Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 131 : De l’ambition

 

            Après la présomption, nous avons à nous occuper de l’ambition. — A cet égard deux questions se présentent : 1° L’ambition est-elle un péché ? (On définit l’ambition le désir déréglé des honneurs.) — 2° Est-elle opposée à la magnanimité par excès ?

 

Article 1 : L’ambition est-elle un péché ?

 

Objection N°1. Il semble que l’ambition ne soit pas un péché. Car elle implique le désir des honneurs. Or, l’honneur est en soi une bonne chose ; c’est le plus grand de tous les biens extérieurs. Ainsi on blâme ceux qui n’en prennent pas soin. Par conséquent l’ambition n’est pas un péché, mais elle est plutôt quelque chose de louable, puisqu’il est louable de désirer ce qui est bien.

Réponse à l’objection N°1 : Le désir du bien doit être réglé conformément à la raison ; s’il dépasse cette règle, il devient vicieux. Par conséquent c’est une chose vicieuse que de rechercher l’honneur sans suivre l’ordre de la raison. Ainsi on blâme ceux qui ne prennent pas soin de leur honneur, comme la raison le veut, parce qu’ils n’évitent pas ce qui lui est contraire.

 

Objection N°2. Tout le monde peut, sans faire de mal, rechercher ce qui lui est dû à titre de récompense. Or, l’honneur est la récompense de la vertu, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 12 ; liv. 4, chap. 3 ; liv. 8, chap. ult.). Ce n’est donc pas un péché que d’ambitionner les honneurs.

Réponse à l’objection N°2 : L’honneur n’est pas la récompense de la vertu par rapport à l’homme vertueux, c’est-à-dire que ce n’est pas là ce qu’il doit attendre en récompense de ses bonnes actions (Si l’on met sa fin dernière dans les honneurs, le péché est mortel.), mais il attend pour récompense la béatitude qui est la fin de la vertu. Cependant on dit que c’est la récompense de la vertu par rapport aux autres hommes qui n’ont rien de plus grand que l’honneur à donner à celui qui est vertueux. L’honneur tirant toute sa grandeur de ce qu’il est un témoignage rendu à la vertu, il est évident qu’il n’est pas une récompense suffisante, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap, 3).

 

Objection N°3. Ce qui porte l’homme au bien et ce qui l’éloigné du mal n’est pas un péché. Or, l’honneur porte les hommes à faire le bien et à éviter le mal, et c’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 3, chap. 8), que les hommes les plus courageux se trouvent chez les peuples où les lâches sont flétris et où les braves sont honorés. Et Cicéron dit aussi (Tusc., liv. 1), que l’honneur nourrit les arts. L’ambition n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le désir de l’honneur, quand il est réglé, excite au bien et éloigne du mal ; de même, quand il est déréglé il peut être pour l’homme une occasion de faire une foule de crimes (Il y a encore faute mortelle quand, pour arriver aux honneurs, on ne craint pas de causer un tort grave aux autres et de leur faire injure. Mais considérée en elle-même, l’ambition est un péché véniel, parce qu’elle est le désir déréglé d’une chose qui est en soi indifférente.) ; par exemple, quand on ne s’inquiète pas de la moralité des moyens par lesquels on peut l’obtenir. C’est ce qui fait dire à Salluste (Bel. Catil.) que le bon et le méchant ambitionnent également la gloire, les honneurs et le pouvoir. Mais le bon n’emploie pour y arriver que des moyens légitimes, au lieu que le méchant n’ayant pas de moyens honnêtes à sa disposition, recourt à la ruse et à la tromperie. Toutefois ceux qui font le bien ou qui évitent le mal seulement pour être honorés ne sont pas des hommes vertueux, comme l’observe Aristote (Eth., liv. 3, chap. 8), qui dit que ceux qui font des actes de courage pour l’honneur ne sont véritablement pas courageux.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (1 Cor., 13, 5) que la charité n’est pas ambitieuse et qu’elle ne cherche point ses propres intérêts. Or, il n’y a que le péché qui répugne à la charité. L’ambition est donc un péché.

 

Conclusion L’ambition est un péché par lequel on recherche dérèglement l’honneur, soit qu’on ne le mérite pas, soit qu’on le rapporte, non à Dieu, mais à son propre avantage.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 103, art. 1 et 2), l’honneur implique un hommage rendu à quelqu’un en témoignage de son excellence. A l’égard de l’excellence de l’homme il y a deux choses à considérer. La première c’est que les qualités par lesquelles l’homme excelle ne viennent pas de lui-même ; mais c’est en quelque sorte quelque chose de divin qui se trouve en lui. C’est pourquoi ce n’est pas lui principalement que l’on doit honorer en raison de ces avantages, mais c’est Dieu. La seconde considération à faire, c’est que ce qu’il y a d’éminent dans un homme lui a été donné de Dieu pour qu’il soit utile aux autres. Le témoignage de supériorité que les autres lui rendent ne doit donc lui plaire qu’autant qu’il voit en cela un moyen de faire du bien. — Or, le désir des honneurs peut être déréglé de trois manières : 1° En ce que l’on désire qu’on rende témoignage à une supériorité que l’on n’a pas (Comme l’ignorant qui veut se faire passer pour savant.) ; c’est rechercher les honneurs au delà de ses moyens. 2° En ce que l’on désire les honneurs pour soi, sans les rapporter à Dieu. 3° En ce que l’on s’arrête à la jouissance des honneurs eux-mêmes, sans les faire servir à l’avantage des autres. L’ambition impliquant un désir déréglé des honneurs, il s’ensuit évidemment qu’elle est toujours un péché.

 

Article 2 : L’ambition est-elle opposée à la magnanimité par excès ?

 

Objection N°1. Il semble que l’ambition ne soit pas opposée à la magnanimité par excès. Car un milieu n’a pour contraire qu’un seul extrême du même côté. Or, la présomption est opposée à la magnanimité par excès, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2). L’ambition ne lui est donc pas opposée de la sorte.

Réponse à l’objection N°1 : La magnanimité se rapporte à deux choses. Elle se rapporte comme à sa fin à l’une, qui est la grande entreprise que la magnanimité conçoit selon ses forces. Sous ce rapport la présomption lui est opposée par excès ; parce que la présomption entreprend de grandes œuvres qui sont au-dessus de ses facultés. La magnanimité se rapporte à une autre chose, comme à la matière dont elle fait un bon usage ; celte seconde chose est l’honneur. A cet égard l’ambition lui est opposée par excès (Parce que l’ambition abuse de l’honneur, au lieu que la magnanimité s’en sert à propos.). Il ne répugne pas d’ailleurs que sous des rapports différents il y ait plusieurs choses qui soient un excès à l’égard du même milieu.

 

Objection N°2. La magnanimité a pour objet les honneurs. Or, l’ambition paraît appartenir aux dignités. Car l’Ecriture dit (2 Mach., 4, 7) : Jason ambitionnait le souverain sacerdoce. L’ambition n’est donc pas contraire à la magnanimité.

Réponse à l’objection N°2 : L’on doit honorer ceux qui sont élevés en dignité à cause de l’excellence de leur état, et c’est à ce point de vue que le désir déréglé des dignités appartient à l’ambition (A cet égard, elle est opposée à la magnanimité, qui ne cherche les dignités honorables que pour se signaler avec plus d’éclat par des actes de vertu.). Car si l’on désirait dérèglement une dignité, non en raison de l’honneur, mais pour en remplir les fonctions et que ces fonctions fussent supérieures aux facultés que l’on a, on ne serait pas un ambitieux, mais plutôt un présomptueux.

 

Objection N°3. L’ambition paraît se rapporter au faste extérieur. Car il est dit (Actes, 25, 23) qu’Agrippa et Bérénice entrèrent dans le prétoire avec une grande pompe (magnâ ambitione), et il est rapporté (2 Paral., 16, 14), quon brûla sur le corps d’Asa, après sa mort, des aromates et des parfums avec un luxe excessif (ambitione nimiâ). Or, la magnanimité n’a pas pour objet le faste extérieur. L’ambition ne lui est donc pas opposée.

Réponse à l’objection N°3 : La solennité du faste extérieur est une sorte d’honneur. C’est pourquoi on a coutume d’honorer ainsi les grands personnages, comme l’indique l’apôtre saint Jacques (2, 2) : S’il entre dans votre assemblée un homme qui ait un anneau d’or et un habit magnifique et que vous lui disiez : Asseyez-vous dans cette place honorable… Par conséquent l’ambition ne se rapporte au faste extérieur qu’autant qu’il appartient à l’honneur.

 

Mais c’est le contraire. Cicéron dit (De offic., liv. 1, in tit. Fortit.) que celui qui excelle par la grandeur d’âme, veut commander à tous les autres. Or, c’est là le propre de l’ambition. Ce vice est donc opposé par excès à la magnanimité.

 

Conclusion L’ambition est opposée à la magnanimité, comme ce qui est déréglé est opposé par excès à ce qui est réglé.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), l’ambition implique un désir déréglé de l’honneur. La magnanimité, au contraire, a les honneurs pour objet et elle en use comme il faut. D’où il est évident que l’ambition est opposée à la magnanimité comme ce qui est déréglé l’est à ce qui est réglé.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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