Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 127 : De l’audace

 

            Nous avons maintenant à nous occuper de l’audace. A ce sujet deux questions se présentent : 1° L’audace est-elle un péché ? — 2° Est-elle opposée à la force ?

 

Article 1 : L’audace est-elle un péché ?

 

Objection N°1. Il semble que l’audace ne soit pas un péché. Car il est dit du cheval (Job, 39, 21), qui est l’emblème du prédicateur, d’après saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 11) : qu’il s’élance audacieusement à la rencontre de ceux qui sont armés. Or, aucun vice n’est un motif de louange pour personne. Il semble donc que l’audace ne soit pas un péché.

Réponse à l’objection N°1 : L’audace se considère en cet endroit, selon qu’elle est réglée par la raison ; dans ce sens elle appartient à la vertu de la force.

 

Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 9) qu’il faut conseiller de cœur et exécuter rapidement le dessein qu’on a formé. Or, l’audace est utile pour cette rapidité d’action. Elle n’est donc pas un péché, mais elle est plutôt quelque chose de louable.

Réponse à l’objection N°2 : La promptitude de l’action est louable après le conseil, qui est l’acte de la raison. Mais si avant d’avoir pris conseil on voulait se hâter d’agir, cet empressement ne serait pas louable, mais vicieux. Car on tomberait dans cette précipitation d’action qui est le vice opposé à la prudence, comme nous l’avons dit (quest. 53, art. 3). C’est pourquoi l’audace qui agit avec la plus grande célérité n’est louable qu’autant qu’elle est réglée par la raison.

 

Objection N°3. L’audace est une passion qui est produite par l’espérance, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 45, art. 2) en traitant des passions. Or, l’espérance n’est pas un péché, mais elle est plutôt une vertu. On ne doit donc pas faire de l’audace un péché.

Réponse à l’objection N°3 : Il y a des vices aussi bien que des vertus qui n’ont pas de nom, comme on le voit (Eth., liv. 4, chap. 4 à 6, et liv. 2, chap. 7). C’est pourquoi il a fallu prendre certaines passions pour signifier des vertus et des vices. Pour désigner les vices on se sert principalement de celles qui ont le mal pour objet ; comme on le voit à l’égard de la haine, de la crainte, de la colère et de l’audace. L’espérance et l’amour ayant au contraire le bien pour objet, on les emploie plutôt pour signifier des vertus (On a recours ainsi au nom de ces passions pour exprimer des vertus qui n’ont point de noms spéciaux.).

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Ecclésiastique, 8, 18) : Ne vous engagez pas à aller avec un homme audacieux, de peur que le mal qu’il fera ne retombe sur vous. Or, on ne doit éviter la société de quelqu’un qu’à cause du péché. L’audace est donc un péché.

 

Conclusion L’audace qui manque de modération, soit par défaut, soit par excès, est un péché.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 23, art. 4, et quest. 45), l’audace est une passion. Or, une passion est quelquefois réglée conformément à la raison ; d’autres fois elle s’écarte de cette règle, soit par excès, soit par défaut, et alors elle est vicieuse. Quelquefois le nom des passions se tire de ce qu’elles ont d’excessif. Ainsi on appelle colère, non pas une colère quelconque, mais celle qui est extrême et par conséquent vicieuse. C’est dans ce sens que l’on prend l’audace quand on dit qu’elle est un péché.

 

Article 2 : L’audace est-elle opposée à la force ?

 

Objection N°1. Il semble que l’audace ne soit pas opposée à la force. Car ce qu’il y a d’excessif dans l’audace paraît provenir de la présomption. Or, la présomption appartient à l’orgueil qui est contraire à l’humilité. L’audace est donc plutôt opposée à l’humilité qu’à la force.

Réponse à l’objection N°1 : L’opposition d’un vice à l’égard d’une vertu ne se considère pas principalement d’après la cause du vice, mais d’après son espèce. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que l’audace soit opposée à la même vertu que la présomption qui est sa cause.

 

Objection N°2. L’audace ne paraît être blâmable qu’autant qu’il en résulte, ou un dommage pour l’audacieux qui se jette au milieu du péril sans y regarder, ou un tort pour les autres qu’il attaque audacieusement, ou qu’il jette dans de graves dangers. Or, il semble qu’il y ait en cela une injustice. L’audace, selon qu’elle est un péché, n’est donc pas opposée à la force, mais à la justice.

Réponse à l’objection N°2 : Comme l’opposition directe du vice ne se considère pas d’après sa cause ; de même on ne la considère pas non plus d’après son effet. Par conséquent, puisque le tort qui provient de l’audace est son effet, il s’ensuit que son contraire (C’est-à-dire la justice qui répare le dommage n’est pas pour cela opposée à l’audace qui le commet.) ne doit pas se considérer à ce point de vue.

 

Objection N°3. La force a pour objet la crainte et l’audace, comme nous l’avons dit (quest. 123, art. 3). Or, la timidité étant opposée à la force par excès de crainte, il y a un autre vice opposé à celui-là par défaut. Si donc l’audace est opposée à la force par excès, pour la même raison il y aura un vice qui lui sera opposé par défaut. Comme il n’y en a pas, il s’ensuit que l’audace ne doit pas être un vice opposé à la force.

Réponse à l’objection N°3 : Le mouvement de l’audace consiste à attaquer ce qui est contraire à l’homme. La nature nous y pousse, à moins qu’elle n’en soit détournée par la crainte de subir quelque dommage. C’est pourquoi le vice qui consiste dans l’excès de l’audace n’a pas d’autre défaut contraire que la timidité. Mais l’audace n’accompagne pas toujours le défaut de crainte (Qui est le contraire de la crainte excessive dont on a parlé (quest. 125).), parce que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 7), les audacieux se précipitent dans le danger et, après l’avoir pour ainsi dire provoqué, ils lâchent pied ; c’est-à-dire qu’ils sont saisis de crainte.

 

Mais c’est le contraire. Aristote met l’audace en opposition avec la force (Eth., liv. 2 et 3, chap. ult.).

 

Conclusion L’audace est opposée à la force qui a pour objet la crainte et l’audace.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2), il appartient à la vertu morale d’observer le mode ou la règle de la raison dans la matière qu’elle a pour objet. C’est pourquoi tout vice qui implique quelque chose d’immodéré à l’égard de la matière qui est l’objet d’une vertu morale, est opposé à cette vertu ; comme ce qui est extrême est opposé à ce qui est modéré. Or, l’audace, selon qu’elle exprime un vice, désigne l’excès de la passion qu’on désigne sous ce même nom. D’où il est évident qu’elle est opposée à la vertu de la force qui a pour objet la crainte et l’audace, comme nous l’avons dit (quest. 123, art. 3).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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