Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 116 : De la contradiction (En latin litigium ou morositas, qu’on aurait pu aussi
traduire par contestation et mauvaise humeur. Le caractère qui correspond
dans Théophraste à ce défaut est intitulé Le
Fâcheux. Saint Thomas s’est servi du mot litigium, parce que la mauvaise humeur engendre facilement et
fréquemment les procès (lites).)
A l’égard de la
contradiction, nous avons deux questions à examiner : 1° Est-elle opposée à la
vertu de l’amitié ? — 2° Est-elle un péché plus grave que l’adulation ?
Article 1 : La
contradiction est-elle opposée à l’amitié ou à l’affabilité ?
Objection N°1. Il semble que la
contradiction ne soit pas opposée à la vertu de l’amitié ou de l’affabilité.
Car la contradiction paraît appartenir à la discorde, comme la dispute. Or, la
discorde est opposée à la charité, ainsi que nous l’avons dit (quest. 37, art.
1). Donc la contradiction aussi.
Réponse à l’objection N°1 : La dispute appartient plus
proprement à la contradiction qui résulte de la discorde ; tandis que la
mauvaise humeur dont nous parlons ici se rapporte à la contradiction que l’on
soulève avec l’intention de contrister.
Objection N°2. Il est dit (Prov.,
26, 21) : L’homme colère enflamme les
rixes. Or, la colère est opposée à la douceur. Par conséquent aussi
l’esprit de rixe ou de contradiction.
Réponse à l’objection N°2 : L’opposition des vices à l’égard
des vertus ne se considère pas directement d’après les causes, puisqu’il arrive
qu’un même vice provient de causes différentes, mais elle se considère d’après
l’espèce de l’acte. Ainsi, quoique la contradiction vienne quelquefois de la colère,
elle peut cependant provenir de beaucoup d’autres causes. Il n’est donc pas
nécessaire qu’elle soit directement contraire à la douceur.
Objection N°3. Saint Jacques dit (4, 1) : D’où viennent les guerres ou les disputes qui s’élèvent parmi vous ? Ont-elles
une autre cause que vos passions qui combattent dans votre chair ? Or, il
paraît contraire à la tempérance de suivre ses passions. Il semble donc que la
contradiction ne soit pas contraire à l’amitié, mais à la tempérance.
Réponse à l’objection N°3 : Saint Jacques parle là de la
concupiscence, selon qu’elle est un mal général d’où viennent tous les vices.
C’est ce qui fait dire à la glose (ad
Rom., chap. 7 ord.,
sup. illud, Concupiscentiam nesciebam) :
La loi est bonne, puisqu’en défendant la concupiscence, elle défend tout ce qui
est mal.
Mais c’est le contraire. Aristote oppose l’esprit de contradiction
à l’affabilité (Eth., liv. 4, chap. 6).
Conclusion L’esprit de contradiction qui nous met en opposition
avec quelqu’un, parce que nous manquons d’affection pour sa personne, est une
espèce de discorde contraire à la charité ; mais cette humeur chagrine qui fait
que l’on contredit quelqu’un plutôt pour le contrister que pour le contredire
est surtout contraire à l’amitié ou à l’affabilité.
Il faut répondre que l’esprit de contradiction consiste proprement
dans les paroles, c’est-à-dire qu’il fait qu’un individu contredit les paroles
d’un autre. Dans cette contradiction on peut considérer deux choses. En effet
quelquefois on contredit à cause de la personne de celui qui parle ; le
contradicteur ne veut pas être de son avis, parce qu’il n’y a pas entre eux cet
amour qui unit les âmes. Cette espèce de contradiction paraît appartenir à la
discorde qui est contraire à la charité. — D’autres fois la contradiction
provient de ce que l’on ne craint pas de contrister les personnes avec
lesquelles on parle ; et alors se produit cette humeur chagrine qui est opposée
à l’affabilité ou à cette amitié à laquelle il appartient de rendre ceux qui la
possèdent agréables aux personnes avec lesquelles ils vivent. C’est ce qui fait
dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. 6) que ceux qui ont ce
défaut sont toujours en contradiction avec tout le monde, se souciant peu
d’affliger ou de déplaire, et étant querelleurs et d’une humeur difficile.
Article 2 : La
contradiction est-elle un péché plus grave que l’adulation ?
Objection N°1. Il semble que la
contradiction soit un péché moindre que le vice contraire, c’est-à-dire que la
complaisance ou l’adulation. En effet, plus un péché est nuisible et plus il
paraît grand. Or, l’adulation nuit plus que la contradiction. Car le prophète
dit (Is., 3, 12) : Mon peuple, ceux qui
disent que vous êtes heureux, vous séduisent et ils rompent le chemin par où
vous devez marcher. L’adulation est donc un péché plus grave que la
contradiction.
Réponse à l’objection N°1 : Comme l’adulateur peut nuire en
trompant secrètement, de même le contradicteur peut quelquefois nuire en
attaquant ouvertement. Or, il est plus grave, toutes choses égales d’ailleurs,
de nuire à quelqu’un ouvertement par la violence que de le faire d’une manière
occulte. C’est pour cela que la rapine est un péché plus grave que le vol,
comme nous l’avons dit (quest. 66, art. 9).
Objection N°2. Dans l’adulation il semble qu’il y ait de la
fourberie, car l’adulateur dit une chose et il en pense une autre ; tandis que
le contradicteur n’est pas de même, parce qu’il contredit ouvertement. Or,
celui qui pèche avec tromperie est plus coupable, comme l’observe Aristote (Eth., liv. 7, chap. 6). L’adulation est
donc un péché plus grave que la contradiction.
Réponse à l’objection N°2 : Dans les actes humains ce n’est
pas toujours ce qui est le plus grave qui est le plus honteux. Car la noblesse
de l’homme vient de la raison ; c’est pourquoi les péchés les plus honteux sont
les péchés charnels, par lesquels la chair domine sur l’esprit ; quoique les
péchés spirituels soient plus graves, parce qu’ils proviennent d’un mépris plus
grand. De même les péchés qui résultent du dol, sont plus honteux, parce qu’ils
paraissent provenir d’une certaine faiblesse et d’une certaine fausseté de la
raison ; quoiqu’il y ait des péchés faits ouvertement qui supposent un plus
grand mépris de la loi. C’est pourquoi l’adulation étant accompagnée d’une
sorte de dol, paraît plus honteuse, tandis que la contradiction paraît être
plus grave, selon qu’elle procède d’un mépris plus grand.
Objection N°3. La rougeur vient de la crainte que l’on a d’une
chose honteuse, comme on le voit (Eth., liv. 4, chap.
ult.). Or, l’adulateur paraît avoir plus à rougir que le contradicteur. La
faute de ce dernier est donc moindre.
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (in arg.), la rougeur se rapporte à la
turpitude du péché. Par conséquent ce n’est pas toujours du péché le plus grave
qu’on rougit le plus, mais c’est du péché qui est le plus honteux. De là il
résulte que l’on rougit plus de l’adulation que de la contradiction, quoique ce
dernier défaut soit plus grave.
Mais c’est le contraire. Il semble que plus un péché est grave et
plus il répugne à l’état spirituel. Or, l’esprit de contradiction paraît
répugner le plus à l’état spirituel. Car saint Paul dit (1 Tim., 3, 3) : qu’un
évêque ne doit pas être d’une humeur
difficile. Et ailleurs (2 Tim.,
2, 24) : qu’un serviteur du Seigneur ne
doit pas contredire. L’esprit de contradiction paraît donc être un péché
plus grave que l’adulation.
Conclusion L’esprit de contradiction est par soi et dans son espèce
un vice plus grave que l’adulation ; mais par accident, relativement aux motifs
extérieurs, il peut se faire qu’il soit tantôt plus grave et tantôt plus léger
que l’adulation.
Il faut répondre
que nous pouvons parler de ces deux péchés de deux manières : 1° En considérant
l’espèce de l’un et de l’autre ; et en ce sens un vice est d’autant plus grave
qu’il répugne davantage à la vertu qui lui est opposée. Or, la vertu de
l’amitié tend plutôt à causer du plaisir que de la tristesse. C’est pourquoi le
contradicteur qui a le tort de trop contrister pèche plus grièvement que le
complaisant ou l’adulateur qui a le tort d’être trop agréable. 2° On peut les
considérer d’après certains motifs extérieurs, et à ce point de vue l’adulation
est quelquefois plus grave ; comme quand on y a recours pour obtenir par
tromperie un honneur qu’on ne mérite pas, ou pour gagner de l’argent. D’autres
fois c’est la contradiction qui est la faute la plus grave ; comme quand on se
propose d’attaquer la vérité ou de faire mépriser la personne qui parle (La
gravité varie alors en raison de la fin qu’on se propose.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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