Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 133 : De la pusillanimité
Après avoir parlé
de la vaine gloire, nous devons nous occuper de la pusillanimité. — A ce sujet
deux questions se présentent : 1° La pusillanimité est-elle un péché ? (La
pusillanimité est un vice qui empêche d’entreprendre certaines choses, parce
qu’on les croit au-dessus de ses forces, quoiqu’il n’en soit rien.) — 2° A
quelle vertu est-elle opposée ?
Article 1 : La
pusillanimité est-elle un péché ?
Objection N°1. Il semble que la
pusillanimité ne soit pas un péché. Car tout péché rend mauvais celui qui le
commet, comme toute vertu rend bon celui qui la pratique. Or, celui qui est
pusillanime n’est pas méchant, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 3). La pusillanimité n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 : Aristote donne le nom de méchants
à ceux qui font du tort au prochain ; c’est en ce sens qu’il dit que le
pusillanime n’est pas méchant, parce qu’il ne fait tort au prochain que par
accident, en s’abstenant, par exemple, de faire les choses par lesquelles il
pourrait lui être utile. Car saint Grégoire dit (Pastor., pars 1, chap. 5) que ceux qui se refusent d’être utiles au
prochain par leurs prédications, sont coupables en raison du bien qu’ils
auraient pu faire au public.
Objection N°2. Aristote dit encore (ibid.) que le pusillanime paraît être surtout celui qui est digne
de grands biens et qui cependant ne s’en croit pas capable. Or, il n’y a que
l’homme vertueux qui soit digne de grands biens, parce que, d’après le même
philosophe, il n’y a que les gens de bien qui doivent être véritablement
honorés. Le pusillanime est donc vertueux, et par conséquent la pusillanimité
n’est pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Rien n’empêche que celui qui a
l’habitude de la vertu ne pèche. Il le fait véniellement, si l’habitude reste,
et mortellement, quand l’habitude surnaturelle est détruite. C’est pourquoi il
peut se faire que quelqu’un, d’après la vertu qu’il a, soit digne de faire de
grandes choses qui méritent beaucoup d’honneur. Cependant par là même qu’il
n’entreprend pas de faire usage de sa vertu, il pèche tantôt véniellement et
tantôt mortellement (La pusillanimité n’est pas péché
mortel qu’autant qu’elle empêche de faire ce que l’on ne peut omettre sans
faire un péché de cette nature.). — Ou bien on peut dire que le pusillanime est
digne de grandes choses, selon l’aptitude qu’il a pour la vertu, soit d’après
la bonne disposition de sa nature, soit par suite de sa science, soit en raison
de sa fortune. Du moment qu’il se refuse à employer ces choses pour la vertu,
il devient pusillanime.
Objection N°3. Le commencement de tout péché est l’orgueil, comme
le dit l’Ecriture (Ecclésiastique,
10, 15). Or, la pusillanimité ne provient pas de l’orgueil : car l’orgueilleux
s’élève au-dessus de ce qu’il est, tandis que le pusillanime se soustrait aux
choses dont il est digne. La pusillanimité n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°3 : La pusillanimité peut venir de
l’orgueil d’une certaine manière ; quand on s’attache trop à son propre sens et
qu’on se persuade qu’on est incapable de faire des choses qu’on pourrait
cependant faire. D’où il est dit (Prov.,
26, 16) : que le paresseux se croit plus
sage que sept hommes qui ne disent que des choses bien sensées. Car rien
n’empêche que par orgueil on ne s’abaisse sous certains rapports et qu’on ne
s’élève très haut sous d’autres. C’est pour ce motif que saint Grégoire dit de
Moïse (Past., pars 1, chap. 7) qu’il aurait été
orgueilleux, s’il eût accepté sans crainte la conduite d’un peuple aussi
innombrable, et qu’il l’eût encore été, s’il eût refusé d’obéir aux ordres de
Dieu.
Objection N°4. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 3) que celui qui se croit au-dessous des choses
dont il est capable est appelé pusillanime. Or, quelquefois les saints se
croient moins capables qu’ils ne sont, comme on le voit à l’égard de Moïse et
de Jérémie, qui étaient l’un et l’autre dignes de la charge que Dieu leur
confiait, et qui cependant la refusaient par humilité (Ex., chap. 3, et Jérem., chap. 1). La
pusillanimité n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°4 : Moïse et Jérémie étaient par la
grâce divine dignes de la mission pour laquelle Dieu les choisissait ; mais en
considérant leur propre faiblesse, ils refusèrent cette charge ; cependant ils
ne le firent pas avec obstination, dans la crainte de tomber dans l’orgueil.
Mais c’est le contraire. Moralement il n’y a que le péché qu’on
doive éviter. Or, on doit éviter la pusillanimité : car saint Paul dit (Col., 3, 21) : Pères, n’irritez point vos enfants, de peur qu’ils ne deviennent
pusillanimes. La pusillanimité est donc un péché.
Conclusion La pusillanimité est un péché qui nous empêche
d’entreprendre des choses qui ne sont point au-dessus de nos forces naturelles,
comme la présomption est un péché qui nous fait entreprendre des choses qui les
surpassent.
Il faut répondre que toutes les choses qui sont contraires à
l’inclination de la nature sont des péchés, parce qu’elles sont contraires à la
loi naturelle. Or, il y a dans chaque chose une inclination naturelle qui la
porte à faire des actes proportionnés à sa puissance, comme on le voit dans tous
les êtres naturels animés ou inanimés. Ainsi, comme par la présomption on
outrepasse les limites de sa puissance, en s’efforçant de faire plus qu’on ne
peut, de même le pusillanime reste au-dessous de ses forces, en refusant
d’entreprendre ce qu’il pourrait exécuter. C’est pourquoi, comme la présomption
est un péché, de même aussi la pusillanimité. De là il résulte que le serviteur
qui met en terre l’argent qu’il a reçu de son maître, et qui ne s’en sert pas
par pusillanimité, mérite d’être puni, comme on le voit (Matth.,
chap. 25 et Luc, chap. 19).
Article 2 : La
pusillanimité est-elle opposée à la magnanimité ?
Objection N°1. Il semble que la
pusillanimité ne soit pas opposée à la magnanimité. Car Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 3) que le pusillanime
s’ignore lui-même, parce qu’il désirerait les biens dont il est digne, s’il se
connaissait. Or, l’ignorance de soi paraît être opposée à la prudence. La
pusillanimité est donc contraire à cette vertu.
Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement repose sur la
pusillanimité considérée relativement à la cause qui la produit du côté de
l’intelligence. Cependant on ne peut pas dire, à proprement parler, qu’elle
soit opposée à la prudence, même d’après sa cause ; parce que cette ignorance
ne procède pas de la stupidité, mais plutôt de la paresse qui empêche
d’examiner de quoi on est capable, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 3), ou d’exécuter ce que l’on a le pouvoir de
faire.
Objection N°2. Le Seigneur appelle méchant et paresseux le
serviteur qui n’a pas voulu par pusillanimité faire usage de l’argent qu’on lui
avait confié (Matth., chap. 25). Aristote dit aussi (loc. cit.) que les pusillanimes
paraissent des paresseux. Or, la paresse est opposée à la sollicitude qui est
un acte de la prudence, comme nous l’avons vu (quest. 47, art. 9). La
pusillanimité n’est donc pas opposée à la magnanimité.
Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur la
pusillanimité considérée par rapport à son effet.
Objection N°3. La pusillanimité paraît provenir d’une crainte
déréglée. Ainsi le Seigneur dit au prophète (Is., 35, 4) : Dites aux pusillanimes : fortifiez-vous et ne craignez point. Elle
paraît aussi venir d’une colère désordonnée, d’après ces paroles de saint Paul
(Col., 3, 21) : Pères, n’irritez point, vos enfants, de peur qu’ils ne deviennent
pusillanimes. Or, le dérèglement de la crainte est opposé à la force, et
celui de la colère à la mansuétude. La pusillanimité n’est donc pas opposée à
la magnanimité.
Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement s’appuie sur la
cause. Cependant, la crainte qui produit la pusillanimité n’est pas toujours la
crainte des dangers de mort. Par conséquent il n’est pas nécessaire que même
sous ce rapport elle soit opposée à la force. La colère, selon la nature de son
mouvement propre par lequel on est excité à la vengeance, ne produit pas la
pusillanimité qui abat l’âme, mais elle la détruit plutôt. Si elle porte à la
pusillanimité, c’est en raison des causes qui la produisent ; ainsi les injures
abattent l’âme de celui qui les reçoit.
Objection N°4. Un vice qui est opposé à une vertu est d’autant
plus grave qu’il s’en écarte davantage. Or, la pusillanimité diffère plus de la
magnanimité que la présomption. Si donc elle était opposée à la magnanimité, il
s’ensuivrait qu’elle serait un péché plus grave que la présomption ; ce
qui est contraire à ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique, 37, 3) : O
présomption détestable, d’où vient ton origine ? La pusillanimité n’est
donc pas opposée à la magnanimité.
Réponse à l’objection N°4 : La pusillanimité est un péché
plus grave dans son espèce que la présomption, parce qu’elle éloigne l’homme du
bien, ce qu’il y a de pire, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, loc. cit.).
Mais on dit que la présomption est plus détestable, en raison de l’orgueil dont
elle est issue.
Mais c’est le contraire. La pusillanimité et la magnanimité
diffèrent selon que l’âme est grande ou étroite, comme on le voit d’après leurs
propres noms. Or, ce qui est grand et ce qui est petit sont des choses
opposées. La pusillanimité est donc opposée à la magnanimité.
Conclusion L’opposition d’un vice avec une vertu se considérant
plutôt d’après son espèce propre que d’après sa cause ou son effet, il est
évident que la pusillanimité est directement opposée à la magnanimité.
Il faut répondre
qu’on peut considérer la pusillanimité de trois manières : 1° En elle-même ; de
cette manière il est évident que selon sa propre nature elle est opposée à la magnanimité,
dont elle diffère comme ce qui est grand diffère de ce qui est petit par
rapport au même objet. Car, comme le magnanime tend à de grandes choses par
suite de sa grandeur d’âme, de même le pusillanime s’éloigne des grandes
entreprises à cause de son étroitesse de vue. 2° On peut la considérer
relativement à sa cause, qui est du côté de l’esprit l’ignorance de sa propre
condition (En ce cas elle est contraire d’une certaine manière à la prudence.),
et du côté de la volonté, la crainte d’échouer en ce qu’il regarde à tort comme
au-dessus de ses facultés (Cette crainte d’échouer est opposée d’une certaine
façon à la force.). 3° On peut la considérer dans son effet qui consiste à
s’éloigner des grandes choses dont on est capable (Dans ce cas, elle est
contraire à la sollicitude, qui sait tirer de tout le meilleur parti.). Or,
comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2, Réponse N°3), l’opposition du vice à la vertu se
considère plutôt d’après son espèce ou sa nature propre que d’après sa cause ou
son effet. C’est pourquoi la pusillanimité est directement opposée à la
magnanimité.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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