Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 114 : De l’amitié qu’on nomme affabilité

 

            Après avoir parlé de la vérité, nous devons traiter de l’amitié qu’on nomme affabilité et des vices qui lui sont contraires, tels que l’adulation et la contradiction. — A l’égard de l’amitié ou de l’affabilité il y a deux questions à traiter : 1° Est-elle une vertu spéciale ? (Cette vertu, qui est ici désignée sous le nom d’affabilité, est ce que nous appelons parmi nous l’honnêteté, la politesse, la civilité. Dans le tableau des vertus morales que M. Coray a tracé, d’après Aristote, il se sert du mot amabilité, et lui donne pour contraires la flatterie et l’humeur farouche ou difficile.) — 2° Est-elle une partie de la justice ?

 

Article 1 : L’affabilité est-elle une vertu spéciale ?

 

Objection N°1. Il semble que l’affabilité ne soit pas une vertu spéciale. Car Aristote dit (Eth., liv. 8, chap. 3) que l’amitié parfaite est celle qui existe à cause de la vertu. Or, toute vertu est cause de l’amitié ; parce que le bien de tous les êtres est aimable, comme l’observe saint Denis (De div. nom., chap. 4). L’affabilité ou l’amitié n’est donc pas une vertu spéciale, mais elle résulte de toute vertu.

Réponse à l’objection N°1 : Aristote parle dans sa Morale de deux sortes d’amitié. L’une consiste principalement dans l’affection que l’on a l’un pour l’autre ; elle peut être la conséquence de toute vertu. Nous avons dit ce qui concerne cette espèce d’amitié à l’occasion de la charité (quest. 23, art. 1 et art. 3, Réponse N°1, et quest. 25 et 26). L’autre amitié qu’il distingue consiste exclusivement dans les paroles ou les actes extérieurs. Elle n’a pas tout ce qui constitue l’amitié parfaite, mais elle en a la ressemblance, et c’est elle qui fait qu’on se conduit convenablement à l’égard de ceux avec lesquels on vit.

 

Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 6) que cette espèce d’ami ne prend les choses, comme il convient, ni par amour, ni par haine. Or, donner des marques d’amitié à ceux que l’on n’aime pas, cet acte paraît appartenir à la dissimulation qui répugne à la vérité. Cette espèce d’amitié n’est donc pas une vertu.

Réponse à l’objection N°2 : Tout homme est naturellement pour un autre homme un ami, en ce sens qu’il l’aime d’un amour général. C’est ce que l’Ecriture exprime en disant (Ecclésiastique, 13, 19) que tout animal aime son semblable. Cet amour se manifeste par les marques d’amitié que l’on donne extérieurement par ses paroles ou ses actions aux étrangers, ou aux inconnus. Il n’y a donc pas là de dissimulation. Car on ne leur donne pas des preuves d’une amitié parfaite, parce qu’on n’agit pas familièrement avec des étrangers, comme avec ceux auxquels on est uni par des liens tout particuliers.

 

Objection N°3. La vertu consiste dans un milieu que le sage doit déterminer, d’après Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). Or, l’Ecriture dit (Ecclésiaste, 7, 5) : Le cœur des sages est là où se trouve la tristesse, et le cœur des insensés où est la joie. Par conséquent il appartient à l’homme vertueux de se tenir en garde surtout contre le plaisir, selon la remarque du philosophe (Eth., liv. 2, chap. ult.). Or, cette amitié cherche par elle-même à délecter, et craint de contrister, comme on le voit encore (Eth., liv. 4, chap. 6). Elle n’est donc pas une vertu.

Réponse à l’objection N°3 : On dit que le cœur des sages est là où se trouve la tristesse, ce qui ne signifie pas qu’ils contristent leur prochain. Car l’Apôtre dit (Rom., 14, 15) : Si en mangeant quelque chose vous attristez vos frères, dès lors vous ne vous conduisez plus selon les règles de la charité. Mais ces paroles indiquent que les sages portent des consolations aux affligés, d’après cet autre passage de l’Ecriture (Ecclésiastique, 7, 38) : Ne manquez pas de consoler ceux qui sont dans la tristesse et pleurez avec ceux qui pleurent. Au contraire, le cœur des insensés est là où se trouve la joie, non pour réjouir les autres, mais pour jouir de leurs amusements. Il appartient donc au sage de procurer du plaisir à ceux avec lesquels il vit, non ce plaisir coupable que la vertu repousse, mais ces jouissances honnêtes qui font dire au Psalmiste (Ps. 132, 1) : Combien il est bon, combien il est agréable pour des frères d’habiter ensemble. Quelquefois cependant, pour produire un bien ou pour éviter un mal, l’homme vertueux ne craint pas de contrister ceux avec lesquels il vit, comme l’observe Aristote (Eth., liv. 4, chap. 6). C’est pour cela que l’Apôtre dit (2 Cor., 7, 8) : Si je vous ai attristés par ma lettre, je ne m’en repens pas. Puis : Je me réjouis non de ce que vous avez eu de la tristesse, mais de ce que cette tristesse vous a portés à la pénitence. C’est pourquoi nous ne devons pas montrer un visage gai à ceux qui sont prêts à pécher, dans la crainte qu’en leur donnant cette satisfaction, nous ne paraissions consentir à leur faute, et que nous ne les encouragions en quelque sorte au mal. D’où il est dit (Ecclésiastique, 7, 26) : Avez-vous des filles ? Conservez la pureté de leur corps et ne vous montrez pas à elles avec un visage gai.

 

Mais c’est le contraire. Les préceptes de la loi ont pour objet les actes des vertus. Or, il est dit dans l’Ecriture (Ecclésiastique, 4, 7) : Rendez-vous affable à rassemblée des pauvres. L’affabilité que nous désignons ici sous le nom d’amitié est donc une vertu spéciale.

 

Conclusion L’amitié ou l’affabilité est une vertu spéciale d’après laquelle les hommes qui vivent ensemble sont bien disposés les uns pour les autres.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 109, art. 2, et 1a 2æ, quest. 55, art. 3), la vertu se rapportant au bien, où il y a une raison spéciale de bien, il faut qu’il y ait une espèce de vertu particulière. Or, le bien consiste dans l’ordre, comme nous l’avons vu (quest. 109, art. 2). Il faut donc que l’homme soit convenablement mis en rapport avec les autres hommes pour sa conduite en général, à l’égard de ses actions aussi bien que de ses paroles ; de manière qu’il soit pour chacun ce qu’il convient. C’est pourquoi il est nécessaire qu’il y ait une vertu spéciale pour observer cette convenance de rapport, et c’est cette vertu qu’on appelle amitié ou affabilité.

 

Article 2 : Cette amitié est-elle une partie de la justice ?

 

Objection N°1. Il semble que cette amitié ne soit pas une partie de la justice. Car il appartient à la justice de rendre à autrui ce qui lui est dû. Or, il semble que ce ne soit pas le propre de cette vertu et qu’elle n’ait d’autre effet que de nous rendre agréables aux autres. Elle n’est donc pas une partie de la justice.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. 109, art. 3, Réponse N°1), l’homme étant naturellement un être sociable, il doit faire connaître honnêtement aux autres hommes la vérité, sans laquelle la société humaine ne pourrait durer. Or, comme l’homme ne pourrait vivre en société sans la vérité, de même il ne le pourrait s’il n’y trouvait aucun agrément. Car, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 5), personne ne peut passer tout le jour avec quelqu’un qui est triste, ni avec une personne qui n’est pas agréable. C’est pourquoi il y a un devoir naturel d’honnêteté qui oblige l’homme à être agréable à ceux avec lesquels il vit ; à moins que pour un motif particulier il ne soit nécessaire de contrister quelquefois les autres pour leur être utile (Ainsi il peut être utile de reprendre quelqu’un ou de lui témoigner son mécontentement. Mais on ne doit avoir d’autre but que de lui être utile en le corrigeant de ses défauts.).

 

Objection N°2. D’après Aristote (Eth., liv. 4, chap. 6), cette vertu se rapporte à la délectation ou à la tristesse que l’on rencontre dans ses relations avec les autres. Or, il appartient à la tempérance de modérer les plus grandes joies, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 60, art. 5, et quest. 61, art. 3). Cette vertu est donc plutôt une partie de la tempérance qu’une partie de la justice.

Réponse à l’objection N°2 : Il appartient à la tempérance de mettre un frein aux jouissances des sens. Mais l’affabilité a pour objet les plaisirs que les relations procurent ; ces plaisirs proviennent de la raison, puisqu’ils résultent de ce que l’un est pour l’autre ce que la bienséance veut qu’il soit. Il n’est pas nécessaire que l’on mette un frein à ces sortes de plaisirs, comme s’ils étaient nuisibles.

 

Objection N°3. Il est contraire à la justice de traiter sur le pied de l’égalité ce qui est inégal, comme nous l’avons vu (quest. 59, art. 1 et 2). Or, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 6), cette vertu agit de la même manière à l’égard de ceux qui sont connus et de ceux qui ne le sont pas, de ceux qu’on a coutume de voir et de ceux qu’on voit rarement. Elle n’est donc pas une partie de la justice, mais elle lui est plutôt opposée.

Réponse à l’objection N°3 : Ce passage d’Aristote ne signifie pas que l’on doit converser et vivre de la même manière avec ceux qu’on connaît et ceux qu’on ne connaît pas ; parce qu’il ajoute lui-même que quand il y a lieu de témoigner de l’intérêt ou du mécontentement, on s’y prend autrement avec ceux qu’on fréquente habituellement qu’avec des étrangers. Mais la comparaison porte sur ce qu’on doit agir comme il convient envers tout le monde.

 

Mais c’est le contraire. Macrobe (in Somn. Scip., liv. 1, chap. 8) fait de l’amitié une partie de la justice.

 

Conclusion L’amitié se rapportant à autrui, comme une chose due d’une certaine manière, elle est une partie de la justice, et elle lui est unie comme à sa vertu principale.

Il faut répondre que cette vertu est une partie de la justice, dans le sens qu’elle lui est adjointe comme une vertu secondaire à une vertu principale. Car elle a de commun avec la justice de se rapporter à autrui comme elle ; mais elle reste au-dessous de son essence en ce qu’elle n’a pas pour objet une chose pleinement due ; comme quand quelqu’un est lié envers un autre, soit pour une dette légale au payement de laquelle la loi le contraint, soit pour une dette qui provient d’un bienfait qu’on a reçu. Elle se rapporte seulement à ce qui est dû par honnêteté, et ce devoir se considère plutôt de la part de l’homme vertueux qui agit que de la part de celui auquel il donne des marques de son amitié, c’est-à-dire qu’il consiste à faire à autrui ce que la bienséance exige qu’on fasse (L’affabilité est un devoir d’honnêteté et de pure bienséance.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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