Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 138 : Des vices opposés à la persévérance

 

            Nous avons maintenant à nous occuper des vices opposés à la persévérance. — A cet égard deux questions sont à examiner. Nous traiterons : 1° de la mollesse (La mollesse (mollities) dont il est ici question n’est rien autre chose que l’inconstance.) ; — 2° de l’opiniâtreté. (L’opiniâtreté est un vice qui fait qu’on persévère dans une chose commencée au delà du terme que la raison prescrit.)

 

Article 1 : La mollesse est-elle opposée à la persévérance ?

 

Objection N°1. Il semble que la mollesse ne soit pas opposée à la persévérance. Car à l’occasion de ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 6, 9-10) : Ni les adultères, ni les efféminés, ni les infâmes, la glose dit (interl.) : Ceux qui sont mous, c’est-à-dire ceux qui ont des mœurs efféminées. Or, ce défaut est opposé à la chasteté. Par conséquent, la mollesse n’est pas un vice contraire à la persévérance.

Réponse à l’objection N°1 : Cette mollesse vient de deux causes : 1° De la coutume. Car quand on a la coutume de jouir des plaisirs (Ce défaut provient d’une éducation trop molle et trop délicate.), on peut plus difficilement en supporter la privation. 2° De la disposition de la nature, en ce sens que l’esprit est moins constant par suite de la débilité du tempérament. C’est là ce qui fait comparer ces hommes aux femmes, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, loc. cit.). C’est pourquoi ceux qui sont efféminés reçoivent le nom de mous, parce qu’ils sont devenus comme des femmes.

 

Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 7) que les délices sont une sorte de mollesse. Or, il semble que ce qui est délicieux appartient à l’intempérance. La mollesse n’est donc pas contraire à la persévérance, mais elle est plutôt opposée à la tempérance.

Réponse à l’objection N°2 : Le travail est opposé au plaisir du corps, et c’est pour cela que les choses laborieuses sont un si grand obstacle à la volupté. Ceux qui vivent dans les délices, ce sont ceux qui ne peuvent supporter le moindre travail, ni la moindre peine qui affaiblisse leurs plaisirs. D’où il est parlé (Deut., 28, 56) : de la femme délicate, accoutumée à une vie molle, qui ne pouvait pas seulement marcher et qui avait peine à poser un pied sur la terre à cause de son extrême mollesse. C’est pourquoi les délices sont une espèce de mollesse. Mais la mollesse a pour objet propre le défaut de jouissances, tandis que les délices se rapportent à la cause qui empêche la délectation, comme le travail ou quelque autre motif semblable.

 

Objection N°3. Aristote dit au même endroit (loc. cit.) que celui qui a l’habitude du jeu est un homme mou. Or, la passion excessive du jeu est opposée à la bonne humeur qui est une vertu qui a pour but de régler ces jouissances, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 8). La mollesse n’est donc pas opposée à la persévérance.

Réponse à l’objection N°3 : Dans le jeu il y a deux choses à considérer : 1° le plaisir, et sous ce rapport l’amour déréglé du jeu est opposé à la bonne humeur. 2° Il y a le délassement ou le repos qui est opposé au travail. C’est pourquoi comme il appartient à la mollesse de ne pouvoir pas supporter le travail, de même elle nous porte à trop rechercher les délassements du jeu ou tout autre repos.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 7) que celui qui est persévérant est l’opposé de celui qui est mou.

 

Conclusion La mollesse est opposée à la vertu de la persévérance.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1 et 2), le mérite de la persévérance consiste en ce qu’on ne s’écarte pas du bien à cause des longues difficultés et des longues peines qu’on éprouve. D’où l’on voit qu’on est directement en opposition avec cette vertu quand on s’éloigne du bien sans peine, par suite de quelques difficultés qu’on ne peut pas supporter. Et c’est là ce qui caractérise la mollesse ; car on appelle mou tout ce qui cède facilement à ce qui le touche. En effet, on ne dit pas qu’une chose est molle, parce qu’elle cède à une autre qui l’attaque fortement ; car les murs cèdent sous les coups de la machine qui les bat en brèche. C’est pourquoi on ne regarde pas comme un homme mou, celui qui cède à des adversaires qui l’attaquent très vivement. C’est ce qui fait dire à Aristote (loc. cit.) que si on se laisse vaincre par des plaisirs ou des peines d’une vivacité ou d’une violence extrême, cela n’a rien de surprenant, mais qu’on est très excusable, si on s’efforce d’y résister. Or, il est évident que l’on est plus vivement impressionné par la crainte des dangers que par l’attrait des plaisirs. D’où Cicéron dit (De offic., liv. 1 in tit. Vera Magnanim.) : Il ne peut pas se faire que celui qui a résisté à la crainte soit renversé par la cupidité, ni que celui que le travail n’a pu vaincre soit dompté par la volupté. Le plaisir agit plus vivement en nous attirant que la tristesse qui est produite en nous par la privation du plaisir ne le fait en nous éloignant ; parce que la privation du plaisir est une chose purement négative (Ainsi il y a trois motifs qui peuvent détourner l’homme de la poursuite du bien : le premier est la crainte des périls, le second le désir des jouissances sensuelles, le troisième est la tristesse qui résulte de la privation de ces jouissances. Ce dernier est le moindre, et cependant il suffit pour arrêter celui qui est mou et inconstant.). C’est pourquoi, d’après Aristote (loc. sup. cit.), on appelle mou, à proprement parler, celui qui s’éloigne du bien à cause de la tristesse qui résulte d’une privation de jouissance, parce qu’il cède à un faible moteur.

 

Article 2 : L’opiniâtreté est-elle opposée à la persévérance ?

 

Objection N°1. Il semble que l’opiniâtreté ne soit pas opposée à la persévérance. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 17) que l’opiniâtreté vient de la vaine gloire. Or, la vaine gloire n’est pas opposée à la persévérance, mais elle l’est plutôt à la magnanimité, comme nous l’avons dit (quest. 132, art. 2). L’opiniâtreté n’est donc pas opposée à la persévérance.

Réponse à l’objection N°1 : Un individu persiste trop dans son propre sentiment, parce qu’il veut par là montrer sa supériorité, et c’est pour cela que l’opiniâtreté vient de la vaine gloire comme de sa cause. Or, nous avons dit (quest. 127, art. 2, Réponse N°1, et quest. 133, art. 2) que l’opposition des vices aux vertus ne se considère pas d’après leur cause, mais d’après leur espèce propre.

 

Objection N°2. Si l’opiniâtreté est opposée à la persévérance, c’est par excès ou par défaut. Or, ce n’est pas par excès, parce que l’opiniâtre cède encore à certaine délectation et à certain chagrin ; car, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 9), on a du plaisir à vaincre, mais on a de la peine quand les résolutions qu’on a prises paraissent sans effet. Si c’est par défaut, elle sera la même chose que la mollesse ; ce qui est évidemment faux. L’opiniâtreté n’est donc opposée à la persévérance d’aucune manière.

Réponse à l’objection N°2 : L’opiniâtre pèche par excès en ce qu’il persiste déréglément dans son sentiment malgré toutes les difficultés qu’on lui oppose. Néanmoins il trouve du plaisir dans sa fin, comme celui qui est fort et persévérant. Mais comme ce plaisir est vicieux, parce qu’il le recherche trop et qu’il fuit la tristesse opposée, l’opiniâtre est assimilé à celui qui est incontinent ou mou.

 

Objection N°3. Comme celui qui persévère persiste dans le bien malgré les afflictions ; de même celui qui est continent et tempérant le fait malgré les plaisirs ; celui qui est fort malgré les craintes ; celui qui est doux malgré la colère. Or, on dit que quelqu’un est opiniâtre, parce qu’il persiste trop dans une chose. L’opiniâtreté n’est donc pas plus opposée à la persévérance qu’aux autres vertus.

Réponse à l’objection N°3 : Quoique les autres vertus persistent contre le choc des passions, leur mérite ne provient pas de leur persistance même, comme celui de la persévérance. Ainsi celui de la continence paraît venir surtout de ce qu’on triomphe des délectations. C’est pourquoi l’opiniâtreté est directement contraire à la persévérance.

 

Mais c’est le contraire. Cicéron dit (De invent., liv. 2) que l’opiniâtreté est à la persévérance ce que la superstition est à la religion. Or, la superstition est opposée à la religion, comme nous l’avons dit (quest. 92, art. 1). L’opiniâtreté l’est donc aussi à la persévérance.

 

Conclusion L’opiniâtreté est opposée à la persévérance.

Il faut répondre que, comme le dit saint Isidore (Etym., liv. 10 ad litt. P), on appelle opiniâtre celui qui soutient une chose impudemment et qui est tenace pour tout. On lui donnait aussi le nom de pervicax, parce qu’il persévère dans son sentiment jusqu’à ce qu’il soit victorieux, car les anciens désignaient la victoire sous le nom de vicia. Aristote donne aux opiniâtres (Eth., liv. 7, chap. 9) les noms d’entêtés (íσχυρογνώμονες), d’hommes à idées propres (ίδιαγκόμονες), parce qu’ils persévèrent dans leur propre sentiment plus qu’il ne faut. Ceux qui sont mous n’y tiennent pas assez, au lieu que celui qui persévère y tient autant qu’il faut. D’où il est évident que la persévérance est louée, comme occupant le milieu, tandis que l’opiniâtreté pèche par excès et la mollesse par défaut.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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