Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 118 : Des vices opposés à la libéralité et d’abord de l’avarice

 

            Après avoir parlé de la libéralité, nous avons à nous occuper des vices qui lui sont opposés. — Nous traiterons d’abord de l’avarice, puis de la prodigalité. — Sur l’avarice il y a huit questions à examiner : 1° L’avarice est-elle un péché ? — 2° Est-elle un péché spécial ? — 3° A quelle vertu est-elle opposée ? — 4° Est-elle un péché mortel ? — 5° Est-ce le plus grave des péchés ? — 6° Est-ce un péché charnel ou un péché spirituel ? — 7° Est-ce un vice capital ? — 8° Quelles sont les fautes qui en naissent ?

 

Article 1 : L’avarice est-elle un péché ?

 

Objection N°1. Il semble que l’avarice ne soit pas un péché. Car le mot avarice (avaritia) désigne en quelque sorte le désir avide de l’argent (æris aviditas) ; parce que ce vice consiste dans le désir des richesses, et par là on peut comprendre tous les biens extérieurs. Or, ce n’est pas un péché de rechercher les biens extérieurs ; car l’homme les désire naturellement, soit parce qu’ils lui sont soumis par nature, soit parce que la vie de l’homme se conserve par leur moyen ; ce qui les fait appeler le soutien de l’existence humaine. L’avarice n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°1 : Le désir des choses extérieures est naturel à l’homme, comme il est naturel de désirer les moyens pour arriver à la fin. C’est pourquoi il n’est pas répréhensible, tant qu’il se maintient dans la règle qui est déterminée d’après la nature même de cette fin. Mais l’avarice dépasse cette règle, et c’est pour ce motif qu’elle est un péché.

 

Objection N°2. Tout péché est contre Dieu, ou contre le prochain, ou contre soi-même, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 72, art. 4). Or, l’avarice n’est pas proprement un péché contre Dieu ; car elle n’est opposée ni à la religion, ni aux vertus théologales qui mettent l’homme en rapport avec Dieu. Elle n’est pas non plus un péché que l’on commet contre soi-même, car cette espèce de péché appartient en propre à la gourmandise et à la luxure, dont l’Apôtre dit (1 Cor., 6, 18) que celui qui fait une fornication pèche contre son corps. Elle ne paraît pas davantage un péché contre le prochain, parce que l’on ne fait injure à personne en retenant ce qui est à soi. L’avarice n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°2 : L’avarice peut impliquer deux sortes de dérèglement à l’égard des choses extérieures : 1° L’un se rapporte immédiatement à leur acquisition ou à leur conservation, et résulte de ce qu’on en acquiert ou de ce qu’on en conserve plus qu’on ne doit. En ce sens, l’avarice est un péché qui blesse directement le prochain ; parce qu’un homme ne peut pas avoir des richesses extérieures surabondamment sans qu’un autre soit dans le besoin ; puisqu’il ne peut pas se faire qu’il y ait une foule d’individus qui possèdent simultanément les biens temporels. 2° Elle peut impliquer un dérèglement à l’égard des affections intérieures que l’on a pour les richesses ; comme quand on les aime, ou qu’on les recherche, ou qu’on se délecte en elles immodérément. A ce point de vue, l’avarice est un péché de l’homme contre lui-même ; parce que ses sentiments sont par là déréglés, quoique son corps ne le soit pas, comme il l’est par les vices charnels. Elle est aussi conséquemment un péché contre Dieu, comme tous les péchés mortels, en tant que l’homme préfère au bien éternel les biens temporels.

 

Objection N°3. Les choses qui arrivent naturellement ne sont pas des péchés. Or, l’avarice résulte naturellement de la vieillesse et de toute espèce d’infirmité, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1). Elle n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°3 : Les inclinations naturelles doivent être réglées conformément à la raison qui régit la nature humaine. C’est pourquoi, bien que les vieillards, par suite de l’infirmité de leur nature, recherchent avec plus d’avidité le secours des choses extérieures, comme celui qui est dans le besoin cherche avec ardeur de quoi suppléer à son indigence, cependant ils ne sont pas pour cela exempts de péché, s’ils vont à l’égard des richesses au delà de la limite imposée par la raison.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Hébr., 13, 5) : Que votre vie soit exempte d’avarice, soyez contents de ce que vous avez.

 

Conclusion L’avarice est un péché par lequel on désire plus qu’on ne le doit acquérir ou conserver les richesses.

Il faut répondre que dans toutes choses où le bien consiste en une certaine mesure, il faut nécessairement que le mal provienne de ce que l’on dépasse cette mesure ou de ce que l’on reste en deçà. Or, dans tout ce qui existe pour une fin, le bien consiste en une certaine mesure. Car les moyens doivent nécessairement être proportionnés à leur fin, comme la médecine est proportionnée à la santé, ainsi qu’on le voit (Pol., liv. 1, chap. 6). Les biens extérieurs sont utiles pour une fin, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 3, et 1a 2æ, quest. 2, art. 1). Il est donc nécessaire que le bien de l’homme à leur égard consiste dans une certaine mesure, puisque l’homme cherche d’après une certaine proportion à posséder des richesses extérieures, selon qu’elles lui sont nécessaires pour vivre conformément à sa condition (La véritable mesure d’après laquelle on doit aimer les richesses consiste à les aimer selon qu’elles sont nécessaires à l’état et à la condition où l’on se trouve, sans aller au delà.). C’est pourquoi le péché consiste à dépasser cette mesure, par exemple, quand on veut acquérir ou conserver de la fortune plus qu’on ne doit ; et c’est là ce qui constitue l’avarice, qu’on définit l’amour immodéré des richesses. D’où il est évident qu’elle est un péché.

 

Article 2 : L’avarice est-elle un péché spécial ?

 

Objection N°1. Il semble que l’avarice ne soit pas un péché spécial. Car saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 3, chap. 17) : L’avarice, qu’en grec on désigne sous le nom de φιλαργυρία, n’a pas seulement pour objet l’argent ou les écus, mais encore toutes les choses que l’on désire avec excès. Or, dans tout péché il y a le désir immodéré de quelque chose ; parce que le péché consiste à s’attacher aux biens qui changent, par mépris pour le bien qui ne change pas, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 71, art. 6, Objection N°3). L’avarice est donc un péché général.

 

Réponse à l’objection N°2 : D’après saint Isidore (Etym., liv. 10, ad litt. A), on appelle avare (avarus) celui qui est avide d’argent (avidus æris). C’est pour cela que ce vice est désigné en grec sous le nom de φιλαργυρία, qui signifie amour de l’argent. Or, le mot d’argent, qui désigne des pièces de monnaie, indique aussi tous les biens extérieurs, dont on peut apprécier la valeur en espèces, comme nous l’avons vu (quest. préc. art. 2, Réponse N°2). L’avarice consiste donc dans le désir de toutes les choses extérieures, et par conséquent elle paraît être un péché général.

Réponse à l’objection N°2 : Toutes les choses extérieures dont on fait usage dans la vie humaine sont désignées sous le nom d’argent, en tant que ces choses sont utiles. Mais il y a des biens extérieurs que l’on peut acquérir à prix d’argent, comme les plaisirs, les honneurs et toutes les autres choses que l’on peut convoiter sous un autre rapport. C’est pourquoi leur désir ne constitue pas, à proprement parler, l’avarice, selon qu’on la considère comme un vice spécial.

 

Objection N°3. A l’occasion de ces paroles de saint Paul (Rom., chap. 7) : Nam concupiscentiam nesciebam, etc., la glose dit (Ord. Aug., lib. de Spir. et litt., chap. 4) : La loi est bonne, puisqu’en défendant la concupiscence elle défend tout ce qui est mal. Or, il semble que la loi défende spécialement la concupiscence de l’avarice. D’où il est dit (Ex., 20, 17) : Vous ne désirerez pas ce qui appartient à votre prochain. Par conséquent, la convoitise de l’avarice comprenant tout ce qui est mal, il s’ensuit que l’avarice est un péché général.

Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième, que cette glose parle de la convoitise déréglée de toute chose. Car on peut entendre qu’en défendant de désirer les choses que les autres possèdent, on défend de désirer tout ce que l’on peut se procurer par leur moyen.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul place l’avarice parmi tous les autres péchés spéciaux, quand il dit (Rom., 1, 29) que les hommes ont été remplis d’injustice, de méchanceté, d’impureté, d’avarice, etc.

 

Conclusion L’avarice considérée comme un amour de l’argent et des propriétés est un péché spécial, mais si on la considère comme un désir déréglé de posséder quoi que ce soit, c’est un péché général.

Il faut répondre que les péchés tirent leur espèce de leurs objets, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 72, art. 1). L’objet du péché est le bien vers lequel se porte l’appétit déréglé. C’est pourquoi là où il y a une raison spéciale du bien que l’on recherche déréglément, il y a une raison spéciale de péché. Or, la raison du bien qui est utile n’est pas la même que celle du bien qui délecte. Les richesses sont en elles-mêmes quelque chose d’utile ; car on ne les recherche qu’à cause de l’usage que l’on en fait. C’est pourquoi l’avarice est un péché spécial quand on la considère comme le désir immodéré d’avoir des biens que l’on estime à prix d’argent ; et c’est de l’argent que ce vice tire son nom. — Mais le verbe avoir, qui paraît avoir primitivement exprimé les choses que nous possédons et dont nous sommes totalement les maîtres, a été ensuite appliqué à une foule d’autres choses. C’est ainsi qu’on dit qu’un homme a la santé, une femme, un vêtement, etc., comme on le voit dans les Catégories (chap. ult., post præd.). Par conséquent le mot d’avarice s’est étendu à tout désir immodéré d’avoir quoi que ce soit (Dans ce sens général, l’avarice peut s’appliquer à toute sorte d’amour ou de désir déréglé, soit de science, soit de grandeur, soit de toute autre chose. Mais nous entendons ici par l’avarice l’amour déréglé des richesses, et à ce point de vue c’est un péché spécial.). C’est dans ce sens que saint Grégoire observe (Hom. 16 in Ev.) que l’avarice n’a pas seulement pour objet l’argent, mais qu’elle embrasse encore l’élévation, quand on l’ambitionne plus qu’on ne doit. En ce sens l’avarice n’est pas un péché spécial, et c’est à ce point de vue que saint Augustin en parle dans le passage cité (Objection N°1).

La réponse à la première objection est donc évidente.

 

Article 3 : L’avarice est-elle opposée à la libéralité ?

 

Objection N°1. Il semble que l’avarice ne soit pas opposée à la libéralité. Car, à l’occasion de ces paroles de l’Evangile (Matth., chap. 5) : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, saint Chrysostome dit (Hom. 15 in Matth.) qu’il y a deux sortes de justice, l’une générale et l’autre spéciale, à laquelle l’avarice est opposée. C’est aussi ce que dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 2). L’avarice n’est donc pas opposée à la libéralité.

Réponse à l’objection N°1. Saint Chrysostome et Aristote parlent de l’avarice prise dans le premier sens. Quand il la prend dans le second, Aristote lui donne le nom d’illibéralité.

 

Objection N°2. Le péché de l’avarice consiste en ce que l’homme passe la mesure à l’égard des choses qu’il possède. Or, cette mesure est établie par la justice. L’avarice lui est donc directement opposée et non la libéralité.

Réponse à l’objection N°2 : La justice établit proprement la mesure que l’on doit observer selon ce qui est dû légalement pour acquérir et pour conserver sa fortune ; c’est-à-dire qu’elle fait que l’homme ne reçoive et ne retienne rien de ce qui est à autrui. Au lieu que la libéralité établit la mesure de la raison principalement à l’égard des affections intérieures, et par conséquent pour ce qui est de recevoir, de conserver et d’émettre de l’argent, selon que ces actions émanent des sentiments intérieurs ; et à ce sujet elle n’est pas astreinte à remplir une dette légale, mais une dette morale qui s’apprécie selon la règle de la raison.

 

Objection N°3. La libéralité est une vertu qui tient le milieu entre deux vices contraires, comme on le voit (Eth., liv. 1, chap. 7, et liv. 4, chap. 1). Or, l’avarice n’a pas de péché qui lui soit contraire et opposé, ainsi qu’on le voit (Eth., liv. 5, implic. chap. 1 et 2). Elle n’est donc pas contraire à la libéralité.

Réponse à l’objection N°3. L’avarice selon qu’elle est contraire à la justice n’a pas de vice qui lui soit opposé ; parce que l’avarice consiste à avoir plus qu’on ne devrait posséder d’après la justice ; son contraire consiste donc à avoir moins, ce qui n’est pas une faute, mais une peine. Mais, selon qu’elle est opposée à la libéralité, l’avarice a pour contraire la prodigalité.

 

Mais c’est le contraire. L’Ecriture dit (Ecclesiaste, 5, 9) que l’avare ne sera pas rassasié d’argent, et que celui qui aime les richesses n’en retire pas de fruit. Or, il est contraire à la libéralité qui tient le milieu à l’égard du désir des richesses de ne pas être satisfait de celles que l’on a et de les aimer immodérément. L’avarice est donc contraire à la libéralité.

 

Conclusion L’avarice en tant qu’elle implique des moyens illégitimes pour amasser de l’argent et pour le conserver est contraire à la justice, mais elle est opposée à la libéralité, si on la considère comme un attachement excessif pour les richesses.

Il faut répondre que l’avarice implique deux sortes d’excès à l’égard des richesses : l° L’un se rapporte immédiatement à la manière dont on les acquiert et dont on les conserve, par exemple lorsqu’on amasse de l’argent plus qu’on ne doit, en s’emparant de ce qui est à autrui ou en le retenant. Dans ce sens l’avarice est opposée à la justice, et c’est de cette manière qu’il faut l’entendre dans ce passage (Ezéch., 22, 27) : Ses princes étaient au milieu d’elle comme des loups toujours attentifs à ravir leur proie, à répandre le sang et à courir après le gain pour satisfaire leur avarice. 2° L’autre excès se rapporte à l’attachement intérieur que l’on a pour les richesses ; comme quand on les aime ou qu’on les désire trop vivement, ou qu’on se délecte trop en elles, sans avoir pour cela l’intention de ravir aux autres ce qui leur appartient. De cette manière l’avarice est opposée à la libéralité qui modère ces affections, comme nous l’avons vu (quest. préc., art. 2, Réponse N°3, et art. 3, Réponse N°3, et art. 6). C’est ainsi que saint Paul comprend l’avarice quand il dit (2 Cor., 9, 5) : Qu’ils aient soin que la charité que vous avez promis de faire soit toute prête avant notre arrivée, mais de telle sorte que ce soit un don offert par la charité, mais non arraché par l’avarice. La glose ajoute (interl.), qu’ils les empêchent de pleurer pour ce qu’ils ont donné et d’affaiblir ainsi leur don.

 

Article 4 : L’avarice est-elle toujours un péché mortel ?

 

Objection N°1. Il semble que l’avarice soit toujours un péché mortel. En effet, on n’est digne de mort que pour un péché mortel. Or, les hommes sont dignes de mort à cause de l’avarice. Car après avoir dit (Rom., 1, 29) : Ceux qui sont remplis d’iniquité, de fornication, d’avarice, etc., l’Apôtre ajoute : Ceux qui font ces choses méritent la mort. L’avarice est donc un péché mortel.

Réponse à l’objection N°1 : L’avarice est comptée au nombre des péchés mortels d’après la raison qui en fait un péché de cette nature.

 

Objection N°2. La moindre faute que l’avare commette, c’est de conserver déréglément ce qui est à lui. Or, il semble que ce soit un péché mortel. Car saint Basile dit (in serm. super illud : Destruam horrea mea, vers. fin.), c’est le pain de l’affamé que vous retenez ; c’est la tunique de celui qui est nu que vous conservez ; c’est l’argent de l’indigent que vous possédez ; vous faites autant de torts qu’il y a de choses que vous pourriez donner. Or, faire injure à autrui est un péché mortel, parce que cet acte est contraire à l’amour du prochain. Donc à plus forte raison toute avarice est-elle un péché mortel.

Réponse à l’objection N°2 : Saint Basile parle pour le cas où l’on est tenu par une obligation stricte à donner son bien aux pauvres, soit parce que la nécessité est pressante, soit parce qu’on a du superflu.

 

Objection N°3. On n’est frappé de cécité spirituelle que par le péché mortel, qui prive l’âme de la lumière de la grâce. Or, d’après saint Chrysostome (Hom. 15 in op. imperf., vers. fin.), le désir de l’argent couvre l’âme de ténèbres. L’avarice qui est le désir des richesses est donc un péché mortel.

Réponse à l’objection N°3 : Le désir des richesses obscurcit l’âme, à proprement parler, quand il détruit la lumière de la charité, en préférant l’amour des richesses à l’amour divin.

 

Mais c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 3, 12) : Si quelqu’un bâtit sur ce fondement, etc., la glose dit (Aug., lib. de fid. et oper., chap. 16, ant. med.) : qu’il bâtit avec du bois, du foin et de la paille, celui qui pense aux choses du monde et à la manière de lui plaire ; ce qui se rapporte au péché d’avarice. Or, celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille ne pèche pas mortellement, mais véniellement : car il est dit de lui qu’il sera sauvé par le feu. L’avarice est donc quelquefois un péché véniel.

 

Conclusion L’avarice qui est contraire à la justice est un péché mortel, à moins que son acte ne soit imparfait ; mais celle qui est contraire à la libéralité, si elle n’est pas opposée à la charité, est toujours un péché véniel.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), on peut considérer l’avarice de deux manières : 1° selon qu’elle est opposée à la justice, et à ce point de vue elle est un péché mortel dans son genre. Car dans ce cas il appartient à l’avarice de recevoir ou de retenir injustement ce qui est à autrui ; ce qui revient à la rapine ou au vol qui sont des péchés mortels, comme nous l’avons vu (quest. 66, art. 6 et 8). Cependant il arrive quelquefois que dans ce genre d’avarice il n’y a qu’un péché véniel par suite de l’imperfection de l’acte (L’acte est imparfait par le défaut de matière ou de consentement.), comme nous l’avons observé en traitant du vol (quest. 66, art. 6, Réponse N°3). 2°On peut considérer l’avarice selon qu’elle est contraire à la libéralité, et à ce point de vue, elle implique un amour déréglé des richesses. Si donc l’amour des richesses s’élève au point qu’on les préfère à la charité, de telle sorte que par attachement pour elles (Ainsi celui qui serait disposé à faire un parjure pour acquérir des richesses ou pour conserver celles qu’il possède serait certainement coupable de péché mortel. Mais en soi, l’avarice, qui est opposée à la libéralité, n’est qu’un péché véniel, parce que, dit Billuart, elle est un amour immodéré d’une chose qui est indifférente et licite en elle-même ; ce qui ne répugne profondément ni à la raison, ni à la loi.) on ne craigne pas d’agir contre l’amour de Dieu et du prochain, dans ce cas l’avarice est un péché mortel. Mais si le dérèglement de cet amour des richesses ne va pas jusqu’à les préférer à l’amour divin, quoique d’ailleurs on les aime plus qu’il ne faut, et si on n’est pas dans la disposition de vouloir faire pour elles quelque chose contre Dieu et le prochain ; alors l’avarice est un péché véniel.

 

Article 5 : L’avarice est-elle le plus grand des péchés ?

 

Objection N°1. Il semble que l’avarice soit le plus grand des péchés. Car l’Ecriture dit (Ecclésiastique, 10, 9) : Rien n’est plus criminel que l’avare ; puis elle ajoute : Rien n’est plus inique que d’aimer l’argent ; car celui qui en est là vendrait son âme. Cicéron dit (De offic., liv. 1) que rien ne décèle un cœur étroit et petit, comme l’amour de l’argent. Or, ce défaut appartient à l’avarice ; par conséquent, ce vice est le plus grave des péchés.

Réponse à l’objection N°1 : Ces passages s’entendent de l’avarice relativement au bien auquel l’appétit s’attache. C’est pourquoi l’Ecriture (Ecclésiastique, 10, 10) motive le sentiment qu’elle exprime en disant que lavare vendrait son âme, parce qu’il expose son âme ou sa vie à tous les dangers pour de l’argent. Puis elle ajoute : qu’il s’est dépouillé tout vivant de ses propres entrailles, c’est-à-dire qu’il a tout sacrifié pour avoir de l’argent. Cicéron remarque aussi que l’avare a le cœur étroit, parce qu’il consent à être l’esclave de l’argent.

 

Objection N°2. Un péché est d’autant plus grave qu’il est plus contraire à la charité. Or, l’avarice est le défaut le plus contraire à la charité ; car saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 36) que le venin de la charité, c’est la cupidité. L’avarice est donc le plus grand des péchés.

Réponse à l’objection N°2 : Saint Augustin entend par cupidité le désir général de tous les biens temporels ; mais il ne la prend pas en cet endroit pour l’avarice spécialement. Car la convoitise de tous les biens temporels quels qu’ils soient est le venin de la charité, en ce sens que l’homme méprise le bien divin pour s’attacher au bien passager.

 

Objection N°3. Il appartient à la gravité du péché d’être incurable. Ainsi le péché contre l’Esprit-Saint, est appelé le plus grave, parce qu’il est irrémissible. Or, l’avarice est un péché qu’on ne peut guérir. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1) que la vieillesse et toute espèce d’imperfection rend avare. L’avarice est donc le plus grave des péchés.

Réponse à l’objection N°3 : Le péché que l’on commet contre l’Es- prit-Saint n’est pas irrémédiable de la même manière que l’avarice. Car le péché contre l’Esprit-Saint ne peut être pardonné par suite du mépris ; parce que l’homme méprise ou la miséricorde ou la justice de Dieu, ou quelques-unes des choses qui peuvent obtenir au pécheur son pardon. C’est pourquoi ce qui rend ce péché incurable ajoute à sa gravité. Au contraire, l’avarice est incurable par suite des faiblesses de la nature humaine qui vont toujours croissant. Car plus un individu est faible et plus il a besoin du secours des choses extérieures, et c’est pour cela qu’il est plus porté à l’avarice. Par conséquent, ce qu’il y a d’irrémédiable dans ce vice ne prouve pas qu’il est le plus grave, mais qu’il est d’une certaine façon le plus dangereux (Ce qui rend ce vice aussi dangereux, c’est qu’on se fait illusion facilement. On trouve tant de prétextes pour l’excuser qu’on peut en être atteint presque sans le savoir.).

 

Objection N°4. L’Apôtre dit (Eph., 5, 5) que l’avarice est une idolâtrie. Or, on compte l’idolâtrie parmi les plus grands péchés. Donc l’avarice aussi.

Réponse à l’objection N°4 : L’avarice est comparée à l’idolâtrie par suite d’une ressemblance qu’elle a avec elle ; parce que comme l’idolâtre se soumet à la créature extérieure, de même aussi l’avare. Mais l’idolâtre se soumet à la créature extérieure pour lui offrir un culte divin ; au lieu que l’avare s’y soumet en la désirant immodérément pour en faire usage, mais non pour l’honorer. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que l’avarice soit aussi grave que l’idolâtrie.

 

Mais c’est le contraire. L’adultère est un péché plus grave que le vol, comme on le voit (Prov., chap. 6). Or, le vol se rapporte à l’avarice. Par conséquent l’avarice n’est pas le plus grave des péchés.

 

Conclusion Quoique l’avarice soit un défaut très laid, elle n’est pas absolument le plus grand des péchés.

Il faut répondre que tout péché, par là même qu’il est un mal, consiste dans la corruption ou la privation d’un bien ; mais en tant que volontaire, il consiste dans la recherche ou le désir de quelque chose de bon. On peut donc considérer l’ordre des péchés de deux manières : 1° relativement au bien que par le péché on méprise ou l’on corrompt ; plus ce bien est élevé et plus le péché est grave. D’après ce principe le péché que l’on commet contre Dieu est le plus grave (L’infidélité.) ; vient ensuite le péché qui est contre la personne de l’homme (L’homicide.), puis celui qui porte atteinte aux choses extérieures destinées à son usage ; ce qui paraît appartenir à l’avarice. 2° On peut considérer les degrés des péchés par rapport au bien dont l’appétit de l’homme devient dérèglement esclave. Moins ce bien est élevé et plus le péché est difforme. Car il est plus honteux d’être l’esclave d’un bien inférieur que d’un bien plus élevé. Or, les choses extérieures sont le dernier des biens que l’homme puisse rechercher. En effet ce bien est moindre que celui du corps, celui du corps vaut moins que celui de l’âme et celui de l’âme est au-dessous du bien divin. A ce point de vue, le péché d’avarice qui porte l’appétit à s’attacher aux choses extérieures est dans un sens le péché le plus honteux (L’avarice est un des défauts qui rendent l’homme plus méprisable.). Toutefois, parce que la corruption ou la privation du bien est ce qu’il y a de formel dans le péché, et que l’attachement que l’on a pour le bien qui change est au contraire ce qu’il y a de matériel, la gravité du péché doit s’apprécier plutôt d’après la nature du bien qu’il attaque que d’après celle du bien dont l’appétit devient esclave. C’est pourquoi on doit dire que l’avarice n’est pas absolument le plus grand des péchés.

 

Article 6 : L’avarice est-elle un péché spirituel ?

 

Objection N°1. Il semble que l’avarice ne soit pas un péché spirituel. Car les péchés spirituels paraissent avoir pour objets les biens spirituels. Or, les biens corporels ou les richesses extérieures sont la matière de l’avarice. Elle n’est donc pas un péché spirituel.

Réponse à l’objection N°1 : L’avarice ne cherche pas à l’égard de l’objet corporel un plaisir matériel, mais seulement une jouissance animale (Saint Thomas se sert de cette expression, parce que la jouissance de l’avare tient le milieu entre les plaisirs purs de l’esprit et les joies grossières des sens. Le mot animalis vient du mot anima dont il conserve ici la signification.), en ce sens que l’homme se délecte dans la possession des richesses ; et c’est pour ce motif qu’elle n’est pas un péché charnel. Toutefois, en raison de son objet, elle tient le milieu entre les péchés purement spirituels, qui cherchent des jouissances spirituelles dans des objets qui sont spirituels aussi (comme l’orgueil se délecte dans la prééminence), et les vices purement charnels qui cherchent une joie purement matérielle dans un objet corporel.

 

Objection N°2. Le péché spirituel se distingue par opposition du péché charnel. Or, l’avarice paraît être un péché charnel ; car elle résulte de la corruption de la chair, comme on le voit pour les vieillards qui tombent dans ce vice, à mesure que leurs infirmités corporelles augmentent. Elle n’est donc pas un péché spirituel.

Réponse à l’objection N°2 : Le mouvement tire son espèce du terme vers lequel il tend et non du terme d’où il part. C’est pourquoi on dit qu’un vice est charnel, parce qu’il tend à une délectation charnelle, mais non parce qu’il procède d’un défaut ou d’une infirmité du corps.

 

Objection N°3. Le péché charnel est celui dont le dérèglement porte sur le corps lui- même, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 6, 18) : Celui qui fornique pèche contre son corps. Or, l’avarice tourmente l’homme corporellement. C’est pour ce motif que saint Chrysostome (Hom. 29 in Matth.) compare l’avare à un démoniaque qui est tourmenté dans son corps. Ce vice ne paraît donc pas être un péché spirituel.

Réponse à l’objection N°3 : Saint Chrysostome compare l’avare à un démoniaque, non parce qu’il est tourmenté dans sa chair comme lui, mais par opposition. Car ce démoniaque dont parle l’Evangile (Marc, chap. 5) se mettait nu, au lieu que l’avare se charge de richesses superflues.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire le compte parmi les vices spirituels (Mor., liv. 31, chap. 17).

 

Conclusion L’avarice étant consommée par la délectation que l’esprit trouve dans les richesses, elle est nécessairement un vice spirituel.

Il faut répondre que les péchés consistent principalement dans l’affection. Or, toutes les affections de l’âme ou les passions ont pour termes l’amour et la tristesse, comme on le voit (Eth., liv. 2, chap. 5). Or, parmi les délectations, les unes sont charnelles et les autres spirituelles. On appelle charnelles celles qui s’arrêtent aux sens, comme les plaisirs de la table et ceux de la chair ; et on donne le nom de spirituelles à celles qui sont exclusivement perçues par l’âme. On nomme donc péchés charnels ceux qui se consomment dans les jouissances charnelles, et on appelle péchés spirituels ceux qui résultent des délectations de l’esprit, sans que les sens y prennent aucune part. L’avarice est de ce genre ; car ce qui délecte l’avare, c’est qu’il se considère en possession de grandes richesses. C’est pour cela que l’avarice est un péché spirituel.

 

Article 7 : L’avarice est-elle un vice capital ?

 

Objection N°1. Il semble que l’avarice ne soit pas un vice capital. Car l’avarice est opposée à la libéralité comme au milieu, et à la prodigalité comme à l’extrême. Or, la libéralité n’est pas une vertu principale, et la prodigalité n’est pas un vice capital non plus. On ne doit donc pas faire de l’avarice un vice capital.

Réponse à l’objection N°1 : La vertu trouve son perfectionnement dans la raison, tandis que le vice le trouve dans l’inclination de l’appétit sensitif. La raison et l’appétit sensitif ne se rapportent pas principalement au même genre ; c’est pourquoi il n’est pas nécessaire qu’un vice principal soit opposé à une vertu principale. Par conséquent, quoique la libéralité ne soit pas une vertu principale, parce qu’elle n’a pas pour objet le bien principal de la raison ; cependant l’avarice est un vice principal, parce qu’elle a pour objet l’argent, qui est ce qu’il y a de plus important dans les biens sensibles, pour la raison que nous avons donnée (dans le corps de cet article.). Quant à la prodigalité, elle n’a pas une fin qui soit éminemment désirable, mais elle paraît plutôt provenir du défaut de raison. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1) que le prodigue est plutôt vain que méchant.

 

Objection N°2. Comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 84, art. 3 et 4), on donne le nom de vices capitaux à ceux qui ont des fins principales auxquelles les fins des autres vices se rapportent. Or, ceci n’est pas applicable à l’avarice, parce que les richesses n’ont pas la nature de la fin, mais elles ont plutôt celle du moyen, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 5). Ce vice n’est donc pas un vice capital.

Réponse à l’objection N°2 : L’argent se rapporte, il est vrai, à autre chose, comme à sa fin. Cependant si on le considère selon qu’il est utile à l’acquisition de tous les biens sensibles, il renferme en quelque sorte toutes les autres choses virtuellement. C’est pourquoi il a de l’analogie avec le bonheur, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°3. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 15, chap. 14) que l’avarice vient tantôt de l’orgueil, tantôt de la crainte. Car il y en a qui, voyant qu’ils n’ont pas de quoi fournir aux dépenses nécessaires, se laissent aller à l’avarice. Il y en a d’autres qui, voulant paraître plus qu’ils ne sont, ambitionnent ardemment ce qui est à autrui. L’avarice vient donc plutôt des autres vices qu’elle n’est elle-même un vice capital par rapport aux autres péchés.

Réponse à l’objection N°3 : Rien n’empêche qu’un vice capital ne vienne parfois d’autres vices, comme nous l’avons dit (quest. 36, art. 1, Réponse N°1, et 1a 2æ, quest. 84, art. 4), pourvu qu’il donne cependant lui-même naissance à d’autres fautes.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire met l’avarice au nombre des vices capitaux (Mor., liv. 31, chap. 17).

 

Conclusion L’avarice consistant dans le désir des richesses d’où découlent une multitude de vices, il s’ensuit qu’elle est un vice capital.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (Objection N°2), on appelle vice capital celui duquel naissent d’autres vices en raison de sa fin. Quand cette fin est très désirable, l’homme est porté par le désir qu’il a de l’atteindre à faire beaucoup de choses bonnes ou mauvaises. Or, la fin la plus désirable est la béatitude, ou la félicité qui est la fin dernière de la vie humaine, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 1, art. 4, 7 et 8). C’est pourquoi plus une chose participe aux conditions qui constituent le bonheur et plus elle est désirable. Or, une des conditions du bonheur, c’est qu’il soit suffisant par lui-même ; autrement il ne calmerait pas tous les désirs, comme la fin dernière. Les richesses promettent le plus cette satisfaction complète, comme le dit Boèce (Cons., liv. 3, pros. 3). La raison en est que, selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 5, chap. 5), l’argent est comme un garant qui nous assure la possession de ce que nous pouvons désirer. Et l’Ecriture dit (Ecclésiaste, 10, 19) que tout obéit à l’argent. C’est pourquoi l’avarice qui consiste dans le désir de l’argent est un vice capital.

 

Article 8 : La trahison, la fraude, la tromperie, le parjure, l’inquiétude, la violence, l’insensibilité a l’égard des misères d’autrui sont-ils issus de l’avarice ?

 

Objection N°1. Il semble que l’avarice ne produise pas la trahison, la fraude, la tromperie, le parjure, l’inquiétude et l’insensibilité à l’égard des misères d’autrui. Car l’avarice est opposée à la libéralité, comme nous l’avons dit (art. 3). Or, la trahison, la fraude et la tromperie, sont contraires à la prudence, le parjure à la religion, l’inquiétude à l’espérance ou à la charité qui se repose dans l’objet aimé, la violence à la justice, l’insensibilité à la miséricorde. Ces vices n’appartiennent donc pas à l’avarice.

Réponse à l’objection N°1 : Il n’est pas nécessaire que les défauts qui naissent d’un péché capital appartiennent au même genre de vice, parce que des péchés de différents genres peuvent avoir pour fin le même vice (Ainsi un homme peut commettre un meurtre et un vol pour avoir de quoi satisfaire une honteuse passion. Il n’est donc pas nécessaire que tous les péchés qui viennent de l’avarice soient opposés à la libéralité.), car les défauts qui naissent d’un péché n’en sont pas des espèces.

 

Objection N°2. La trahison, le dol et la tromperie paraissent avoir le même but, qui est de tromper le prochain. On ne doit donc pas les énumérer comme autant de vices divers qui naissent de l’avarice.

Réponse à l’objection N°2 : Ces trois choses sont distinctes, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°3. Saint Isidore (Comment. in Deut., chap. 16) indique neuf défauts qui sont les suites de l’avarice : ce sont le mensonge, la fraude, le vol, le parjure, le désir d’un gain honteux, les faux témoignages, la violence, l’inhumanité et la rapacité. La première énumération est donc insuffisante.

Réponse à l’objection N°3 : Ces neuf défauts reviennent aux sept que nous avons indiqués. En effet le mensonge et le faux témoignage sont compris sous la tromperie ; car le faux témoignage est une espèce de mensonge. De même le vol est une espèce de fraude, et par conséquent il est compris sous ce défaut. Le désir d’un gain honteux appartient à l’inquiétude ; la rapacité est contenue sous la violence puisque c’est son espèce ; et l’inhumanité est la même chose que l’insensibilité à l’égard des misères d’autrui.

 

Objection N°4. Aristote distingue plusieurs genres de vices qui appartiennent à l’avarice, qu’il nomme illibéralité (Eth., liv. 4, chap. 1). Il dit que ceux qui ont ce défaut sont parcimonieux, tenaces et chiches, qu’ils exercent des professions illibérales, qu’ils se font entremetteurs d’infâmes intrigues, qu’ils sont usuriers et joueurs, qu’ils dépouillent les morts, et que ce sont des brigands. Il semble donc que rémunération précédente soit incomplète.

Réponse à l’objection N°4 : Les défauts qu’Aristote énumère sont plutôt des espèces d’avarice ou d’illibéralité qu’ils n’en sont des suites. Car on mérite le nom d’illibéral ou d’avare du moment que l’on ne donne pas quand il le faut. On est parcimonieux si l’on donne peu ; tenace, si l’on ne donne rien ; si l’on fait une grande difficulté pour donner peu, on dit qu’on est chiche, par analogie aux vendeurs de cumin, parce qu’on fait de grands efforts pour peu de chose. On appelle aussi avare ou illibéral celui qui reçoit plus qu’il ne devrait recevoir. Ce qui a lieu de deux manières : 1° Parce qu’on fait un gain honteux, soit en se livrant à des œuvres serviles et infâmes, au moyen de professions illibérales ; soit en tirant profit d’actes vicieux, comme celui qui spécule sur des maisons de prostitution ou sur d’autres choses semblables ; soit en tirant de l’argent de choses que l’on doit accorder gratuitement, comme les usuriers ; soit en acquérant par de grands travaux des choses de peu de valeur. 2° On peut amasser plus qu’on ne devrait par des injustices ; soit en faisant violence aux vivants, comme le font les brigands ; soit en dépouillant les morts ; soit en ravissant à ses amis ce qu’ils ont, comme les joueurs.

 

Objection N°5. Les tyrans font subir les plus rudes tourments à leurs sujets. Cependant Aristote dit (ibid.) que l’on ne donne pas le nom d’avares aux tyrans qui désolent les villes et qui pillent les temples. On ne doit donc pas mettre la violence au nombre des vices qui naissent de l’avarice.

Réponse à l’objection N°5 : Comme la libéralité a pour objet de petites sommes, de même aussi l’avarice. Par conséquent on n’appelle pas avares, mais injustes, les tyrans qui ravissent des biens immenses par la violence.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17) indique les vices que nous avons énumérés comme étant issus de l’avarice.

 

Conclusion La trahison, la fraude, la tromperie, le parjure, l’inquiétude, la violence et l’insensibilité à l’égard des misères d’autrui naissent de l’avarice.

Il faut répondre qu’on appelle filles de l’avarice les fautes qui en naissent, surtout par suite du désir avec lequel on recherche sa fin. L’avarice étant un amour déréglé des richesses, elle tombe dans deux sortes d’excès : 1° Elle tient trop à conserver les biens qu’elle possède, et il en résulte qu’elle rend insensible à la misère d’autrui, parce que le cœur n’est pas adouci par la compassion et excité à user de ses richesses pour venir au secours des malheureux. 2° L’avarice tient trop à acquérir des biens. Sous ce rapport on peut la considérer de deux manières. D’abord d’après ce qu’elle est dans l’affection. A cet égard elle produit l’inquiétude, parce que l’homme se donne des soucis et des soins superflus ; car l’avare n’est jamais rassasié, comme le dit l’Ecriture (Ecclésiaste, 5, 9). Ensuite on peut la considérer dans ses effets. Pour avoir le bien d’autrui, tantôt elle emploie la force, ce qui appartient à la violence, tantôt le dol, qui prend le nom de tromperie, quand il se pratique par parole simplement ; et celui de parjure, si on y ajoute la foi du serment. Mais si le dol se commet par des actes, il y a fraude relativement aux choses, et il y a trahison relativement aux personnes, comme on le voit par l’exemple de Judas, qui trahit le Christ par avarice.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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