Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 123 : De la force

 

Après avoir traité de la justice, nous devons nous occuper de la force. — Nous parlerons : 1° de la vertu même de la force ; 2° de ses parties ; 3° du don qui lui correspond ; 4° des préceptes qui la concernent. — A l’égard de la force il y a trois choses à considérer : 1° la force elle-même ; 2° son acte principal qui est le martyre ; 3° les vices qui lui sont opposés. — Sur le premier de ces trois points douze questions se présentent : 1° La force est-elle une vertu ? (D’après tous les articles que comprend cette question, on peut définir ainsi la force : une vertu qui règle les mouvements de l’âme à l’égard de tout ce qui inspire la crainte, surtout quand il s’agit de braver ou de repousser un danger de mort.) — 2° Est-elle une vertu spéciale ? — 3° N’a-t-elle pour objet que la crainte et l’audace ? — 4° N’a-t-elle pour objet que la crainte de la mort ? — 5° N’existe-t-elle qu’à la guerre ? — 6° Son acte principal est-il de soutenir l’adversité ? (Cet article a pour objet d’examiner s’il y a plus de force et de courage à rester ferme dans le péril qu’à l’assaillir ou à le braver. Toute l’argumentation repose sur l’opposition de ces doux mots : sustinere, aggredi.) — 7° Opère-t-elle pour son bien propre ? — 8° Se délecte-t-elle dans son acte ? (On peut voir, à l’occasion de cet article, l’hymne des martyrs : Sanctorum meritis inclyta gaudia, où tous les sentiments que le fort éprouve sont parfaitement exprimés (Brev. Rom.).) — 9° Consiste-t-elle principalement dans ce qui est imprévu ? — 10° Se sert-elle de la colère quand elle agit ? — 11° Est-elle une vertu cardinale ? — 12° Ce qu’elle est par rapport aux autres vertus de ce genre.

 

Article 1 : La force est-elle une vertu ?

 

Objection N°1. Il semble que la force ne soit pas une vertu. Car saint Paul dit (2 Cor., 12, 9) que la vertu trouve dans la faiblesse sa perfection. Or, la force est opposée à la faiblesse ; par conséquent elle n’est donc pas une vertu.

Réponse à l’objection N°1 : La vertu n’est pas perfectionnée par la faiblesse de l’âme, mais par l’infirmité de la chair, dont parlait l’Apôtre. Au contraire il appartient à la force de l’âme de supporter avec courage cette infirmité, ce qui appartient à la vertu de la patience ou de la force, et de reconnaître sa propre faiblesse, ce qui regarde la perfection qu’on désigne sous le nom de l’humilité.

 

Objection N°2. Si elle est une vertu, c’est une vertu théologale, ou intellectuelle, ou morale. Or, elle n’est pas du nombre des vertus théologales, ni des vertus intellectuelles, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a 2æ, quest. 57, art. 2, et quest. 62, art. 3). Elle ne paraît pas être non plus une vertu morale ; parce que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 7 et 8), il y en a qui sont courageux à cause de leur ignorance ou de leur expérience, tels que les soldats ; ce qui appartient plutôt à l’art qu’à la morale. Il y en a d’autres qui doivent leur courage aux passions qui les émeuvent ; ainsi il y en a qui sont braves, parce qu’ils craignent les menaces qu’on leur a faites ou le déshonneur, ou parce qu’ils sont excités par la tristesse, la colère et l’espérance. La vertu morale n’agissant pas par passion, mais par élection, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 55, art. 4), il s’ensuit que la force n’est pas une vertu.

Réponse à l’objection N°2 : Ceux qui produisent l’acte extérieur d’une vertu, sans avoir cette vertu, le font pour un autre motif que la vertu elle-même (D’après Aristote, les hommes qui ont un courage véritable n’agissent que par un sentiment d’honneur ; celui qui obéit à un autre motif n’est courageux qu’en apparence.). C’est pourquoi Aristote distingue (Eth., liv. 3, chap. 8) cinq sortes d’hommes que l’on appelle courageux par analogie, parce qu’ils exercent l’acte de la force sans avoir cette vertu. Ce qui arrive de trois manières : 1° parce qu’ils se portent vers ce qui est difficile, ce qui a lieu encore de trois façons. Car on le fait tantôt par ignorance, parce qu’on ne voit pas la grandeur du péril ; tantôt parce qu’on a bon espoir de surmonter le danger, parce qu’on sait par expérience qu’on en est souvent sorti victorieux ; tantôt on s’y expose parce qu’on a confiance dans sa science et dans son art. C’est ainsi que les soldats qui sont habiles dans le maniement des armes, ne regardent pas comme graves les périls de la guerre. Ils croient que par leur art ils sauront s’en défendre ; car, comme le dit Végèce (De re milit., liv. 1, chap. 1), personne ne craint de faire ce qu’il a confiance d’avoir bien appris. On fait un acte de force sans avoir cette vertu sous l’impulsion d’une passion, telle que la tristesse qu’on veut repousser ou telle que la colère. 3° Enfin on agit ainsi par élection (Par choix ou librement.), non dans le but d’arriver à une bonne fin, mais pour obtenir un avantage temporel, comme un honneur, un plaisir, ou de l’argent, ou pour éviter un désagrément, comme un blâme, une affliction ou une perte.

 

Objection N°3. La vertu humaine consiste surtout dans l’âme. Car elle est une bonne qualité de l’esprit, comme nous l’avons dit (ibid.). Or, la force paraît consister dans le corps ou du moins résulter de sa complexion. Il semble donc qu’elle ne soit pas une vertu.

Réponse à l’objection N°3 : La force de l’âme dont on fait une vertu est ainsi désignée par analogie avec la force du corps, comme nous l’avons dit (Réponse N°1). Il n’est d’ailleurs pas contraire à l’essence de la vertu que l’on ait naturellement de l’inclination pour elle par suite de la complexion du corps, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 63, art. 1).

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin (Lib. de moribus Eccles., chap. 15, 21 et 22) met la force au nombre des vertus.

 

Conclusion La force est une vertu qui maintient l’homme dans les limites de la raison, en repoussant ce qui pourrait empêcher de quelque manière l’usage de cette faculté ou les choses qui lui sont conformes.

Il faut répondre que, d’après Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6), la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, et ce qui rend aussi bonne son action. Par conséquent, la vertu humaine dont nous parlons est ce qui rend l’homme bon et ce qui rend bons ses actes. Or, le bien de l’homme consiste dans sa conformité avec la raison, d’après saint Denis (De div. nom., chap. 4). C’est pourquoi il appartient à la vertu humaine de rendre l’homme bon et de faire que ses actes soient conformes à la raison. C’est ce qui a lieu de trois manières : 1° selon que la raison est elle-même rectifiée, ce que produisent les vertus intellectuelles ; 2° selon que la droiture de la raison est maintenue dans les actions humaines, ce qui appartient à la justice ; 3° selon que les obstacles qui s’opposent à l’établissement de cette droiture sont détruits. Or, il y a deux choses qui empêchent la volonté humaine de suivre la droiture de la raison. La première, c’est qu’elle est attirée par la jouissance à d’autres choses que celles que la droiture de la raison requiert ; cet obstacle est détruit par la vertu de la tempérance. La seconde, c’est que la volonté est éloignée de faire ce que prescrit la raison, à cause de la difficulté qu’elle y trouve. Pour lever cet empêchement, il faut la force de l’âme par laquelle on résiste à ces difficultés, comme au moyen de la force corporelle l’homme surmonte et repousse tous les obstacles matériels. D’où il est évident que la force est une vertu, parce qu’elle fait agir l’homme conformément à la raison.

 

Article 2 : La force est-elle une vertu spéciale ?

 

Objection N°1. Il semble que la force ne soit pas une vertu spéciale. Car il est dit (Sag., 8, 7) que la sagesse enseigne la sobriété et la prudence, la justice et la vertu ; le mot vertu est pris là pour la force. Par conséquent, puisque le nom de virtus est commun à toutes les vertus, il semble que la force soit une vertu générale.

Réponse à l’objection N°1 : D’après Aristote (De cælo, liv. 1, text. 116), le mot de vertu se rapporte au dernier effort de la puissance. Or, on appelle naturelle la puissance d’après laquelle on peut résister à ce qui nuit, et celle qui est un principe d’action (Si la vertu est considérée comme principe d’action, dans ce cas, c’est un terme général qui convient à toutes les bonnes habitudes.), comme on le voit (Metaph., liv. 5, text. 47). C’est pourquoi cette acception étant la plus générale, le mot de vertu selon qu’il implique le dernier effort de cette puissance est un terme commun. Car la vertu prise en général n’est rien autre chose qu’une habitude par laquelle on peut bien agir. Mais selon qu’elle implique le dernier effort de la puissance prise dans le premier sens, qui est beaucoup plus spécial, on l’attribue à une vertu particulière qui est la force et à laquelle il appartient de résister fermement à toute espèce d’attaque.

 

Objection N°2. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap. 39) que la force est le fait d’une grande âme, puisqu’elle défend à elle seule les ornements de toutes les vertus, elle garde les jugements, et elle soutient une lutte acharnée contre tous les vices ; indomptable au travail, forte dans les dangers, austère contre les plaisirs, dure contre l’attrait des passions, elle met en fuite l’avarice, comme une tache honteuse qui effémine la vertu. Il poursuit de même son énumération à l’égard des autres vices. Or, tous ces caractères ne peuvent convenir à une vertu spéciale. La force n’est donc pas une vertu de ce genre.

Réponse à l’objection N°2 : Saint Ambroise prend la force dans un sens large, selon qu’elle implique de la fermeté d’âme relativement à toutes les attaques possibles. D’ailleurs en la considérant comme une vertu spéciale, ayant une matière déterminée, elle aide à résister aux assauts de tous les vices. Car celui qui peut soutenir avec fermeté le choc des choses qui sont les plus difficiles à braver est conséquemment propre à résister aux autres qui sont plus faciles.

 

Objection N°3. Le mot de force (fortitudo) paraît venir du mot fermeté (firmitas). Or, il appartient à toute vertu d’être ferme, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 4). La force est donc une vertu générale.

Réponse à l’objection N°3 : Cette objection repose sur la force entendue dans le premier sens.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire la compte au nombre des autres vertus (Mor., lib. 22, chap. 1).

 

Conclusion La force, considérée comme une certaine fermeté d’âme, est une vertu générale ou plutôt elle est la condition de toutes les vertus ; mais selon qu’elle fortifie l’esprit contre l’étendue et la grandeur du danger, elle est une vertu spéciale.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 61, art. 3 et 4), le mot de force peut s’entendre de deux manières : 1° selon qu’il implique absolument une certaine fermeté d’âme. En ce sens, c’est une vertu générale ou plutôt c’est la condition de toute vertu ; parce que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, loc. cit.), la vertu demande qu’on agisse d’une manière ferme et immuable. 2° On peut considérer la force selon qu’elle implique seulement la fermeté nécessaire pour supporter et repousser les choses qu’il est le plus difficile de braver, c’est-à-dire les graves dangers (Le danger le plus grave étant celui qui menace notre existence, c’est ce danger qui est l’objet de la force.). C’est ce qui fait dire à Cicéron (Rhet., liv. 2 de invent.) que la force consiste à braver les périls et à supporter les travaux. Elle est donc une vertu spéciale, puisqu’elle a une matière déterminée.

 

Article 3 : La force a-t-elle pour objet la crainte et l’audace ?

 

Objection N°1. Il semble que la force n’ait pas pour objet la crainte et l’audace. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 7, chap. 8) : La force des justes consiste à vaincre la chair, à aller contre leurs propres plaisirs et à éteindre les jouissances de la vie présente. La force paraît donc avoir plutôt pour objet les délectations que la crainte et l’audace.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Grégoire parle en cet endroit de la force des justes selon qu’elle se rapporte en général à toute vertu. C’est pourquoi il parle d’abord de ce qui regarde la tempérance, comme on l’avoue, puis il ajoute quelque chose qui concerne la force proprement dite, selon qu’elle est une vertu spéciale, en disant : qu’elle aime les peines de ce monde pour obtenir les récompenses éternelles.

 

Objection N°2. Cicéron dit (Rhet., liv. 2 de invent.) qu’il appartient à la force de braver les périls et de supporter les fatigues. Or, ceci ne paraît pas se rapporter à la passion de la crainte ou de l’audace, mais plutôt aux actions de l’homme qui sont pénibles, ou aux choses extérieures qui sont dangereuses. La force n’a donc pas pour objet la crainte et l’audace.

Réponse à l’objection N°2 : Les choses dangereuses et les opérations pénibles n’éloignent la volonté de la voie de la raison qu’autant qu’on les redoute. C’est pourquoi il faut que la force ait immédiatement pour objet la crainte et l’audace, et médiatement les périls et les peines, comme les objets de ces passions.

 

Objection N°3. Il n’y a pas que l’audace qui soit opposée à la crainte, mais il y a encore l’espérance, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 45, art. 1, Réponse N°2) en traitant des passions. La force ne doit donc pas plus avoir pour objet l’audace que l’espérance.

Réponse à l’objection N°3 : L’espérance est opposée à la crainte relativement à l’objet, parce que l’espérance a pour objet le bien, au lieu que la crainte a pour objet le mal. Mais l’audace se rapporte au même objet que la crainte ; elle lui est contraire parce qu’elle la brave au lieu de la fuir, ainsi que nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 45, art. 1). Et comme la force a proprement pour objet les maux temporels qui éloignent de la vertu, ainsi qu’on le voit par la définition qu’en donne Cicéron (Objection N°2), il s’ensuit que cette vertu a pour objet propre la crainte et l’audace, mais non l’espérance, sinon en tant qu’elle est unie à l’audace, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 45, art. 2).

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 7, et liv. 3, chap. 9) que la force a pour objet la crainte et l’audace.

 

Conclusion La vertu de la force a pour objet la crainte et l’audace, car elle comprime la crainte et modère l’audace.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), il appartient à la vertu de la force d’écarter ce qui empêche la volonté de suivre la raison. La crainte nous porte à nous éloigner de ce qui est difficile, parce qu’elle implique un mouvement d’éloignement à l’égard du mal qui présente une difficulté, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 42, art. 3 et 5) en traitant des passions. C’est pourquoi la force a principalement pour objet la crainte des difficultés qui peuvent empêcher la volonté de suivre la raison. Or, il faut non seulement résister avec fermeté à ces difficultés en comprimant la crainte, mais il faut encore les attaquer avec modération, quand il est nécessaire de les détruire pour s’assurer la sécurité à l’avenir, ce qui paraît être le fait de l’audace. C’est pour ce motif que la force a pour objet la crainte et l’audace, parce qu’elle comprime la crainte et modère l’audace.

 

Article 4 : La force n’a-t-elle pour objet que les dangers de mort ?

 

Objection N°1. Il semble que la force n’ait pas seulement pour objet le péril de la mort. Car saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccles., chap. 15) que la force est l’amour qui supporte tout facilement pour l’objet aimé. Et ailleurs (in 6 Music.) il dit que la force est une affection qui ne craint ni la mort, ni aucune adversité. Par conséquent, elle n’a pas seulement pour objet le danger de mort, mais encore tous les autres malheurs.

Réponse à l’objection N°1 : La force nous apprend à bien supporter toutes les adversités. Toutefois on ne considère pas comme fort absolument celui qui supporte quelques malheurs, mais on ne donne ce nom qu’à celui qui supporte bien les plus grands maux. Les autres font seulement dire qu’on est fort sous certain rapport.

 

Objection N°2. Il faut que toutes les passions de l’âme soient ramenées à un milieu par une vertu. Or, il n’y a pas lieu de supposer une vertu qui ramène à leur milieu les autres craintes. Par conséquent la force a pour objet, non seulement la crainte de la mort, mais encore les autres craintes.

Réponse à l’objection N°2 : Parce que la crainte naît de l’amour toute vertu qui règle l’amour de certains biens doit conséquemment régler la crainte des maux contraires. Ainsi la libéralité qui modère l’amour de l’argent, modère conséquemment la crainte de le perdre. Il en est de même pour la tempérance et les autres vertus. Or, il est naturel d’aimer sa propre vie. C’est pourquoi il a fallu qu’il y eût une vertu spéciale pour modérer la crainte de la mort.

 

Objection N°3. Aucune vertu ne consiste dans un extrême. Or, la crainte de la mort est extrême, parce qu’elle est la plus grande des craintes, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 6). La vertu de la force n’a donc pas pour objet la crainte de la mort.

Réponse à l’objection N°3 : Dans les vertus ce qu’il y a d’extrême se considère comme dépassant les limites de la droite raison. C’est pourquoi si l’on affronte de grands périls et qu’on le fasse conformément à la raison, il n’y a en cela rien de contraire à la vertu (Car il n’y a, à proprement parler, rien d’extrême, puisque dans cette hypothèse on se renferme dans les limites de la raison.).

 

Mais c’est le contraire. Andronic dit que la force est une vertu de l’irascible qui ne se laisse pas abattre facilement par la crainte de la mort.

 

Conclusion La force a pour objet la crainte de la mort, parce que de tous les maux corporels elle est le plus terrible.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), il appartient à la vertu de la force d’empêcher la volonté humaine de s’écarter du bien de la raison par crainte d’un mal corporel. Or, il faut maintenir fermement le bien de la raison contre toute espèce de mal (Toute la morale repose sur cette prééminence de l’âme sur le corps.), parce qu’aucun bien corporel n’est équivalent à celui-là. C’est pourquoi il est nécessaire qu’on appelle force d’âme l’énergie qui maintient fermement dans le bien rationnel la volonté humaine, malgré les maux les plus grands ; parce que celui qui résiste aux maux les plus grands résiste conséquemment aux maux qui sont moindres, mais non réciproquement. Et il est de l’essence de la vertu qu’elle se rapporte à ce qui est le dernier effort de la puissance. Or, de tous les maux corporels le plus terrible est la mort qui enlève tous les biens corporels. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de mor. Eccles., chap. 22) que de peur que le lien du corps ne se relâche et ne s’affaiblisse, Dieu frappe l’âme de la crainte du travail et de la douleur, et de peur qu’il ne se rompe et qu’il ne soit détruit, il la frappe de la crainte de la mort. C’est pour ce motif que la force a pour objet la crainte qu’inspirent les dangers de mort.

 

Article 5 : La force consiste-t-elle, à proprement parler, dans les dangers de mort qu’on court à la guerre ?

 

Objection N°1. Il semble que la force n’ait pas pour objet propre les dangers de mort que l’on court à la guerre. Car on loue les martyrs principalement pour leur force et cependant on ne loue pas leurs exploits militaires. La force n’a donc pas pour objet propre les périls de mort que l’on court à la guerre.

Réponse à l’objection N°1 : Les martyrs supportent pour le souverain bien, qui est Dieu, les attaques dont ils sont personnellement l’objet. C’est pourquoi on loue principalement leur force. Elle n’est pas d’ailleurs d’un autre genre que celle qui se rapporte aux exploits militaires ; c’est pourquoi il est dit : qu’ils se sont montrés forts dans le combat (Ces paroles sont de saint Paul (Héb., chap. 11).).

 

Objection N°2. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap. 35) que la force comprend les choses guerrières et les choses domestiques. Cicéron fait aussi remarquer (De offic., liv. 1) que la multitude met dans son estime les exploits militaires au-dessus des vertus civiques ; mais que c’est un préjugé qu’il faut détruire. Si nous voulons, dit-il, apprécier les choses avec impartialité, nous reconnaîtrons qu’il y a beaucoup d’actions civiles qui ont eu plus de grandeur et d’éclat que des actions guerrières. Or, la plus grande force ayant pour objet les plus grandes choses, il s’ensuit que cette vertu n’a pas pour objet propre la mort qu’on trouve dans les combats.

Réponse à l’objection N°2 : Les affaires domestiques ou civiles se distinguent des affaires militaires, en ce que celles-ci appartiennent à la guerre générale. Cependant dans les affaires domestiques ou civiles on peut courir des dangers de mort par suite de certaines attaques qui sont des guerres particulières. Par conséquent la force proprement dite peut avoir aussi pour objet ces périls.

 

Objection N°3. Les guerres ont pour but de conserver la paix temporelle de l’Etat. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 19, chap. 12) qu’on ne fait la guerre que pour avoir la paix. Or, pour la paix temporelle de l’Etat, il ne semble pas qu’on doive s’exposer au péril de la mort ; puisque cette paix est l’occasion d’une foule de crimes honteux. Il semble donc que la vertu n’ait pas pour objet les dangers de mort que l’on court à la guerre.

Réponse à l’objection N°3 : La paix de l’Etat est bonne en elle-même ; et elle ne devient pas mauvaise, parce qu’il y en a qui en font mauvais usage (L’abus d’une chose n’est qu’un fait accidentel qui ne peut vicier la chose elle-même.), car il y en a beaucoup d’autres qui s’en servent pour le bien. Elle empêche les homicides, les sacrilèges qui sont des maux beaucoup plus graves que ceux qu’elle occasionne et qui se rapportent principalement aux vices charnels.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 6) que la force a principalement pour objet la mort à laquelle on est exposé sur le champ de bataille.

 

Conclusion La force a pour objet principalement les dangers de mort, non seulement ceux dont on est menacé dans une guerre générale, mais encore dans les combats particuliers.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la force affermit l’esprit de l’homme contre les plus grands périls qui sont les périls de mort. Mais parce qu’elle est une vertu et qu’il est de l’essence de la vertu de tendre toujours vers le bien, il s’ensuit que l’homme ne se laisse pas arrêter par un danger de mort quand il y a du bien à faire. Les dangers de cette nature qui viennent de la maladie, ou d’une tempête sur mer, ou de l’attaque des brigands ou de toute autre cause semblable, ne paraissent pas menacer directement quelqu’un parce qu’il cherche à faire du bien. Au contraire les dangers que l’on court à la guerre menacent directement l’homme à cause du bien qu’il fait, c’est-à-dire parce qu’il défend le bien général par une guerre juste. Or, on peut distinguer deux sortes de guerre qui sont justes. Il y a la guerre générale, comme quand on combat en bataille rangée, et la guerre particulière (C’est de cette guerre qu’il est dit (Ps. 55, 3) : Il y en a beaucoup qui me font la guerre ; (Is., 41, 12) : Ceux qui te faisaient la guerre seront comme s’ils n’étaient pas, et disparaîtront ; (Jér., 1, 19) : Ils combattront contre toi, mais ils n’auront pas l’avantage.), par exemple quand un juge ou un simple citoyen ne s’écarte pas de la justice par crainte du glaive qui le menace ou de tout autre péril, bien que ses jours soient en danger. Il appartient donc à la force d’affermir l’âme non seulement contre les dangers de mort qu’on court dans une guerre générale, mais encore contre ceux qu’on court dans une attaque particulière, ce que l’on peut désigner sous le nom commun de guerre (le mot de guerre désigne ici toute lutte qu’on soutient au péril de sa vie dans l’intérêt de la justice et de la vérité.). En ce sens on doit accorder que la force a pour objet propre les dangers de mort que l’on court à la guerre. — L’homme fort sait aussi supporter les dangers d’une autre mort quelle qu’elle soit ; surtout quand il peut braver ces dangers pour la vertu ; comme quand on n’hésite pas à soigner un ami malade, malgré la crainte de la contagion mortelle de son mal, ou quand la crainte d’un naufrage ou des brigands n’empêche pas de se mettre en route dans l’intérêt d’une bonne œuvre.

 

Article 6 : L’acte principal de la force consiste-t-il à rester ferme dans le péril ?

 

Objection N°1. Il semble que l’acte principal de la force ne consiste pas à rester ferme dans le péril. Car la vertu a pour objet ce qui est difficile et bon, comme on le voit (Eth., liv. 2, chap. 3). Or, il est plus difficile d’attaquer que de soutenir l’attaque. Ce dernier acte n’est donc pas l’acte principal de la force.

Réponse à l’objection N°1 : La résistance est plus difficile que l’attaque pour trois raisons : 1° Parce que la résistance s’oppose à une attaque plus vive ; car celui qui est agresseur attaque, comme étant le plus fort. Or, il est plus difficile de combattre contre quelqu’un qui est plus fort que soi que contre quelqu’un qui l’est moins. 2° Parce que celui qui résiste sent déjà le péril qui le menace ; au lieu que celui qui attaque le considère comme à venir. Il est plus difficile de n’être pas ému par ce qui est présent que par ce qui doit arriver. 3° Parce que la résistance implique une prolongation de temps, au lieu que l’attaque peut être l’effet d’un mouvement subit. Et il est plus difficile de rester longtemps immobile que de se porter subitement vers une chose ardue. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 3, chap. 8) qu’il y en a qui sont triomphants avant le danger, mais qui prennent la fuite aussitôt qu’il est arrivé ; au lieu que les hommes forts font le contraire.

 

Objection N°2. Il semble qu’il faille plus de puissance pour agir sur un autre que pour ne pas se laisser modifier par lui. Or, attaquer c’est agir sur un autre, tandis que supporter l’attaque, c’est rester immuable. Par conséquent, puisque la force désigne la perfection de la puissance, il semble qu’il appartienne plus à la force d’attaquer que de résister.

Réponse à l’objection N°2 : La résistance implique à la vérité une passion du corps, mais aussi un acte de l’âme qui s’attache très fortement au bien ; d’où il suit qu’elle ne cède pas à la passion corporelle qui la presse. Or, la vertu se considère plutôt à l’égard de l’âme qu’à l’égard du corps.

 

Objection N°3. Un contraire est plus éloigné de l’autre que sa simple négation. Or, celui qui résiste montre seulement qu’il n’a pas de crainte, tandis que celui qui attaque fait un mouvement contraire à celui qui craint, puisqu’il poursuit. Il semble donc que la force éloignant surtout l’esprit de la crainte, il lui appartienne plutôt d’attaquer que de résister.

Réponse à l’objection N°3 : Celui qui résiste ne craint pas, quoique la cause de la crainte soit présente ; au lieu que pour celui qui attaque la cause du danger est à venir (il est par conséquent plus facile de ne pas se laisser impressionner par elle.).

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 9) que c’est principalement en supportant avec fermeté la douleur qu’on mérite le nom de courageux.

 

Conclusion Supporter, c’est-à-dire se tenir immuable dans le danger, c’est plutôt l’acte de la force que d’affronter le danger même.

Il faut répondre que, comme nous l’avons vu (art. 3), Aristote dit (Eth., liv. 3, loc. cit.) que la force a plutôt pour objet de réprimer la crainte que de modérer l’audace. Car il est plus difficile de réprimer la crainte que de modérer l’audace, parce que le danger qui est l’objet de l’audace et de la crainte est par lui-même de nature à réprimer l’audace, tandis qu’il ne fait qu’augmenter la crainte. Or, il appartient à la force d’attaquer selon qu’elle règle l’audace ; au lieu que la résistance qu’elle oppose résulte de la compression de la crainte. C’est pourquoi l’acte principal de la force, c’est de résister, c’est-à-dire de rester immobile dans le danger plutôt que d’attaquer.

 

Article 7 : L’homme fort agit-il pour le bien de sa propre habitude ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme fort n’agisse pas pour le bien de sa propre habitude. Car dans la pratique, quoique la fin soit la première dans l’intention, elle est cependant la dernière dans l’exécution. Or, l’acte de la force dans l’exécution est postérieur à l’habitude même de cette vertu. Il ne peut donc pas se faire que l’homme fort agisse pour le bien de sa propre habitude.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 13, chap. 8) : A l’égard des vertus que nous aimons pour la béatitude seule, il y en a qui osent nous engager à ne pas aimer la béatitude, en nous disant de les aimer pour elles-mêmes. Si nous le faisions, nous cesserions de les aimer elles-mêmes, du moment que nous n’aimerions plus la béatitude qui est la seule cause pour laquelle nous les aimons. Or, la force est une vertu. L’acte de la force ne doit donc pas se rapporter à la force elle-même, mais à la béatitude.

 

Objection N°3. D’après saint Augustin (Lib. de mor. Eccles., chap. 15) la force est l’amour qui supporte tout facilement à cause de Dieu. Or, Dieu n’est pas l’habitude de la force, mais il est quelque chose de mieux, parce qu’il faut que la fin vaille mieux que les moyens. L’homme fort n’agit pas donc pour le bien de sa propre habitude.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 7) que la force est pour l’homme fort une chose honorable et bonne. Or, telle est la fin de ses actions.

 

Conclusion Le fort agit pour le bien de son habitude, comme pour sa fin prochaine, c’est-à-dire qu’il exprime dans ses actes la ressemblance de son habitude, quoique d’ailleurs il agisse pour la béatitude et pour l’amour de Dieu, comme pour sa fin dernière.

Il faut répondre qu’il y a deux sortes de fin, la fin prochaine et la fin dernière. La fin prochaine de chaque agent consiste à communiquer à un autre la ressemblance de sa forme. Ainsi la fin du feu qui échauffe c’est de transmettre à celui qui le subit quelque chose de semblable à sa chaleur ; la fin de celui qui fait un édifice, c’est d’imprimer à la matière la ressemblance de son art. Tout le bien qui résulte de là et qu’on a eu en vue peut être appelé la fin éloignée de l’agent (Ainsi l’architecte qui construit une maison a pour fin éloignée d’abriter ceux qui l’habiteront et de les protéger contre l’intempérie des saisons.). Mais, comme dans les travaux qu’on exécute la matière extérieure est disposée par l’art, de même dans la pratique les actes humains sont disposés par la prudence. On doit donc dire que le fort a pour fin prochaine d’exprimer la ressemblance de son habitude dans ses actes (C’est ce qui arrive quand il brave comme il faut et quand il faut, les plus grands périls pour faire le bien.) ; car il se propose d’agir conformément à son habitude ; et il a pour fin éloignée la béatitude ou Dieu.

La réponse aux objections est par là même évidente. Car la première supposait que la fin que le fort se proposait était l’essence même de l’habitude, au lieu qu’elle en est seulement la ressemblance qu’il exprime dans son acte, comme nous l’avons dit. Les deux autres s’appuient sur la fin dernière.

 

Article 8 : Le fort se délecte-t-il dans son acte ?

 

Objection N°1. Il semble que le fort se délecte dans son acte. Car la délectation est une opération naturelle de l’esprit qui n’est pas entravée, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 4, 6 et 8). Or, l’opération du fort provient de l’habitude qui agit à la manière de la nature. Par conséquent il trouve du plaisir dans son acte.

Réponse à l’objection N°1 : La violence de l’acte ou de la passion d’une puissance empêche une autre puissance d’agir. C’est pourquoi le sentiment de la douleur empêche l’âme du fort de ressentir du plaisir dans sa propre opération (Saint Augustin rend admirablement cette opposition de la douleur physique avec la joie spirituelle (De mor. Eccles., chap. 22).).

 

Objection N°2. Sur ces paroles de saint Paul (Gal., chap. 5) : Le fruit de l’esprit est la charité, la joie et la paix, saint Ambroise dit que les œuvres des vertus sont appelées des fruits, parce qu’elles remplissent l’âme d’une joie sainte et pure. Or, le fort fait des actes de vertu. Il se délecte donc dans son acte.

Réponse à l’objection N°2 : Les actions vertueuses sont agréables, surtout à cause de leur fin ; elles peuvent être tristes dans leur nature, et c’est principalement ce qui à lieu à l’égard de la force. C’est pour ce motif qu’Aristote observe (Eth., liv. 3, chap. 9) que dans toutes les vertus les actes ne sont accompagnés de plaisir qu’autant qu’on en considère la fin.

 

Objection N°3. Ce qui est plus faible est vaincu par ce qu’il y a de plus fort. Or, le fort aime plus le bien de la vertu que son propre corps qu’il expose à la mort. La délectation que lui procure le bien de la vertu anéantit donc la douleur corporelle, et par conséquent il fait tout avec plaisir.

Réponse à l’objection N°3 : Dans l’homme fort la joie de la vertu l’emporte sur la tristesse spirituelle. Mais parce que la douleur corporelle est plus sensible, et que les perceptions sensitives sont celles qui se manifestent le plus dans l’homme, il s’ensuit que la grandeur des souffrances physiques fait disparaître en quelque sorte la joie de l’esprit, qui a pour objet la fin de la vertu.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 9) que le fort paraît ne trouver aucune jouissance dans son acte.

 

Conclusion Le fort goûte des joies spirituelles d’un côté lorsqu’il considère son acte et sa fin, mais d’un autre côté il éprouve de la douleur et de la tristesse par suite des chagrins et des peines qu’il est obligé de supporter.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 31, art. 3 à 5) en traitant des passions, il y a deux sortes de délectation : l’une corporelle, qui résulte des impressions du corps ; l’autre spirituelle, qui est produite par les perceptions de l’âme. Celle-ci est l’effet propre des actions vertueuses, parce qu’on considère en elles le bien de la raison. Or, l’acte principal de la force consiste à supporter des choses qui sont pénibles au point de vue même de la pensée, telles que la perte de la vie corporelle que l’homme vertueux aime, non seulement comme un bien naturel, mais encore comme une chose nécessaire aux actes de vertu et à ce qui les concerne. Il consiste aussi à supporter des souffrances corporelles, comme les blessures ou les coups. C’est pourquoi le fort a, d’un côté, de quoi se délecter spirituellement, en considérant l’acte même de la vertu qu’il pratique et sa fin ; de l’autre, il a aussi de quoi gémir spirituellement et corporellement, quand il considère la perte de sa propre vie. C’est ce qui faisait dire à Eléazar (2 Mach., 6, 30) : Je souffre d’horribles douleurs dans mon corps, mais dans mon âme j’ai de la joie à les souffrir pour votre crainte. — La douleur sensible du corps empêche d’éprouver la joie spirituelle de la vertu, à moins que l’abondance de la grâce de Dieu n’élève l’âme vers les choses divines dans lesquelles elle se délecte plus fortement que les peines matérielles ne l’affectent. C’est ainsi que le B. Tiburce (Cette légende se trouve dans l’office de saint Tiburce : Prunæ enim mihi flores videntur (Brev. rom., 11 august.).), quand il marchait les pieds nus sur des charbons ardents, disait qu’il lui semblait marcher sur des fleurs. La vertu de la force empêche que la raison ne soit absorbée par les douleurs corporelles, et la joie qu’elle produit surpasse la tristesse de l’âme en tant que l’homme préfère le bien de la vertu à la vie corporelle et à tout ce qui lui appartient. C’est pourquoi Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 9, et liv. 2, chap. 3) qu’on ne demande pas du fort qu’il éprouve une joie sensible, mais il suffit qu’il ne s’attriste pas.

 

Article 9 : La force consiste-t-elle surtout dans ce qui est soudain et imprévu ?

 

Objection N°1. Il semble que la force ne consiste pas surtout dans ce qui arrive subitement. Car une chose paraît être soudaine quand elle arrive sans qu’on y pense. Or, Cicéron dit (Rhet., liv. 2 de invent.) que la force affronte les périls et supporte les fatigues, après les avoir considérés. Elle ne consiste donc pas principalement dans ce qui est imprévu.

 

Objection N°2. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap. 38) : Il appartient à l’homme fort de ne pas dissimuler quand quelque chose le menace, mais d’aller au-devant, d’y réfléchir en lui-même, et de prévenir, par la prévoyance de la pensée, ce qui doit arriver, afin qu’il ne dise pas par la suite : Je suis tombé dans ce malheur, parce que je ne pensais pas qu’il pouvait arriver. Or, dès qu’une chose est soudaine, il n’y a pas lieu d’y pourvoir à l’avance. Par conséquent l’action de la force n’a pas pour objet ce qui est instantané.

 

Objection N°3. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 8) que le fort a bon espoir. Or, l’espérance attend une chose à venir, ce qui répugne à ce qui est soudain. L’opération de la force n’a donc pas ces choses pour objet.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 8) que la force se manifeste surtout dans les grands dangers, quand ils sont subits et imprévus.

 

Conclusion La force, à l’égard de ce qui consiste dans l’élection, n’a pas pour objet ce qui est subit et imprévu, quoique ces choses manifestent mieux l’habitude de cette vertu, selon qu’elle est établie fortement dans l’âme.

Il faut répondre que dans l’opération de la force il y a deux choses à considérer. L’une regarde la détermination qu’elle prend. A ce point de vue, la, force n’a pas pour objet ce qui est soudain ; car le fort a soin de réfléchir à l’avance aux périls qu’il peut courir pour pouvoir leur résister ou les supporter plus facilement ; parce que, selon la pensée de saint Grégoire (Hom. 25 in Ev.), les traits que l’on prévoit frappent moins, et nous supportons plus facilement les maux de ce monde, si nous savons nous en garantir par le bouclier de la prévision. — La seconde considération à faire regarde sa manifestation. Sous ce rapport, la force se montre principalement dans les circonstances imprévues. Car, d’après Aristote (Eth., liv. 3, chap. 8), c’est principalement dans les périls qui sont subits que l’habitude de la force se manifeste ; parce qu’alors elle agit comme une seconde nature. C’est pourquoi, si quelqu’un, sans préméditation, fait un acte de vertu, lorsque la nécessité le pousse par suite d’un péril imprévu, il montre par là même que l’habitude de la force est profondément établie dans son âme. Au contraire, celui qui n’a pas l’habitude de cette vertu peut, par de longues réflexions, disposer son esprit à affronter ces périls, mais il ne les brave pas subitement. D’ailleurs le fort use lui-même de cette préparation éloignée quand il en a le temps (Parce que le meilleur moyen pour s’aguerrir contre un danger et pour le braver c’est de méditer à l’avance les moyens par lesquels on peut le vaincre. Les Romains devinrent braves en faisant de l’art de la guerre l’objet de leurs méditations continuelles, selon l’expression de Végèce.).

La réponse aux objections est par là même évidente.

 

Article 10 : Le fort fait-il usage de la colère dans ses actions ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme fort ne fasse pas usage de la colère, quand il agit. Car on ne doit pas prendre pour l’instrument de son action ce dont on ne peut se servir librement. Or, l’homme ne peut se servir ainsi de la colère ; il n’a pas le pouvoir de l’exciter quand il veut et de la calmer quand il lui plaît, puisque, selon l’observation d’Aristote dans son livre sur la Mémoire (chap. 2), quand une passion corporelle est mise en mouvement, elle ne s’apaise pas aussitôt qu’on le veut. L’homme fort ne doit donc pas employer la colère pour agir.

Réponse à l’objection N°1 : La colère qui est réglée par la raison se trouve soumise à son empire. D’où il suit que l’homme s’en sert à volonté ; mais il n’en est pas de même de la colère immodérée.

 

Objection N°2. Celui qui se suffit par lui-même pour faire une chose ne doit pas appeler à son secours quelque chose de plus infirme et déplus imparfait. Or, la raison suffit par elle-même pour exécuter l’œuvre de la force dont la colère est incapable. C’est ce qui fait dire à Sénèque (De ira, liv. 1, chap. 16) : La raison suffit par elle-même non seulement pour prévoir ce qu’il faut faire, mais encore pour l’exécuter. Qu’y a-t-il de plus insensé pour elle que de demander du secours à la colère ? Ce qui est stable s’aide-t-il de ce qui est incertain ? ce qui est fidèle, de ce qui est perfide ? ce qui est sain de ce qui est malade ? La force ne doit donc pas employer la colère.

Réponse à l’objection N°2 : La raison n’emploie pas la colère pour agir, comme si elle en recevait du secours, mais elle l’emploie parce qu’elle se sert de l’appétit sensitif comme d’un instrument, aussi bien que des membres du corps. Il ne répugne pas que l’instrument soit plus imparfait que l’agent principal, comme le marteau est plus imparfait que l’ouvrier. Sénèque était de l’école des stoïciens (Sénèque prétend bien n’être d’aucune école, mais le caractère général de sa philosophie le range avec raison parmi les stoïciens. Voyez au sujet de ce stoïcisme le beau travail de M. Franz de Champagny sur les Césars.), et c’est contre Aristote directement qu’il parle dans le passage cité.

 

Objection N°3. Comme il y en a que la colère excite à faire de plus grands actes de courage, de même il y en a qui y sont également portés par le chagrin ou la convoitise. D’où Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 8) que les bêtes sont portées par la tristesse ou la douleur à braver les dangers, et que les adultères deviennent très audacieux quand la concupiscence les enflamme. Or, la force n’emploie pour agir ni la douleur, ni la concupiscence. On ne doit donc pas, pour la même raison, l’unir à la colère.

Réponse à l’objection N°3 : La force, comme nous l’avons dit (art. 6), produisant deux actes, supporter et attaquer, elle n’a pas recours à la colère pour le premier, parce que la raison seule suffit par elle-même pour le produire. Mais quand il faut attaquer, elle emploie la colère plutôt que les autres passions, parce qu’il appartient à la colère d’assaillir celui dont elle croit avoir à se plaindre. Par conséquent elle coopère directement avec la force pour ce qui est de l’attaque. Au contraire, la tristesse succombe par sa propre nature sous celui qui lui nuit. C’est seulement par accident qu’elle aide à l’attaque, soit parce qu’elle est cause de la colère, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 47, art. 3), soit parce qu’on s’expose au péril pour la fuir (On ne craint pas de s’exposer à de grands périls pour être délivré de la douleur dont la tristesse est la cause.). De même la concupiscence tend par sa propre nature au bien qui délecte, ce qui est par soi-même, en opposition avec l’agression des dangers. Cependant, par accident, elle aide quelquefois à l’attaque, quand on veut se jeter dans des périls plutôt que de se priver de ce qui est agréable. C’est pourquoi Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 8) que parmi les différentes espèces de courage qu’inspirent les passions, le plus naturel est sans doute celui qu’excite la colère ; mais, pour être véritable, il faut qu’il soit l’effet d’un choix, d’une préférence, et qu’il ait pour but une fin légitime.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (loc. cit.) que ceux qui sont forts agissent par colère.

 

Conclusion Le fort emploie pour produire un acte de force, non pas toute espèce de colère, mais celle qui est réglée par la raison.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 24, art. 2) à l’égard de la colère et de toutes les autres passions, les péripatéticiens et les stoïciens (La discussion de ces deux systèmes a été très approfondie (1a 2æ, quest. 24, art. 2).) ont été d’un sentiment différent. Car les stoïciens bannissaient de l’âme du sage ou de l’homme vertueux la colère et toutes les autres passions ; au lieu que les péripatéticiens, dont Aristote fut le chef, attribuaient aux hommes vertueux la colère et les autres passions de l’âme, mais ils voulaient qu’elles fussent réglées par la raison. Peut-être ces philosophes différaient-ils moins au fond que dans leur manière de s’exprimer. Car les péripatéticiens donnaient le nom de passions à tous les mouvements de l’appétit sensitif, quels qu’ils fussent, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 24, art. 2). Et parce que l’appétit sensitif est mû par l’empire de la raison, pour qu’il coopère plus promptement à l’action, ils supposaient que la colère et les autres passions devaient se trouver dans les hommes vertueux, mais réglées conformément à l’ordre de la raison. Les stoïciens, au contraire, donnaient le nom de passions aux affections immodérées de l’appétit sensitif, et par conséquent ils les appelaient des maladies de l’âme. C’est pourquoi ils les séparaient absolument de la vertu. Ainsi donc le fort emploie la colère modérée pour produire son action, mais il ne se sert pas de celle qui est immodérée (Le fort ne peut faire usage de cette dernière espèce de colère, parce qu’il cesserait d’être vertueux.).

 

Article 11 : La force est-elle une vertu cardinale ?

 

Objection N°1. Il semble que la force ne soit pas une vertu cardinale. Car la colère, comme nous l’avons dit (art. préc.), a la plus grande affinité avec la force. Or, la colère n’est pas une passion principale, ni l’audace qui appartient aussi à la force. On ne doit donc pas faire de la force une vertu cardinale.

Réponse à l’objection N°1 : L’audace et la colère ne coopèrent pas avec la force pour la production de son acte qui consiste à supporter (Supporter est son acte principal, et elle n’a pas besoin de s’unir avec la colère pour le produire ; attaquer est son acte secondaire à l’égard duquel elle se sert de cette passion à titre d’instrument.), et qui manifeste avec le plus d’éclat sa fermeté ; car c’est par cet acte que le fort comprime la crainte qui est une passion principale, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 25, art. 4).

 

Objection N°2. La vertu se rapporte au bien. Or, la force ne se rapporte pas au bien directement, mais elle se rapporte plutôt au mal ; c’est-à-dire qu’elle a pour but de supporter les périls et les fatigues, comme le dit Cicéron (De invent., liv. 2). Elle n’est donc pas une vertu cardinale.

Réponse à l’objection N°2 : La vertu a pour but le bien de la raison qu’il faut conserver contre les attaques des méchants. Ainsi la force se rapporte aux maux corporels, comme aux choses contraires auxquelles elle résiste ; et elle se rapporte au bien de la raison, comme à la fin qu’elle se propose de conserver.

 

Objection N°3. La vertu cardinale a pour objet les choses sur lesquelles roule principalement la vie humaine, comme une porte sur ses gonds. Or, la force a pour objet les dangers de mort qui se présentent rarement dans le cours de la vie. On ne doit donc pas la considérer comme une vertu cardinale ou principale.

Réponse à l’objection N°3 : Quoique les dangers de mort soient rarement imminents, cependant les occasions de ces dangers se présentent souvent, puisque l’homme se fait des ennemis mortels à cause de la justice qu’il observe et des autres biens qu’il fait.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire (Mor., liv. 22, chap. 1), saint Ambroise (Sup. Luc., chap. 6, Beati pauperes), et saint Augustin (Lib. de mor. Eccles., chap. 15), mettent la force au nombre des quatre vertus cardinales ou principales.

 

Conclusion Puisque la force revendique principalement pour elle-même une condition générale de toutes les vertus, qui est la fermeté, c’est avec raison qu’on l’a mise au nombre des vertus cardinales.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 61, art. 3 et 4), on appelle vertus cardinales ou principales celles qui revendiquent principalement pour elles-mêmes ce qui appartient en général aux vertus. Or, parmi les autres conditions générales de la vertu se trouve la fermeté d’action, comme on le voit (Eth., liv. 2, chap. 4). La force revendique principalement pour elle-même le mérite de cette qualité. Car celui qui se tient ferme est d’autant plus louable qu’il est plus fortement excité à tomber ou à reculer. Or, l’homme est porté à s’éloigner de ce qui est conforme à la raison par le bien qui le délecte et par le mal qui l’afflige. Mais la douleur du corps agit sur lui plus vivement que la volupté. Car saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quæst. 36) qu’il n’y a personne qui ne fuie la douleur plus qu’il ne recherche le plaisir. En effet, nous voyons que les bêtes les plus farouches sont détournées des plus grandes jouissances par la crainte de souffrir. Et parmi les douleurs de l’âme ainsi que parmi les périls, ceux qu’on redoute le plus ce sont ceux qui mènent à la mort et auxquels l’homme fort résiste avec une inébranlable fermeté. La force est donc une vertu cardinale.

 

Article 12 : La force l’emporte-t-elle sur toutes les autres vertus ?

 

Objection N°1. Il semble que la force l’emporte sur toutes les autres vertus. Car saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap. 35) : La force est une vertu qui est en quelque sorte plus élevée que les autres.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Ambroise met la force avant toutes les autres vertus, relativement à l’utilité générale, c’est-à-dire selon qu’elle est utile dans l’armée, l’Etat ou la famille. C’est pourquoi il dit préalablement : Maintenant parlons de la force, qui étant en quelque sorte plus élevée que les autres vertus, comprend les affaires militaires et les affaires domestiques.

 

Objection N°2. La vertu a pour objet ce qui est difficile et bon. Or, la force se rapporte à ce qu’il y a de plus difficile. Elle est donc la plus grande des vertus.

Réponse à l’objection N°2 : L’essence de la vertu consiste plutôt dans ce qui est bien que dans ce qui est difficile. Par conséquent on doit plutôt apprécier la grandeur de la vertu d’après la nature du bien que d’après la nature des difficultés qu’une chose présente (Car il y a des crimes qui présentent une certaine difficulté à accomplir, et, par conséquent, ce n’est pas sur l’effort seul de la puissance qu’on doit juger la moralité de l’acte.).

 

Objection N°3. La personne de l’homme est plus noble que ses biens. Or, la force a pour objet la personne de l’homme qu’on expose au danger de la mort pour le bien de la vertu. Au lieu que la justice et les autres vertus se rapportent aux biens extérieurs. La force est donc la plus importante des vertus morales.

Réponse à l’objection N°3 : L’homme n’expose sa personne à la mort que pour faire respecter la justice. C’est pourquoi le mérite de la force dépend en quelque sorte de la justice. C’est ce qui fait dire à saint Ambroise (De offfic., liv. 1, chap. 35) que la force sans la justice est une source d’iniquité : car plus elle est puissante et plus elle est prompte à opprimer le faible.

 

Objection N°4. Mais c’est le contraire. Cicéron dit (De offic., liv. 1, in tit. de Just.) : La splendeur de la vertu brille surtout dans la justice qui donne aux gens de bien leur nom.

 

Objection N°5. Aristote dit (Rhet., liv. 1, chap. 9) : Les plus grandes vertus doivent être nécessairement celles qui sont les plus utiles aux autres. Or, la libéralité paraît plus utile que la force. Elle est donc une vertu plus grande.

Réponse à l’objection N°5 : La libéralité est utile pour rendre quelques services particuliers ; mais la force a une utilité générale, puisqu’elle sert à la conservation de l’ordre entier de la justice. C’est pour cela qu’Aristote dit (Rhet., chap. 9) que les justes et les forts sont très aimés, parce qu’ils rendent les plus grands services dans la guerre et dans la paix.

 

Conclusion La prudence est la première des vertus cardinales, après elle vient la justice, puis la force et enfin la tempérance.

Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 6, chap. 8), pour les choses qui ne tirent pas leur grandeur de leur masse, plus grands et meilleurs sont des termes synonymes. Par conséquent plus la vertu est grande et meilleure elle est. Or, le bien de la raison est le bien de l’homme, d’après saint Denis (De div. nom., chap. 4). La prudence qui est la perfection de la raison possède ce bien essentiellement ; la justice l’exécute, en tant qu’il lui appartient d’établir dans toutes les choses humaines l’ordre de la raison. Quant aux autres vertus, elles conservent ce bien en ce qu’elles règlent les passions pour qu’elles n’en détournent pas l’homme. Parmi ces dernières la force occupe le premier rang, parce que la crainte de la mort est celle qui a le plus de puissance pour engager l’homme à s’éloigner du bien de la raison. Après elle vient la tempérance, parce que les jouissances sensibles sont celles qui produisent le plus grand obstacle à cette espèce de bien. Mais ce qui se dit de l’essence est avant ce qui se rapporte à la cause efficiente, et cette dernière est avant la cause conservatrice qui ne fait que d’éloigner les obstacles. Par conséquent la première de toutes les vertus cardinales est la prudence, la seconde la justice, la troisième la force, la quatrième la tempérance, et c’est après ces vertus qu’on doit placer les autres.

Nous accordons la quatrième.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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