponse à l’objection N°1 : L’œuvre extérieure désigne naturellement l’intention. Ainsi, quand par des bonnes œuvres qui appartiennent de leur genre au service de Dieu, on ne cherche pas à plaire à Dieu, mais aux hommes, on simule donc une intention droite qu’on n’a pas. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 8) que les hypocrites servent les intérêts du siècle tout en travaillant aux choses de Dieu, parce que par les actions saintes qu’ils font aux yeux de tout le monde, ils ne cherchent pas la conversion des âmes, mais la faveur. Ainsi ils simulent mensongèrement une intention droite qu’ils n’ont pas, quoiqu’ils ne simulent pas l’action droite qu’ils font.

 

Objection N°2. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 8) : Il y en a qui ont un habit saint, et qui ne peuvent arriver au mérite de la perfection. On ne doit cependant pas croire pour cela qu’ils sont du nombre des hypocrites ; parce que pécher par faiblesse n’est pas la même chose que pécher par malice. Or, ceux qui ont un habit saint et qui n’ont pas le mérite de la perfection dissimulent ; parce que l’habit extérieur de la sainteté signifie des œuvres parfaites. La dissimulation n’est donc pas la même chose que l’hypocrisie.

Réponse à l’objection N°2 : Un habit saint, tel que l’habit religieux ou clérical, signifie un état qui oblige à des œuvres de perfection. C’est pourquoi, quand on prend cet habit avec l’intention de faire ses efforts pour arriver à cet état de perfection, si l’on échoue par faiblesse, il n’y a là ni dissimulation, ni hypocrisie, parce qu’on n’est pas tenu de manifester son péché en quittant son habit. Mais si on prenait un habit saint pour montrer avec ostentation qu’on est juste, on serait hypocrite et dissimulé.

 

Objection N°3. L’hypocrisie ne consiste que dans l’intention. Car le Seigneur dit des hypocrites (Matth., 23, 5) : qu’ils font toutes leurs œuvres pour être vus des hommes. Et saint Grégoire ajoute (loc. sup. cit.) qu’ils ne considèrent jamais ce qu’ils font, mais comment par une action quelconque ils pourront plaire aux hommes. Or, la dissimulation ne consiste pas uniquement dans l’intention, mais elle consiste encore dans l’opération extérieure. C’est pourquoi à l’occasion de ces paroles (Job, chap. 36) : Ceux qui usent de dissimulation et de ruse provoquent la colère de Dieu, la glose dit (Ex Greg. Mor., liv. 36, chap. 23), que celui qui dissimule feint une chose et en fait une autre ; il se montre chaste et il est luxurieux ; il affiche la pauvreté et il amasse des richesses. L’hypocrisie n’est donc pas la même chose que la dissimulation.

Réponse à l’objection N°3 : Dans la dissimulation aussi bien que dans le mensonge, il y a deux choses : l’une est comme le signe et l’autre comme la chose signifiée. Par conséquent, dans l’hypocrisie, la mauvaise intention est considérée comme l’objet signifié, qui ne répond pas au signe (Le signe exprime une bonne chose, et il est ainsi en désaccord avec l’intention, qui est mauvaise.) ; au lieu que les choses extérieures, les paroles ou les actions, ou tout ce qui est sensible, sont considérées, dans la dissimulation et le mensonge, comme les signes.

 

Mais c’est le contraire. Saint Isidore dit (Etym., liv. 10 ad litt. H) : Le mot hypocrite se traduit du grec en latin par celui de dissimulateur, et il indique quelqu’un qui étant méchant intérieurement, se montre en public comme s’il était bon. Car le mot ύπò signifie faux, et le mot κρίσις jugement.

 

Conclusion Toute hypocrisie est une dissimulation, mais toute dissimulation n’est pas une hypocrisie, il n’y a que celle par laquelle on joue le personnage d’un autre.

Il faut répondre que, comme le dit saint Isidore (ibid.), le mot d’hypocrite vient de la physionomie de ceux qui se présentent sur la scène, la face voilée, et qui font prendre à leur visage différentes couleurs pour parvenir à la physionomie du personnage qu’ils jouent, et qui se montrent tantôt sous les traits d’un homme, tantôt sous ceux d’une femme, pour tromper le peuple dans leurs jeux. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De serm. Dom., liv. 2, chap. 2) que comme les acteurs jouent le rôle de personnages tout différents de ce qu’ils sont (car celui qui joue le rôle d’Agamemnon n’est pas ce prince véritablement, mais il le simule), de même dans les églises et dans toute la vie humaine, celui qui veut paraître ce qu’il n’est pas est un hypocrite ; car il feint d’être juste et il ne l’est pas en effet. Par conséquent on doit donc dire que l’hypocrisie est une dissimulation, mais non que toute dissimulation est une hypocrisie ; il n’y a que celle par laquelle on simule un autre personnage, comme quand le pécheur feint d’être juste.

 

Article 3 : L’hypocrisie est-elle opposée à la vertu de la vérité ?

 

Objection N°1. Il semble que l’hypocrisie ne soit pas opposée à la vertu de la vérité. Car, dans la dissimulation ou l’hypocrisie, il y a le signe et la chose signifiée. Or, sous ces deux rapports, l’hypocrisie ne paraît pas opposée à une vertu spéciale ; car l’hypocrite simule une vertu, et il le fait par des œuvres vertueuses, par exemple, par le jeûne, la prière et l’aumône (Matth., chap. 6). L’hypocrisie n’est donc pas spécialement opposée à la vertu de la vérité.

Réponse à l’objection N°1 : Il faut répondre au premier argument, que l’hypocrite qui simule une vertu la prend pour fin, non en réalité, comme s’il voulait l’avoir, mais en apparence, comme voulant paraître la posséder. D’où il résulte qu’il n’est pas en opposition avec cette vertu ; mais qu’il l’est avec la vérité, parce qu’il veut tromper les hommes à l’égard de la vertu qu’il feint. Quant aux œuvres de cette vertu, il ne les accomplit pas comme s’il les voulait pour elles-mêmes, mais il les produit instrumentalement pour en faire des signes de la vertu qu’il veut feindre. Il n’est donc pas par là en opposition directe avec cette vertu.

 

Objection N°2. Toute dissimulation paraît provenir d’un dol, et est par conséquent opposée à la simplicité. Or, le dol est contraire à la prudence, comme nous l’avons vu (quest. 55, art. 4). L’hypocrisie, qui est une dissimulation, n’est donc pas opposée à la vérité, mais elle l’est plutôt à la prudence ou à la simplicité.

Réponse à l’objection N°2 : Il faut répondre au second, que, comme nous l’avons dit (quest. 55, art. 3 à 5), l’astuce est directement opposée à la prudence. C’est à ce vice qu’il appartient de découvrir des voies apparentes et qui ne sont pas vraies pour arriver à ses fins. L’astuce a pour moyens propres d’exécution, le dol quand il s’agit de parler, et la fraude quand il faut agir ; et ce que l’astuce est à la prudence, le dol et la fraude le sont à la simplicité. Le dol ou la fraude a pour but principal de tromper, et quelquefois pour but secondaire de nuire. Il appartient donc directement à la simplicité de se préserver de toute supercherie, et sous ce rapport, comme nous l’avons dit (quest. 109, art. 2, Réponse N°4), la vertu de la simplicité est la même que celle de la vérité ; elle n’en diffère que rationnellement. Car on dit qu’il y a vérité, selon que les signes sont d’accord avec les choses signifiées, et on appelle simplicité ce qui ne se porte pas vers des choses diverses (C’est l’opposé de la duplicité.), comme quand on se propose une chose intérieurement et qu’on en manifeste une autre extérieurement.

 

Objection N°3. Les espèces des actes moraux se considèrent d’après leur fin. Or, l’hypocrisie a pour fin d’acquérir de l’argent ou la vaine gloire. C’est pourquoi, à l’occasion de ces paroles (Job, 27, 8) : Car, quelle est l’espérance de l’hypocrite, la glose dit (ord. Greg., liv. 18, Mor., chap. 7) : L’hypocrite, qu’en latin on désigne sous le nom de simulator, est un avare ravisseur qui, désirant être vénéré pour sa sainteté, tout en agissant injustement, ravit ainsi la louange que les autres méritent. Par conséquent, puisque l’avarice ou la vaine gloire n’est pas directement opposée à la vérité, il semble que la dissimulation ou l’hypocrisie ne le soit pas non plus.

Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième, que le gain ou la gloire est la fin éloignée de celui qui dissimule comme de celui qui ment. Par conséquent, ce n’est pas de cette fin que l’hypocrisie tire son espèce, mais c’est de sa fin prochaine, qui consiste à se montrer autre qu’on est. Ainsi il arrive quelquefois qu’on en fait beaucoup à croire sur son compte, sans autre motif que de se donner le plaisir de dissimuler, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7), et comme nous l’avons vu au sujet du mensonge (quest. 110, art. 2).

 

Mais c’est le contraire. Toute dissimulation est un mensonge, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, le mensonge est directement opposé à la vérité. La dissimulation ou l’hypocrisie l’est donc également.

 

Conclusion L’hypocrisie étant une dissimulation par laquelle on feint de jouer un personnage autre qu’on est, elle est par elle-même contraire à la vérité par laquelle on se montre extérieurement, par sa conduite et ses discours, tel qu’on est, quoique par accident elle puisse être contraire à beaucoup d’autres vertus.

Il faut répondre que, d’après Aristote (Met., liv. 10, text. 13 et 24), la contrariété est une opposition relative à la forme, c’est-à-dire au principe d’où l’objet tire son espèce. C’est pourquoi il faut dire que la dissimulation ou l’hypocrisie peut être opposée à une vertu de deux manières : directement et indirectement. Son opposition directe ou sa contrariété doit se considérer d’après l’espèce même de l’acte, qui est pris selon son objet propre. Par conséquent, l’hypocrisie étant une dissimulation par laquelle on feint d’être un personnage qu’on n’est pas, comme nous l’avons dit (art. préc.), il s’ensuit qu’elle est directement opposée à la vérité, par laquelle on se montre tel qu’on est par sa conduite et ses discours, comme on le voit (Eth., liv. 4, chap. 7). — L’opposition ou la contrariété indirecte de l’hypocrisie peut se considérer d’après un accident, tel qu’une fin éloignée ou un instrument de l’acte, ou toute autre chose (Cette opinion indirecte se trouve expliquée par la réponse suivante.).

 

Article 4 : L’hypocrisie est-elle toujours un péché mortel ?

 

Objection N°1. Il semble que l’hypocrisie soit toujours un péché mortel. Car, d’après saint Jérôme (Is., chap. 16, glos. ord.), si l’on compare ces deux maux, c’est une faute moins grave de pécher ouvertement que de simuler la sainteté. A l’occasion de ces paroles (Job, chap. 1) : Sicut autem Domino placuit, la glose (Aug., Sup. illud Ps. 63, Scrutati sunt iniquitates) dit que l’équité simulée n’est pas de l’équité, mais un double péché. Et sur ces mots du prophète Jérémie (Lament., chap. 4) : L’iniquité de mon peuple est devenue plus grande que le péché de Sodome, la glose dit encore (ordin.) : On déplore les fautes de l’âme qui tombe dans l’hypocrisie, et dont l’iniquité surpasse le péché des habitants de Sodome. Or, les péchés des Sodomites sont des péchés mortels. L’hypocrisie est donc toujours un péché mortel aussi.

 

Objection N°2. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 8) que les hypocrites pèchent par malice. Or, c’est la faute la plus grave, parce qu’elle appartient au péché contre l’Esprit-Saint. L’hypocrite pèche donc toujours mortellement.

 

Objection N°3. On ne mérite la colère de Dieu et d’être privé de sa vue que pour un péché mortel. Or, on mérite par l’hypocrisie la colère de Dieu, d’après ces paroles de Job (36, 13) : Les hypocrites et les rusés provoquent la colère de Dieu. L’hypocrite mérite aussi d’être exclu de la vision de Dieu, d’après ces autres paroles (Job, 13, 16) : Aucun hypocrite ne viendra en sa présence. L’hypocrisie est donc toujours un péché mortel.

 

Mais c’est le contraire. 1° L’hypocrisie est un mensonge d’action, puisqu’elle est une dissimulation. Or, tout mensonge d’action n’est pas un péché mortel. Toute hypocrisie n’en est donc pas un non plus. — 2° L’intention de l’hypocrite, c’est de paraître bon. Or, ceci n’est pas opposé à la charité. L’hypocrisie n’est donc pas un péché mortel en soi. — 3° L’hypocrisie naît de la vaine gloire, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17). Or, la vaine gloire n’est pas toujours un péché mortel. Par conséquent l’hypocrisie non plus.

 

Conclusion L’hypocrisie par laquelle on ne cherche pas à être saint, mais à le paraître, est un péché mortel ; celle par laquelle on se propose de simuler la sainteté, quoiqu’on ne soit pas saint, peut être un péché véniel ou un péché mortel, selon qu’elle est ou qu’elle n’est pas contraire à la vérité.

Il faut répondre que dans l’hypocrisie il y a deux choses : le défaut de sainteté et l’acte par lequel on simule cette vertu. Par conséquent, si on appelle hypocrite celui qui a ce double tort, c’est-à-dire celui qui s’inquiète peu d’être saint et qui veut seulement le paraître, comme l’Ecriture a coutume de le faire, il est évident que cette hypocrisie est un péché mortel ; car on n’est totalement privé de la sainteté que par un péché semblable. — Mais si on entend par hypocrite celui qui a l’intention de simuler la sainteté dont le péché mortel l’a privé, quoiqu’il soit alors dans le péché mortel et privé de la grâce, cette dissimulation n’est pas toujours pour lui un péché mortel ; elle peut quelquefois n’être qu’un péché véniel. C’est ce qu’il faut distinguer d’après la fin qu’on se propose. Si cette fin répugne à l’amour de Dieu ou du prochain, il y a un péché mortel, comme quand on simule la sainteté pour répandre une fausse doctrine, ou pour obtenir une dignité ecclésiastique dont on est indigne, ou pour d’autres biens temporels dans lesquels on met sa fin. Mais si le but qu’on se propose ne répugne pas à la charité, la faute n’est que vénielle, comme quand on prend plaisir dans la fiction elle-même. Celui qui en est là, dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7), est plutôt vain que méchant. Car il faut raisonner sur la dissimulation comme sur le mensonge. — Il arrive aussi quelquefois qu’on simule une perfection de sainteté qui n’est pas de nécessité de salut. Cette dissimulation n’est pas toujours un péché mortel, et n’est pas toujours non plus accompagnée d’un péché de ce genre.

La réponse aux objections est par là même évidente.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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