Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 111 : De la dissimulation et de l’hypocrisie
Sur la
dissimulation et l’hypocrisie, il y a quatre questions à examiner : 1° Toute
dissimulation est-elle un péché ? — 2° L’hypocrisie est-elle la dissimulation ?
(On pourrait définir l’hypocrisie un vice par lequel on cherche à paraître
vertueux sans l’être en effet.) — 3° Est-elle opposée à la vérité ? — 4°
Est-elle un péché mortel ?
Article 1 : Toute
dissimulation est-elle un péché ?
Objection N°1. Il semble que
toute dissimulation ne soit pas un péché. Car il est dit (Luc, 24, 28) : que le
Seigneur feignit d’aller plus loin. Et d’après saint Ambroise (Lib. 1 de Abraham, chap. 8) : Abraham
parlait à ses serviteurs d’une manière captieuse quand il leur dit (Gen., chap. 22) : Mon fils et moi, nous irons jusque-là, et après avoir adoré nous
reviendrons à vous. Or, la fiction et les discours captieux appartiennent à
la dissimulation. Cependant on ne doit pas dire que le Christ ni qu’Abraham aient péché. Toute dissimulation n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Augustin (lib.
2 de quæst. Evang.,
quest. 51), toute fiction n’est pas un mensonge. Quand nous feignons une chose
qui ne signifie rien de réel, alors nous mentons ; mais quand notre fiction se
rapporte à une certaine signification, elle n’est pas un mensonge, elle est au
contraire une figure de la vérité. Ce grand docteur cite pour exemple les
expressions figurées qui représentent une chose, non pour affirmer qu’elle
existe ainsi, mais uniquement pour faire comprendre à l’aide de cette figure ce
que nous voulons dire. Ainsi, dans l’Evangile Notre-Seigneur feignit d’aller
plus loin, c’est-à-dire qu’il imita le mouvement d’un homme qui aurait voulu
s’éloigner, pour leur montrer par cette figure qu’il était loin de leur foi,
selon la remarque de saint Grégoire (Hom. 23 in Ev.).
Ou bien, d’après saint Augustin (lib. 2 Quæst.
Evang., quest. ult.),
parce que quoiqu’il dût s’éloigner en montant au ciel, il n’en devait pas moins
rester d’une certaine manière sur la terre. Abraham parla aussi en figure
(D’après saint Augustin, Abraham avait confiance que Dieu ressusciterait son
fils, et c’est pour ce motif qu’il s’exprima ainsi.). C’est ce qui fait dire à
saint Ambroise (loc. cit., Objection N°1) qu’il prophétisa
ce qu’il ignorait. Car il se disposait à revenir tout seul après avoir immolé
son fils, mais le Seigneur exprima par sa bouche ce qui devait arriver. D’où il
est évident que dans ces deux faits il n’y a pas eu de dissimulation.
Objection N°2. Aucun péché n’est utile. Or, comme le dit saint
Jérôme (Sup. illud ad Gal., chap. 2, Cum venisset Petrus), la dissimulation est utile et on doit
l’employer dans certaines circonstances. C’est ce que nous apprend l’exemple de
Jéhu, roi d’Israël, qui fit périr les prêtres de Baal, en feignant qu’il
voulait adorer leurs idoles (4 Rois,
chap. 10), et celui de David, qui contrefit l’insensé devant Achis, le roi de
Geth (1 Rois, chap. 21). Toute
dissimulation n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Saint Jérôme emploie dans un sens
large le mot dissimulation pour signifier toute espèce de fiction (Saint Thomas
entreprend ici d’excuser saint Jérôme, mais on ne peut guère admettre qu’il ne
soit pas tombé dans l’erreur que saint Augustin a si vivement combattue.).
Ainsi l’action de David fut une fiction figurative (Il nous paraît difficile de
ne pas reconnaître que David a lait dans cette circonstance un mensonge
officieux.), comme l’observe la glose (ord.
Aug.) sur le Psaume 33 :
Je bénirai le Seigneur en tout temps.
On n’est pas obligé d’excuser la dissimulation de Jéhu, et de dire que ce ne
fut pas un péché ou un mensonge, parce que ce roi fut un méchant prince,
puisqu’il n’abjura pas l’idolâtrie de Jéroboam. Cependant Dieu l’a loué et l’a
récompensé temporellement, non pour sa dissimulation, mais pour le zèle avec
lequel il a détruit le culte de Baal.
Objection N°3. Le bien est contraire au mal. Si donc la
dissimulation du bien est une mauvaise chose, il s’ensuit que celle du mal en
est une bonne.
Réponse à l’objection N°3 : Il y a des auteurs qui disent
qu’on ne peut feindre qu’on est méchant, parce que ce n’est jamais en faisant
des bonnes œuvres qu’on feint qu’on est méchant, et si l’on fait de mauvaises
actions, on est méchant réellement. Mais ce raisonnement n’est pas concluant.
Car on peut faire croire qu’on est méchant par des œuvres qui ne sont pas
mauvaises en elles-mêmes, mais qui ont une certaine apparence de malice. Cette
feinte est néanmoins mauvaise, soit en raison du mensonge, soit en raison du
scandale. Et quoique celui qui s’y livre devienne méchant par là même, il n’a
cependant pas la malice qu’il simule. Mais parce que la dissimulation est
mauvaise par elle-même, sans avoir égard à l’objet sur lequel elle porte, soit
qu’il soit bon, soit qu’il soit mauvais, elle est un péché.
Objection N°4. Le prophète s’élève contre ceux qui ont publié leur péché comme Sodome et qui ne
l’ont pas caché (Is., 3, 9). Or,
c’est une dissimulation que de cacher ses fautes. Puisqu’on est quelquefois
blâmable de ne pas en user, tandis qu’on ne l’est jamais d’éviter le péché, il
s’ensuit que la dissimulation n’est pas toujours un péché.
Réponse à l’objection N°4 : Comme on ment par parole quand on
dit ce qui n’est pas, mais non quand on tait ce qui est, ce qu’on a le droit de
faire quelquefois ; de même il y a dissimulation quand par des actes, ou par
d’autres choses extérieures on exprime ce qui n’est pas ; mais il n’en est pas
de même si on omet d’exprimer ce qui est. Par conséquent on peut cacher ses
fautes sans qu’il y ait dissimulation (S’il s’agit d’une chose secrète et qu’on
soit interrogé à ce sujet, on peut répondre qu’on ne sait rien sans qu’il y ait
mensonge.). C’est dans ce sens qu’il faut entendre ces paroles de saint Jérôme
(Sup. verb. Is.
cit. in arg.) : que le second remède après le naufrage c’est de cacher son
péché, de peur qu’il n’en résulte pour les autres un scandale.
A l’occasion de ces paroles d’Isaïe (chap. 16) : In tribus annis,
etc., la glose dit (ord. Hier.) : Si
l’on compare ces deux maux, c’est une faute moins grave de pécher ouvertement
que de simuler la sainteté. Or, c’est toujours un péché que de faire le mal
publiquement ; par conséquent la dissimulation est toujours coupable.
Conclusion Toute dissimulation est un péché, puisqu’elle est un
mensonge qui consiste dans la signification fausse de certains actes
extérieurs.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 109, art. 3,
Réponse N°3, et quest. 110, art. 1), il appartient à la vertu de la vérité
qu’on se montre en dehors par des signes extérieurs tel qu’on est. Or, les
signes extérieurs ne comprennent pas seulement les paroles, mais encore les
actes. Par conséquent, comme il est contraire à la vérité d’exprimer par des
paroles extérieures autre chose que ce que l’on pense, ce qui constitue le
mensonge, de même il est contraire à la vérité qu’on emploie des actions ou
d’autres choses pour signifier le contraire de ce que l’on a en soi ; ce qui
est, à proprement parler, la dissimulation. Ainsi la dissimulation est
proprement un mensonge qui consiste dans l’expression des actes extérieurs. Il
importe peu d’ailleurs qu’on mente par parole ou autrement, comme nous l’avons
vu (quest. préc., art. 1, Objection N°2). Par conséquent tout mensonge
étant un péché, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 3), il en
résulte que toute dissimulation est un péché également (Les restrictions mentales
ne sont pas plus permises que la dissimulation.).
Article 2 : L’hypocrisie
est-elle la même chose que la dissimulation ?
Objection N°1. Il semble que
l’hypocrisie ne soit pas la même chose que la dissimulation. Car la
dissimulation consiste dans un mensonge d’actions. Or, il peut y avoir
hypocrisie, si l’on montre extérieurement ce que l’on fait intérieurement,
d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 6, 2) : Quand vous donnez l’aumône, ne faites pas
sonner la trompette devant vous, comme font les hypocrites. L’hypocrisie
n’est donc pas la même chose que la dissimulation.
Réponse à l’objection N°1 : L’œuvre extérieure désigne
naturellement l’intention. Ainsi, quand par des bonnes œuvres qui appartiennent
de leur genre au service de Dieu, on ne cherche pas à plaire à Dieu, mais aux
hommes, on simule donc une intention droite qu’on n’a pas. C’est ce qui fait
dire à saint Grégoire (Mor., liv. 31,
chap. 8) que les hypocrites servent les intérêts du siècle tout en travaillant
aux choses de Dieu, parce que par les actions saintes qu’ils font aux yeux de
tout le monde, ils ne cherchent pas la conversion des âmes, mais la faveur.
Ainsi ils simulent mensongèrement une intention droite qu’ils n’ont pas,
quoiqu’ils ne simulent pas l’action droite qu’ils font.
Objection N°2. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 8) : Il y en a qui ont un habit saint, et qui
ne peuvent arriver au mérite de la perfection. On ne doit cependant pas croire
pour cela qu’ils sont du nombre des hypocrites ; parce que pécher par faiblesse
n’est pas la même chose que pécher par malice. Or, ceux qui ont un habit saint
et qui n’ont pas le mérite de la perfection dissimulent ; parce que l’habit
extérieur de la sainteté signifie des œuvres parfaites. La dissimulation n’est
donc pas la même chose que l’hypocrisie.
Réponse à l’objection N°2 : Un habit saint, tel que l’habit
religieux ou clérical, signifie un état qui oblige à des œuvres de perfection.
C’est pourquoi, quand on prend cet habit avec l’intention de faire ses efforts
pour arriver à cet état de perfection, si l’on échoue par faiblesse, il n’y a
là ni dissimulation, ni hypocrisie, parce qu’on n’est pas tenu de manifester
son péché en quittant son habit. Mais si on prenait un habit saint pour montrer
avec ostentation qu’on est juste, on serait hypocrite et dissimulé.
Objection N°3. L’hypocrisie ne consiste que dans l’intention. Car
le Seigneur dit des hypocrites (Matth., 23, 5) :
qu’ils font toutes leurs œuvres pour être
vus des hommes. Et saint Grégoire ajoute (loc. sup. cit.) qu’ils ne considèrent jamais ce qu’ils font, mais
comment par une action quelconque ils pourront plaire aux hommes. Or, la
dissimulation ne consiste pas uniquement dans l’intention, mais elle consiste
encore dans l’opération extérieure. C’est pourquoi à l’occasion de ces paroles
(Job, chap. 36) : Ceux qui usent de
dissimulation et de ruse provoquent la colère de Dieu, la glose dit (Ex Greg. Mor., liv. 36, chap. 23), que
celui qui dissimule feint une chose et en fait une autre ; il se montre chaste
et il est luxurieux ; il affiche la pauvreté et il amasse des richesses.
L’hypocrisie n’est donc pas la même chose que la dissimulation.
Réponse à l’objection N°3 : Dans la dissimulation aussi bien
que dans le mensonge, il y a deux choses : l’une est comme le signe et l’autre
comme la chose signifiée. Par conséquent, dans l’hypocrisie, la mauvaise
intention est considérée comme l’objet signifié, qui ne répond pas au signe (Le
signe exprime une bonne chose, et il est ainsi en désaccord avec l’intention,
qui est mauvaise.) ; au lieu que les choses extérieures, les paroles ou les
actions, ou tout ce qui est sensible, sont considérées, dans la dissimulation
et le mensonge, comme les signes.
Mais c’est le contraire. Saint Isidore dit (Etym., liv. 10 ad litt. H)
: Le mot hypocrite se traduit du grec
en latin par celui de dissimulateur, et il indique quelqu’un qui étant méchant
intérieurement, se montre en public comme s’il était bon. Car le mot ύπò
signifie faux, et le mot κρίσις jugement.
Conclusion Toute hypocrisie est une dissimulation, mais toute
dissimulation n’est pas une hypocrisie, il n’y a que celle par laquelle on joue
le personnage d’un autre.
Il faut répondre que, comme le dit saint Isidore (ibid.), le mot d’hypocrite vient de la
physionomie de ceux qui se présentent sur la scène, la face voilée, et qui font
prendre à leur visage différentes couleurs pour parvenir à la physionomie du
personnage qu’ils jouent, et qui se montrent tantôt sous les traits d’un homme,
tantôt sous ceux d’une femme, pour tromper le peuple dans leurs jeux. C’est ce
qui fait dire à saint Augustin (De serm. Dom., liv. 2, chap. 2) que comme les acteurs
jouent le rôle de personnages tout différents de ce qu’ils sont (car celui qui
joue le rôle d’Agamemnon n’est pas ce prince véritablement, mais il le simule),
de même dans les églises et dans toute la vie humaine, celui qui veut paraître
ce qu’il n’est pas est un hypocrite ; car il feint d’être juste et il ne l’est
pas en effet. Par conséquent on doit donc dire que l’hypocrisie est une
dissimulation, mais non que toute dissimulation est
une hypocrisie ; il n’y a que celle par laquelle on simule un autre personnage,
comme quand le pécheur feint d’être juste.
Article 3 : L’hypocrisie
est-elle opposée à la vertu de la vérité ?
Objection N°1. Il semble que
l’hypocrisie ne soit pas opposée à la vertu de la vérité. Car, dans la
dissimulation ou l’hypocrisie, il y a le signe et la chose signifiée. Or, sous
ces deux rapports, l’hypocrisie ne paraît pas opposée à une vertu spéciale ;
car l’hypocrite simule une vertu, et il le fait par des œuvres vertueuses, par
exemple, par le jeûne, la prière et l’aumône (Matth.,
chap. 6). L’hypocrisie n’est donc pas spécialement opposée à la vertu de la
vérité.
Réponse à l’objection N°1 : Il faut répondre au premier
argument, que l’hypocrite qui simule une vertu la prend pour fin, non en
réalité, comme s’il voulait l’avoir, mais en apparence, comme voulant paraître
la posséder. D’où il résulte qu’il n’est pas en opposition avec cette vertu ;
mais qu’il l’est avec la vérité, parce qu’il veut tromper les hommes à l’égard
de la vertu qu’il feint. Quant aux œuvres de cette vertu, il ne les accomplit
pas comme s’il les voulait pour elles-mêmes, mais il les produit
instrumentalement pour en faire des signes de la vertu qu’il veut feindre. Il
n’est donc pas par là en opposition directe avec cette vertu.
Objection N°2. Toute dissimulation paraît provenir d’un dol, et
est par conséquent opposée à la simplicité. Or, le dol est contraire à la
prudence, comme nous l’avons vu (quest. 55, art. 4). L’hypocrisie, qui est une
dissimulation, n’est donc pas opposée à la vérité, mais elle l’est plutôt à la
prudence ou à la simplicité.
Réponse à l’objection N°2 : Il faut répondre au second, que,
comme nous l’avons dit (quest. 55, art. 3 à 5), l’astuce est directement
opposée à la prudence. C’est à ce vice qu’il appartient de découvrir des voies
apparentes et qui ne sont pas vraies pour arriver à ses fins. L’astuce a pour
moyens propres d’exécution, le dol quand il s’agit de parler, et la fraude
quand il faut agir ; et ce que l’astuce est à la prudence, le dol et la fraude
le sont à la simplicité. Le dol ou la fraude a pour but principal de tromper,
et quelquefois pour but secondaire de nuire. Il appartient donc directement à
la simplicité de se préserver de toute supercherie, et sous ce rapport, comme
nous l’avons dit (quest. 109, art. 2, Réponse N°4), la vertu de la simplicité
est la même que celle de la vérité ; elle n’en diffère que rationnellement. Car
on dit qu’il y a vérité, selon que les signes sont d’accord avec les choses
signifiées, et on appelle simplicité ce qui ne se porte pas vers des choses
diverses (C’est l’opposé de la duplicité.), comme quand on se propose une chose
intérieurement et qu’on en manifeste une autre extérieurement.
Objection N°3. Les espèces des actes moraux se considèrent d’après
leur fin. Or, l’hypocrisie a pour fin d’acquérir de l’argent ou la vaine
gloire. C’est pourquoi, à l’occasion de ces paroles (Job, 27, 8) : Car, quelle est l’espérance de l’hypocrite,
la glose dit (ord. Greg., liv. 18, Mor., chap. 7) : L’hypocrite, qu’en
latin on désigne sous le nom de simulator,
est un avare ravisseur qui, désirant être vénéré pour sa sainteté, tout en
agissant injustement, ravit ainsi la louange que les autres méritent. Par
conséquent, puisque l’avarice ou la vaine gloire n’est pas directement opposée
à la vérité, il semble que la dissimulation ou l’hypocrisie ne le soit pas non
plus.
Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième,
que le gain ou la gloire est la fin éloignée de celui qui dissimule comme de
celui qui ment. Par conséquent, ce n’est pas de cette fin que l’hypocrisie tire
son espèce, mais c’est de sa fin prochaine, qui
consiste à se montrer autre qu’on est. Ainsi il arrive quelquefois qu’on en
fait beaucoup à croire sur son compte, sans autre motif que de se donner le
plaisir de dissimuler, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7), et comme nous l’avons vu au sujet du mensonge
(quest. 110, art. 2).
Mais c’est le contraire. Toute dissimulation est un mensonge,
comme nous l’avons dit (art. 1). Or, le mensonge est directement opposé à la
vérité. La dissimulation ou l’hypocrisie l’est donc également.
Conclusion L’hypocrisie étant une dissimulation par laquelle on
feint de jouer un personnage autre qu’on est, elle est par elle-même contraire
à la vérité par laquelle on se montre extérieurement, par sa conduite et ses
discours, tel qu’on est, quoique par accident elle puisse être contraire à
beaucoup d’autres vertus.
Il faut répondre que, d’après Aristote (Met., liv. 10, text. 13 et 24), la
contrariété est une opposition relative à la forme, c’est-à-dire au principe
d’où l’objet tire son espèce. C’est pourquoi il faut dire que la dissimulation
ou l’hypocrisie peut être opposée à une vertu de deux manières : directement et
indirectement. Son opposition directe ou sa contrariété doit se considérer d’après
l’espèce même de l’acte, qui est pris selon son objet propre. Par conséquent,
l’hypocrisie étant une dissimulation par laquelle on feint d’être un personnage
qu’on n’est pas, comme nous l’avons dit (art. préc.),
il s’ensuit qu’elle est directement opposée à la vérité, par laquelle on se
montre tel qu’on est par sa conduite et ses discours, comme on le voit (Eth., liv. 4, chap. 7). — L’opposition ou
la contrariété indirecte de l’hypocrisie peut se considérer d’après un
accident, tel qu’une fin éloignée ou un instrument de l’acte, ou toute autre
chose (Cette opinion indirecte se trouve expliquée par la réponse suivante.).
Article 4 : L’hypocrisie
est-elle toujours un péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que
l’hypocrisie soit toujours un péché mortel. Car, d’après saint Jérôme (Is.,
chap. 16, glos. ord.), si l’on compare ces deux maux,
c’est une faute moins grave de pécher ouvertement que de simuler la sainteté. A
l’occasion de ces paroles (Job, chap. 1) : Sicut
autem Domino placuit, la glose (Aug., Sup. illud Ps. 63, Scrutati sunt iniquitates) dit que l’équité
simulée n’est pas de l’équité, mais un double péché. Et sur ces mots du
prophète Jérémie (Lament., chap. 4) :
L’iniquité de mon peuple est devenue plus
grande que le péché de Sodome, la glose dit encore (ordin.) : On déplore les fautes de l’âme qui tombe dans l’hypocrisie, et
dont l’iniquité surpasse le péché des habitants de Sodome. Or, les péchés des
Sodomites sont des péchés mortels. L’hypocrisie est donc toujours un péché
mortel aussi.
Objection N°2. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 8) que les hypocrites pèchent par malice. Or,
c’est la faute la plus grave, parce qu’elle appartient au péché contre
l’Esprit-Saint. L’hypocrite pèche donc toujours mortellement.
Objection N°3. On ne mérite la colère de Dieu et d’être privé de
sa vue que pour un péché mortel. Or, on mérite par l’hypocrisie la colère de
Dieu, d’après ces paroles de Job (36, 13) : Les
hypocrites et les rusés provoquent la colère de Dieu. L’hypocrite mérite
aussi d’être exclu de la vision de Dieu, d’après ces autres paroles (Job, 13,
16) : Aucun hypocrite ne viendra en sa
présence. L’hypocrisie est donc toujours un péché mortel.
Mais c’est le contraire. 1° L’hypocrisie est un mensonge d’action,
puisqu’elle est une dissimulation. Or, tout mensonge d’action n’est pas un
péché mortel. Toute hypocrisie n’en est donc pas un non plus. — 2° L’intention
de l’hypocrite, c’est de paraître bon. Or, ceci n’est pas opposé à la charité. L’hypocrisie
n’est donc pas un péché mortel en soi. — 3° L’hypocrisie naît de la vaine
gloire, comme le dit saint Grégoire (Mor.,
liv. 31, chap. 17). Or, la vaine gloire n’est pas toujours un péché mortel. Par
conséquent l’hypocrisie non plus.
Conclusion L’hypocrisie par laquelle on ne cherche pas à être
saint, mais à le paraître, est un péché mortel ; celle par laquelle on se
propose de simuler la sainteté, quoiqu’on ne soit pas saint, peut être un péché
véniel ou un péché mortel, selon qu’elle est ou qu’elle n’est pas contraire à
la vérité.
Il faut répondre que dans l’hypocrisie il y a deux choses : le
défaut de sainteté et l’acte par lequel on simule cette vertu. Par conséquent,
si on appelle hypocrite celui qui a ce double tort, c’est-à-dire celui qui
s’inquiète peu d’être saint et qui veut seulement le paraître, comme l’Ecriture
a coutume de le faire, il est évident que cette hypocrisie est un péché mortel
; car on n’est totalement privé de la sainteté que par un péché semblable. — Mais
si on entend par hypocrite celui qui a l’intention de simuler la sainteté dont
le péché mortel l’a privé, quoiqu’il soit alors dans le péché mortel et privé
de la grâce, cette dissimulation n’est pas toujours pour lui un péché mortel ;
elle peut quelquefois n’être qu’un péché véniel. C’est ce qu’il faut distinguer
d’après la fin qu’on se propose. Si cette fin répugne à l’amour de Dieu ou du
prochain, il y a un péché mortel, comme quand on simule la sainteté pour
répandre une fausse doctrine, ou pour obtenir une dignité ecclésiastique dont
on est indigne, ou pour d’autres biens temporels dans lesquels on met sa fin.
Mais si le but qu’on se propose ne répugne pas à la charité, la faute n’est que
vénielle, comme quand on prend plaisir dans la fiction elle-même. Celui qui en
est là, dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7), est plutôt vain que
méchant. Car il faut raisonner sur la dissimulation comme sur le mensonge. — Il
arrive aussi quelquefois qu’on simule une perfection de sainteté qui n’est pas
de nécessité de salut. Cette dissimulation n’est pas toujours un péché mortel,
et n’est pas toujours non plus accompagnée d’un péché de ce genre.
La réponse aux
objections est par là même évidente.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
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JesusMarie.com