Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 120 : De l’épikie ou de l’équité
Il ne nous reste
plus à parler en dernier lieu que de l’épikie. — A cet égard nous avons deux
questions à examiner : 1° L’épikie est-elle une vertu ? (Voyez ce que nous
avons dit à cet égard, 1a 2æ, quest. 97, art. 4.) — 2°
Est-elle une partie de la justice ?
Article 1 : L’épikie
est-elle une vertu ?
Objection N°1. Il semble que
l’épikie ne soit pas une vertu. Car aucune vertu n’en détruit une autre. Or,
l’épikie détruit une autre vertu, parce qu’elle enlève ce qui est juste
légalement, et elle paraît opposée à la sévérité. L’épikie n’est donc pas une
vertu.
Réponse à l’objection N°1 : L’épikie n’abandonne
pas le juste absolument, mais le juste que la loi détermine. Elle n’est pas non
plus opposée à la sévérité qui suit les paroles de la loi, quand il le faut.
Mais c’est un vice de les suivre, quand il ne le faut pas. D’où il est dit (in Cod. de leg. et
Const. princ., leg. 5)
: qu’il n’est pas douteux qu’il aille contre la loi, celui qui en suit les
paroles et qui va contre la volonté du législateur.
Objection N°2. Saint Augustin dit (Lib. de ver. relig., chap. 31) : Quoique les hommes soient juges
des lois temporelles, puisqu’ils les établissent, cependant une fois qu’elles
ont été établies et confirmées, il n’est pas permis au juge de les juger, mais
il doit les prendre pour règle. Or, l’épikie paraît juger la loi elle-même,
quand elle décide qu’on ne doit pas l’observer dans certain cas. Elle est donc
plutôt un vice qu’une vertu.
Réponse à l’objection N°2 : Il juge de la loi celui qui dit
qu’elle n’a pas été bien faite. Mais celui qui dit que les paroles de la loi ne
doivent pas être observées dans tel ou tel cas, ne juge pas de la loi ; mais il
juge d’une affaire particulière qui se présente.
Objection N°3. Il parait qu’il appartienne à l’épikie de
considérer l’intention du législateur, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 10). Or, il
n’appartient qu’au prince d’interpréter l’intention du législateur. C’est ce
qui fait dire à l’empereur (in Codic. de leg. et Const. princ., leg. 1)
: Entre l’équité et le droit il est nécessaire que nous ayons le droit
d’interprétation, et il faut qu’il n’y ait que nous qui le possède. L’acte de
l’épikie n’est donc pas permis et par conséquent ce n’est pas une vertu.
Réponse à l’objection N°3 : L’interprétation a lieu dans les
choses douteuses où il n’est pas permis de s’écarter des paroles de la loi,
sans que le prince ait prononcé ; mais pour les choses évidentes on n’a pas
besoin de l’interprétation, il faut l’exécution.
Mais c’est le contraire. Aristote en fait une vertu (Eth., loc.
cit.).
Conclusion L’épikie dirigeant les lois, selon que la raison de la
justice et l’utilité commune le demandent, on doit la
compter parmi les vertus.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 96, art. 6) en traitant des lois, les actes humains que les lois règlent
consistant dans des choses contingentes qui peuvent varier d’une infinité de
manières, il n’a pas été possible d’établir une règle légale qui ne fût
défectueuse dans aucun cas. Les législateurs considèrent ce qui arrive le plus
souvent, et d’après cela ils portent leur loi. Cependant l’observation de la
loi peut être, dans certains cas, contraire à l’égalité de la justice et au
bien commun que le législateur se propose. Ainsi la loi décide que l’on doit
rendre les dépôts, parce que c’est une chose juste ordinairement. Néanmoins il
arrive quelquefois que ce serait nuisible ; comme si un furieux qui a mis un
glaive en dépôt le redemandait au moment où il est en furie, ou bien si on
redemandait un dépôt pour combattre sa patrie. Dans ces circonstances et dans
d’autres semblables, c’est un mal de suivre la loi établie. Par conséquent, en
mettant de côté les paroles de la loi, c’est un bien de suivre ce que demande
la raison de la justice et l’utilité commune ; et c’est là le but de l’épikie,
à laquelle nous donnons le nom d’équité. Il est donc évident qu’elle est une
vertu.
Article 2 : L’épikie
est-elle une partie de la justice ?
Objection N°1. Il semble que
l’épikie ne soit pas une partie de la justice. Car, comme nous l’avons vu
(quest. 58, art. 7), il y a deux sortes de justice, l’une particulière et
l’autre légale. Or, l’épikie n’est pas une partie de la justice particulière,
parce qu’elle s’étend à toutes les vertus comme la justice légale. Elle n’est
pas non plus une partie de la justice légale, parce qu’elle opère en dehors de
ce que la loi a établi. Il semble par conséquent qu’elle ne soit pas une partie
de la justice.
Réponse à l’objection N°1 : L’épikie correspond proprement à
la justice légale ; elle est contenue sous elle d’une certaine manière, et
d’une autre manière elle la surpasse. Car si on appelle justice légale celle
qui obéit à la loi, soit par rapport aux paroles, soit par rapport à
l’intention du législateur, ce qui est préférable, alors l’épikie est la partie
la plus importante de la justice légale. Mais si on entend par justice légale
exclusivement, celle qui suit le texte de la loi, dans ce cas l’épikie n’en est
pas une partie, mais elle est une partie de la justice en général, que l’on
distingue par opposition à la justice légale, comme étant plus élevée (On
distingue dans le législateur deux sortes d’intention : l’une intrinsèque,
qui est exprimée par les paroles mêmes de la loi, et l’autre extrinsèque et
plus élevée, qui se rapporte au bien général. C’est à cette dernière que
l’épikie se rapporte.).
Objection N°2. Une vertu principale n’est pas considérée comme une
partie d’une vertu secondaire, puisque les vertus secondaires se rattachent aux
vertus cardinales ou principales, à titre de parties. Or, il semble que
l’épikie soit une vertu plus principale que la justice, comme le nom l’indique.
Car ce mot vient de έπί qui signifie au-dessus et de δίκαιον qui veut
dire juste. L’épikie n’est donc pas
une partie de la justice.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 10), l’épikie est
meilleure que la justice légale qui observe les paroles de la loi ; mais parce
qu’elle est elle-même une justice, elle ne vaut pas mieux que tout ce qui est
juste.
Objection N°3. Il semble que l’épikie soit la même chose que la
modestie. Car quand l’Apôtre dit (Philip.,
4, 5) : Que votre modestie soit connue de
tous les hommes, il y a dans le grec έπιεικεία.
Or, d’après Cicéron (De invent., liv. 2), la modestie est une
partie de la tempérance. L’épikie n’est donc pas une partie de la justice.
Réponse à l’objection N°3 : Il appartient à
l’épikie d’user d’une certaine modération, par exemple, à l’égard de
l’observance des paroles de la loi ; au lieu que la modestie, qui est une
partie de la tempérance, règle la vie extérieure de l’homme et le modère dans
sa démarche, dans son maintien, etc. Toutefois, il peut se faire que le mot
d’épikie désigne en grec, par analogie, toute espèce de modération.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 10) que l’épikie est une chose juste.
Conclusion L’épikie est contenue dans la justice, comme l’espèce
dans son genre, et elle est une règle supérieure des actes humains, puisque
c’est elle qui dirige la justice légale.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (quest. 48), une vertu a trois sortes de parties :
les parties subjectives, les parties intégrantes et les parties potentielles.
La partie subjective est celle dont le tout (Ce tout est un terme commun, et
ses parties sont tous les sujets compris dans son étendue.) se dit
essentiellement et qui est moins que lui ; ce qui a lieu de deux manières.
Car tantôt une chose se dit de plusieurs sous le même rapport, c’est ainsi que
l’animal se dit du cheval et du lion, et tantôt elle se dit d’après un ordre
d’antériorité et de postériorité ; c’est ainsi que l’être se dit de la
substance et de l’accident. L’épikie est donc une partie de la justice, en général,
parce qu’elle est une sorte de justice, comme le dit Aristote (loc. cit.). D’où il est évident qu’elle
est une partie subjective de la justice, et la justice se dit d’elle avant de
se dire de la justice légale, puisqu’elle doit diriger la justice légale
elle-même. Elle est donc en quelque sorte la règle supérieure des actes
humains.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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