Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 113 : De l’ironie (En grec εϊρωνεια. Ce mot,
que saint Thomas a conservé, est traduit en latin par le mot cavillatio, dans
la traduction de Théophraste ; et la Bruyère l’a rendu par celui de
dissimulation. Nous conservons le mot ironie,
tout en rappelant le sens particulier qu’il faut attacher à cette expression.)
Nous avons
ensuite à examiner l’ironie. — A ce sujet deux questions se présentent : 1°
L’ironie est-elle un péché ? — 2° Est-elle un péché moins grave que la jactance
?
Article 1 : L’ironie
par laquelle on se dit moins qu’on est est-elle un péché ?
Objection N°1. Il semble que
l’ironie par laquelle on se fait moins qu’on est ne soit pas un péché. Car
aucun péché ne provient de la force qu’on reçoit de Dieu, et cette force fait
cependant qu’on se dit moins qu’on est, d’après ces paroles du Sage (Prov., 30, 1) : Vision qu’eut Agure, cet homme inspiré avec
lequel Dieu habite et qui est fortifié par sa présence. Il dit : Je suis le
plus sot des hommes. On voit dans Amos (7, 14) : Amos répondit : Je ne suis pas un prophète. L’ironie par laquelle
on se dit moins qu’on est n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 : Il y a deux sortes de sagesse et
deux sortes de folie. Car il y a une sagesse selon Dieu qui a pour compagne la
folie humaine ou mondaine, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 3, 18) : Si quelqu’un d’entre vous passe pour sage selon le monde, qu’il
devienne fou, pour être sage. L’autre sagesse est celle du monde qui, comme
l’ajoute l’Apôtre, est folie devant Dieu.
Ainsi celui que Dieu fortifie avoue qu’il est le plus insensé au jugement des
hommes ; parce qu’il méprise les choses humaines que la sagesse des hommes
recherche. C’est pourquoi il ajoute : La
sagesse des hommes n’est pas avec moi. Puis : Je connais la science des saints. — On peut encore dire que la
sagesse des hommes est celle qu’on acquiert par la raison humaine, tandis que
la sagesse des saints est celle qui vient de l’inspiration divine. Quant à
Amos, il nia qu’il fût prophète d’origine (Il n’était pas un prophète comme
Jérémie, et il n’avait pas non plus été formé à l’école des prophètes, comme
les enfants des prophètes.), parce qu’il n’était pas de la famille des
prophètes. C’est pourquoi il ajoute qu’il
n’est pas le fils d’un prophète.
Objection N°2. Saint Grégoire dit dans sa lettre à saint Augustin,
l’apôtre de l’Angleterre (Lib. 12 Regist., ep. 31, interrog. 10) : Il appartient aux bonnes âmes de se
reconnaître coupables là où il n’y a pas de fautes. Or, tout péché répugne à la
bonté de l’âme. L’ironie n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Il appartient à la bonté de l’âme
de tendre à la perfection de la justice ; c’est pourquoi on se croit
répréhensible, non seulement si l’on s’écarte de la justice commune, ce qui est
véritablement une faute, mais encore si on s’écarte de la perfection de la
justice ; ce qui quelquefois n’est pas un péché (C’est une imperfection que les
âmes d’élite se reprochent.). Mais on n’appelle pas faute ce qu’on ne reconnaît
pas pour tel ; ce qui appartiendrait au mensonge qu’on désigne sous le nom
d’ironie.
Objection N°3. Ce n’est pas un péché de fuir l’orgueil. Or, il y
en a qui se disent moins qu’ils ne sont pour éviter ce vice, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7). L’ironie n’est donc
pas un péché.
Réponse à l’objection N°3 : L’on ne doit pas faire un péché
pour en éviter un autre ; c’est pour cela qu’on ne doit mentir d’aucune manière
pour éviter l’orgueil. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Joan., Tract. 43) : Ne craignez pas
tellement l’arrogance que vous abandonniez la vérité ; et à saint Grégoire (Mor., liv. 26, chap. 3) que les humbles
qui se jettent dans les filets du mensonge manquent de discrétion et de
prudence.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de verb. apost., serm. 29)
: Quand vous mentez par humilité, si vous n’étiez pas pécheur avant de mentir,
vous le devenez en mentant.
Conclusion L’ironie par laquelle on s’abaisse en mentant ou en
niant ce qu’il y a de grand en soi, est un péché, mais il n’en est pas de même
de celle par laquelle nous découvrons nos moindres qualités, en cachant celles
qui sont plus excellentes.
Il faut répondre qu’on peut se dire moins vertueux qu’on est de
deux manières : 1° sans blesser la vérité ; par exemple, en passant sous
silence ce qu’il y a de plus grand en soi, pour ne parler que de choses de
moindre importance qui existent dans la réalité telles qu’on les représente. Se
dire de cette manière moins qu’on est, ce n’est pas une ironie ; ce n’est pas
non plus un péché dans son genre, à moins qu’il ne s’y joigne des circonstances
mauvaises. 2° On peut s’abaisser en s’écartant de la vérité ; comme quand on
s’accuse de certaine bassesse qu’on ne reconnaît pas en soi, ou quand on nie de
soi quelque chose de grand qu’on sait cependant posséder. Dans ce cas, c’est
une ironie et il y a toujours péché.
Article 2 : L’ironie
est-elle un péché moindre que la jactance ?
Objection
N°1. Il semble que l’ironie ne soit pas un
péché moindre que la jactance. Car dans l’un et l’autre cas il y a péché, parce
qu’on s’écarte de la vérité qui est une égalité. Or, on ne s’écarte pas plus de
l’égalité par excès que par défaut. L’ironie n’est donc pas un péché moindre
que la jactance.
Réponse à l’objection N°1 :
Ce raisonnement s’appuie sur l’ironie et la jactance, selon qu’on considère la
gravité du mensonge en lui-même ou d’après sa matière. Car nous avons dit qu’à
ce point de vue ces deux fautes sont égales.
Objection N°2. D’après Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7) : L’ironie est
quelquefois de la jactance, mais la jactance n’est pas de l’ironie. L’ironie
n’est donc pas un péché moindre que la jactance.
Réponse à l’objection N°2 :
Il y a deux sortes de supériorité ; l’une consiste dans les choses spirituelles
et l’autre dans les choses temporelles. Or, il arrive quelquefois que par des
paroles ou par d’autres signes on affiche une certaine humiliation à
l’extérieur, par exemple, en portant de mauvais habits ou en usant de moyens
analogues, et qu’on agit de la sorte pour faire croire à son avancement
spirituel. C’est ainsi que le Seigneur dit des pharisiens (Matth.,
6, 16) qu’ils exterminent leur visage,
pour faire voir aux autres hommes qu’ils jeûnent. Dans ce cas on pèche tout
à la fois par ironie et par jactance, quoique sous des rapports divers, et le
péché que l’on fait est pour ce motif plus grave. C’est ce qui fait dire à
Aristote (Eth., liv. 4, chap. 7) que la surabondance
et le défaut extrême sont également des preuves de jactance. C’est pour cette
raison que, d’après Possidius (Vit. August., chap. 22), saint Augustin ne voulait pas avoir des
habits trop riches, ni trop communs, parce que les hommes cherchent leur gloire
dans l’un et l’autre cas.
Objection N°3. Le Sage dit (Prov., 26, 25) : Si quelqu’un vous parle d’un ton humble, ne vous fiez pas à lui, parce
qu’il cache dans son cœur plusieurs dessins abominables. Or, il appartient
à l’ironie de parler d’un ton humble. Il y a donc en elle plusieurs sortes de
malice.
Réponse à l’objection N°3 :
Comme le dit l’Ecriture (Ecclésiastique,
19, 23) : Tel s’humilie malicieusement,
dont le fond du cœur est plein de tromperie. C’est dans le même sens que
Salomon parle de celui qui prend malignement un ton modeste par une humilité
trompeuse.
Mais c’est le contraire. Aristote
dit (Eth., liv. 4, chap. 7) que ceux qui déprécient
les qualités qu’ils ont, sont moins répréhensibles
moralement.
Conclusion La jactance est un
vice plus grave que l’ironie, quoique, par suite des dispositions mauvaises du cœur,
il arrive que l’ironie soit plus grave que la jactance.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 110,
art. 2 et 4), un mensonge est plus grave qu’un autre ; tantôt en raison de la
matière sur laquelle il porte, c’est ainsi que le mensonge que l’on fait dans
l’enseignement de la religion est le plus grave ; tantôt en raison du motif qui
le fait commettre, c’est ainsi qu’un mensonge pernicieux est plus grave qu’un
mensonge officieux ou joyeux. Or, l’ironie et la jactance sont des mensonges
qui se produisent par des paroles ou par des signes extérieurs, à l’égard du même
objet, c’est-à-dire à l’égard de la condition de la personne qui parle. Par
conséquent sous cet aspect ils sont égaux. Mais la jactance provient
ordinairement d’un motif plus honteux, qui est le désir de l’argent ou de
l’honneur ; tandis que l’ironie cherche au contraire, bien que d’une manière
déréglée, à éviter d’être à charge aux autres par l’orgueil. C’est ce qui fait
dire à Aristote (loc. cit.) que la
jactance est une faute plus grave que l’ironie (La jactance est plus odieuse ;
cependant si l’ironie n’est qu’une modestie affectée, qui ait pour but de
tromper les autres, elle devient plus grave, parce, qu’elle touche à
l’hypocrisie.). Cependant il arrive quelquefois qu’on a
l’air de se rabaisser pour un autre motif, par exemple, pour tromper perfidement
les autres. Alors l’ironie est plus grave.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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