Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 115 : De l’adulation
Après avoir parlé
de l’amitié ou de l’affabilité, nous avons à nous occuper des vices opposés à
cette vertu. — Ce sont l’adulation et l’esprit de contradiction. — Sur
l’adulation deux questions sont à examiner : 1° L’adulation est-elle un péché ?
— 2° Est-elle un péché mortel ?
Article 1 : L’adulation
est-elle un péché ?
Objection N°1. Il semble que
l’adulation ne soit pas un péché. Car l’adulation consiste dans une parole
louangeuse que l’on dit à un autre avec l’intention de lui plaire. Or, ce n’est
pas un mal de louer quelqu’un, d’après ces paroles du Sage (Prov., 31, 28) : Ses enfants se sont levés et ont publié qu’elle était très heureuse ;
son mari s’est levé et il l’a louée. De même ce n’est pas un mal de vouloir
plaire aux autres, suivant ce mot de l’Apôtre (1 Cor., 10, 33) : Je tâche de
plaire à tous en toutes choses. L’adulation n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 : L’éloge que l’on fait de
quelqu’un est une bonne ou une mauvaise chose, suivant que l’on observe ou que
l’on n’observe pas les circonstances voulues. Car, si on veut être agréable à
quelqu’un en le louant, pour lui donner par là des consolations et l’empêcher
de succomber sous les peines qu’il éprouve, ou pour l’engager à faire des
progrès dans le bien, et qu’on observe d’ailleurs toutes les autres
circonstances que l’on doit observer, cet acte est un acte d’amitié ou
d’affabilité. Mais c’est de l’adulation, si l’on veut louer quelqu’un pour des
choses qui ne méritent pas d’éloges ; soit parce qu’elles sont mauvaises,
d’après ces paroles du Psalmiste (Ps.
9, 3) : Le pécheur est loué pour les
désirs de son âme ; soit parce qu’elles ne sont pas certaines ; et c’est
pour cela qu’il est dit (Ecclésiastique,
27, 8) : Ne louez pas l’homme avant qu’il
n’ait parlé ; et ailleurs (Ecclésiastique,
11, 2) : Ne louez pas un homme sur sa
mine ; soit parce qu’il y a lieu de craindre que l’éloge ne provoque la
vaine gloire, et c’est ce qui fait dire à l’Ecriture (Ecclésiastique, 11, 30) : Ne
louez pas un homme avant sa mort. De même c’est une chose louable que de
vouloir plaire aux autres pour alimenter la charité et favoriser ainsi son
avancement spirituel. Mais vouloir plaire aux autres par vaine gloire ou pour
en tirer un profit, ou même pour une chose mauvaise, ce serait une faute,
d’après ces paroles de David (Ps.,
52, 6) : Dieu dissipera les ossements de
ceux qui plaisent à leurs semblables, et d’après celles de saint Paul (Gal., 1, 10) : Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas le serviteur du Christ.
Objection N°2. Le mal est contraire au bien et le blâme est
contraire à la louange. Or, ce n’est pas un péché de blâmer le mal. Ce n’en est
donc pas un non plus de louer le bien, ce qui paraît appartenir à l’adulation.
Par conséquent l’adulation n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Le blâme du mal est une chose
vicieuse, si on ne le fait pas dans les circonstances voulues, et il en est de
même de la louange du bien.
Objection N°3. La détraction est contraire à l’adulation. C’est ce
qui fait dire à saint Grégoire (Mor.,
liv. 22, chap. 5) que la détraction est un remède contre l’adulation. Il est à
remarquer, dit-il, que dans la crainte que des éloges immodérés ne nous
enorgueillissent, l’admirable sagesse de celui qui nous dirige permet souvent
que nous soyons déchirés par la détraction, afin que la langue des détracteurs
humilie ceux qu’exalte la parole de ceux qui les louent. Or, la détraction est
un mal, comme nous l’avons vu (quest. 73, art. 2 et 3). L’adulation est donc un
bien.
Réponse à l’objection N°3 : Rien n’empêche que deux vices ne
soient contraires. C’est pourquoi, comme la détraction est un mal, de même
aussi l’adulation, qui lui est contraire quant aux choses que l’on dit, mais
qui ne lui est pas directement opposée quant à la fin. Car l’adulateur cherche
à être agréable à celui qu’il flatte, tandis que le détracteur ne cherche pas à
contrister celui qu’il attaque, puisque c’est quelquefois en secret qu’il parle
mal, mais il cherche plutôt à lui ravir sa réputation.
Mais c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles d’Ezéchiel (chap.
13) : Malheur à celles qui préparent des
coussins pour toutes les aisselles, la glose dit (interl. Greg., Mor., liv. 18, chap.
4) qu’il s’agit en cet endroit de l’adulation et de ses douceurs. L’adulation
est donc un péché.
Conclusion L’adulation est un péché par lequel au moyen de ses
paroles ou de ses actions on cherche, dans les relations ordinaires de la vie,
à plaire à quelqu’un au delà des limites prescrites par la vertu, et cela dans
l’intention d’en retirer un avantage.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc.,
art. 1, Réponse N°3), l’affabilité ou l’amitié, quoiqu’elle ait pour but
principal d’être agréable à ceux avec lesquels on vit, ne craint cependant pas
de contrister du moment que cela est nécessaire pour produire un bien ou pour
éviter un mal. Par conséquent, si quelqu’un veut toujours être agréable à un
autre par ses paroles, il dépasse les limites que l’on doit s’imposer à cet
égard, et c’est pour cela qu’il pèche par excès. S’il le fait uniquement pour
être agréable, on dit qu’il est un homme
complaisant, selon l’expression d’Aristote (Eth., liv. 4, chap. 6). Mais s’il le fait dans le but d’en retirer un
profit, on l’appelle un flatteur ou
un adulateur. On a coutume de
comprendre en général sous le nom d’adulateurs ceux qui veulent, dans leurs
relations, plaire aux autres par leurs paroles ou leurs actions plus que la
vertu ne le demande.
Article 2 : L’adulation
est-elle un péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que
l’adulation soit un péché mortel. Car, d’après saint Augustin, on appelle
mauvais ce qui nuit (Enchir., chap. 12). Or, l’adulation cause le
plus grand tort. En effet, sur ces paroles de David (Ps., 9, 3) : Le pécheur est
loué pour les désirs de son âme et l’homme inique est béni ; le pécheur a
méprisé le Seigneur, saint Jérôme dit (Epist.
ad Celant.) qu’il n’y a rien qui corrompe aussi facilement le cœur de
l’homme que l’adulation ; et à l’occasion de cet autre passage (Ps. 69, 4) : Qu’ils retournent avec la confusion qu’ils méritent, la glose dit (Ord. August.) : La langue du flatteur
nuit plus que le glaive du persécuteur. L’adulation est donc un péché très
grave.
Réponse à l’objection N°1 : Ces passages s’entendent de
l’adulateur qui loue le péché de quelqu’un. Cette adulation est en effet plus
funeste que le glaive d’un persécuteur, parce qu’elle nuit dans des biens plus
élevés, dans les biens spirituels ; mais elle ne nuit pas aussi efficacement,
parce que le glaive du persécuteur tue effectivement, comme étant une cause
suffisante de mort ; au lieu que par la flatterie personne ne peut être une
cause suffisante de péché pour un autre, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (quest. 43, art. 1, Réponse N°3, et 1a 2æ,
quest. 73, art. 8, Réponse N°3, et quest. 80, art. 4).
Objection N°2. Celui qui nuit par paroles ne se nuit pas moins
qu’aux autres. D’où il est dit (Ps.
36, 15) que leur glaive entre dans leur cœur.
Or, celui qui en flatte un autre le porte à pécher mortellement. C’est
pourquoi, à l’occasion de ce texte (Ps.
140, 5) : L’huile du pécheur ne se
répandra pas sur ma tête, la glose dit (interl. et ord.) : La fausse louange de l’adulateur détourne l’âme de la
rigidité de la vérité et la dispose ainsi au mal. Donc à plus forte raison
l’adulateur pèche-t-il mortellement contre lui-même.
Réponse à l’objection N°2 : Il faut répondre au second, que
ce raisonnement repose sur celui qui flatte avec l’intention de nuire ; car il
nuit plus à lui qu’aux autres ; parce qu’il se nuit comme étant une cause
suffisante de péché ; au lieu qu’il n’est pour les autres qu’une cause
occasionnelle.
Objection N°3. Le droit porte (Decret., dist. 46, chap. 3) : Que le clerc qui s’est rendu coupable
d’adulation et de trahison soit dégradé de sa charge. Or, on n’inflige cette
peine que pour un péché mortel. L’adulation est donc un péché de ce genre.
Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième,
que ce passage s’entend de celui qui flatte perfidement quelqu’un pour le
tromper.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin (Serm. 41 de Sanctis), énumérant les petits péchés, parle de la
flatterie qu’on a eu dessein de faire volontairement ou par nécessité à une
personne d’un rang élevé.
Conclusion C’est un péché mortel de flatter quelqu’un, soit en
faisant l’éloge de ses fautes, soit en le vantant dans le but de lui nuire,
soit en lui donnant l’occasion de subir quelque dommage ; mais quand on flatte
quelqu’un pour lui être agréable seulement ou pour en retirer quelque avantage,
la faute n’est que vénielle.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (quest. 112, art. 2), le péché mortel est celui qui
est contraire à la charité. Or, l’adulation est tantôt contraire à la charité,
tantôt elle ne l’est pas. Elle lui est contraire de trois manières : 1° en
raison de sa matière, comme quand on loue quelqu’un pour un péché qu’il a fait.
Car ceci est contraire à l’amour de Dieu, dont on blesse la justice, en parlant
de la sorte, et c’est aussi contraire à l’amour du prochain qu’on autorise dans
sa faute. Il y a donc un péché mortel, suivant ce que dit le prophète (Is., 5,
20) : Malheur à vous qui appelez mal ce
qui est bien. 2° En raison de l’intention, comme quand on flatte quelqu’un
pour lui nuire perfidement, soit dans son corps, soit dans son âme. Il y a
aussi en cela un péché mortel, et c’est à cette occasion que l’Ecriture dit (Prov., 27, 6) : Les blessures que fait celui qui aime, valent mieux que les baisers
trompeurs de celui qui nous hait. 3° Par occasion, comme quand la louange
de l’adulateur devient pour un autre une occasion de péché, en dehors de
l’intention de l’adulateur lui-même. Dans ce cas il faut considérer si
l’occasion a été donnée ou reçue, et quel dommage s’en est suivi, comme on peut
le voir d’après ce que nous avons dit du scandale (quest. 43, art. 3 et 4).
Mais si quelqu’un, pressé uniquement par le désir d’être agréable aux autres,
vient à flatter une personne pour éviter un mal, ou pour en obtenir quelque
chose dans la nécessité, il n’agit pas contre la charité ; par conséquent ce
péché n’est pas mortel, mais véniel.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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