Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 126 : Du défaut de crainte (On peut définir ce vice un défaut qui consiste en ce que l’on ne craint ni Dieu, ni les hommes.)

 

            Nous avons maintenant à nous occuper du défaut de crainte ou de timidité. — A cet égard deux questions se présentent : 1° Le défaut de crainte est-il un péché ? — 2° Est-il opposé à la force ?

 

Article 1 : Le défaut de crainte est-il un péché ?

 

Objection N°1. Il semble que le défaut de timidité ne soit pas un péché. Car ce qu’on dit à la louange du juste n’est pas un péché. Or, il est dit (Prov., 28, 1) : Que le juste sera sans crainte, comme le lion qui a confiance dans ses forces. Le défaut de crainte n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°1 : Le juste est loué parce qu’il craint sans que ce sentiment le détourne du bien, mais non parce qu’il est absolument sans crainte. Car l’Ecriture dit (Ecclésiastique, 1, 28) que celui qui est sans crainte ne pourra être justifié.

 

Objection N°2. La mort est la chose la plus redoutable, d’après Aristote (Eth., liv. 3, chap. 6). Or, on ne doit pas la craindre, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 10, 28) : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps. On ne doit rien craindre non plus de ce que peut faire un autre homme. Qui êtes-vous pour craindre quelque chose d’un homme mortel ? dit le prophète (Is., 51, 12). Ce n’est donc pas un péché d’être sans crainte.

Réponse à l’objection N°2 : La mort et tous les maux que l’homme peut faire, ne doivent pas être redoutés au point de se laisser par là éloigner de la justice ; mais on doit les craindre, parce que l’on peut être empêché par là de faire le bien pour soi ou pour les autres dont on aurait pu faciliter les progrès. D’où il est dit (Prov., 14, 16) : Le sage craint et s’éloigne du mal.

 

Objection N°3. La crainte naît de l’amour, comme nous l’avons vu (quest. préc., art. 2). Or, il est de la perfection de la vertu de ne rien aimer de mondain, parce que, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap. 28), l’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi-même produit les habitants de la cité céleste. Il semble donc que ce ne soit pas un péché de ne rien craindre humainement.

Réponse à l’objection N°3 : L’on doit mépriser les biens temporels en tant qu’ils nous empêchent d’aimer Dieu et de le craindre. Sous ce rapport, on ne doit avoir aucune crainte ; car l’Ecriture dit (Ecclésiastique, 34, 16) : Celui qui craint le Seigneur ne souffrira de rien. Mais on ne doit pas mépriser ces biens, selon qu’ils nous aident, comme des instruments, relativement à ce qui regarde l’amour et la crainte de Dieu.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit du juge inique (Luc, 18, 2) : Qu’il ne craignait ni Dieu, ni les hommes.

 

Conclusion Si le défaut de crainte provient soit du défaut d’amour, soit de l’orgueil ou de la stupidité, c’est un vice ; cependant il excuse du péché quand il est invincible.

Il faut répondre que la crainte provenant de l’amour, on doit juger la crainte et l’amour de la même manière. Ici il s’agit de la crainte par laquelle on redoute les maux temporels, et qui provient de l’amour des biens qui sont temporels aussi. Chacun est naturellement porté à aimer sa propre vie et les choses qui s’y rapportent dans une mesure légitime, c’est-à-dire qu’on les aime non de manière à s’y arrêter comme à sa propre fin, mais de telle sorte qu’on en use pour atteindre sa fin dernière. Par conséquent, quand quelqu’un n’aime pas ces biens comme on doit les aimer, il agit contrairement à son inclination naturelle et par suite il pèche. Cependant on n’est jamais totalement dépourvu de cet amour, parce que ce qui est naturel ne peut se perdre totalement. C’est pourquoi l’Apôtre dit (Eph., 5, 25) : Personne n’a jamais haï sa chair. Ainsi ceux qui se suicident le font par amour pour leur chair qu’ils veulent délivrer des peines qu’elle éprouve. Il peut donc se faire que l’on craigne la mort et les autres maux temporels moins qu’on ne le doit, parce qu’on les aime moins qu’il ne faudrait. Quand on ne les craint point, ce sentiment ne peut provenir d’un défaut total d’amour, mais il provient de ce qu’on croit que les maux opposés aux biens que l’on aime ne peuvent arriver. Ce qui résulte tantôt de l’orgueil de l’esprit qui présume de lui-même et qui méprise les autres, d’après ces paroles de Job (41, 24) : Il est arrivé à ne craindre personne ; il méprise tout ce qui est grand et élevé ; tantôt du défaut de raison (On ne suppose pas ici un défaut de raison absolu ; car, dans ce cas, il n’y aurait pas de péché ; mais il s’agit de ce défaut de raison qui provient de l’étourderie et de la légèreté.). Ainsi Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 7) que les Celtes ne craignent rien à cause de leur stupidité. — D’où il est évident que le défaut de crainte est un vice, qu’il vienne soit du défaut d’amour, soit de l’enflure du cœur, soit de la stupidité (Puisque ces divers principes sont vicieux eux-mêmes.) ; cependant il excuse du péché, s’il est invincible.

 

Article 2 : Le défaut de crainte est-il opposé à la force ?

 

Objection N°1. Il semble que le défaut de crainte ne soit pas opposé à la force. Car nous jugeons des habitudes par les actes. Or, le défaut de crainte n’empêche aucun des actes de la force, puisque du moment que la crainte est repoussée, on supporte avec courage et on brave avec audace le danger. Le défaut de crainte n’est donc pas opposé à la force.

Réponse à l’objection N°1 : L’acte de la force a pour objet de supporter et d’attaquer, non pas d’une manière quelconque, comme le fait celui qui ne craint rien, mais conformément à la raison.

 

Objection N°2. Le défaut de crainte est un vice, soit parce que l’on manque de l’amour qu’on devrait avoir, soit parce qu’on est orgueilleux, soit parce qu’on est insensé. Or, le défaut d’amour est opposé à la charité ; l’orgueil à l’humilité, et la folie à la prudence ou à la sagesse. Le défaut de crainte n’est donc pas un vice opposé à la force.

Réponse à l’objection N°2 : Le défaut de crainte corrompt le milieu de la force d’après sa propre nature ; c’est pourquoi il est directement opposé à cette vertu ; mais, par rapport à ses causes, rien n’empêche qu’il ne soit opposé à d’autres vertus.

 

Objection N°3. Les vices sont opposés à la vertu comme les extrêmes au milieu. Or, un milieu n’a d’un côté qu’un seul extrême. Par conséquent puisque la crainte est d’une part opposée à la force et que de l’autre c’est l’audace il semble que le défaut de crainte ne lui soit pas opposé.

Réponse à l’objection N°3 : L’audace est opposée à la force en ce qu’elle a d’excessif, au lieu que le manque de crainte lui est opposé par défaut. La force établissant un milieu entre ces deux passions, il ne répugne pas qu’elle ait des extrêmes différents en raison des divers rapports sous lesquels on la considère.

 

Mais c’est le contraire. Aristote met le défaut de crainte en opposition avec la force (Eth., liv. 3, chap. 7).

 

Conclusion Le manque de crainte qui fait qu’on ne redoute pas ce que l’on doit craindre, est opposé à la force par défaut, comme la timidité qui fait craindre quand on ne le doit pas, l’est par excès.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 123, art. 3), la force a pour objet la crainte et l’audace. Toute vertu morale soumet à la raison la matière sur laquelle elle s’exerce. Ainsi la force comprend la crainte réglée par la raison, c’est-à-dire qu’elle veut que l’homme craigne ce qu’il faut, quand il faut, et ainsi du reste. Cet usage de la raison peut être altéré soit par excès, soit par défaut. Ainsi comme la timidité est opposée à la force par l’excès de crainte, parce que l’on craint ce qu’il ne faut pas ou de la manière qu’il ne faut pas ; de même le manque de crainte lui est opposé par défaut, parce que dans ce cas on ne craint pas quand il faut.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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