Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 129 : De la magnanimité
Nous avons
maintenant à traiter de chacune des parties de la force. Nous le ferons en
comprenant toutes les autres sous les quatre que Cicéron désigne ; seulement au
lieu de la confiance nous mettrons la magnanimité (Mais la magnanimité a ici le
sens qu’on a donné plus haut au mot confiance.) dont parle Aristote. — Nous
nous occuperons donc : 1° de la magnanimité ; 2° de la magnificence ; 3° de la
patience ; 4° de la persévérance. — Nous parlerons d’abord de la magnanimité et
ensuite des vices qui lui sont opposés. — Sur la magnanimité huit questions se
présentent : 1° La magnanimité a-t-elle pour objet les honneurs ? — 2° N’a-t-elle
pour objet que de grands honneurs ? — 3° Est-elle une vertu ? — 4° Est-elle une
vertu spéciale ? — 5° Est-elle une partie de la force ? — 6° Comment se
rapporte-t-elle à la confiance ? — 7° A la sécurité ? — 8° Aux biens de la
fortune ?
Article 1 : La
magnanimité a-t-elle pour objet les honneurs ?
Objection N°1. Il semble que la
magnanimité n’ait pas les honneurs pour objet. Car la magnanimité existe dans
l’irascible, comme on le voit évidemment d’après son nom ; puisque magnanimité
signifie grandeur d’âme ou de courage (animus).
Or, le courage se prend pour la puissance irascible, comme on le voit dans le
passage (De an., liv. 3, text.
42), où Aristote dit que dans l’appétit sensitif il y a le désir et le courage,
c’est-à-dire le concupiscible et l’irascible. Or, l’honneur est un bien que
l’on doit désirer, puisqu’il est la récompense de la vertu. Il semble donc que
la magnanimité n’ait pas pour objet les honneurs.
Réponse à l’objection N°1 : Le bien et le mal considérés
absolument appartiennent au concupiscible ; mais si on y ajoute quelque chose
de difficile, ils se rapportent à l’irascible. Et c’est en ce sens que la
magnanimité se rapporte à l’honneur, car elle a pour objet l’honneur qui est
grand ou difficile.
Objection N°2. La magnanimité, étant une vertu morale, doit avoir
pour objet les passions ou les actions. Or, elle n’a pas pour objet les
actions, parce qu’elle serait, dans cette hypothèse, une partie de la justice.
Il faut donc qu’elle se rapporte aux passions, et puisque l’honneur n’est pas
une passion, il s’ensuit qu’elle n’a pas l’honneur pour objet.
Réponse à l’objection N°2 : Quoique l’honneur ne soit pas une
passion ou une action, il est cependant l’objet d’une passion, c’est-à-dire de
l’espérance qui tend au bien difficile. C’est pourquoi la magnanimité se
rapporte immédiatement à la passion de l’espérance (C’est à la magnanimité à
régler cette passion.) et médiatement à l’honneur comme à l’objet de l’espérance.
C’est ainsi que la force, comme nous l’avons vu (quest. 123, art. 4 et 5), se
rapporte aux dangers de mort selon qu’ils sont l’objet de la crainte et de
l’audace.
Objection N°3. La magnanimité paraît plus portée par sa nature à
rechercher une chose qu’à la fuir ; car le magnanime est ainsi appelé parce
qu’il tend à de grandes choses. Or, on ne loue pas les hommes vertueux de ce
qu’ils désirent les honneurs, on les loue plutôt de ce qu’ils les fuient. La
magnanimité n’a donc pas pour objet les honneurs.
Réponse à l’objection N°3 : Ceux qui méprisent
les honneurs de manière à ne rien faire d’inconvenant pour les obtenir sont
dignes d’éloges, parce qu’ils ne les apprécient pas trop. Mais si l’on
méprisait les honneurs de telle sorte qu’on ne fît rien pour les mériter, on
serait blâmable. C’est ainsi que la magnanimité a les honneurs pour objet ;
elle s’empresse de faire ce qui en rend digne, mais cependant elle ne va pas
jusqu’à attacher un grand prix aux honneurs (Elle les estime ce qu’ils valent,
mais elle ne s’écarte jamais de la vertu, parce qu’il n’y a rien de vraiment
grand en dehors d’elle.) de ce monde.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 3) que la magnanimité se rapporte à l’honneur et
au déshonneur.
Conclusion La magnanimité se rapportant aux grandes choses, comme
son nom t’indique, et les honneurs étant ce qu’il y a de plus éminent parmi les
choses extérieures, c’est avec raison qu’on dit que cette vertu a les honneurs
pour objet.
Il faut répondre que la magnanimité implique, par la nature même
de son nom, une tendance de l’esprit vers de grandes choses (La magnanimité
désigne la grandeur de l’âme, et une grande âme est celle qui n’aspire qu’à de
grandes choses, qui ne pense que de grandes choses, et qui néglige et dédaigne
toutes les petites.). Or, l’habitude d’une vertu se considère sous deux aspects
: 1° relativement à la matière dont cette vertu s’occupe ; 2° par rapport à son
acte propre, qui consiste dans l’usage que l’on doit faire de cette matière. Et
parce que l’habitude d’une vertu se détermine principalement d’après son acte,
on dit qu’un individu est magnanime principalement parce qu’il tend à quelque
grande action. Or, on peut dire de deux manières qu’une action est grande ; on
peut le dire proportionnellement ou absolument. Ainsi on peut dire qu’un acte
est grand proportionnellement, si cet acte consiste dans l’usage que l’on a
fait d’une chose médiocre ou de peu d’importance, mais dont on a usé de la
manière la plus parfaite. L’acte qui est grand absolument et simplement est
celui qui consiste dans le meilleur usage que l’on puisse faire d’une grande
chose. — Les choses dont les hommes font usage sont les choses extérieures,
parmi lesquelles l’honneur est ce qu’il y a de plus grand absolument, soit
parce que c’est ce qui se rapproche le plus de la vertu, puisque c’est en
quelque sorte l’attestation ou le témoignage de la vertu qu’on reconnaît à une
personne, ainsi que nous l’avons vu (quest. 103, art. 1 et 2), soit parce qu’on
rend des honneurs à Dieu et à tout ce qu’il y a de plus élevé, soit parce que
les hommes préfèrent à tout le reste l’avantage d’obtenir un honneur ou
d’éviter un blâme. Ainsi, comme on dit que quelqu’un est magnanime d’après ce
qui est absolument et simplement grand, de même on dit qu’il est fort d’après
les choses qui sont absolument difficiles. C’est pourquoi il s’ensuit que la
magnanimité a pour objet les honneurs (C’est-à-dire toutes les choses qui
méritent d’être grandement honorées.).
Article 2 : La
magnanimité a-t-elle par sa nature les grands honneurs pour objet ?
Objection N°1. Il semble que la
magnanimité ne se rapporte pas par sa nature à de grands honneurs. Car
l’honneur est la matière propre de celte vertu, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, que l’honneur soit grand ou petit, ce sont des
accidents. Il n’est donc pas de l’essence de la magnanimité d’avoir les grands
honneurs pour objet.
Réponse à l’objection N°1 : La grandeur et la médiocrité sont
des accidents par rapport à l’honneur considéré en lui-même ; mais elles
produisent une grande différence, selon qu’elles se rapportent à la raison,
dont il faut suivre les règles dans l’usage que l’on doit faire des honneurs,
ce qui est beaucoup plus difficile pour de grands honneurs que pour de
moindres.
Objection N°2. Comme la magnanimité se rapporte à l’honneur, de
même la mansuétude à la colère. Or, il n’est pas de l’essence de la mansuétude
de se rapporter à de grandes ou à de petites colères. Il n’est donc pas non
plus de l’essence de la magnanimité d’avoir pour objet de grands honneurs.
Réponse à l’objection N°2 : Dans la colère et les autres
matières, il n’y a de difficulté notable qu’autant que la passion devient très
violente, et c’est uniquement pour ces excès que la vertu est nécessaire. Mais
il n’en est pas de même des richesses et des honneurs, qui sont des choses qui
existent hors de l’âme.
Objection N°3. Un petit honneur s’éloigne moins d’un grand que le
déshonneur. Or, la magnanimité se rapporte au déshonneur ; elle doit donc aussi
avoir pour objet les petits honneurs et ne pas comprendre seulement les grands.
Réponse à l’objection N°3 : Celui qui fait un bon usage des
grandes choses peut à plus forte raison bien user des petites (Mais alors le
magnanime ne les considère pas comme son objet propre, mais comme quelque chose
qui est au-dessous de lui.). Le magnanime a donc en vue les grands honneurs
comme des choses dont il est digne, ou même comme des choses inférieures à son
mérite, parce que l’homme ne peut suffisamment honorer la vertu, à laquelle
Dieu doit des honneurs lui-même. C’est pourquoi les grands honneurs ne
l’élèvent pas, parce qu’il ne les pense pas au-dessus de lui, mais il les
méprise plutôt, et à plus forte raison dédaigne-t-il ceux qui sont médiocres ou
de peu d’importance. De même les injures ne l’abattent pas, mais il les
dédaigne, parce qu’il pense qu’il les reçoit sans les avoir méritées.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 7) que la magnanimité se rapporte aux grands
honneurs.
Conclusion Il est de l’essence de la magnanimité d’avoir les
grands honneurs pour objet.
Il faut répondre que, d’après Aristote (Phys., liv. 7, text. 17 et 18), la vertu
est une perfection, et on entend qu’elle est la perfection d’une puissance dont
elle est le dernier terme, comme on le voit (De cælo, liv. 1, text.
116). Or, la perfection d’une puissance ne se considère pas d’après toute
espèce d’opération, quelle qu’elle soit, mais d’après une opération qui a de la
grandeur ou de la difficulté. Car toute puissance, quelque imparfaite qu’elle
soit, peut produire une opération médiocre et débile. C’est pourquoi il est de
l’essence de la vertu qu’elle ait pour objet ce qui est difficile et bon, comme
le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 3). — Dans l’acte de la
vertu, on peut considérer de deux manières ce qui est difficile et grand (ces
deux choses reviennent au même). 1° On peut le considérer du côté de la raison,
parce qu’il est difficile de trouver le milieu de la raison et de l’établir
dans certaine matière. Cette difficulté ne se rencontre que dans l’acte des
vertus intellectuelles et dans celui de la justice. 2° Il y a une autre
difficulté du côté de la matière qui peut être par elle-même en opposition avec
l’impulsion de la raison qui doit la régir. Cette difficulté se considère
principalement dans les autres vertus morales qui ont pour objet les passions,
parce que les passions sont en lutte avec la raison, selon la remarque de saint
Denis (De div. nom., chap. 4). — A l’égard des
passions, il est à remarquer qu’il y en a qui sont
très puissantes pour résister à la raison par elles-mêmes principalement, et
d’autres qui le sont principalement d’après les choses qu’elles ont pour objet.
Les passions n’ont pas par elles-mêmes une grande force pour lutter contre la
raison, à moins qu’elles ne soient violentes, parce que l’appétit sensitif dans
lequel elles se trouvent est naturellement soumis à cette faculté. C’est
pourquoi les vertus qui se rapportent aux passions ne se conçoivent qu’autant
qu’elles ont pour objet ce qu’il y a de grand dans ces passions (Ce qu’il y a
de moindre est considéré comme nul. La raison en vient facilement à bout, et il
n’est pas nécessaire de distinguer une vertu spéciale à ce sujet.). Ainsi la
force se rapporte aux grandes craintes et à l’audace, la tempérance au désir
des délectations les plus vives, et la mansuétude aux plus violentes colères.
Il y a des passions qui ne sont puissantes pour combattre la raison que d’après
les choses extérieures qu’elles ont pour objet, comme l’amour ou le désir des
richesses et des honneurs. Pour celles-là, la vertu ne doit pas seulement avoir
pour objet ce qu’il y a de très grand en elles, mais encore ce qu’il y a de
médiocre ou de moindre ; parce que les choses qui existent extérieurement,
quoiqu’elles soient de peu d’importance sont cependant très désirables, comme
étant nécessaires à la vie humaine. C’est pourquoi il y a deux vertus qui se
rapportent au désir des richesses ; l’une a pour objet les biens médiocres ou modérés,
c’est la libéralité ; l’autre règle les grandes fortunes, c’est la
magnificence. — De même il y a deux vertus qui se rapportent aux honneurs.
L’une s’occupe des honneurs médiocres ; elle n’a pas de nom. Cependant on la
désigne d’après ses extrêmes, qui sont l’amour de l’honneur (philotimia) et le
défaut de cet amour (aphilotimia).
Car on loue tantôt celui qui aime les honneurs et tantôt celui qui ne s’en
occupe pas, selon que ces deux sentiments sont conformes à la raison. L’autre
vertu qui règle les grands honneurs est la magnanimité. C’est pourquoi on doit
dire que les grands honneurs sont la matière propre de la magnanimité, et que
le magnanime tend aux grandes choses qui les méritent.
Article 3 : La
magnanimité est-elle une vertu ?
Objection N°1. Il semble que la
magnanimité ne soit pas une vertu. Car toute vertu morale consiste dans un
milieu. Or, la magnanimité ne consiste pas dans un milieu, mais dans ce qu’il y
a de plus grand, puisque le magnanime est celui qui se croit digne des plus
grandes choses, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap.
3). La magnanimité n’est donc pas une vertu.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 3), le magnanime est, à
la vérité, extrême par la grandeur, dans le sens qu’il tend aux choses les plus
grandes, mais il reste dans un juste milieu, parce qu’il est ce qu’il doit
être, dans le sens qu’il tend à ce qu’il y a de plus élevé conformément à la
raison ; car il s’apprécie à sa valeur, et il ne tend pas à des choses qui
soient au-dessus de ses forces.
Objection N°2. Celui qui a une seule vertu les a toutes, comme
nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 65, art. 1). Or, on peut
avoir certaine vertu sans avoir la magnanimité. Car Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 3) : Que celui qui
n’est capable que de choses peu considérables et qui se juge lui-même tel, est
un homme sensé, mais qu’il n’est pas magnanime.
Réponse à l’objection N°2 : La connexion des vertus ne doit
pas s’entendre des actes, de manière que chacun puisse exercer les actes de
toutes les vertus. Ainsi les actes de magnanimité ne conviennent pas à tous
ceux qui sont vertueux, ils ne conviennent qu’aux grands. Mais, d’après les
principes des vertus qui sont la prudence et la grâce (La connexité des vertus
provient de la prudence ou de la grâce habituelle, qui sont les principes de
toutes les vertus de leur ordre, et qui les renferment virtuellement.), toutes
les vertus relativement à leurs habitudes existent simultanément dans l’âme,
soit en acte, soit à l’état de disposition prochaine. Ainsi celui qui n’est pas
à même de faire des actes de magnanimité peut avoir l’habitude de cette vertu,
c’est-à-dire qu’il peut être disposé par elle à en produire les actes, si sa
position le lui permettait.
Objection N°3. La vertu est une bonne qualité de l’esprit, comme
nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 55, art. 4). Or, la
magnanimité demande au contraire certaines dispositions corporelles. Car
Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 3) que le magnanime a
de la lenteur dans ses mouvements, un ton de voix grave et un langage ferme et
posé. Elle n’est donc pas une vertu.
Réponse à l’objection N°3 : Les mouvements corporels changent
selon les perceptions et les affections différentes de l’âme. Ainsi il arrive
que la magnanimité détermine quelques accidents particuliers dans les
mouvements du corps. Car la rapidité des mouvements provient de ce que l’homme
tend à une foule de choses qu’il se hâte d’accomplir. Au contraire le magnanime
ne tend qu’à de grandes choses qui sont peu nombreuses et qui demandent
beaucoup d’attention. C’est pourquoi il y a de la lenteur dans ses mouvements.
De même une parole perçante et rapide convient surtout à ceux qui veulent
disputer sur toutes choses ; ce qui n’est pas le caractère du magnanime qui ne
se mêle que de ce qui est grand. Et comme ces dispositions des mouvements
corporels conviennent aux magnanimes d’après la manière dont ils sont affectés
; de même ces conditions se trouvent par nature dans ceux qui ont naturellement
des dispositions pour cette vertu.
Objection N°4. Aucune vertu n’est opposée à une autre. Or, la
magnanimité est contraire à l’humilité ; car le magnanime se croit digne des
grands et méprise les autres, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 3). La magnanimité n’est donc pas une vertu.
Réponse à l’objection N°4 : Dans l’homme on trouve quelque
chose de grand qu’il tient de Dieu et quelque chose de défectueux qui résulte
de l’infirmité de sa nature. La magnanimité fait donc que l’homme s’estime
beaucoup en considération des dons qu’il a reçus de Dieu. Par exemple, s’il a
une grande force d’âme, la magnanimité fait qu’il tend à des œuvres de vertu
qui soient parfaites ; et il en faut dire autant de l’usage de tous ses autres
biens, tels que la science ou la fortune. Au contraire l’humilité fait que
l’homme s’estime peu en considération des imperfections qui lui sont propres.
De même la magnanimité méprise les autres, selon qu’ils manquent des dons de
Dieu : car elle n’apprécie pas les autres au point de faire pour eux quelque
chose qui ne soit pas convenable. Au lieu que l’humilité honore les autres et
les estime beaucoup, parce qu’elle voit en eux quelque chose des dons de Dieu.
Ainsi il est dit du Juste (Ps. 14, 4)
: que le méchant n’est rien devant ses
yeux, ce qui revient au mépris du magnanime ; mais qu’il honore ceux qui craignent le Seigneur, ce qui se rapporte aux
sentiments de celui qui est humble. Il est donc évident que la magnanimité et
l’humilité ne sont pas contraires, quoiqu’elles paraissent tendre à des fins
opposées, parce qu’elles ne considèrent pas les choses de la même manière.
Objection N°5. Les propriétés de toutes les vertus sont dignes de
louange. Or, la magnanimité en a qui sont blâmables. Car 1° le magnanime ne se
rappelle pas les bienfaits ; 2° il est oisif et lent ; 3° il se sert de
l’ironie à l’égard de beaucoup de monde ; 4° il ne peut pas vivre avec les
autres ; 5° il possède plus de choses qui ne rapportent rien que de choses
utiles. La magnanimité n’est donc pas une vertu.
Réponse à l’objection N°5 : Ces manières d’être ne sont pas
blâmables dans le magnanime, elles sont au contraire fort louables. Ainsi l’on
dit 1° que le magnanime ne conserve pas le souvenir de ceux dont il reçoit des
bienfaits ; il faut entendre par là qu’il ne lui est pas agréable de recevoir
des bienfaits de quelqu’un, à moins qu’il ne donne en retour plus qu’on ne lui
a donné ; et c’est là précisément la perfection de la reconnaissance dans la
pratique de laquelle il veut exceller aussi bien que dans celle des autres
vertus. 2° On dit qu’il est oisif et lent, non parce qu’il manque de faire ce
qui est de devoir, mais parce qu’il ne s’immisce pas dans toutes les œuvres, et
qu’il ne s’occupe que des grandes choses qui sont en harmonie avec son
caractère. 3° Il se sert de l’ironie, mais ce n’est pas en tant que cette façon
de parler est opposée à la vérité. Ainsi il ne dit pas de lui des choses viles
qui ne sont pas, et il ne nie pas les grandes actions qu’il a faites. Seulement
il ne montre pas toute sa grandeur, surtout à la multitude de ceux qui sont
au-dessous de lui. Car, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 3), il appartient au magnanime de se conduire avec
fierté envers ceux qui ont des dignités ou qui sont comblés des faveurs de la
fortune, et de se montrer doux et modéré envers ceux qui ont une condition
médiocre. 4° S’il ne peut pas vivre familièrement avec d’autres qu’avec ses
amis, c’est parce qu’il évite absolument l’adulation et la dissimulation qui
appartiennent à la petitesse de l’esprit. Mais il vit néanmoins, comme il faut,
avec tout le monde, les grands et les petits, comme nous l’avons dit (Réponse
N°1). 5° Enfin on dit qu’il recherche principalement les choses qui ne
rapportent rien, mais il ne les recherche pas toutes au hasard, il ne veut que
celles qui sont bonnes ou honnêtes. Car en tout il préfère l’honnête à l’utile,
comme étant plus élevé : et en effet puisqu’on recherche l’utile pour subvenir
à un besoin, il est contraire à la magnanimité.
Mais c’est le contraire. L’Ecriture dit avec éloge (2 Mach., 14,
18) : Nicanor connaissant quelle était la
valeur des gens de Judas et la grandeur de courage avec laquelle ils
combattaient pour leur patrie, craignait de s’exposer au hasard d’un combat
sanglant. Or, on ne loue que les actes de vertu. La magnanimité à laquelle
il appartient d’avoir un grand courage est donc une vertu.
Conclusion La magnanimité est une vertu, car elle règle d’après la
raison l’usage des grands honneurs.
Il faut répondre qu’il appartient à l’essence de la vertu humaine
de conserver en toutes choses le bien de la raison qui est le bien propre de
l’homme. Or, parmi toutes les choses extérieures les honneurs tiennent le
premier rang, comme nous l’avons dit (art. 1 et 1a 2æ,
quest. 2, art. 2, Objection N°3). C’est pourquoi la magnanimité qui règle les
grands honneurs d’après le mode de la raison est une vertu.
Article 4 : La
magnanimité est-elle une vertu spéciale ?
Objection N°1. Il semble que la
magnanimité ne soit pas une vertu spéciale. Car aucune vertu spéciale n’opère
dans toutes les vertus. Or, Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 3) que le magnanime a pour partage ce qu’il y a de
grand dans toutes les vertus. La magnanimité n’est donc pas une vertu spéciale.
Réponse à l’objection N°1 : La magnanimité n’a pas pour objet
un honneur quelconque, mais un honneur éclatant. Or, comme on doit honorer la
vertu, de même on doit de grands honneurs aux grandes actions que la vertu produit.
C’est pour ce motif que le magnanime tend à faire dans chaque vertu de grandes
choses (Ainsi le magnanime ne tend pas à produire l’acte qui est propre à
chaque vertu, mais il tend à élever cet acte à son plus haut point de
perfection.), parce qu’il tend à mériter par-là de grands honneurs.
Objection N°2. On n’attribue à aucune vertu spéciale des actes de
différentes vertus. Or, on en attribue au magnanime. Car, d’après Aristote (loc. cit.), il ne fuit pas celui qui le
conseille, ce qui est un acte de prudence ; il ne doit pas faire des choses
injustes, ce qui est un acte de justice ; il doit être prompt à faire du bien,
ce qui est un acte de charité ; il aime à donner, ce qui est un acte de
libéralité ; il est véridique, ce qui est un acte de vérité ; il ne se plaint
pas, ce qui est un acte de patience.
Réponse à l’objection N°2 : La magnanimité tendant à de
grandes choses, il en résulte qu’elle se porte principalement vers celles qui
impliquent une certaine supériorité et qu’elle évite celles qui supposent un
défaut. Or, il appartient à celui qui est au-dessus des autres de faire du
bien, de donner beaucoup, et de rendre plus qu’il n’a reçu. C’est pourquoi le
magnanime est toujours prêt à faire ces choses, en raison de la supériorité
qu’elles supposent, mais non parce qu’elles sont des actes qui appartiennent à
d’autres vertus. C’est au contraire une preuve d’infirmité que d’estimer les
biens ou les maux extérieurs au point de s’écarter pour eux de la justice ou de
toute autre vertu. Il y a aussi de la faiblesse à cacher la vérité, parce que
cette action paraît être l’effet de la crainte. Si l’on se plaint, c’est aussi
un défaut, parce que l’âme paraît alors succomber sous les maux extérieurs qui
l’affligent. C’est pour ce motif que le magnanime évite ces choses et d’autres
semblables à un point de vue particulier, c’est-à-dire comme contraires à la
prééminence ou à la grandeur.
Objection N°3. Toute vertu est un ornement spécial de l’âme,
d’après ces paroles du prophète (Is., 61, 10) : Le Seigneur m’a revêtu des ornements de la justice ; puis il ajoute
: Comme une épouse parée de tous ses
joyaux. Or, la magnanimité est l’ornement de toutes les vertus, comme le
dit Aristote (loc. cit.). Elle est
donc une vertu générale.
Réponse à l’objection N°3 : Toute vertu a dans son espèce un
éclat ou une beauté qui lui est propre ; mais la magnanimité y ajoute un nouvel
ornement (Ce nouvel ornement est l’excellence particulière, la prééminence
spéciale qu’il recherche en toutes choses.), par la grandeur des bonnes œuvres
qu’elle opère, et elle élève ainsi toutes les vertus, comme le dit Aristote (Eth. liv. 4, chap. 3).
Mais c’est le contraire. Aristote la distingue lui-même des autres
vertus (Eth., liv. 2, chap. 7).
Conclusion Quoique la magnanimité se rapporte par voie de
conséquence à toutes les vertus, elle est néanmoins une vertu spéciale
absolument, puisqu’elle a pour objet les honneurs qui sont un bien particulier.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 123, art. 2),
il faut une vertu spéciale pour soumettre à la règle de la raison une matière
déterminée. La magnanimité le fait, et elle a pour matière déterminée les
honneurs, comme nous l’avons vu (art. 1 et 2). L’honneur considéré en lui-même
étant un bien spécial, la magnanimité considérée en elle-même est aussi une
vertu spéciale. Mais l’honneur étant la récompense de toutes les vertus, comme
on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 103, art. 1, Réponse N°2), il
arrive conséquemment qu’en raison de sa matière, la magnanimité est une vertu
qui se rapporte à toutes les autres (Dans le sens que l’honneur est la
récompense et l’effet de toutes les vertus.).
Article 5 : La
magnanimité est-elle une partie de la force ?
Objection N°1. Il semble que la
magnanimité ne soit pas une partie de la force. En effet une même chose n’est
pas une partie d’elle-même. Or, la magnanimité paraît être la même chose que la
force. Car Sénèque dit (Lib. de quat. virt., chap. de Magnan.) : Si la magnanimité qu’on appelle la force est dans
votre âme, vous serez rempli d’une grande confiance. Cicéron dit aussi (De offic., liv. 1 in tit. Fortitudinem)
: Nous voulons que les hommes forts et magnanimes soient les mêmes, qu’ils
aiment la vérité et qu’ils ne trompent point. La magnanimité n’est donc pas une
portion de la force.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 1), manquer d’un mal se
prend pour un bien. Ainsi quand on ne s’est pas laissé vaincre par un mal grave,
tel que le danger de mort, on croit qu’on est par là même arrivé à un grand
bien. C’est à la force qu’il appartient de surmonter les périls de mort, et
c’est à la magnanimité à tendre aux grands biens. Sous ce rapport la force et
la magnanimité peuvent se prendre pour une même chose. Cependant, comme dans
ces deux cas la difficulté ne s’envisage pas sous le même aspect, il s’ensuit
qu’à proprement parler Aristote fait de la magnanimité une vertu différente de
la force (Eth., liv. 2, chap. 7).
Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 3) : Que le magnanime n’aime pas le danger. Or, il
appartient au fort de s’y exposer. La magnanimité n’a donc pas avec la force
assez de rapports pour qu’on puisse dire qu’elle est une de ses parties.
Réponse à l’objection N°2 : Celui qui aime le péril, c’est
celui qui s’expose indifféremment aux dangers ; ce qui paraît être le caractère
de celui qui regarde une foule de choses comme graves sans les discerner, ce
qui est contraire au caractère du magnanime (C’est le fait du téméraire et de
l’étourdi.) ; car on ne s’expose pas à de grands dangers pour une chose, si on
ne la considère pas comme importante. Au contraire le magnanime s’expose
volontiers aux périls pour des choses qui sont vraiment grandes ; car il fait
ce qu’il y a de grand dans l’acte de la force, aussi bien que dans les actes
des autres vertus. C’est ce qui fait dire au philosophe que le magnanime n’est
pas pour les petits périls, mais il est pour les grands dangers. Et Sénèque
ajoute dans son livre des Quatre vertus (chap. de Magnanim.) : Vous serez magnanime si
vous ne cherchez pas les périls comme le téméraire, et si vous ne les craignez
pas comme le timide. Car il n’y a rien que la conscience d’une vie coupable qui
rende timide.
Objection N°3. La magnanimité se rapporte à ce qu’il y a de grand
dans les biens que l’on doit espérer, la force à ce qu’il y a de grand dans les
maux que l’on doit craindre ou dans les choses que l’on doit oser. Or, le bien
est plus principal que le mal. Par conséquent, la magnanimité est une vertu
plus importante que la force ; elle n’en est donc pas une partie.
Réponse à l’objection N°3 : On doit fuir le mal comme tel. Si
on doit lutter contre lui, c’est par accident, c’est-à-dire en tant qu’il faut
supporter les maux pour conserver les biens. Au contraire le bien par lui-même
est à désirer ; et si on y renonce, ce n’est que par accident, parce qu’on le
croit au-dessus des facultés de celui qui le désire. Or, ce qui est par soi est
toujours avant ce qui est par accident. C’est pourquoi ce qu’il y a d’ardu dans
le mal répugne plus à la fermeté de l’âme que ce qu’il y a d’ardu dans le bien.
C’est ce qui fait que la force est une vertu plus principale que la
magnanimité. Car quoique le bien soit absolument plus principal que le mal,
cependant sous ce rapport c’est le mal qui est plus principal que le bien.
Mais c’est le contraire. Macrobe (liv. i in Somn. Scip.,
chap. 8) et Andronic font de la magnanimité une partie de la force.
Conclusion La magnanimité est une partie de la force ; elle lui
est adjointe comme une vertu secondaire à une vertu principale.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 61, art. 3), une vertu principale est celle à laquelle il appartient de
soumettre une matière principale à un mode général de la vertu. Un de ces modes
généraux, c’est la fermeté d’esprit ; parce qu’en toute vertu il faut avoir de
la fermeté, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap.
4). C’est ce qu’on loue principalement dans les vertus qui tendent à quelque
chose d’ardu et dans lesquelles il est difficile de rester ferme. C’est
pourquoi plus il est difficile de rester ferme dans les choses ardues, et plus
la vertu qui donne à l’âme de la fermeté dans cette circonstance est une vertu
principale. — Or, il est plus difficile d’avoir de la fermeté pour braver les
dangers de mort dans lesquelles la force soutient l’âme, que pour espérer ou
obtenir les grands biens auxquels la magnanimité élève l’esprit ; car la vie
étant ce que l’homme aime le plus, le danger de mort est aussi ce qu’il fuit
davantage. Il est donc évident que la magnanimité a cela de commun avec la
force, c’est qu’elle affermit l’âme à l’égard de ce qui est difficile. Mais
elle lui est inférieure en ce qu’elle fortifie l’âme dans des choses (Ces
choses sont les honneurs que l’on peut espérer et poursuivre en cette vie.) à
l’égard desquelles il est plus facile de rester ferme. Par conséquent, la
magnanimité est une partie de la force, parce qu’elle lui est unie, comme une
vertu secondaire l’est à une vertu principale.
Article 6 : La
confiance appartient-elle à la magnanimité ?
Objection N°1. Il semble que la
confiance n’appartienne pas à la magnanimité. Car on peut faire reposer sa
confiance non seulement sur soi, mais encore sur un autre, d’après ces paroles
de saint Paul (2 Cor., 3, 4) : C’est par Jésus-Christ que nous avons une si
grande confiance, non que nous soyons capables de former aucune bonne pensée,
comme de nous-mêmes. Or, il semble que ceci soit contraire à l’essence de
la magnanimité. Par conséquent la confiance n’appartient pas à cette vertu.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 3), il appartient au
magnanime de n’avoir besoin de rien, parce que celui qui a besoin, c’est celui
qui manque de quelque chose. Toutefois on doit entendre cette expression
conformément à la nature de l’homme ; c’est pourquoi le philosophe ajoute presque. Car il est au-dessus de l’homme
de n’avoir absolument besoin de rien. En effet tout homme a d’abord besoin du
secours de Dieu, puis du secours de ses semblables, parce que l’homme est
naturellement un animal sociable et qu’il ne suffit pas par lui-même à sa
propre existence. Selon qu’il a besoin des autres, il appartient donc au
magnanime de faire reposer sa confiance sur eux, parce qu’il appartient à la
supériorité de l’homme d’avoir toujours des individus prêts à lui prêter aide
et assistance (Ainsi une des marques de la prééminence et de la grandeur d’un
homme, c’est le nombre des amis qui l’entourent, leur puissance et leur
crédit.). A l’égard de ce qu’il peut lui-même, la confiance qu’il a en lui
appartient à la magnanimité.
Objection N°2. La confiance paraît être opposée à la crainte,
d’après ces paroles du prophète (Is., 12, 2) : J’agirai avec confiance et je ne craindrai pas. Or, c’est surtout à
la force qu’il appartient de manquer de crainte. La confiance se rapporte donc
à cette vertu plutôt qu’à la magnanimité.
Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (1a
2æ, quest. 23, art. 2 ; quest. 40, art. 4) en traitant des passions,
l’espérance est directement opposée au désespoir qui se rapporte au même objet
qu’elle, c’est-à-dire au bien ; mais d’après la contrariété des objets elle est
opposée à la crainte qui se rapporte au mal. La confiance impliquant une
espérance ferme, est opposée à la crainte au même titre que l’espérance
elle-même. Mais, parce que la force fortifie l’homme, à proprement parler, pour
repousser le mal, au lieu que la magnanimité le porte
à rechercher le bien, il s’ensuit que la confiance appartient en propre à la
magnanimité plutôt qu’à la force. Et, parce que l’espérance produit l’audace
qui appartient à la force, il s’ensuit que la confiance appartient par voie de
conséquence à cette dernière vertu.
Objection N°3. On ne doit de récompense qu’à une vertu. Or, la
confiance en mérite une, car il est dit (Héb., 3, 6) : Que nous sommes la maison du Christ, pourvu
que nous conservions jusqu’à la fin cette ferme confiance et cette espérance
qui fait notre gloire. La confiance est donc une vertu distincte de la
magnanimité ; et c’est d’ailleurs le sentiment de Macrobe qui l’en distingue en
effet (liv. 1 in Somn.
Scip., chap. 5).
Réponse à l’objection N°3 : La confiance, comme nous l’avons
dit (dans le corps de cet article.), implique un mode de l’espérance : car la
confiance est une espérance fortifiée par une opinion ferme et arrêtée. Le mode
attaché à une affection peut rendre son action louable et par là même méritoire
; cependant ce n’est pas d’après cela qu’on détermine l’espèce de la vertu,
mais c’est d’après sa matière. C’est pourquoi la confiance ne peut pas, à
proprement parler, désigner une vertu, mais elle peut seulement en indiquer une
condition (Elle rend ainsi l’acte de vertu qu’elle accompagne plus louable ;
par exemple, elle rend la prière plus méritoire.), et c’est pour ce motif qu’on
la compte parmi les parties de la force, non comme une vertu qui lui est
adjointe, à moins qu’on ne la prenne pour la magnanimité, à l’exemple de Cicéron
(Mais c’est le contraire.), mais comme sa partie intégrante, ainsi que nous
l’avons dit (quest. préc.).
Mais c’est le contraire. Cicéron (De invent., liv. 2) paraît
prendre la confiance pour la magnanimité, comme nous l’avons dit (Réponse N°3
et quest. préc., Réponse N°6).
Conclusion La confiance se rapporte à la magnanimité, puisqu’elle
implique la ferme espérance d’obtenir un bien.
Il faut répondre que le mot confiance (fiducia) paraît venir du mot foi
(fides). Elle appartient à la foi en
ce qu’elle consiste à croire à quelqu’un. Elle appartient à l’espérance,
d’après ces paroles de Job (11, 18) : Vous
serez plein de confiance du moment où vous espérerez. C’est pourquoi le mot
de confiance paraît principalement signifier que l’on conçoit de l’espérance
d’après la foi que l’on a dans les paroles de quelqu’un qui promet du secours.
La foi étant une opinion ferme, et une opinion de cette nature se formant non seulement
d’après ce qu’un autre a dit, mais encore d’après ce qu’on a observé, il
s’ensuit que l’on peut aussi employer le mot de confiance pour exprimer
l’espérance que l’on a d’une chose d’après les observations que l’on a faites,
soit qu’on les ait faites sur soi-même, comme quand on se voit sain et qu’on a
la confiance de vivre longtemps, soit qu’elles se rapportent à un autre, comme
quand on considère qu’on a un ami puissant et qu’on a la confiance d’être aidé
de lui. — Or, nous avons dit plus haut (art. 1, Réponse N°2) que la magnanimité
proprement dite a pour objet l’espérance de quelque chose de difficile. C’est
pourquoi la confiance impliquant une fermeté d’espérance résultant de certaines
considérations qui nous portent à croire fortement au bien que l’on doit
obtenir, il s’ensuit qu’elle appartient à la magnanimité.
Article 7 : La
sécurité appartient-elle à la magnanimité ?
Objection N°1. Il semble que la
sécurité n’appartienne pas à la magnanimité. Car la sécurité, comme nous
l’avons dit (quest. préc., Réponse N°6), implique un repos à l’abri des
perturbations de la crainte. Or, c’est ce que fait principalement la force. Il
semble donc que la sécurité soit la même chose que cette vertu, et comme la
force n’appartient pas à la magnanimité, mais que c’est plutôt le contraire, il
s’ensuit que la sécurité n’appartient pas à la magnanimité.
Réponse à l’objection N°1 : On ne loue pas la force
principalement de ce qu’elle exclut la crainte, ce qui appartient à la
sécurité, mais on la loue de ce qu’elle implique dans les passions une certaine
fermeté. La sécurité n’est donc pas la même chose que la force, mais elle en
est une condition.
Objection N°2. D’après saint Isidore (Etym., liv. 10 ad litt. S),
sécurité veut dire sans inquiétude (sine curâ). Or, il semble que cet état soit contraire à la
vertu qui prend soin des choses honnêtes, d’après ce mot de l’Apôtre (2 Tim., 2, 15) : Ayez grand soin de vous mettre en état de paraître devant Dieu. La
sécurité n’appartient donc pas à la magnanimité qui opère ce qu’il y a de grand
dans toutes les vertus.
Réponse à l’objection N°2 : Toute sécurité n’est pas louable,
elle ne l’est qu’autant qu’on se dépouille de tout soin (C’est-à-dire de tout
soin inutile et de toute inquiétude superflue.), comme on le doit, et lorsqu’il
n’est pas nécessaire d’avoir des craintes ; elle est de cette manière une
condition de la force et de la magnanimité.
Objection N°3. La vertu n’est pas la même chose que sa récompense.
Or, la sécurité est désignée comme une récompense de la vertu, ainsi qu’on le
voit (Job, 11, 14) : Si vous rejetez loin
de vous l’iniquité qui souille vos mains,… vous serez stable et vous jouirez
d’une sécurité parfaite. La sécurité n’appartient donc pas à la
magnanimité, ni à une autre vertu, comme sa partie.
Réponse à l’objection N°3 : Dans les vertus il y a une
ressemblance et une participation de la béatitude future, comme nous l’avons vu
(1a 2æ, quest. 5, art. 3 et 7). C’est pourquoi rien
n’empêche qu’une certaine sécurité ne soit la condition d’une vertu
particulière, quoique la sécurité parfaite (La sécurité parfaite est cet
affranchissement de toute crainte qui nous est promis dans la gloire.) soit la
récompense de la vertu en général.
Mais c’est le contraire. Cicéron dit (De offic., liv. 1 in tit. Magnanim.) qu’il
appartient au magnanime de ne succomber ni sous le trouble de l’âme, ni sous
les attaques de ses semblables, ni sous celles de la fortune. Or, c’est en cela
que consiste la sécurité de l’homme. Elle appartient donc à la magnanimité.
Conclusion Comme la confiance se rapporte à la magnanimité, de
même la sécurité qui implique un repos d’esprit exempt de crainte, appartient à
la force ; cependant par voie de conséquence elle peut appartenir à la
magnanimité, comme la confiance à la force.
Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 5), la crainte fait des hommes d’excellents
conseillers, parce qu’ils cherchent de quelle manière ils pourront échapper aux
périls qu’ils redoutent. La sécurité se dit de l’éloignement de cette
inquiétude que la crainte produit. C’est pourquoi elle implique un repos
parfait de l’esprit qui est libre de toute crainte, comme la confiance implique
une grande fermeté d’espérance. Or, comme l’espérance appartient directement à
la magnanimité, de même la crainte appartient directement à la force. C’est
pourquoi comme la confiance appartient immédiatement à la magnanimité, de même
la sécurité appartient immédiatement à la force. — Toutefois il est à remarquer
que comme l’espérance est une cause de l’audace, de même la crainte est une
cause du désespoir, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 45,
art. 2) en traitant des passions. C’est pour ce motif que comme la confiance
appartient conséquemment à la force, en tant qu’elle se sert de l’audace ; de
même la sécurité appartient conséquemment à la magnanimité en tant qu’elle
repousse le désespoir.
Article 8 : Les
biens de la fortune sont-ils utiles à la magnanimité ?
Objection N°1. Il semble que
les biens de la fortune ne soient pas utiles à la magnanimité. Car, comme le
dit Sénèque (De irâ,
liv. 1, chap. 9), la vertu se suffit. Or, la magnanimité agrandit toutes les
vertus, comme nous l’avons vu (art. 4, Réponse N°3). Les biens de la fortune ne
lui sont donc pas utiles.
Réponse à l’objection N°1 : On dit que la
vertu se suffit, parce qu’elle peut exister sans ces biens extérieurs, elle en
a cependant besoin (Sans les biens extérieurs, la libéralité, la bienfaisance,
la magnanimité, sont des vertus qui restent dans le cœur à titre d’habitude,
mais qui ne peuvent extérieurement produire leurs actes.) pour agir avec plus
de facilité.
Objection N°2. Aucun homme vertueux ne méprise ce qui l’aide. Or,
le magnanime méprise ce qui appartient à la fortune extérieure. Car Cicéron dit
(liv. 1 de offic.
in tit. Magnanimit.) que celui qui a une grande âme se fait remarquer par le
mépris des choses extérieures. La magnanimité n’est donc pas aidée par les
biens de la fortune.
Réponse à l’objection N°2 : Le magnanime méprise les biens
extérieurs, en ce sens qu’il ne les considère pas comme de grands biens pour
lesquels il doive faire quelque chose d’inconvenant ; mais il ne les méprise
pas au point de ne pas les regarder comme utiles pour exécuter, certains actes
de vertu.
Objection N°3. Cicéron dit encore (loc. cit.) qu’il appartient au magnanime de supporter les revers
qui paraissent cruels, sans déroger à son état naturel, ni à la dignité du
sage. Et Aristote remarque (Eth., liv. 4, chap.
3) que le magnanime n’est pas triste dans l’infortune. Or, les revers et les
malheurs sont contraires aux biens de la fortune ; et chacun s’attriste de
la perte de ce qui lui était utile. Les biens extérieurs de la fortune ne
servent donc de rien à la magnanimité.
Réponse à l’objection N°3 : Quand on ne regarde pas quelque
chose comme grand, on ne se réjouit pas beaucoup, si on l’obtient, et on ne
s’attriste pas beaucoup non plus, quand on le perd. C’est pourquoi le magnanime
n’estimant pas excessivement les biens extérieurs ou les biens de la fortune,
il s’ensuit qu’il ne s’enorgueillit pas beaucoup, s’il les possède, et qu’il ne
se laisse pas non plus abattre par leur perte.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 3) que les biens de la fortune paraissent être
utiles à la magnanimité.
Conclusion Les biens de la fortune sont du plus grand secours pour
la magnanimité.
Il faut répondre
que, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 1), la magnanimité se
rapporte à deux choses : à l’honneur comme à sa matière, et à certaines grandes
actions (Le magnanime veut être honoré, et il tend à produire de grandes
actions pour mériter de l’être.), comme à sa fin. Les biens de la fortune
coopèrent avec elle à ces deux choses. En effet, les hommes vertueux sont
honorés non seulement par les sages, mais encore par la multitude qui a la plus
haute idée des biens extérieurs de la fortune. Il en résulte conséquemment
qu’elle honore davantage ceux qui possèdent ces biens en abondance. De même les
biens de la fortune sont des moyens par lesquels on peut produire certains
actes de vertu ; parce que les richesses, les puissances et les amis nous
donnent la faculté d’agir. C’est pourquoi il est évident que ces avantages
servent à la magnanimité.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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