Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 119 : De la prodigalité
Après l’avarice, nous avons à examiner la prodigalité. — A ce
sujet trois questions se présentent : 1° La prodigalité est-elle opposée à
l’avarice ? — 2° Est-elle un péché ? — 3° Est-elle un péché plus grave que
l’avarice ?
Article 1 : La
prodigalité est-elle opposée à l’avarice ?
Objection N°1. Il semble que la
prodigalité ne soit pas opposée à l’avarice. Car les choses opposées ne peuvent
exister simultanément dans un même sujet. Or, il y a des individus qui sont
tout à la fois prodigues et avares. La prodigalité n’est donc pas opposée à
l’avarice.
Réponse à l’objection N°1 : Rien n’empêche que des choses
opposées se trouvent dans le même sujet sous des rapports divers. Mais la chose
tire surtout son nom de ce qu’il y a en elle de prédominant. Ainsi, comme dans
la libéralité qui tient le milieu, l’acte principal est le don auquel
l’acceptation et la conservation se rapportent, de même l’avarice et la
prodigalité se considèrent principalement d’après cet acte. C’est ainsi que
celui qui donne par excès reçoit le nom de prodigue
; au lieu que celui qui ne donne pas assez reçoit le nom d’avare. Mais il arrive quelquefois qu’un individu ne donne pas
assez, et que cependant il n’amasse pas par excès, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1). De même il arrive
qu’un individu donne par excès, ce qui le rend prodigue, et qu’il amasse aussi
par excès ; soit qu’il s’y trouve contraint parce que l’excès de ses dons
épuise ses propres biens et l’oblige conséquemment à acquérir plus qu’il ne
doit, ce qui appartient à l’avarice ; soit par suite du dérèglement de son
esprit ; car s’il ne donne pas dans de bonnes vues et qu’il n’ait aucun souci
de la vertu, il ne s’inquiète pas où il trouvera de quoi gagner et de quelle
manière il y parviendra. Ainsi on n’est pas prodigue et avare sous le même
rapport.
Objection N°2. Les opposés se rapportent au même objet. Or,
l’avarice considérée comme opposée à la libéralité a pour objet certaines
passions qui affectent l’homme à l’égard de l’argent, tandis que la prodigalité
ne paraît pas avoir pour objet des passions de l’âme : car elle n’est pas
affectée par l’argent, ni par quelque autre chose semblable. Elle n’est donc
pas opposée à l’avarice.
Réponse à l’objection N°2 : La prodigalité se considère par
rapport à la passion de l’argent, non que cette passion soit excessive, mais
parce qu’elle n’est pas ce qu’elle doit être.
Objection N°3. Le péché tire principalement son espèce de sa fin,
comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 72, art. 3). Or, la
prodigalité paraît toujours avoir pour but une fin illicite pour laquelle on
dépense ce que l’on a, et il semble que cette fin soit surtout les plaisirs.
Ainsi il est dit de l’enfant prodigue (Luc, 15, 13) : qu’il dissipa tout son bien en vivant luxurieusement. Il semble
donc que la prodigalité soit plus opposée à la tempérance et à l’insensibilité
qu’à l’avarice et à la libéralité.
Réponse à l’objection N°3 : Les prodigues ne donnent pas
toujours avec excès pour se procurer les plaisirs qui sont l’objet de
l’intempérance ; mais quelquefois ce défaut provient de ce qu’ils sont disposés
de façon à ne prendre aucun souci des richesses ; d’autres fois ils donnent
dans un autre but (Ainsi ils donnent par vanité, pour satisfaire leur orgueil,
ou dans le désir de se procurer des objets de luxe.). Cependant ils ont le plus
souvent du penchant pour l’intempérance ; soit parce que l’habitude qu’ils ont
de faire des dépenses superflues pour toutes les autres choses, les engage à en
faire aussi pour les plaisirs des sens auxquels ils sont vivement entraînés par
la concupiscence de la chair ; soit parce qu’ils cherchent d’autant plus
volontiers les délectations corporelles, qu’ils ne trouvent pas de jouissances
dans les biens de la vertu. D’où il résulte, selon l’observation d’Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1), qu’il y a beaucoup
de prodigues qui deviennent intempérants.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 7, et liv. 4, chap. 1) : que la prodigalité est
opposée à la libéralité et à l’illibéralité que nous désignons ici sous le nom
d’avarice.
Conclusion La prodigalité, qui consiste soit à trop donner, soit à
ne pas conserver ou à ne pas amasser assez, est opposée à l’avarice.
Il faut répondre qu’en morale l’opposition des vices entre eux et
leur opposition avec une vertu se considère selon qu’ils pèchent par excès ou
par défaut. Ainsi l’avarice et la prodigalité diffèrent sous ces deux rapports
d’une manière diverse. En effet, à l’égard de l’amour des richesses, l’avare
pèche par excès en les aimant plus qu’il ne faut ; le prodigue pèche par
défaut, en s’en inquiétant moins qu’il ne doit. Pour les choses extérieures il
appartient à la prodigalité de donner trop et de ne pas conserver et acquérir
assez ; au lieu qu’il appartient au contraire à
l’avarice de ne pas donner assez, mais de trop recevoir et de trop garder. D’où
il est évident que la prodigalité est opposée à l’avarice.
Article 2 : La
prodigalité est-elle un péché ?
Objection N°1. Il semble que la
prodigalité ne soit pas un péché. Car l’Apôtre dit (1 Tim., 6, 10) : La racine de
tous les maux est la cupidité. Or, elle n’est pas la racine de la
prodigalité qui lui est opposée. La prodigalité n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 : Il y a des interprètes qui
entendent cette parole de l’Apôtre non de la cupidité actuelle, mais d’une
cupidité habituelle qui est le foyer de concupiscence d’où sortent tous les
péchés. D’autres prétendent qu’il s’agit de la cupidité générale qui se
rapporte à toute espèce de bien. En ce sens il est évident que la prodigalité
vient de la cupidité. Car le prodigue désire dérèglement obtenir quelque bien
temporel, ou il veut plaire aux autres, ou du moins il cherche à satisfaire sa
propre volonté en donnant. Mais si l’on voit la chose à fond, on remarquera que
l’Apôtre parle en cet endroit littéralement de la cupidité des richesses ; car
il avait dit auparavant : Ceux qui
veulent devenir riches, etc. Par conséquent il dit que l’avarice est la
racine de tous les maux, non parce que tous les maux en viennent toujours, mais
parce qu’il n’y a aucun mal qui n’en puisse sortir quelquefois. Ainsi la
prodigalité elle-même vient quelquefois de l’avarice, comme quand on prodigue
beaucoup de choses dans l’intention de capter la faveur de quelques personnes
dont on attend des richesses.
Objection N°2. Saint Paul dit (1
Tim., 6, 17) : Ordonnez aux riches de
ce monde de donner de bon cœur, de faire part de leurs biens. Or, c’est ce
que font surtout les prodigues. La prodigalité n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : L’Apôtre engage les riches à
donner facilement et à faire part de leurs richesses, comme il le faut ; ce que
ne font pas les prodigues. Car, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1), leurs dons ne valent rien, puisqu’il n’y a
rien d’honorable ni dans leurs motifs, ni dans la manière dont ils donnent ;
souvent ils enrichissent des gens qu’il aurait fallu laisser dans la pauvreté.
Ils prodiguent leur fortune à des histrions et à des adulateurs, tandis qu’ils
ne donnent rien aux gens de bien.
Objection N°3. Il appartient à la prodigalité de donner par excès
et de s’inquiéter trop peu des richesses. Or, c’est ce qui convient tout
particulièrement aux hommes parfaits qui suivent ce conseil du Seigneur (Matth., 6, 34) : Ne
vous inquiétez pas du lendemain. Et (Matth., 19,
21) : Vendez tout ce que vous avez et
donnez-le aux pauvres. La prodigalité n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°3 : L’excès de la prodigalité ne se
considère pas principalement d’après la quantité de la chose donnée, mais il
résulte plutôt de ce qu’elle excède la mesure qu’on n’aurait pas dû dépasser.
Par conséquent le libéral donne quelquefois plus que le prodigue, s’il le faut.
Ainsi on doit dire que ceux qui pour suivre Jésus-Christ donnent tout ce qu’ils
ont et délivrent leur esprit absolument de tout souci à l’égard des choses
temporelles, ne sont pas des prodigues, mais ils ont au contraire une
libéralité parfaite (Car ils pratiquent en
cela les conseils de la perfection chrétienne.).
Mais c’est le contraire. L’enfant prodigue est blâmé de sa
prodigalité.
Conclusion La prodigalité étant contraire à la vertu de la
libéralité, elle est nécessairement un péché.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la prodigalité est opposée à l’avarice, selon
l’opposition qu’il y a entre l’excès et le défaut. Le milieu de la vertu que
tient la libéralité est corrompu par l’une et l’autre. Et, comme une chose est
vicieuse et coupable par là même qu’elle altère le bien de la vertu, il
s’ensuit que la prodigalité est un péché (Le prodigue est, à la vérité, maître
de ses biens, mais il a le Seigneur au-dessus de lui, et il ne doit pas
disposer de ce qu’il a contrairement à sa volonté.).
Article 3 : La
prodigalité est-elle un péché plus grave que l’avarice ?
Objection
N°1. Il semble que la prodigalité soit un
péché plus grave que l’avarice. En effet par l’avarice on nuit au prochain
auquel on ne fait pas part de ses biens ; tandis que par la prodigalité on se
nuit à soi-même. Car Aristote dit (Eth., liv. 4, chap.
1), que celui qui anéantit les richesses qui étaient son moyen d’existence, se
détruit en quelque sorte lui-même. Or, celui qui se nuit à lui-même fait le
péché le plus grave, d’après ce mot de l’Ecriture (Ecclésiastique, 14, 5) : Celui
qui est méchant pour lui, pour qui sera-t-il bon ? La prodigalité est donc
un péché plus grave que l’avarice.
Réponse à l’objection N°1 :
La différence qu’il y a entre l’avare et le prodigue ne consiste pas en ce que
l’un pèche contre lui-même et l’autre contre le prochain ; car le prodigue
pèche contre lui-même, en dissipant les biens avec lesquels il devrait vivre,
et il pèche contre les autres en perdant les biens avec lesquels il devrait
venir en aide à ses semblables. Ceci est surtout évident pour les clercs qui
sont les dispensateurs des biens de l’Eglise. Ces biens appartenant aux
pauvres, ils frustrent ces derniers, s’ils les dépensent avec prodigalité. De
même, l’avare pèche contre les autres en ce qu’il ne donne pas assez, et il
pèche contre lui-même en ce qu’il ne fait pas les dépenses qu’il devrait faire.
D’où il est dit (Ecclésiaste, 6, 2) :
Malheur à celui qui a reçu de Dieu des
richesses et qui n’a pas le pouvoir d’en jouir. Toutefois, le prodigue
l’emporte en ce que, tout en nuisant à soi-même et aux autres, il est cependant
utile à quelques-uns ; au lieu que l’avare n’est utile ni aux autres, ni à lui,
parce qu’il n’ose pas faire usage de ses biens pour son utilité.
Objection N°2. Le dérèglement qui
est accompagné d’une circonstance louable est moins vicieux. Or, le dérèglement
de l’avarice est quelquefois dans ces conditions, comme on le voit à l’égard de
ceux qui ne veulent pas dépenser ce qu’ils ont, dans la crainte d’être
contraints de recevoir ce qui est à autrui. Le désordre de la prodigalité est
au contraire accompagné de circonstances blâmables, et c’est pour cela qu’on
l’attribue aux intempérants, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1). Elle est donc un péché plus grave que
l’avarice.
Réponse à l’objection N°2 :
Quand nous parlons des vices en général, nous en jugeons d’après leurs propres
raisons. Ainsi à l’égard de la prodigalité, nous considérons qu’elle dissipe
les richesses d’une manière superflue, et à l’égard de l’avarice, qu’elle les
conserve de la même manière. Si on les dissipe avec excès par intempérance, il
y a là plusieurs fautes qui existent simultanément, et par conséquent ces
prodigues sont les plus vicieux, comme l’observe Aristote (loc. cit.). Mais si l’avare s’abstient de recevoir des autres
quelque chose, quoique cette action paraisse louable en elle-même, cependant
elle est blâmable à cause du motif qui la lui fait faire, puisqu’il ne veut
rien des autres, uniquement pour ne pas être contraint de leur donner.
Objection N°3. La prudence est la
première des vertus morales, comme nous l’avons vu (quest. 56, art. 1, Réponse
N°1, et 1a 2æ, quest. 61, art. 2, Réponse N°1). Or, la
prodigalité est plus opposée à la prudence que l’avarice. Car il est dit (Prov., 21, 20) : Il y a un trésor précieux et de l’huile dans la maison du juste ; mais
l’homme imprudent dissipera ce qu’elle renferme. Et Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 6) : que c’est le fait
de l’insensé de donner par excès et de ne pas recevoir. La prodigalité est donc
un péché plus grave que l’avarice.
Réponse à l’objection N°3 :
Tous les vices sont opposés à la prudence, comme aussi toutes les vertus sont
dirigées par elle. C’est pourquoi un vice est regardé comme plus léger par là
même qu’il n’est opposé qu’à la prudence.
Mais c’est le contraire. Aristote
dit (Eth., liv. 4, chap. 1) que le prodigue
paraît être beaucoup meilleur que l’avare.
Conclusion Puisque le prodigue
s’éloigne moins du libéral que l’avare, qu’il est utile à beaucoup de monde et
qu’on peut plus facilement le corriger, il s’ensuit que la prodigalité est une
faute moins grave que l’avarice.
Il faut répondre que la prodigalité, considérée en
elle-même, est un péché moindre que l’avarice, et cela pour trois raisons : 1°
Parce que l’avarice diffère davantage de la vertu opposée ; car il appartient
plus au libéral de donner que de recevoir ou de conserver, et c’est à l’égard
du don que le prodigue pèche par excès, au lieu que l’avare pèche de la sorte
en acquérant et en gardant. 2° Parce que le prodigue est utile à une multitude
d’individus auxquels il donne, tandis que l’avare n’est utile à personne ; il
ne l’est pas même à lui-même, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1). 3° Parce que la prodigalité est un vice que
l’on peut facilement guérir. On le perd à mesure que l’on avance vers la
vieillesse qui est contraire à ce défaut ; on le perd encore parce que l’on
arrive facilement à l’indigence, quand on dissipe inutilement une foule de
biens, et alors, quand on est pauvre, il n’y a plus lieu de donner avec excès.
Enfin on le perd parce qu’on acquiert facilement la vertu de la libéralité, à
cause de la ressemblance qu’il a avec elle. Au contraire, l’avare n’est pas
facile à convertir, pour la raison que nous avons donnée (quest. préc.,
art. 5, Réponse N°3) (De là il résulte que la prodigalité n’est qu’un péché
véniel en elle-même, puisqu’elle est moins grave que l’avarice. Mais Billuart
fait observer qu’elle peut être un péché mortel, si l’on prodigue ses biens
pour une fin mauvaise, comme la luxure, ou si l’on devient, par suite de ses
prodigalités, incapable de payer ses dettes ou de subvenir aux besoins de sa
famille.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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