Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 128 : Des parties de la force
Après avoir parlé
des vices opposés à la force, nous avons à nous occuper de ses parties. — Nous
devons considérer : 1° quelles sont les parties de la force ; 2° examiner
chacune de ces parties.
Article unique Les
parties de la force sont-elles convenablement énumérées ?
Objection N°1. Il semble que
les parties de la force ne soient pas convenablement énumérées. Car Cicéron en
distingue quatre (De invent., liv. 2) : la magnificence, la confiance, la
patience et la persévérance. La magnificence paraît appartenir à la libéralité,
parce que ces deux vertus ont, l’une et l’autre, les richesses pour objet, et
il est nécessaire que celui qui est magnifique soit libéral, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 4, chap. 2). Or, la libéralité
est une partie de la justice, comme nous l’avons vu (quest. 117, art. 5). On ne
doit donc pas faire de la magnificence une partie de la force.
Réponse à l’objection N°1 : La magnificence ajoute à la
matière de la libéralité une grandeur qui se rapporte à ce qui est ardu, et ce
qui est ardu est l’objet de la puissance irascible que la force perfectionne
principalement. C’est ainsi que la magnificence appartient à la force.
Objection N°2. La confiance ne paraît être rien autre chose que
l’espérance. Or, l’espérance ne paraît pas appartenir à la force, mais elle est
plutôt une vertu par elle-même. On ne doit donc pas regarder la confiance comme
une partie de la force.
Réponse à l’objection N°2 : L’espérance par laquelle on met
sa confiance en Dieu est une vertu théologale, comme nous l’avons vu (quest.
17, art. 5, et 1a 2æ, quest. 62, art. 3). Au lieu que par
la confiance, dont nous faisons ici une partie de la force, l’homme espère en
lui-même, tout en restant soumis à Dieu.
Objection N°3. La force fait que l’homme se conduit bien dans les
dangers. Or, la magnificence et la confiance n’impliquent rien dans leur
essence qui se rapporte aux périls. C’est donc à tort qu’on en fait des parties
de la force.
Réponse à l’objection N°3 : Toutes les grandes choses que
l’on entreprend, quelles qu’elles soient, paraissent dangereuses, parce qu’il
est très nuisible d’y échouer. Par conséquent, quelles que soient les grandes
œuvres ou les grandes entreprises qui soient l’objet de la magnificence et de
la confiance, ces vertus ont une certaine affinité avec la force, en raison du
péril que l’on court.
Objection N°4. D’après Cicéron (loc. cit.), la patience consiste à supporter des choses difficiles
; ce qu’il attribue à la force. La patience est donc la même chose que la force
et n’en est pas une partie.
Réponse à l’objection N°4 : La patience souffre sans une
tristesse excessive, non seulement, les dangers de mort qui sont l’objet propre
de la force, mais encore toutes les autres choses difficiles ou périlleuses.
Sous ce dernier rapport elle est une vertu adjointe à la force ; sous l’autre elle
est une de ses parties intégrantes.
Objection N°5. Ce qui est requis dans toute vertu ne doit pas être
considéré comme une partie d’une vertu particulière. Or, la persévérance est
exigée pour toute vertu ; car il est dit (Matth., 24,
13) : Celui qui aura persévéré jusqu’à la
fin sera sauvé. La persévérance ne doit donc pas être considérée comme une
partie de la force.
Réponse à l’objection N°5 : La persévérance, selon qu’elle
signifie la continuation d’une bonne action jusqu’à la fin, peut être une circonstance
essentielle à toute vertu ; mais elle est une partie de la force, dans le sens
que nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).
Objection N°6. Macrobe (in Somn. Scip., liv. 1, chap.
8) distingue dans la force sept parties : la magnanimité, la confiance, la
sécurité, la magnificence, la constance, la tolérance et la fermeté. Andronic
reconnaît sept vertus annexées à la force, qui sont : la force d’âme, la
douceur, la magnanimité, la virilité, la persévérance, la magnificence et la
bravoure (andragathia).
Il semble donc que Cicéron ait donné des parties de la force une énumération
insuffisante.
Réponse à l’objection N°6 : Macrobe admet les quatre vertus
dont parle Cicéron : la confiance, la magnificence, la tolérance qu’il prend
pour la patience, et la fermeté pour la persévérance. Il en ajoute trois, dont
deux, la magnanimité et la sécurité, sont comprises par Cicéron sous la
confiance. Mais Macrobe les distingue davantage par ce qu’elles ont de spécial
; car la confiance implique l’espérance que l’homme a de parvenir à de grandes
choses. L’espérance d’une chose présuppose l’appétit qui est porté vers de
grandes choses par le désir, ce qui appartient à la magnanimité. Car nous avons
dit (1a 2æ, quest. 40, art. 7) que l’espérance présuppose
l’amour et le désir de la chose qu’on espère. Ou bien il vaut mieux dire que la
confiance appartient à la certitude de l’espérance, et la magnanimité à la
grandeur de la chose espérée. L’espérance ne peut être ferme, si on ne détruit
ce qui lui est contraire. En effet quelquefois on espérerait une chose, autant
qu’il est en soi ; mais l’espérance est détruite par suite de l’obstacle que
crée la crainte, car la crainte est contraire d’une certaine manière à
l’espérance, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 40, art.
4, Réponse N°1). C’est pourquoi Macrobe ajoute la sécurité qui exclut la
crainte. La troisième vertu qu’il ajoute encore, c’est la constance, que l’on
peut comprendre sous la magnificence ; car il faut avoir un esprit constant à
l’égard des choses que l’on fait magnifiquement. C’est pour cette raison que
Cicéron rattache à la magnificence, non seulement l’exécution des grandes
choses, mais encore le vaste projet que l’âme en conçoit. La constance peut
aussi appartenir à la persévérance ; car on dit qu’un individu est persévérant
parce qu’il ne se désiste pas de son dessein, malgré la longueur de l’attente,
et on dit qu’il est constant parce qu’aucune difficulté, quelle qu’elle soit,
ne l’arrête. — Quant aux distinctions que fait Andronic, elles reviennent au
même. En effet, il reconnaît la persévérance et la magnificence, avec Cicéron
et Macrobe, et la magnanimité avec ce dernier. La douceur (lenia) est la même chose que la
patience ou la tolérance, car il dit que c’est une habitude prête à faire tous
les efforts qu’il faut, et à supporter tout ce que dit la raison. La force
d’âme (eupsichia)
paraît être la même chose que la sécurité, car il dit que c’est cette énergie
de caractère qui lui fait accomplir ses actions. La virilité est la même chose
que la confiance ; parce qu’il dit que la virilité est une vertu qui se suffit
par elle-même et qui est accordée à ceux qui sont vertueux. Il ajoute à la
magnificence la bravoure (andragathia), qui est cette bonté virile qu’en latin on
désigne sous le nom de strenuitas.
Or, il appartient à la magnificence, non seulement que l’homme s’attache à
exécuter de grandes choses, ce qui appartient à la constance ; mais encore
qu’il les exécute avec cette sollicitude et cette prudence virile qui
caractérise la bravoure (andragathia).
C’est pourquoi il dit que cette vertu découvre ce qui peut être utile aux
autres. Ainsi, il est évident que toutes ces parties reviennent aux quatre
vertus principales que Cicéron distingue.
Objection N°7. Aristote divise la force en cinq parties (Eth., liv. 3, chap. 8) : la première est la
force politique qui agit courageusement dans la crainte du déshonneur ou du
châtiment ; la seconde est la force militaire qui agit courageusement par suite
de la science ou de l’expérience qu’elle a de l’art de la guerre ; la troisième
est la force qui agit d’après la passion et principalement d’après la colère ;
la quatrième est la force qui agit vivement parce qu’elle est accoutumée à
remporter la victoire ; enfin, la cinquième est la force qui agit bravement,
parce qu’elle n’a pas l’expérience du péril. Or, aucune des énumérations que
nous avons rapportées ne renferme ces différentes espèces de force. Il semble
donc que ces énumérations ne soient pas convenables.
Réponse à l’objection N°7 : Ces cinq vertus qu’Aristote
distingue, ne sont pas de vraies vertus ; car, quoiqu’elles aient de commun
l’acte de la force, elles en diffèrent cependant sous le rapport du motif,
comme nous l’avons vu (quest. 123, art. 1, Réponse N°2). C’est pourquoi on n’en
fait pas des parties de la force, mais des modes de cette vertu.
Conclusion Il y a quatre parties intégrantes de la force : la
confiance et la magnificence qui ont pour objet d’attaquer, la patience et la
persévérance qui ont pour but de supporter : ces vertus étendues au-delà de la
matière de la force peuvent aussi avec raison être appelées ses parties
potentielles.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (quest. 48), on peut distinguer dans une vertu
trois sortes de parties : les parties subjectives, intégrantes et potentielles.
On ne peut pas assigner de parties subjectives à la force considérée comme une
vertu spéciale, parce qu’elle ne se divise pas en plusieurs vertus de
différente espèce, sa matière étant absolument spéciale (Les périls de mort
sont sa matière.). Mais on distingue en elle des parties intégrantes et
potentielles. Les parties intégrantes se distinguent d’après les choses qui
doivent concourir à l’acte de la force, et ses parties potentielles d’après ce
que cette vertu observe à l’égard de ce qu’il y a de plus difficile,
c’est-à-dire à l’égard du danger de mort. Il y a d’autres vertus qui ont pour
objet d’autres matières moins difficiles ; ces vertus sont jointes à la force
comme ce qui est secondaire est uni à ce qui est principal. Or, comme nous l’avons
dit (quest. 123, art. 3 et 6), la force a deux sortes d’acte ; elle attaque et
elle supporte. Pour l’attaque il faut deux choses : la première appartient à la
disposition de l’âme ; ainsi il faut qu’on ait le cœur prêt à attaquer. C’est
pour cela que Cicéron distingue la confiance
en disant (loc. cit.) qu’elle est
cette puissante certitude que l’âme trouve en elle-même pour exécuter des
projets grands et honorables. La seconde se rapporte à la réalisation de
l’action et a pour but d’empêcher qu’on n’abandonne dans l’exécution, ce que
l’on a commencé avec confiance. A ce sujet, Cicéron parle de la magnificence, qui consiste, d’après lui,
à projeter et à réaliser des choses grandes et hardies qu’on entreprend dans
une haute et noble pensée ; c’est-à-dire qu’elle a pour but d’empêcher qu’on
n’abandonne la réalisation d’un grand projet. Si on restreint ces deux vertus à
la matière propre de la force, c’est-à-dire au danger de mort, elles sont comme
les parties intégrantes de la force sans lesquelles elle ne peut subsister.
Mais si on les rapporte à d’autres matières, dans lesquelles il y a moins de
difficulté, elles seront distinctes de la force dans leur espèce ; cependant
elles lui seront unies comme ce qui est secondaire à ce qui est principal.
Ainsi la magnificence, d’après
Aristote (Eth., liv. 4, chap. 2), a pour objet les
grandes dépenses, et la magnanimité,
qui paraît être la même chose que la confiance, a pour but les grands honneurs
(Comme parties intégrantes de la force, on peut définir la confiance une vertu
par laquelle on s’expose aux plus grands périls dans l’intérêt du bien, et la
magnificence une vertu par laquelle on exécute les grandes choses qu’on a
projetées dans un généreux dessein. Comme parties potentielles, on doit dire
que par la confiance on se met sagement et vertueusement à la poursuite des
plus grands honneurs, et par la magnificence on fait de très grandes dépenses
pour un juste motif.). — Relativement au second acte de la force qui consiste à
supporter, il faut aussi deux choses : la première a pour but d’empêcher la
tristesse d’abattre l’esprit sous le poids des maux qui le menacent, et de le
faire ainsi déchoir de sa grandeur. Ce rôle est celui de patience, qui, d’après Cicéron, supporte longuement et
volontairement les choses les plus rudes et les plus difficiles, dans un but
d’honnêteté ou d’utilité. L’autre a pour objet d’empêcher l’homme de céder à la
fatigue que l’on éprouve après avoir, pendant longtemps, porté un lourd
fardeau, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 12, 3) : Ne vous fatiguez
pas en vous laissant aller au découragement. C’est ce que fait la persévérance, qui consiste, comme le dit
Cicéron, à persister d’une manière ferme et durable dans un parti pris après de
mûres délibérations. Si on resserre ces deux vertus à la matière propre de la
force, elles en seront en quelque sorte les parties intégrantes ; mais si on
les rapporte à d’autres difficultés, elles en seront distinctes. Toutefois,
elles lui resteront unies comme ce qui est secondaire à ce qui est principal (Comme
parties intégrantes on définit la patience une vertu par laquelle on ne se
désiste pas d’une entreprise, quelles que soient les difficultés qu’on y
trouve. La persévérance ne se désiste pas non plus, quelle que soit la longueur
des maux qu’on éprouve. Comme parties ministérielles, la patience empêche qu’on
ne s’abatte dans les périls moindres que ceux de la mort, la persévérance fait
que le courage se soutient, malgré la durée de ces périls.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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