Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 124 : Du martyre

 

Après avoir parlé de la force, nous avons à nous occuper du martyre qui est son acte. — A ce sujet cinq questions se présentent : 1° Le martyre est-il un acte de vertu ? — 2° Est-ce un acte de force ? — 3° Cet acte est-il de la plus grande perfection ? — 4° La mort est-elle de l’essence du martyre ? — 5° Quelle est sa cause ?

 

Article 1 : Le martyre est-il un acte de vertu ?

 

Objection N°1. Il semble que le martyre ne soit pas un acte de vertu. Car tout acte de vertu est volontaire. Or, quelquefois le martyre n’est pas volontaire, comme on le voit à l’égard des innocents qui ont été tués pour le Christ et dont saint Hilaire dit (Sup. Matth., can. 1) : qu’ils sont arrivés à l’éternité parfaite par la gloire du martyre. Le martyre n’est donc pas un acte de vertu.

Réponse à l’objection N°1 : Il y a des auteurs qui ont prétendu que les saints innocents avaient fait miraculeusement usage de leur libre arbitre, de telle sorte qu’ils souffrirent le martyre volontairement. Mais parce que ce sentiment n’est pas démontré par l’Ecriture (Il est même contraire à l’opinion des Pères (Vid. Aug., serm. 66 et epist. 28, et saint Pierre Chrysologue, serm. 152).), il vaut mieux répondre que ces enfants ont obtenu par la grâce de Dieu la gloire du martyre que les autres méritent par leur volonté propre. Car quand on répand son sang pour le Christ, cet acte tient lieu du baptême. Par conséquent comme le mérite du Christ opère dans les enfants baptisés au moyen de la grâce du baptême pour leur faire obtenir la gloire céleste ; de même dans ceux qui ont été mis à mort pour lui le mérite de ses souffrances a opéré pour leur faire obtenir la palme du martyre. C’est ce qui fait dire à saint Augustin en s’adressant à ces victimes (In serm. de Epiph. 66, de divers, chap. 3) : Il doutera de la couronne que vous avez gagnée en souffrant pour le Christ, celui qui croit que le baptême du Christ ne sert pas aux enfants. Vous n’étiez pas d’un âge assez avancé pour croire au Christ qui devait souffrir ; mais vous aviez la chair dans laquelle vous avez souffert pour le Christ qui devait souffrir lui-même.

 

Objection N°2. Jamais un acte de vertu n’est défendu. Or, il est défendu de se tuer, comme nous l’avons vu (quest. 64, art. 5), et c’est cependant là la consommation du martyre. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 1, chap. 26) que dans le temps de la persécution il y a eu de saintes femmes qui pour se soustraire aux brigands qui en voulaient à leur honneur, se sont jetées à la rivière, et que comme elles en sont mortes, l’Eglise catholique célèbre avec beaucoup de pompe leur martyre. Le martyre n’est donc pas un acte de vertu.

Réponse à l’objection N°2 : Saint Augustin dit au même endroit que l’autorité divine a pu porter l’Eglise par des témoignages dignes de foi à honorer la mémoire de ces saintes femmes (D’après saint Ambroise, sainte Pélagie, sa mère et sa sœur se précipitèrent dans un fleuve pour échapper à la poursuite des soldats (De virg., liv. 3), et Sophronie échappa à la violence de Maxence, en se donnant la mort, d’après Eusèbe (Hist. eccles., liv. 5). On peut dire d’ailleurs que ces saintes femmes ont ainsi agi par inspiration.).

 

Objection N°3. Il est louable de s’offrir de soi-même pour exécuter un acte de vertu. Or, il n’est pas louable de se livrer pour être martyrisé, il semble plutôt que ce soit un acte de présomption et un acte dangereux. Le martyre n’est donc pas un acte de vertu.

Réponse à l’objection N°3 : Les préceptes de la loi ont pour objet les actes de vertu. Or, nous avons dit (quest. 108, art. 1, Réponse N°4) qu’il y a dans la loi divine des préceptes qui ont été établis pour disposer l’âme, c’est-à-dire pour préparer l’homme à faire telle ou telle chose quand il convient. De même il y en a qui appartiennent à l’acte de la vertu relativement à la disposition de l’âme, afin que le cas se présentant, l’homme agisse conformément à la raison (Ainsi la loi demande que nous soyons dans la disposition de tout souffrir plutôt que d’abandonner notre foi.). Cette observation est principalement applicable au martyre, qui consiste à supporter d’une manière convenable les peines que l’on subit injustement. On ne doit pas fournir à un autre l’occasion de faire une injustice ; mais s’il l’a faite, on doit la supporter modérément.

 

Mais c’est le contraire. La récompense de la béatitude n’est due qu’à un acte de vertu. Or, elle est due au martyre, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 5, 10) : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est à eux. Le martyre est donc un acte de vertu.

 

Conclusion Le martyre est un acte de vertu par laquelle on reste inébranlable dans la justice et la vérité contre les attaques des persécuteurs.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1, Réponse N°3), il appartient à la vertu qu’on reste ferme dans le bien de la raison. Or, le bien de la raison consiste dans la vérité, comme dans son objet propre, et dans la justice, comme dans son propre effet, ainsi qu’on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 109, art. 1 et 2, et quest. préc., art. 12). Et comme il appartient à l’essence du martyre qu’on reste ferme et inébranlable dans la vérité et la justice contre les attaques des persécuteurs, il s’ensuit évidemment qu’il est un acte de vertu.

 

Article 2 : Le martyre est-il un acte de force ?

 

Objection N°1. Il semble que le martyre ne soit pas un acte de force. Car en grec le mot μάρτυρ signifie témoin. Or, on rend témoignage à la foi de Jésus-Christ d’après ces paroles (Actes, 1, 8) : Vous serez nos témoins dans Jérusalem, etc. Et saint Maxime dit dans un de ses discours : La mère du martyre, c’est la foi catholique que d’illustres athlètes ont scellée de leur sang. Le martyre est donc plutôt un acte de foi qu’un acte de force.

Réponse à l’objection N°1 : Dans l’acte de la force il y a deux choses à considérer : l’une est le bien dans lequel le fort est affermi, et c’est là la fin de cette vertu ; l’autre est la fermeté par laquelle on ne se laisse pas vaincre par les efforts contraires qui tendent à détourner de ce bien, et c’est en cela que consiste l’essence même de la force. Or, comme le courage civique affermit l’âme de l’homme dans la justice humaine, pour la conservation de laquelle il affronte les dangers de mort ; de même la force qui est produite par la grâce affermit l’âme humaine dans le bien de la justice divine qui existe par la foi de Jésus-Christ, selon l’expression de saint Paul (Rom., 3, 22). Ainsi le martyre se rapporte à la foi comme à la fin dans laquelle il affermit, et il appartient à la force comme à l’habitude qui le produit.

 

Objection N°2. Un acte louable appartient surtout à la vertu qui porte à le faire, qu’il manifeste et sans laquelle il est sans valeur. Or, c’est principalement la charité qui porte au martyre ; d’où saint Maxime dit (ibid.) que la charité du Christ triomphe dans ses martyrs. C’est cette vertu que l’acte du martyre manifeste tout particulièrement, d’après ces paroles de l’Evangile (Jean, 15, 13) : Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Sans la charité le martyre ne vaut rien, suivant ces autres paroles de saint Paul (1 Cor., 13, 3) : Quand je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien. Le martyre est donc plutôt un acte de charité qu’un acte de force.

Réponse à l’objection N°2 : La charité porte à l’acte du martyre, comme son motif premier et principal, à la manière de la vertu qui le commande, tandis que la force est son motif propre et agit comme la vertu qui le produit. D’où il résulte que le martyre est l’acte de la charité, selon qu’elle le commande (Ces paroles ne signifient pas que le martyre est toujours commandé par la charité habituelle, quoique Alain de Lisle, saint Bonaventure et plusieurs autres auteurs aient été de ce sentiment. Car il suffit d’avoir l’attrition et de donner sa vie pour le Christ, pour être véritablement martyr, comme l’observe Sylvius, d’après les saints Pères (Voy., part. 3, quest. 66, art. 9, ap. Sylvium). Mais on peut entendre que le martyre est toujours commandé par la charité habituelle ou actuelle, au moyen du secours de Dieu, qui excite l’âme, quoiqu’il n’habite pas encore en elle.), tandis qu’il est l’acte de la force, selon qu’elle le produit. Il est par conséquent une manifestation de ces deux vertus. Quant à ce qu’il a de méritoire, il le doit à la charité, comme tout autre acte de vertu. C’est pourquoi sans elle il n’a aucune valeur.

 

Objection N°3. Saint Augustin dit dans un sermon sur saint Cyprien : Il est facile d’honorer un martyr en célébrant sa mémoire, mais la grande chose c’est d’imiter sa foi et sa patience. Or, dans chaque acte de vertu on loue principalement la vertu dont il émane. Le martyre est donc plutôt un acte de patience qu’un acte de force.

Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 6), l’acte principal de la force, c’est de supporter. C’est ce que fait le martyr. Il ne lui appartient pas de produire l’acte secondaire de cette vertu qui consiste à attaquer. Et, parce que la patience sert la force relativement à son acte principal qui consiste à supporter les périls, il s’ensuit qu’on loue dans les martyrs la patience par concomitance.

 

Mais c’est le contraire. Saint Cyprien dit dans son épître aux martyrs et aux confesseurs (liv. 2, epist. 6) : O bienheureux martyrs ! par quelles louanges vous exalterais-je ? O soldats courageux ! comment pourrais-je dire toute la force de votre âme ? Or, comme on loue les hommes d’après la vertu dont ils accomplissent les actes, il s’ensuit que le martyre est un acte de force.

 

Conclusion Puisque le martyre affermit les fidèles dans la justice et la vérité contre le péril de la mort, il est évident qu’il appartient à l’acte de la force.

Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. préc., art. 1 et suiv.), il appartient à la force d’affermir l’homme dans le bien de la vertu contre les dangers de mort, surtout contre ceux qu’on court à la guerre. Or, il est évident que dans le martyre l’homme reste inébranlablement attaché au bien de la vertu, puisqu’il n’abandonne pas la foi et la justice, malgré les dangers de mort imminents dont le menacent ses persécuteurs dans une sorte de combat particulier. C’est ce qui fait dire à saint Cyprien (loc. cit.) : La multitude de ceux qui étaient présents vit avec admiration ce combat céleste et la victoire des serviteurs du Christ qui conservèrent la liberté de leur parole, la pureté de leur âme, et qui montrèrent une force toute divine. D’où il est évident que le martyre est l’acte de la force, et c’est pour cela que l’Eglise dit de ceux qui l’ont souffert, qu’ils ont été forts dans le combat.

 

Article 3 : Le martyre est-il un acte de la plus haute perfection ?

 

Objection N°1. Il semble que le martyre ne soit pas un acte de la plus haute perfection. Car la perfection paraît comprendre ce qui est de conseil et non ce qui est de précepte, parce qu’elle n’est pas de nécessité de salut. Or, le martyre paraît être de nécessité de salut. Car l’Apôtre dit (Rom., 10, 10) : Qu’on croit de cœur pour être justifié, mais qu’on confesse de bouche pour être sauvé. Et d’après saint Jean (1 Jean, 3, 16) : Nous devons donner notre vie pour nos frères. Le martyre n’appartient donc pas à la perfection.

Réponse à l’objection N°1 : Il n’y a pas d’acte de perfection qui soit de conseil, sans être de précepte dans certain cas, et sans être, pour ainsi dire, de nécessité de salut. Ainsi saint Augustin observe (Lib. de adult. conjug., chap. 13) que le mari devient obligé de garder la continence, si son épouse est absente ou malade. C’est pourquoi, si en certaines circonstances le martyre est de nécessité de salut, cela ne prouve rien contre sa perfection. Car il y a aussi des cas où il n’est pas nécessaire au salut de se faire martyriser ; par exemple, quand on s’y expose par zèle pour la foi, ou par l’ardeur de la charité fraternelle, comme l’histoire rapporte que les martyrs le firent si souvent. Ces préceptes doivent s’entendre de la disposition de l’âme.

 

Objection N°2. Il semble plus parfait de donner à Dieu son âme, ce qui se fait par l’obéissance, que de lui donner son propre corps, ce qui a lieu par le martyre. D’où saint Grégoire conclut (Mor., liv. ult., chap. 10) que l’obéissance est préférable à toutes les victimes. Le martyre n’est donc pas l’acte le plus parfait.

Réponse à l’objection N°2 : Le martyre embrasse ce qu’il peut y avoir de plus élevé dans l’obéissance ; il rend obéissant jusqu’à la mort, à l’exemple du Christ dont il est dit (Phil., 2, 8), qu’il a obéi jusqu’à mourir. D’où il est évident que le martyre est par lui-même plus parfait que l’obéissance prise absolument.

 

Objection N°3. Il vaut mieux être utile aux autres que de se conserver soi-même dans le bien ; parce que le bien d’une nation vaut mieux que celui d’un individu (Eth., liv. 1, chap. 2). Or, celui qui supporte le martyre n’est utile qu’à lui-même, tandis que celui qui enseigne est utile à une foule de personnes. L’enseignement et le gouvernement des fidèles sont donc des actes plus parfaits que le martyre.

Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement s’appuie sur le martyre considéré selon l’espèce propre de son acte ; à ce point de vue il ne l’emporte pas sur les autres actes de vertu, comme la force n’est pas non plus la première de toutes les vertus.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin (Lib. de sanct. virg., chap. 46) met le martyre avant la virginité, qui est cependant une perfection. Le martyre paraît donc être un acte éminent de perfection.

 

Conclusion Le martyre, si on le considère par rapport à la force, n’est pas un acte de la plus grande perfection ; mais si on le considère relativement à la charité qui y pousse, il est de la perfection la plus éminente.

Il faut répondre que nous pouvons parler d’un acte de vertu de deux manières : 1° On peut en parler selon l’espèce de l’acte lui-même, selon qu’il se rapporte à la vertu dont il émane le plus prochainement : sous ce rapport il ne peut pas se faire que le martyre qui consiste à supporter la mort soit l’acte de vertu le plus parfait (Le martyre est un acte de force, et nous avons vu que la force n’était pas la première des vertus. Indépendamment des vertus théologales, elle a encore au-dessus d’elle la prudence et la justice.) ; parce que ce n’est pas une chose louable en soi que de supporter la mort ; ce sacrifice n’est digne d’éloge qu’autant qu’on le fait pour un bien qui consiste dans un acte de vertu ; par exemple, pour la foi ou l’amour de Dieu. Par conséquent cet acte de vertu vaut donc mieux que lui, puisqu’il est sa fin. — 2° On peut considérer un acte de vertu selon qu’il se rapporte à son motif premier qui est l’amour de la charité. C’est surtout de cette manière qu’un acte appartient à la perfection de la vie ; parce que, comme le dit saint Paul (Col., 3, 14), la charité est le lien de la perfection. Or, parmi tous les actes de vertu le martyre est celui qui démontre le mieux la perfection de la charité. Car on prouve d’autant mieux que l’on aime une chose qu’on méprise pour elle ce qu’on aime le plus et qu’on se décide à souffrir ce qu’il y a de plus odieux. Or, de tous les biens de la vie présente il est évident que celui que l’homme aime le plus c’est sa propre vie, et qu’au contraire ce qu’il hait le plus, c’est la mort, surtout quand elle est accompagnée de tourments corporels. Car, selon la remarque de saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 36), la crainte des souffrances détourne les brutes des plus grandes jouissances. D’après cela il est évident que de tous les actes humains le martyre est celui qui est le plus parfait dans son genre, comme étant le signe de la plus grande charité, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 15, 13) : Personne ne peut avoir une charité plus grande que de donner sa vie pour ses amis (Mais si le martyre est le signe de la charité, il ne prouve pas pour cela que celui qui le subit ait plus de charité que celui qui ne le subit pas. Ainsi la sainte Vierge l’a emporté sur toutes les créatures par sa charité, et cependant elle n’a pas fini sa carrière par le martyre. On peut même mourir pour le Christ sans avoir pour cela la charité (1 Cor., 13, 3) : Quand je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.).

 

Article 4 : La mort est-elle de l’essence du martyre ?

 

Objection N°1. Il semble que la mort ne soit pas de l’essence du martyre. Car saint Jérôme dit (Epist. ad Paul. et Eustoch.) : J’aurais raison de proclamer que la mère de Dieu a été vierge et martyre, quoiqu’elle ait terminé sa vie en paix. Saint Grégoire dit aussi (Hom. 3 in Evang.) : Quoique l’occasion de la persécution manque, notre paix a cependant aussi son martyre ; car, quoique nous ne placions pas notre tête sous le tranchant, cependant nous immolons dans notre âme nos désirs charnels avec le glaive spirituel. On peut donc être martyr sans être mis à mort.

Réponse à l’objection N°1 : Ces passages et tous ceux du même genre s’entendent du martyre par analogie (C’est ainsi que la sainte Vierge a subi le martyre, parce qu’elle a souffert dans son âme les plus vives douleurs, par suite de la mort de son Fils.).

 

Objection N°2. Il y a des femmes qui sont louées d’avoir sacrifié leur vie pour conserver leur chasteté ; par conséquent il semble que l’intégrité de cette vertu soit préférable à la vie corporelle elle-même. Or, quelquefois il y en a qui pour confesser la foi chrétienne sacrifient l’intégrité matérielle de la chasteté, comme on le voit à l’égard de sainte Agnès et de sainte Lucie. Il semble donc qu’une femme doive plutôt recevoir le nom de martyre, si elle sacrifie sa virginité pour la foi du Christ, que si elle sacrifiait sa vie corporelle. C’est ce qui faisait dire à sainte Lucie : Si vous me violez malgré moi, ma chasteté méritera une double couronne.

Réponse à l’objection N°2 : Pour la femme qui perd sa pureté corporelle ou qui est condamnée à la perdre à l’occasion de la foi chrétienne, il n’est pas évident pour les hommes si elle souffre cette injure par amour pour la foi du Christ ou par mépris pour la chasteté. C’est pourquoi ce témoignage n’est pas suffisant à leurs yeux, et par conséquent il n’a pas la nature propre du martyre. Mais devant Dieu, qui scrute le fond des cœurs, ce sacrifice peut être récompensé, comme le dit sainte Lucie.

 

Objection N°3. Le martyre est un acte de force. Il appartient à la force non seulement de braver la mort, mais encore de braver les autres maux, comme le dit saint Augustin (Mus., liv. 6, chap. 15). Or, indépendamment de la mort il y a une multitude d’autres adversités que l’on peut supporter pour la foi du Christ ; tels que la prison, l’exil, la perte des biens, comme on le voit (Héb., chap. 10). Ainsi on célèbre le martyre du pape saint Marcel, qui mourut pourtant en prison. Le martyre n’exige donc pas nécessairement qu’on subisse la peine de mort.

Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 4 et 5), la force a pour objet principal les dangers de mort ; elle ne se rapporte aux autres que conséquemment. C’est pourquoi il n’y a pas de martyre proprement dit (Ainsi ceux qui souffrent des tourments et qui échappent à la mort par miracle, comme saint Jean, qui fut plongé dans l’huile bouillante, ne sont pas parfaitement et complètement martyrs.), quand on souffre seulement la prison, l’exil ou la perte des biens, à moins que la mort ne résulte de ces mauvais traitements.

 

Objection N°4. Le martyre est un acte méritoire, comme nous l’avons dit (art. préc. et art. 2, Réponse N°1). Or, il ne peut pas y avoir d’acte méritoire après la mort. Il existe donc auparavant, et par conséquent la mort n’est pas de l’essence du martyre.

Réponse à l’objection N°4 : Le mérite du martyre n’est pas postérieur à la mort, mais il réside dans son acceptation volontaire, c’est-à-dire en ce que l’on souffre volontairement la mort à laquelle on a été condamné. Cependant il arrive quelquefois qu’après avoir reçu de mortelles blessures pour le Christ, ou après d’autres tribulations qu’on a souffertes de la part des persécuteurs, pour la foi du Christ, et qui se prolongent jusqu’à la mort, on vive encore longtemps. Dans ce cas, l’acte du martyre est méritoire, et il l’est dans le même temps qu’on souffre ces afflictions.

 

Mais c’est le contraire. Saint Maxime, dans un sermon, dit du martyr qu’il triomphe en mourant pour la foi, lui qui serait vaincu en vivant sans elle.

 

Conclusion Il est de l’essence parfaite du martyre de supporter la mort pour le Christ ou pour Dieu.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 2), on appelle martyr celui qui rend en quelque sorte témoignage à la foi chrétienne qui nous fait mépriser les biens visibles pour les biens invisibles, selon l’expression de saint Paul (Héb., chap. 11). Il appartient donc au martyre que l’homme rende témoignage de sa foi, en montrant par ses œuvres qu’il méprise les biens présents pour arriver aux biens futurs et invisibles. Or, tant que l’on conserve la vie du corps, on ne montre pas par un acte que l’on méprise tout ce qui est corporel. Car les hommes méprisent ordinairement leurs parents et tout ce qu’ils possèdent, et ils consentent même à endurer toutes les souffrances corporelles pour conserver la vie. C’est pourquoi Satan dit à l’occasion de Job (2, 4) : L’homme donnera toujours peau pour peau, et il abandonnera tout ce qu’il a pour sauver sa vie. C’est ce qui fait qu’on exige, pour que le martyre soit parfait, qu’on endure la mort pour le Christ.

 

Article 5 : N’y a-t-il que la foi qui soit cause du martyre ?

 

Objection N°1. Il semble que la foi seule soit la cause du martyre. Car saint Pierre dit (1 Pierre, 4, 15) : Que personne d’entre vous ne souffre comme homicide ou comme voleur, ou pour tout autre motif semblable ; mais s’il souffre comme chrétien, qu’il n’en rougisse pas, mais qu’il en glorifie Dieu. Or, on dit qu’un homme est chrétien par là même qu’il a la foi du Christ. Il n’y a donc que la foi du Christ qui donne la gloire du martyre à ceux qui souffrent.

Réponse à l’objection N°1 : On appelle chrétien celui qui est disciple du Christ. Or, on est appelé disciple du Christ, non seulement parce qu’on a la foi du Christ, mais encore parce qu’on fait des bonnes œuvres d’après son esprit, suivant ces paroles de saint Paul (Rom., 8, 9) : Si quelqu’un n’a pas l’esprit du Christ, il n’est pas à lui. On l’est aussi parce qu’à son imitation on meurt au péché, selon ces autres paroles du même Apôtre (Gal., 5, 24) : Ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses vices et ses convoitises. C’est pourquoi, comme chrétien, on ne souffre pas seulement pour la confession de la foi, ce qui se fait de vive voix, mais on souffre encore comme tel, quand on souffre pour faire le bien ou pour éviter le mal à cause du Christ, parce que toutes ces choses sont une sorte de profession de foi.

 

Objection N°2. Un martyr est un témoin. Or, on ne rend témoignage qu’à la vérité. On n’est donc pas appelé martyr pour avoir rendu témoignage à une vérité quelconque, mais seulement pour avoir déposé en faveur de la vérité divine. Autrement, si l’on mourait pour avoir confessé la vérité de la géométrie ou de toute autre science spéculative, on serait martyr, ce qui est ridicule. Il n’y a donc que la foi qui soit cause du martyre.

Réponse à l’objection N°2 : La vérité des autres sciences n’appartient pas au culte de la Divinité. C’est pourquoi on ne dit pas que leur vérité se rapporte à la piété ; par conséquent, sa confession ne peut pas être une cause directe du martyre. Mais parce que tout mensonge est un péché, comme nous l’avons vu (quest. 110, art. 3 et 4), le désir d’éviter le mensonge, en tant qu’il est contraire à la loi de Dieu, peut être une cause de martyre, quelle que soit d’ailleurs la vérité qu’il blesse.

 

Objection N°3. Parmi les autres œuvres de vertu, les meilleures paraissent être celles qui se rapportent au bien général : parce que le bien d’une nation vaut mieux que celui d’un individu, d’après Aristote (Eth., liv. 1, chap. 2). Par conséquent, s’il y avait quelque autre bien qui fût cause du martyre, il semble que les martyrs seraient principalement ceux qui meurent pour la défense de l’Etat. Ce que n’observe cependant pas l’Eglise, car on ne vénère pas comme des martyrs les soldats qui succombent dans une guerre légitime. La foi seule paraît donc être la cause du martyre.

Réponse à l’objection N°3 : Le bien de l’Etat est le plus important de tous les biens humains. Mais le bien divin, qui est la cause propre du martyre, l’emporte sur le bien humain. Cependant, comme le bien humain peut devenir divin, quand on le rapporte à Dieu (D’après Sylvius, ceux qui meurent dans une guerre juste pour la défense de l’Etat, par amour pour la justice et la loi divine, peuvent être considérés comme martyrs. A plus forte raison ceux qui meurent dans une guerre contre les hérétiques et les infidèles.), il s’ensuit que tout bien humain peut être une cause du martyre, selon qu’on le rapporte à Dieu (D’après ces divers articles, Billuart conclut qu’il faut quatre choses pour être véritablement martyr : 1° que l’on soit mis à mort ; 2° que l’on accepte la mort volontairement ; 3° qu’on l’ait fait par amour pour Dieu et pour le Christ ; 4° on doit se repentir de tous ses péchés mortels, et en avoir au moins l’attrition.).

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Matth., 5, 10) : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, ce qui appartient au martyre, comme le dit la glose (Ord. et Hier. in hunc locum). Or, la justice ne comprend pas seulement la foi, mais encore les autres vertus. Les autres vertus peuvent donc être aussi une cause du martyre.

 

Conclusion Non seulement la foi, mais encore les œuvres de toutes les vertus, selon qu’elles se rapportent à Dieu, peuvent être des causes du martyre.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), les martyrs sont appelés des témoins parce que, par les souffrances corporelles qu’ils endurent jusqu’à la mort, ils rendent témoignage à la vérité, non à toute vérité quelle qu’elle soit, mais à la vérité qui est conforme à la piété et que le Christ nous a fait connaître. C’est pour cela que les martyrs du Christ sont appelés, pour ainsi dire, ses témoins. Cette vérité est la vérité de la foi, et c’est pour ce motif que la vérité de la foi est la cause de tout martyre (Ainsi les hérétiques qui meurent pour soutenir leurs opinions particulières ne peuvent être appelés des martyrs, parce que ce n’est pas la foi du Christ qu’ils défendent.). Mais la vérité de la foi ne comprend pas seulement la croyance du cœur, elle comprend encore sa manifestation extérieure, qui se produit non seulement par des paroles qui sont une confession de foi, mais encore par des actes qui montrent aussi que l’on a la foi, d’après ce mot de saint Jacques (2, 18) : Je vous montrerai ma foi par mes œuvres. C’est ce qui fait dire à saint Paul de quelques hommes (Tite, 1, 16), qu’ils font profession par parole de connaître Dieu, mais qu’ils le nient par leurs œuvres. C’est pourquoi les œuvres de toutes les vertus, selon qu’elles se rapportent à Dieu, sont des manifestations de la foi qui nous apprend que Dieu demande de nous ces œuvres et qu’il nous en récompensera, et à ce point de vue elles peuvent être une cause du martyre. C’est ainsi que l’Eglise célèbre le martyre de saint Jean Baptiste, qui n’a pas été mis à mort pour avoir refusé d’abjurer la foi, mais pour avoir blâmé l’adultère (Saint Thomas de Cantorbéry est mort pour la défense de la liberté de l’Eglise, et plusieurs vierges pour la défense de la chasteté.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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