Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 112 : De la jactance
Nous avons
maintenant à nous occuper de la jactance et de l’ironie, qui sont des parties
du mensonge, d’après Aristote (Eth.,
liv. 4, chap. 7). A l’égard de la jactance il y a deux questions : 1° A quelle
vertu est-elle opposée ? (D’après la théorie d’Aristote, la vérité tient le
milieu ; d’un côté se trouve la jactance ou le charlatanisme, de l’autre
l’ironie ou la modestie affectée.) — 2°
Est-elle un péché mortel ?
Article 1 :
La jactance est-elle opposée à la vertu de la vérité ?
Objection N°1. Il semble que la
jactance ne soit pas opposée à la vertu de la vérité. Car le mensonge est
contraire à cette vertu. Or, quelquefois il peut y avoir jactance sans qu’il y
ait mensonge ; comme quand on vante sa propre supériorité. Ainsi il est dit (Esther,
1, 3) qu’Assuérus fit un grand festin
pour montrer les richesses de sa gloire et de son royaume, pour étaler sa
grandeur et faire jactance de son pouvoir. La jactance n’est donc pas
opposée à la vertu de la vérité.
Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement repose sur la
jactance selon qu’elle va au delà de l’opinion.
Objection N°2. Saint Grégoire fait de la jactance une des quatre
espèces d’orgueil (Mor., liv. 23, chap.
4), qui consiste à se vanter d’avoir ce qu’on n’a pas. C’est ce qui fait dire
au prophète (Jérem., 48, 29) : Nous avons appris l’orgueil de Moab (et il est extraordinairement
superbe), nous connaissons son élévation, son arrogance et la fierté de son cœur
altier. Je sais, dit le Seigneur, quelle est sa jactance, mais sa force n’y
répond pas. Saint Grégoire dit encore (Mor.,
liv. 31, chap. 7) que la jactance vient de la vaine gloire. Or, l’orgueil et la
vaine gloire sont opposés à la vertu de l’humilité. Ce n’est donc pas à la
vérité, mais à l’humilité que la jactance est contraire.
Réponse à l’objection N°2 : L’on peut considérer le péché de
la jactance de deux manières : 1° Selon l’espèce de l’acte, et il est ainsi
opposé à la vérité, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article et
quest. 110, art. 2). 2° Selon sa cause qui le produit le plus souvent,
quoiqu’elle ne le produise pas toujours. En ce sens il vient de l’orgueil comme
de la cause qui nous y excite et nous y pousse intérieurement. Car, par là même
que l’arrogance élève intérieurement quelqu’un au-dessus de lui-même, il
s’ensuit ordinairement qu’il se vante davantage extérieurement ; quoiqu’il
arrive aussi quelquefois que ce ne soit pas l’arrogance, mais la vanité qui
porte un individu à se vanter, et qu’il y prenne plaisir, parce qu’il en a
contracté l’habitude. C’est pourquoi l’arrogance par laquelle on s’élève
au-dessus de soi-même est une espèce d’orgueil ; mais elle n’est pas la même
chose que la jactance, elle en est seulement le plus souvent la cause. C’est
pour ce motif que saint Grégoire met la jactance au nombre des différentes
espèces d’orgueil. Celui qui se vante tend ordinairement à tirer gloire de ses
vanteries, et c’est pour cela que, d’après le même docteur, ce vice vient de la
vaine gloire en raison de sa fin (Il a pour cause l’arrogance et pour fin la
vaine gloire.).
Objection N°3. La jactance paraît être produite par les richesses.
C’est ce qui fait dire (Sag., 5, 8) : Que nous a servi l’orgueil, ou qu’avons-nous retiré de la jactance que
nous inspiraient nos richesses ? Or, l’excès des richesses paraît
appartenir au péché d’avarice, qui est contraire à la justice ou à la
libéralité. La jactance n’est donc pas opposée à la vérité.
Réponse à l’objection N°3 : L’opulence produit aussi la
jactance de deux manières : 1° Occasionnellement, quand on s’enorgueillit de
ses richesses, et c’est ce qui fait dire expressément au Sage (Prov., chap. 8) que les richesses sont superbes. 2° Finalement ; parce que, comme
l’observe Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7), il y en a qui se
vantent non seulement à cause de la gloire, mais encore à cause du gain, et ils
feignent qu’ils ont ce qui peut les mener à la fortune. Ainsi ils se disent
médecins, savants ou devins (On se fait de la réputation pour en tirer de
l’argent.).
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 2 et 4, chap. 7) que la jactance est opposée à la vérité.
Conclusion La jactance est opposée à la vérité par excès.
Il faut répondre que la jactance proprement dite paraît impliquer
que l’homme se vante par ses discours. Car on élève haut ce qu’on veut lancer
loin (Saint Thomas fait ici allusion au mot jactare, qui signifie lancer.). Or, l’homme s’élève, à
proprement parler, en disant de lui des choses supérieures à son mérite. Ce qui
se fait de deux manières. Car quelquefois on parle de soi de manière à en dire
plus que ce que les autres en pensent ; ce que l’Apôtre évite en disant (2 Cor., 12, 6) : Je me retiens, de peur que quelqu’un ne m’estime au-dessus de ce qu’il
voit en moi ou de ce qu’il en apprend. D’autres fois on s’élève par ses
paroles en disant de soi plus que ce qu’il en est dans la réalité. Et comme on
doit juger une chose plutôt d’après ce qu’elle est en elle-même que d’après ce
qu’elle est dans l’opinion des autres, il s’ensuit qu’il y a plutôt jactance
proprement dite quand on s’élève au-dessus de ce qu’on est en soi que quand on
s’élève au-dessus de ce qu’on est dans l’opinion des autres, quoique ce mot
puisse s’employer des deux manières. C’est pourquoi la jactance proprement dite
est opposée à la vérité, parce qu’elle va au delà.
Article 2 : La
jactance est-elle un péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que la
jactance soit un péché mortel. Car il est dit (Prov., 28, 25) : Celui qui se
vante et qui s’enfle d’orgueil excite des querelles. Or, c’est un péché
mortel d’exciter des querelles ; puisque Dieu déteste ceux qui sèment la
discorde, comme on le voit (Prov.,
chap. 6). La jactance est donc un péché mortel.
Réponse à l’objection N°1 : Celui qui se vante pour exciter
des querelles pèche mortellement. Mais il arrive quelquefois que la jactance
excite des discordes, non par elle-même, mais par accident. Alors elle n’est
pas un péché mortel.
Objection N°2. Tout ce que la loi de Dieu défend est un péché
mortel. Or, à l’occasion de ces paroles (Ecclésiastique,
6, 2) : Ne vous élevez pas dans la pensée
de votre âme, la glose dit (interl.) que la
jactance et l’orgueil sont défendus. La jactance est donc un péché mortel.
Réponse à l’objection N°2 : Cette glose parle de la jactance,
selon qu’elle procède de l’orgueil défendu, qui est un péché mortel.
Objection N°3. La jactance est un mensonge. Elle n’est pas un
mensonge joyeux, ni un mensonge officieux, ce qui est évident d’après la fin du
mensonge. Car, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap.
7), celui qui se vante se dit plus qu’il n’est, quelquefois sans aucun but,
d’autres fois pour se faire glorifier ou honorer, ou encore pour gagner de
l’argent. Ainsi il est évident que la jactance n’est ni un mensonge joyeux, ni
un mensonge officieux. Il faut donc qu’elle soit un mensonge pernicieux, et par
conséquent il semble que cette faute soit mortelle.
Réponse à l’objection N°3 : La jactance n’implique pas
toujours un mensonge pernicieux ; elle ne l’implique que quand elle est
contraire à l’amour de Dieu ou du prochain, ou en elle-même, ou d’après sa
cause. Mais qu’un individu se vante parce qu’il trouve en cela un plaisir,
c’est une chose vaine, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7), et qui revient par conséquent au mensonge
joyeux. A moins que par hasard il ne préfère cette jouissance à l’amour de
Dieu, et que pour ce motif il ne méprise les préceptes divins ; car, dans ce
cas, il agirait contrairement à la charité, dans laquelle notre âme doit se
reposer comme dans sa fin dernière. La jactance paraît
revenir au mensonge officieux quand on se vante pour acquérir de la gloire ou
de l’argent, pourvu que ce soit sans préjudice pour les autres, parce qu’alors
on retomberait dans le mensonge pernicieux.
Mais c’est le contraire. La jactance vient de la vaine gloire,
d’après saint Grégoire (Mor., liv. 31,
chap. 17). Or, la vaine gloire n’est pas toujours un péché mortel, mais elle
est quelquefois un péché véniel qu’il appartient aux plus parfaits d’éviter.
Car le même Père dit (Mor., liv. 8, chap.
30) qu’il appartient aux parfaits de chercher la gloire de Dieu dans leurs
actions une fois qu’elles sont connues, de manière à ne pas se réjouir d’une
joie personnelle au sujet des éloges qu’ils en reçoivent. La jactance n’est
donc pas toujours un péché mortel.
Conclusion C’est un péché mortel de se vanter d’une chose en
portant atteinte à la gloire de Dieu, par mépris ou par injure pour le prochain
; autrement le péché est mortel ou véniel, selon la gravité ou la légèreté de
sa cause.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (quest. 110, art. 4), le péché mortel est celui qui
est contraire à la charité. On peut donc considérer la jactance de deux
manières : 1° en elle-même, selon qu’elle est un mensonge, et alors elle est
tantôt un péché mortel et tantôt un péché véniel. C’est un péché mortel, quand
on se vante au point de porter atteinte à la gloire de Dieu, comme ce roi de
Tyr, dont le prophète dit (Ez., 28, 2) : Votre cœur s’est élevé, et vous avez dit :
Je suis Dieu. Ou bien quand la jactance est contraire à l’amour du
prochain, comme quand, en se vantant soi-même, on couvre de mépris et
d’outrages les autres, tel que le pharisien qui disait (Luc, chap. 18) : Je ne suis pas comme les autres hommes qui
sont voleurs, injustes, adultères, ni comme ce publicain. C’est un péché
véniel quand on se vante sans rien dire qui soit ou
contre Dieu, ou contre le prochain. 2° On peut considérer la jactance
relativement à sa cause, qui est l’orgueil ou le désir du gain ou de la vaine
gloire. A ce point de vue, si elle procède d’un orgueil ou d’une vaine gloire
qui soit un péché mortel, elle est un péché mortel aussi (Parce que, dans ce
cas, elle porte atteinte à la charité.) ; autrement elle n’est que vénielle.
Mais quelquefois on se vante pour faire un bénéfice, alors cet acte paraît
avoir pour but de tromper le prochain et de lui causer un dommage. C’est
pourquoi cette espèce de jactance est plutôt un péché mortel. C’est ce qui fait
dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7) que celui qui se
vante pour faire un gain est plus blâmable que celui qui se vante pour acquérir
de la gloire ou de l’honneur. Elle n’est cependant pas toujours un péché
mortel, parce que l’on peut gagner, sans qu’il en résulte pour un autre une
perte (Il peut aussi se faire que la perte qui en résulte ne soit pas assez
grave pour faire un péché mortel.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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