Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 117 : De la libéralité
Après avoir parlé de l’affabilité, nous avons à nous occuper de la
libéralité et des vices qui lui sont opposés ; c’est-à-dire de l’avarice et de
la prodigalité. — A l’égard de la libéralité six questions se présentent : 1°
La libéralité est-elle une vertu ? (Billuart définit la libéralité : Virtus moderans amorem divitiarum et reddens hominem facilem et promptum ad eas erogandas, quandò recta ratio dictat.) — 2° Quelle est sa matière ? — 3°
De son acte. — 4° Lui appartient-il plutôt de donner que de recevoir ? (On
distingue dans la libéralité quatre actes : le premier consiste à amasser, le
second à conserver ce qu’on possède, le troisième à dépenser pour soi, le
quatrième à faire des dons. Les deux premiers préparent la matière ; les deux
autres l’emploient, mais le dernier est l’acte principal, comme le prouve saint
Thomas.) — 5° La libéralité est-elle une partie de la justice ? — 6° De sa
comparaison avec les autres vertus.
Article 1 :
La libéralité est-elle une vertu ?
Objection N°1. Il semble que la
libéralité ne soit pas une vertu. Car aucune vertu n’est contraire à
l’inclination naturelle. Or, notre inclination naturelle veut que nous songions
à nous plus qu’aux autres, et c’est le contraire que fait celui qui est libéral
; puisque, d’après Aristote (Eth., liv. 4, chap.
1), le libéral ne doit pas penser à lui, et il faut qu’il se réserve toujours
la moindre part. La libéralité n’est donc pas une vertu.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le disent saint Ambroise (serm. 64 de temp.) et saint Basile (serm. sup. illud Destruam horrea mea). Dieu donne à quelques-uns une surabondance
de richesses, pour qu’ils aient le mérite de les bien dispenser. Comme il faut
peu de chose pour une personne, il s’ensuit que celui qui est libéral est digne
de louange, s’il donne plus aux autres qu’à lui-même. Mais l’on doit toujours
songer à soi davantage pour les biens spirituels, à l’égard desquels chacun
doit principalement se subvenir. Toutefois, pour les choses temporelles, le
libéral ne doit pas non plus tellement s’occuper des autres, qu’il s’oublie
totalement et qu’il néglige les siens. C’est ce qui fait dire à saint Ambroise
(De offic., liv. 1, chap.
30) : La libéralité que l’on doit approuver, c’est celle qui ne vous laisse pas
oublier vos proches, si vous savez qu’ils sont dans le besoin.
Objection N°2. Par les richesses l’homme se procure de quoi vivre,
et elles sont un instrument qui l’aide à se rendre heureux, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 1, chap. 8). Par conséquent,
puisque toute vertu tend à la félicité, il semble que le libéral ne soit pas
vertueux, puisque le même philosophe dit de lui (liv. 4, chap. 8) qu’il n’est
pas avide d’argent, qu’il ne sait ni l’acquérir, ni le conserver, mais qu’il
aime à le répandre.
Réponse à l’objection N°2 : Il n’appartient pas au libéral de
répandre son argent, de manière qu’il ne lui reste pas de quoi vivre et de
faire des œuvres de vertu par lesquelles on arrive au bonheur. C’est ce qui
fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1) que le libéral ne
néglige pas le soin de sa fortune, puisqu’il veut y trouver le moyen d’aider
les autres. Et saint Ambroise observe (De
offic., liv. 1, chap. 30) : que le
Seigneur ne demande pas que l’on répande simultanément toutes ses richesses,
mais qu’on les dispense, à moins que par hasard on ne veuille imiter Elisée,
qui tua ses bœufs et donna aux pauvres tout ce qu’il avait, pour n’avoir plus à
s’inquiéter de ses affaires domestiques ; ce qui regarde la perfection de la
vie spirituelle dont nous parlerons (quest. 184 et 186, art. 3). — Cependant il
faut remarquer que le don que l’on fait de ses biens avec libéralité, se
rapporte, comme acte de vertu, à la béatitude.
Objection N°3. Les vertus ont de la connexion entre elles. Or, la
libéralité ne paraît pas avoir de connexion avec les autres vertus. Car il y a
beaucoup d’hommes vertueux qui ne peuvent l’exercer, parce qu’ils n’ont rien à
donner, et il y en a beaucoup qui l’exercent et qui d’autre part sont très vicieux.
La libéralité n’est donc pas une vertu.
Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap.
30) que l’Evangile nous enseigne dans plusieurs endroits une juste libéralité.
Or, l’Evangile n’enseigne que ce qui appartient à la vertu. La libéralité est
donc une vertu.
Conclusion La libéralité est une vertu par laquelle nous faisons
un bon usage de tous les biens extérieurs qui nous ont été accordés pour
soutenir notre existence.
Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De lib. arb.,
liv. 2, chap. 19), il appartient à la vertu de faire un bon usage des choses
dont nous pouvons mal user. Or, nous pouvons faire un bon et un mauvais usage
non seulement des choses qui sont en nous, telles que les puissances et les
passions de l’âme, mais encore des choses extérieures, c’est-à-dire des choses
terrestres qui nous ont été accordées pour sustenter notre corps. C’est
pourquoi, puisqu’il appartient à la libéralité de faire un bon usage de ces
choses, il s’ensuit qu’elle est une vertu.
Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième,
que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap.
1), celui qui consume beaucoup de biens dans la débauche n’est pas libéral,
mais prodigue. Il en est de même de celui qui dissipe ce qu’il possède pour
d’autres péchés. D’où saint Ambroise dit (loc.
cit.) : Si vous aidez celui qui cherche à ravir aux autres leurs biens, vos
largesses ne valent rien ; votre libéralité n’est pas non plus parfaite, si
vous donnez plutôt par jactance que par compassion. C’est pourquoi celui qui
n’a pas les autres vertus, quoiqu’il donne beaucoup pour de mauvaises œuvres,
n’est pas libéral. D’ailleurs rien n’empêche qu’on ne donne beaucoup pour de
bonnes œuvres, sans avoir l’habitude de la libéralité ; comme on fait les œuvres
des autres vertus avant d’en avoir l’habitude, quoiqu’on ne les fasse pas de la
même manière que les hommes vertueux, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 65, art. 1). De même rien n’empêche que des hommes vertueux n’aient la
libéralité, quoiqu’ils soient pauvres. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1) qu’on est libéral
quand on donne en proportion de sa fortune ; parce que la libéralité ne
consiste pas dans la grandeur des dons, mais dans la disposition de celui qui
donne. Et saint Ambroise ajoute (loc.
cit.) que l’affection rend le présent riche ou pauvre, et qu’elle donne du
prix aux choses (Pour avoir cette vertu, il suffit d’être dans la disposition
de donner si l’on en avait les moyens, et quelquefois ce sentiment est plus
développé chez les pauvres que chez les riches.).
Article 2 : La
libéralité a-t-elle pour objet l’argent ?
Objection N°1. Il semble que la
libéralité n’ait pas l’argent pour objet. Car toute vertu morale se rapporte
aux opérations ou aux passions. C’est le propre de la justice de se rapporter
aux opérations, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap.
1). Par conséquent, puisque la libéralité est une vertu morale, il semble
qu’elle s’occupe des passions et non des richesses.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (art. préc.,
Réponse N°3), la libéralité ne se considère pas d’après la valeur de l’objet
donné, mais d’après l’affection de celui qui le donne. Or, l’affection du
donateur est disposée selon les passions de l’amour et de la concupiscence, et
par conséquent de la tristesse et de la joie, à l’égard de ce qu’il donne.
C’est pourquoi les passions intérieures sont la matière immédiate de la
libéralité ; mais l’argent en est la matière extérieure, selon qu’il est
l’objet de ces passions.
Objection N°2. Il appartient au libéral de faire usage de toutes les
richesses. Or, les richesses naturelles sont plus vraies que les richesses
artificielles qui consistent dans l’argent, comme on le voit (Pol., liv. 1, chap. 5 et 6). La
libéralité n’a donc pas principalement l’argent pour objet.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Augustin (De discipl. christ., Lib. Tract. 1 De diversis,
chap. 6), tout ce que les hommes possèdent sur la terre, et toutes les choses
dont ils sont les maîtres, sont désignées sous le nom d’argent (pecunia) (Ainsi
on comprend par là les immeubles et les meubles, soit naturels, soit
artificiels.) ; parce que toutes les richesses des anciens consistaient en
troupeaux (pecora).
Et Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 1) que nous comprenons
sous le nom de richesses toutes les choses dont la valeur peut être appréciée
en argent monnayé.
Objection N°3. Les vertus diverses ont des matières différentes ;
parce que les habitudes se distinguent d’après leurs objets. Or, les choses
extérieures sont la matière de la justice distributive et commutative. Elles ne
sont donc pas la matière de la libéralité.
Réponse à l’objection N°3 : La justice établit l’égalité dans
les choses extérieures (Ainsi la justice est satisfaite quand le débiteur a
donné à son créancier ce qu’il lui devait. Elle ne s’inquiète pas s’il l’a fait
par contrainte ou autrement.) ; mais il ne lui
appartient pas proprement de modérer les passions intérieures ; par conséquent
l’argent est la matière de la libéralité et celle de la justice, mais d’une
autre manière.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 1) que la libéralité tient le milieu à l’égard des
richesses pécuniaires (Elle tient le milieu entre la prodigalité et l’avarice.).
Conclusion L’argent est la matière propre de la libéralité.
Il faut répondre que, d’après Aristote (loc. cit.), il appartient au libéral de répandre l’argent. C’est
pour cette raison que la libéralité est aussi désignée sous le nom de largesse, parce que ce qui est large ne
retient pas, mais émet. Le mot libéralité
paraît d’ailleurs revenir au même sens ; car, quand on émet de soi quelque
chose, on l’affranchit en quelque sorte de la surveillance et de l’autorité
qu’on avait sur lui, et l’on montre qu’on a l’âme libre et dégagée de
l’affection de tous ces biens. D’ailleurs les biens qu’un homme peut émettre en
faveur d’un autre étant les biens qu’il possède et qu’on désigne sous le nom
d’argent, il s’ensuit que l’argent est la matière propre de la libéralité.
Article 3 L’emploi
de l’argent est-il un acte de libéralité ?
Objection N°1. Il semble que
l’emploi de l’argent ne soit pas un acte de libéralité. Car les vertus
différentes produisent des actes différents. Or, il convient à d’autres vertus,
comme la justice et la magnificence, de faire usage de l’argent. Ce n’est donc
pas un acte propre à la libéralité.
Réponse à l’objection N°1 : Il appartient à la libéralité de
faire un bon usage des richesses considérées comme telles, parce que les
richesses sont la matière propre de cette vertu. Il appartient à la justice
d’en user sous un autre rapport, c’est-à-dire à titre de choses dues, selon
qu’une chose extérieure est due à autrui. Il appartient à la magnificence
d’employer les richesses d’après une autre raison spéciale, c’est-à-dire de
s’en servir pour l’accomplissement d’une grande œuvre. Par conséquent la
magnificence vient s’ajouter d’une certaine manière à la libéralité, comme nous
le verrons (quest. 134).
Objection N°2. Il appartient au libéral non seulement de donner,
mais encore de recevoir et de garder. Or, ces deux derniers actes ne paraissent
pas appartenir à l’usage de l’argent. C’est donc à tort qu’on dit que cet usage
est l’acte propre de la libéralité.
Réponse à l’objection N°2 : Il appartient à l’homme vertueux
non seulement de faire un bon usage de sa matière ou de son instrument, mais
encore de préparer tout ce qui peut l’aider à en faire un bon usage. C’est
ainsi qu’il appartient à la force du soldat non seulement de tirer le glaive
contre l’ennemi, mais encore de l’aiguiser et de le conserver dans son
fourreau. Par conséquent il appartient à la libéralité non seulement de faire
un bon usage de l’argent, mais encore de le préparer et de le conserver (Le
libéral ne dissipe pas sans motif : il sait conserver et attendre l’occasion la
plus avantageuse pour donner.) pour un usage convenable.
Objection N°3. L’usage de l’argent ne consiste pas seulement à le
donner, mais à le dépenser. Or, la dépense se rapporte à celui qui consomme à
son profit, et par conséquent elle ne paraît pas être un acte de libéralité.
Car Sénèque dit (De benef.,
liv. 5, chap. 9) qu’on n’est pas libéral quand on donne à soi-même. Donc tout
usage de l’argent n’appartient pas à la libéralité.
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (art. préc.,
Réponse N°1), la libéralité a pour matière prochaine les passions intérieures
qui affectent l’homme à l’égard de l’argent. C’est pourquoi il appartient
principalement à cette vertu d’empêcher que l’homme ne manque jamais, par suite
d’un attachement déréglé pour l’argent, d’en faire un usage convenable. Or, on
peut employer l’argent de deux manières : pour soi, ce qui constitue les frais
ou la dépense ; pour les autres, ce qui se rapporte aux présents. C’est
pourquoi il appartient à la libéralité d’empêcher qu’une personne ne soit
détournée par l’amour immodéré de l’argent de faire les dépenses et les dons
qu’elle doit faire. Par conséquent la libéralité a pour objet les dons et les
dépenses (Mais elle se rapporte plus au don qu’à la dépense que l’on fait pour
soi.), d’après Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1). Quant au passage de
Sénèque il doit s’entendre de la libéralité selon qu’elle se rapporte aux dons
; car on ne dit pas qu’un individu est libéral parce qu’il se donne quelque
chose à lui-même.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 1) : Celui qui possède la vertu relative à chaque
chose doit être le plus capable de faire de chaque chose un bon usage ; et par
conséquent, celui qui possède la vertu relative aux richesses, sait aussi le
mieux en faire un bon emploi. Or, c’est là ce qui fait le libéral. Le bon usage
des richesses est donc un acte de libéralité.
Conclusion L’acte propre de la libéralité est le bon usage des
richesses.
Il faut répondre que l’espèce de l’acte se tire de son objet,
comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 18, art. 2). Or,
l’objet ou la matière de la libéralité est l’argent, et tout ce qui peut être
estimé à prix d’argent, ainsi que nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°2). Et
comme toute vertu se rapporte convenablement à son objet, il s’ensuit que, la
libéralité étant une vertu, son acte doit être proportionné à l’argent (C’est-à-dire
que la libéralité doit nous apprendre à faire de l’argent l’usage le plus
convenable.). De plus, l’argent étant du nombre des biens utiles, puisque tous
les biens extérieurs existent pour que l’homme en use, il en résulte que l’acte
propre de la libéralité est l’usage de l’argent ou des richesses.
Article 4 :
Le don est-il l’acte principal de la libéralité ?
Objection N°1. Il semble qu’il
n’appartienne pas au libéral principalement de donner. Car la libéralité est
dirigée par la prudence, comme toute autre vertu morale. Or, il semble que la
fonction principale de la prudence soit de conserver les richesses. C’est ce
qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap.
1), que ceux qui n’ont pas gagné leur fortune, mais qui jouissent du bien qui
leur a été transmis sont plus généreux, parce qu’ils n’ont point éprouvé
l’indigence. Il semble donc que le don ne soit pas l’acte principal de la
libéralité.
Réponse à l’objection N°1 : Il appartient à la prudence de
garder l’argent pour empêcher qu’il ne soit volé ou dépensé inutilement. Mais
il n’y a pas moins de prudence à le dépenser utilement qu’à le conserver de la
sorte ; il y en a même davantage ; parce qu’il y a plus de choses à considérer
relativement à l’usage de l’argent qui ressemble au mouvement, qu’à l’égard de
la conservation qui ressemble au repos. Quant à ceux qui jouissent des
richesses qu’on leur a transmises, ils dépensent plus libéralement, parce
qu’ils n’ont pas éprouvé l’indigence, s’ils font leurs largesses uniquement à
cause de ce défaut d’expérience, sans avoir la vertu de la libéralité. Mais
quelquefois cette inexpérience ne fait qu’enlever l’obstacle qui arrête la
libéralité et elle est cause alors qu’on agit libéralement d’un meilleur cœur.
Car la crainte de l’indigence qui provient de ce qu’on l’a éprouvée empêche
quelquefois ceux qui ont amassé de l’argent de l’employer libéralement, et il
en est de même de l’amour qu’ils lui portent comme à l’effet dont ils sont la
cause, ainsi que le dit Aristote (Eth., liv. 4,
chap. 1).
Objection N°2. On ne s’attriste jamais de ce qu’on a principalement
en vue et on ne cesse pas de le faire. Or, quelquefois le libéral s’attriste de
ce qu’il a donné, et il ne donne pas à tout le monde, comme le remarque
Aristote (Eth., liv. 4, loc. cit.). Donner n’est donc pas l’acte principal qui appartienne
au libéral.
Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (dans le
corps de cet article et art. préc.), il appartient à
la libéralité de faire un bon usage de son argent et par conséquent de donner
quand il faut ; ce qui s’appelle user de sa fortune. Mais toute vertu
s’attriste de ce qui est contraire à son acte et évite ce qui peut l’empêcher
de l’exercer. Or, il y a deux choses qui sont opposées à la convenance du don ;
c’est de ne pas donner quand il faut et de donner quand il ne faut pas. Le libéral
évite l’une et l’autre, mais principalement la première, parce qu’elle est plus
opposée à son acte propre. C’est pourquoi il ne donne pas à tout le monde ; car
il ne pourrait bientôt plus exercer sa libéralité, s’il donnait à chacun ;
puisqu’il n’aurait pas de quoi donner à ceux auxquels il convient d’offrir des
dons.
Objection N°3. Pour faire ce qu’il a principalement en vue,
l’homme use de tous les moyens qui sont en son pouvoir. Cependant le libéral ne
demande pas, comme le dit Aristote (loc.
cit.), quoiqu’il puisse se procurer par là la faculté de donner aux autres.
Il semble donc que son but principal ne soit pas de donner.
Réponse à l’objection N°3 : Donner et recevoir sont entre eux
comme agir et pâtir. Or, le principe de l’activité et de la passivité n’est pas
le même. Par conséquent la libéralité étant le principe du don, il n’appartient
pas au libéral d’être prêt à recevoir et beaucoup moins à demander. C’est ce
qui a fait dire : Si quelqu’un veut plaire en ce monde à une foule de
personnes, qu’il donne beaucoup, qu’il reçoive peu et qu’il ne demande rien. Le
libéral a pour but de donner dans les limites que la vertu prescrit,
c’est-à-dire qu’il donne le revenu de ses propres possessions qu’il recueille
avec soin pour en user libéralement.
Objection N°4. L’homme est plus tenu de songer à lui qu’aux
autres. Or, par ses dépenses il pourvoit à lui et par ses dons il pourvoit aux
autres. Il appartient donc au libéral de dépenser plutôt que de donner.
Réponse à l’objection N°4 : La nature engage à dépenser pour
soi ; mais user de ses richesses au profit des autres, c’est le propre de la
vertu.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (loc. cit.) que la libéralité consiste à donner surabondamment.
Conclusion Le don est l’acte principal de la libéralité, parce
qu’il est plus parfait de donner que de recevoir ou de dépenser pour soi.
Il faut répondre que l’usage de l’argent est l’acte propre de la
libéralité. L’usage de l’argent consiste dans son émission ; car le gain de
l’argent ressemble plus à sa production qu’à son usage, et sa conservation
s’assimile à l’habitude, en tant qu’elle se rapporte à la faculté d’en user.
Or, l’émission d’une chose procède d’une vertu d’autant plus forte que l’objet
qu’elle atteint est plus éloigné, comme on le voit à l’égard des choses qu’on
lance. C’est pourquoi il y a plus de vertu à émettre de l’argent en le donnant
aux autres que si on le dépensait pour soi-même. Le propre de la vertu étant de
tendre précisément à ce qu’il y a de plus parfait ; puisque la vertu est une perfection,
comme le dit Aristote (Phys., liv. 7,
text. 17 et 18), il s’ensuit que le libéral mérite
des éloges principalement à cause des dons qu’il fait.
Article 5 : La
libéralité est-elle une partie de la justice ?
Objection N°1. Il semble que la
libéralité ne soit pas une partie de la justice. Car la justice se rapporte à
ce qui est dû. Or, plus une chose est due et moins on la donne avec libéralité.
La libéralité n’est donc pas une partie de la justice, mais elle lui est
contraire.
Réponse à l’objection N°1 : La libéralité, quoiqu’elle n’ait
pas pour objet la dette légale qui regarde la justice, a cependant pour objet
une dette morale qui résulte de la convenance, mais non d’une obligation que
l’on a contractée envers autrui ; par conséquent c’est une dette moins stricte.
Objection N°2. La justice a pour objet les opérations, comme nous
l’avons vu (quest. 8, art. 9, et 1a 2æ, quest. 60, art. 2
et 3). Or, la libéralité a principalement pour objet l’amour et le désir de
l’argent qui sont des passions. Elle paraît donc plus
appartenir à la tempérance qu’à la justice.
Réponse à l’objection N°2 : La tempérance a pour objet le
désir des jouissances du corps, au lieu que le désir de l’argent et la
délectation qui en résulte n’est pas une passion corporelle, mais elle est
plutôt une passion animale (C’est-à-dire qu’elle repose sur l’opinion, et non
sur les sens. Le mot animalis
a ici le sens du mot anima d’où il
dérive.). La libéralité n’appartient donc pas à proprement parler à la
tempérance.
Objection N°3. Il appartient à la libéralité principalement de
donner comme il convient, ainsi que nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°2). Or,
cette convenance appartient à la bienfaisance et à la miséricorde qui se rattachent à la charité, comme nous l’avons vu (quest. 30 et
31). La libéralité est donc plutôt une partie de la charité qu’une partie de la
justice.
Réponse à l’objection N°3 : Le don de la bienfaisance et de
la miséricorde provient de ce que l’homme est affecté d’une certaine manière à
l’égard de celui qui le reçoit (Dans la bienfaisance et la miséricorde, on
donne par amour pour la personne, par la libéralité on donne uniquement parce
qu’on n’a pas un attachement excessif pour les biens extérieurs, et qu’on sait
s’en dessaisir toutes les fois qu’il le faut.) ; c’est pourquoi ce don
appartient à la charité ou à l’amitié. Au contraire le don de la libéralité
provient de ce que le donateur est affecté d’une certaine façon à l’égard de l’argent,
puisqu’il n’a pour lui ni convoitise, ni amour. D’où il arrive qu’il donne non
seulement à ses amis, mais encore aux inconnus quand il le faut. C’est pourquoi
la libéralité n’appartient pas à la charité, mais elle appartient plutôt à la
justice qui a pour objet les choses extérieures.
Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap.
28) : La justice se rapporte à la société humaine. Car la raison de la société
se divise en deux parties, la justice et la bienfaisance qu’on appelle aussi
libéralité et bonté. La libéralité appartient donc à la justice.
Conclusion Quoique la libéralité ne soit pas une espèce de la
justice, cependant elle lui est annexée comme une de ses parties, comme une
vertu secondaire l’est à une vertu principale.
Il faut répondre que la libéralité n’est pas une espèce de justice
: parce que la justice rend à autrui ce qui est à lui, tandis que la libéralité
donne le sien. Cependant il y a deux choses qui lui sont communes avec la
justice : la première c’est qu’elle se rapporte principalement à autrui, comme
la justice ; la seconde c’est qu’elle a, comme elle, les choses extérieures
pour objet ; quoique ce soit sous un autre rapport, ainsi que nous l’avons dit
(art. 2, Réponse N°3). C’est pourquoi il y a des auteurs qui font de la
libéralité une partie de la justice, et qui la rattachent à elle comme une
vertu secondaire à sa vertu principale.
Article 6 :
La libéralité est-elle la plus grande des vertus ?
Objection N°1. Il semble que la
libéralité soit la plus grande des vertus. Car toute vertu humaine est une
ressemblance de la bonté divine. Or, c’est surtout par la libéralité que
l’homme ressemble à Dieu qui donne à tous
libéralement, sans reprocher ses dons, comme le dit saint Jacques (1, 5).
La libéralité est donc la plus grande des vertus.
Réponse à l’objection N°1 : Le don de Dieu provient de ce
qu’il aime les hommes auxquels il l’accorde, mais non de l’affection qu’il a
pour les choses qu’il donne. C’est pourquoi il semble appartenir à la charité,
qui est la plus grande des vertus, plutôt qu’à la libéralité.
Objection N°2. D’après saint Augustin (De Trin., liv. 6, chap. 8), quand il s’agit de choses qui ne
doivent pas leur grandeur à leur volume, plus grand et meilleur sont des mots synonymes. Or, la raison de la bonté paraît
appartenir surtout à la libéralité ; parce que le bien tient à se répandre,
comme on le voit dans saint Denis (De
div. nom.,
chap. 4), et c’est ce qui fait dire à saint Ambroise (De offic., liv. 1, chap. 28) : La justice
exerce la censure, la libéralité la bonté. La libéralité est donc la plus
grande des vertus.
Réponse à l’objection N°2 : Toute vertu participe à la nature
du bien quant à l’émission de l’acte qui lui est propre ; mais les actes de
certaines vertus (Ainsi un acte de justice ou de religion est bien supérieur à
un don d’argent quel qu’il soit.) valent mieux que l’argent qu’émet celui qui
est libéral.
Objection N°3. Les hommes sont honorés et aimés à cause de leur
vertu. Or, Boèce dit (De cons., liv. 2,
pros. 5) que la libéralité est ce qui illustre davantage. Et d’après Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1), de tous les hommes
vertueux, c’est le libéral qu’on aime le plus. La libéralité est donc la plus
grande des vertus.
Réponse à l’objection N°3 : Ceux qui sont libéraux sont les
plus aimés, non de l’amitié de l’honnête, comme s’ils étaient les meilleurs,
mais de l’amitié de l’utile, parce que relativement aux biens extérieurs que
les hommes désirent le plus en général ils rendent les plus grands services ;
c’est aussi pour cette même cause qu’ils deviennent illustres.
Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap.
28) que la justice est plus élevée que la libéralité, mais que la libéralité
est plus agréable. Aristote dit également (Rhet., liv. 1, chap. 9) que les justes et les forts sont ceux qu’on
honore le plus et qu’après eux viennent ceux qui sont libéraux.
Conclusion Quoique la libéralité ait pour conséquence une certaine
supériorité, cependant elle n’est pas principalement et par elle-même la plus
grande des vertus, mais elle est surpassée par toutes celles qui ont un objet
plus noble.
Il faut répondre
que toute vertu tend à un bien quelconque. Par conséquent une vertu est d’autant
plus élevée qu’elle tend à un bien plus noble. Or, la libéralité tend au bien
de deux manières : 1° principalement et par elle-même ; 2° par voie de
conséquence. 1° Son but premier et principal, c’est de régler l’affection de
chacun à l’égard de la possession des richesses et de leur usage. Sous ce
rapport elle vient après la tempérance qui règle les convoitises et les
jouissances qui regardent notre propre corps ; la force et la justice qui ont
pour but le bien commun, l’une en temps de paix et l’autre en temps de guerre ;
et l’on doit mettre avant toutes les autres vertus celles qui ont pour but le
bien divin. Car le bien divin l’emporte sur le bien humain quel qu’il soit, et
parmi les biens humains le bien public l’emporte sur le bien privé, et parmi
ces derniers le bien du corps l’emporte sur le bien des choses extérieures (Par
conséquent la tempérance est au-dessus de la libéralité, la justice et la force
sont au-dessus de la tempérance, puisqu’elles se rapportent au bien commun, et
les vertus théologales sont les plus élevées, puisqu’elles ont pour objet le
bien divin.). 2° La libéralité se rapporte au bien par voie de conséquence ; de
cette manière elle peut tendre à tous les biens que nous venons d’énumérer. Car
par là même qu’un homme n’est pas attaché à l’argent, il s’ensuit qu’il en use
facilement pour lui, et dans l’intérêt des autres et pour la gloire de Dieu. A
ce point de vue la libéralité a une certaine supériorité, parce qu’elle est
utile à une foule de choses. Mais parce qu’on doit juger une chose d’après ce
qui lui convient principalement et par elle-même, plus que d’après ce qui se
rapporte à elle conséquemment, on doit donc dire que la libéralité n’est pas la
plus grande des vertus.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
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