Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 135 : De la lésinerie

 

            Apres avoir parlé delà magnificence, nous devons traiter des vices qui lui sont opposés. — A cet égard deux questions se présentent : 1° La lésinerie est-elle un vice ? (Nous avons traduit par lésinerie le mot latin parvificentia. Saint Thomas entend par là celui qui, dans l’exécution d’une grande chose tient mal à propos à faire des économies de détail. Ce vice est différent de l’avarice qui se manifeste dans les affaires communes.) — 2° Du vice qui lui est opposé.

 

Article 1 : La lésinerie est-elle un vice ?

 

Objection N°1. Il semble que la lésinerie ne soit pas un vice. Car comme la vertu règle les grandes choses, de même elle règle aussi les petites. Ainsi ceux qui sont libéraux et magnifiques font aussi de petites choses. Or, la magnificence est une vertu. Par conséquent, de même la lésinerie (parvificentia) est une vertu plutôt qu’un vice.

Réponse à l’objection N°1 : La vertu règle les petites choses conformément à la règle de la raison, dont le parcimonieux s’écarte, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.). Car on n’appelle pas parcimonieux celui qui règle les petites choses, mais celui qui, en réglant les grandes ou les petites, s’écarte de la règle de la raison, et c’est là ce qui constitue le vice.

 

Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 2) que celui qui lésine est toujours occupé de raisonnement. Or, il paraît louable de raisonner, puisque l’homme n’est vertueux qu’autant qu’il agit conformément à la raison, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4). La lésinerie n’est donc pas un vice.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 5), la crainte produit les bons conseillers : c’est pourquoi le parcimonieux est tout occupé de calculs, parce qu’il craint à tort de perdre ses biens, ou de subir le moindre dommage. Par conséquent, ce n’est pas une chose louable, mais c’est une chose vicieuse et blâmable ; parce qu’il ne dirige pas ses sentiments d’après la raison, mais qu’il use plutôt de la raison pour favoriser ce qu’il y a de déréglé dans sa volonté.

 

Objection N°3. Aristote dit encore (Eth., liv. 4, chap. 2) que la parcimonie ne fait des dépenses qu’à regret. Or, ce caractère appartient à l’avarice ou au manque de libéralité. La lésinerie n’est donc pas un vice distinct des autres.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le magnifique s’accorde avec le libéral en ce qu’il répand facilement et avec plaisir son argent ; de même le parcimonieux s’accorde avec celui qui n’est pas libéral ou qui est avare en ce qu’il le dépense à regret et difficilement. Mais ces deux vices diffèrent en ce que le défaut de libéralité a pour objet les dépenses ordinaires, tandis que la lésinerie se rapporte aux grandes dépenses qu’il est plus difficile de faire. C’est pourquoi la lésinerie n’est pas un vice aussi grand que l’illibéralité. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. 2) que quoique la lésinerie et le vice qui lui est opposé soient des défauts, cependant ils ne couvrent pas d’opprobres ; parce qu’ils ne causent aucun dommage au prochain, et que d’ailleurs ils ne sont pas très infamants.

 

Mais c’est le contraire. Aristote fait de la lésinerie un vice spécial opposé à la magnificence (Eth., liv. 2, chap. 7, et liv. 4, chap. 2).

 

Conclusion La lésinerie est un vice par lequel on n’établit pas entre la dépense et l’œuvre que l’on fait la proportion qu’il doit y avoir d’après la raison.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 1, art. 3, et quest. 18, art. 6), les choses morales tirent leur espèce de leur fin ; d’où il arrive que souvent elles tirent aussi de là leur dénomination. Ainsi on appelle un individu parcimonieux (parvificus), parce qu’il veut faire de petites épargnes (parvum facere). Or, le petit et le grand, d’après Aristote (Prædic., chap. Ad aliquid), sont des expressions relatives. Par conséquent quand on dit que le parcimonieux tend à faire de petites épargnes, il faut l’entendre comparativement au genre de chose qu’il fait. Dans ce cas, le petit et le grand peuvent se considérer de deux manières : 1° de la part de l’œuvre que l’on doit faire ; 2° de la part des dépenses. Ainsi le magnifique a principalement en vue la grandeur de l’œuvre, et secondairement la grandeur des dépenses qu’il n’évite pas pour exécuter son grand dessein. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. 2) que le magnifique proportionne la dépense à l’œuvre qu’il fait. Le parcimonieux au contraire a principalement en vue la médiocrité de la dépense. Ainsi le philosophe dit (Eth., liv. 4, chap. 2) qu’il cherche comment il dépensera le moins possible. Conséquemment il ne se propose que des entreprises médiocres, c’est-à-dire qu’il ne se refuse pas à exécuter une chose, pourvu qu’il ne lui en coûte que fort peu. C’est pourquoi Aristote ajoute que le parcimonieux quand il fait de grandes dépenses leur enlève tout ce qu’elles auraient de magnifique par des économies de détail. D’où il est évident que le parcimonieux pèche en ce qu’il n’observe pas le rapport qu’il doit y avoir raisonnablement entre l’œuvre et la dépense. Et comme ce qui s’écarte de la règle de la raison est un vice, il s’ensuit évidemment que la lésinerie en est un.

 

Article 2 : Y a-t-il un vice opposé à la lésinerie ?

 

Objection N°1. Il semble qu’aucun vice ne soit opposé à la lésinerie. Car le grand est opposé au petit. Or, la magnificence n’est pas un vice, mais une vertu. Il n’y a donc pas de vice opposé à la lésinerie.

Réponse à l’objection N°1 : La magnificence est ainsi appelée, parce qu’elle fait de grandes choses, mais non parce que dans les œuvres qu’elle réalise, elle dépense plus qu’il ne faut. Car ceci est le propre du vice opposé à la lésinerie.

 

Objection N°2. Puisque la lésinerie est un vice qui pèche par défaut, comme nous l’avons dit (art. préc.), il semble que s’il y avait un vice opposé à la lésinerie, il consisterait uniquement dans des dépenses excessives. Or, ceux qui dépensent beaucoup où il faut dépenser peu, dépensent peu où il faudrait dépenser beaucoup, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 2), et ils tiennent par conséquent de la lésinerie. Il n’y a donc pas de vice opposé à ce défaut.

Réponse à l’objection N°2 : Le même vice est opposé à la vertu qui consiste dans un milieu et au vice qui lui est contraire. Ainsi la profusion est opposée à la lésinerie en ce qu’elle dépense plus qu’il ne faut, faisant de grands frais où il faudrait au contraire en faire de médiocres. De plus elle est contraire à la magnificence relativement aux grandes choses que cette vertu entreprend, parce qu’elle ne dépense rien ou fort peu là où il faut dépenser beaucoup.

 

Objection N°3. Les actes moraux tirent leur espèce de leur fin, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, ceux qui font des dépenses superflues, agissent ainsi pour faire ostentation de leurs richesses, comme le dit Aristote (loc. cit.). Ce défaut se rapportant à la vaine gloire qui est opposée à la magnanimité, comme nous l’avons dit (quest. 131, art. 2), il n’y a donc pas de vice qui soit opposé à la lésinerie.

Réponse à l’objection N°3 : D’après l’espèce même de l’acte celui qui pèche par profusion est opposé à celui qui pèche par lésinerie, dans le sens qu’il va au-delà de la règle de la raison, tandis que ce dernier reste en deçà. Toutefois rien n’empêche que cet acte n’ait pour fin celle d’un autre vice, comme la vaine gloire ou tout autre.

 

Mais c’est le contraire. D’après Aristote (Eth., liv. 2, chap. 8, et liv. 4, chap. 2), la magnificence tient le milieu entre deux vices opposés.

 

Conclusion La profusion excessive est contraire à la lésinerie.

Il faut répondre que le grand est opposé au petit. Le petit et le grand sont des expressions relatives, comme nous l’avons dit (art. préc.). Ainsi comme il arrive qu’une dépense est petite relativement à une œuvre, de même il se trouve qu’elle est grande par rapport à une autre, si elle dépasse les proportions qu’il doit y avoir entre l’œuvre et la dépense, d’après la règle de la raison. D’où il est évident que le vice de la lésinerie qui reste au-dessous des frais qu’une œuvre nécessite et qui s’applique à dépenser moins qu’il ne faudrait, a pour contraire le vice qui dépasse au contraire cette proportion en dépensant plus qu’il ne faut. En grec on désigne ce vice sous le nom de βαναυσία (fourneau), parce qu’à la manière du feu qui est dans un four il consume tout. Ou bien on l’appelle encore άπυροκαλία, c’est-à-dire feu dévorant, parce qu’à la manière du feu il consume tout sans rien produire de bon. En latin on peut lui donner le nom de consumptio (Ce défaut est celui du dissipateur.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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