Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 141 : De la tempérance

 

            Après avoir parlé de la force, nous devons nous occuper de la tempérance. — Nous traiterons : 1° de la tempérance elle-même ; 2° de ses parties ; 3° de ses préceptes. — A l’égard de la tempérance, nous considérerons d’abord la tempérance elle-même ; ensuite les vices qui lui sont opposés. — Sur la tempérance huit questions sont à examiner : 1° La tempérance est-elle une vertu ? (La tempérance est la dernière des vertus cardinales. On la définit : Virtus modérant appetitum circà delectationes tactus.) — 2° Est-elle une vertu spéciale ? — 3° N’a-t-elle pour objet que les convoitises et les délectations ? — 4° N’a-t-elle pour objet que les délectations du tact ? — 5° A-t-elle pour objet les délectations du goût considéré comme tel, ou seulement considéré comme une sorte de tact ? — 6° Quelle est la règle de la tempérance ? (Par la nécessité de la vie présente, saint Thomas entend non seulement tout ce qui est nécessaire à l’homme pour vivre, mais encore tout ce qui lui est nécessaire pour faire face aux dépenses qu’exigent sa position de fortune, ses dignités et sou rang.) — 7° Est-elle une vertu cardinale ou principale ? — 8° Est-elle la première des vertus ?

 

Article 1 : La tempérance est-elle une vertu ?

 

Objection N°1. Il semble que la tempérance ne soit pas une vertu. Car aucune vertu ne répugne à l’inclination de la nature, parce que nous avons en nous une aptitude naturelle pour la vertu, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 4). Or, la tempérance éloigne des plaisirs pour lesquels la nature a du penchant, comme on le voit (Eth., liv. 2, chap. 3 et 8). La tempérance n’est donc pas une vertu.

Réponse à l’objection N°1 : La nature porte chaque être à ce qui lui convient. Ainsi l’homme désire naturellement la délectation qui lui convient. Or, l’homme, considéré comme tel, étant un être raisonnable, il s’ensuit que les délectations qui lui conviennent sont celles qui sont conformes à la raison. Ce n’est pas de celles-là que la tempérance nous éloigne, mais plutôt de celles que la raison condamne. D’où il est évident que la tempérance n’est pas contraire à l’inclination de la nature humaine, mais qu’elle s’accorde avec elle. Elle est seulement contraire à l’inclination de la nature animale qui n’est pas soumise à la raison.

 

Objection N°2. Les vertus sont connexes entre elles, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 65, art. 1). Or, il y a des individus qui ont la tempérance sans avoir les autres vertus ; car il y a une foule d’hommes qui sont tempérants sans être avares ou timides. La tempérance n’est donc pas une vertu.

Réponse à l’objection N°2 : La tempérance considérée comme une vertu parfaite n’existe pas sans la prudence dont sont privés tous ceux qui sont vicieux. C’est pourquoi ceux qui manquent des autres vertus et qui se livrent aux vices qui leur sont contraires, n’ont pas la tempérance qui est une vertu, mais ils en produisent des actes d’après une disposition naturelle. C’est ainsi qu’il y a des vertus imparfaites qui sont naturelles à l’homme, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 63, art. 1), ou qu’on acquiert par la coutume ; mais sans la prudence ces vertus n’ont pas la perfection de la raison, comme nous l’avons observé (1a 2æ, quest. 58, art. 4, et quest. 65, art. 1).

 

Objection N°3. Il y a un don correspondant à chaque vertu, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a 2æ, quest. 68). Or, il ne semble pas qu’il y ait de don qui corresponde à la tempérance ; car nous avons préalablement attribué tous les dons aux autres vertus. La tempérance n’est donc pas une vertu.

Réponse à l’objection N°3 : Il y a un don qui correspond à la tempérance, c’est le don de crainte par lequel on met un frein aux jouissances charnelles, d’après ces paroles du Psalmiste qui dit au Seigneur (Ps. 118, 120) : Percez mes chairs de votre crainte. Or, le don de crainte a principalement pour objet Dieu qu’il évite d’offenser, et à ce point de vue, il correspond à la vertu d’espérance, comme nous l’avons dit (quest. 19, art. 9, Réponse N°1), mais secondairement il peut avoir pour objet toutes les choses dont on s’éloigne pour ne pas pécher. Or, l’homme a surtout besoin de la crainte de Dieu pour fuir les choses qui l’attirent avec le plus de force, et qui sont l’objet de la tempérance. C’est pourquoi le don de crainte correspond aussi à cette vertu.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Mus., liv. 6, chap. 15) : Telle est la vertu qu’on nomme tempérance.

 

Conclusion Puisque la tempérance porte l’homme à une modération et à un tempérament conforme à la raison, il s’ensuit qu’elle est une vertu.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 55, art. 3) il est de l’essence de la vertu de porter l’homme au bien. Or, le bien de l’homme consiste dans sa conformité avec la raison, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4). C’est pourquoi la vertu humaine est ce qui nous porte à agir conformément à la raison. Or, la tempérance nous y porte évidemment ; car son nom implique une modération ou un tempérament qui est l’effet de la raison. Elle est donc une vertu.

 

Article 2 : La tempérance est-elle une vertu spéciale ?

 

Objection N°1. Il semble que la tempérance ne soit pas une vertu spéciale. Car saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccl., chap. 15 et 19) qu’il appartient à la tempérance qu’on se conserve pur et intègre devant Dieu. Or, ce caractère convient à toute vertu. La tempérance est donc une vertu générale.

Réponse à l’objection N°1 : L’appétit de l’homme est surtout faussé par les choses qui le flattent pour l’éloigner de la règle de la raison et de la loi divine. C’est pourquoi, comme le mot de tempérance peut se prendre de deux manières, dans une acception commune et dans une acception plus élevée, de même aussi l’intégrité (Ainsi il y a une intégrité générale qui nous préserve de tous les vices, et une intégrité spéciale qui nous préserve des voluptés charnelles.) que saint Augustin attribue à cette vertu.

 

Objection N°2. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap. 43) que dans la tempérance on remarque et l’on cherche surtout la tranquillité de l’âme. Or, c’est ce qui appartient à toute vertu. La tempérance est donc une vertu générale.

Réponse à l’objection N°2 : Les choses qui sont l’objet de la tempérance peuvent le plus inquiéter l’esprit (Rien ne trouble plus vivement l’esprit que les jouissances charnelles ; c’est pourquoi on regarde la tranquillité de l’âme comme l’effet de la tempérance, qui écarte tous les excès sensuels.), parce qu’elles sont essentielles à l’homme, comme nous le dirons plus loin (art. 4 et 5). C’est pourquoi la tranquillité de l’esprit est attribuée éminemment à la tempérance, quoiqu’elle convienne communément à toutes les vertus.

 

Objection N°3. Cicéron dit (De offic., liv. 1 in Temperantiâ) qu’on ne peut séparer ce qui est beau de ce qui est honnête, et que tout ce qui est juste est beau. Or, le beau paraît propre à la tempérance, d’après ce même philosophe. La tempérance n’est donc pas une vertu spéciale.

Réponse à l’objection N°3 : Quoique la beauté convienne à toute vertu, elle est néanmoins attribuée éminemment à la tempérance pour deux raisons : 1° d’après la raison commune de la tempérance qui suppose cette modération et cette convenance de proportion dans laquelle consiste l’essence de la beauté, comme on le voit dans saint Denis (De div. nom., chap. 1) ; 2° parce que les choses à l’égard desquelles la tempérance nous met un frein, sont ce qu’il y a de plus bas dans l’homme ; elles ne lui conviennent que d’après sa nature animale, comme nous le dirons (art. 4 et 5 et quest. suiv., art. 4). C’est pourquoi elles sont naturellement portées à souiller l’homme davantage, et par conséquent la beauté est attribuée principalement à la tempérance qui est la vertu qui nous éloigne le plus de ces turpitudes. Pour la même raison on attribue aussi l’honnête principalement à cette vertu. En effet saint Isidore dit (Etym., liv. 10, ad litt. H) : On appelle honnête celui qui n’a pas de souillure ; car l’honnêteté (honestas) signifie en quelque sorte un état d’honneur (honoris status), et ce mérite se fait surtout remarquer dans la tempérance qui repousse les vices les plus ignominieux, comme nous le verrons (quest. suiv., art. 4).

 

Mais c’est le contraire. Aristote en fait une vertu spéciale (Eth., liv. 2. chap. 7 ; liv. 3, chap. 10).

 

Conclusion La tempérance, selon qu’elle réglé l’appétit à l’égard des choses qui attirent le plus l’homme vers ce qui est contraire à la raison, est une vertu spéciale.

Il faut répondre que, selon notre manière ordinaire de parler, il y a des noms communs qui sont restreints à exprimer ce qu’il y a de plus important entre les choses qu’ils embrassent dans leur généralité. Ainsi le mot de ville se prend pour Rome par antonomase. Par conséquent le mot de tempérance peut avoir deux acceptions : 1° On peut le prendre selon la généralité de sa signification ; dans ce sens la tempérance n’est pas une vertu spéciale, mais une vertu générale. Car le mot de tempérance désigne cette modération ou ce tempérament que la raison met dans les opérations ou les passions humaines ; ce qui est commun à toutes les vertus morales. Cependant la tempérance diffère rationnellement de la force quand on les considère l’une et l’autre comme une vertu générale. Car la tempérance nous éloigne de ce qui excite l’appétit contrairement à la raison, au lieu que la force, nous fait supporter ou attaquer les choses qui sont causes que l’homme s’écarte de son devoir. Mais si on considère la tempérance par antonomase, selon qu’elle met à l’appétit un frein qui le détourne des choses qui exercent sur l’homme le plus puissant attrait, dans ce sens elle est une vertu spéciale qui a sa matière particulière aussi bien que la force.

 

Article 3 : La tempérance n’a-t-elle pour objet que les concupiscences et les voluptés ?

 

Objection N°1. Il semble que la tempérance n’ait pas seulement pour objet la concupiscence et la volupté. Car Cicéron dit (De invent., liv. 2) que la tempérance est l’empire ferme et modéré que la raison exerce sur la volupté et sur les autres mouvements du cœur qui sont déréglés. Or, toutes les passions de l’âme sont appelées des mouvements du cœur. Il semble donc que la tempérance n’ait pas seulement pour objet la concupiscence et la volupté.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 23, art. 1 et 2, et quest. 25, art. 1) en traitant des passions, les passions qui se rapportent à la fuite du mal présupposent celles qui ont pour objet la recherche du bien, et les passions de l’irascible présupposent celles du concupiscible. Ainsi la tempérance réglant directement les passions du concupiscible qui tendent au bien. Elle règle conséquemment toutes les autres, en ce sens que de la modération des premières résulte la modération de celles-ci. Car celui qui ne convoite pas une chose immodérément, doit conséquemment l’espérer avec modération, et ne pas s’attrister plus qu’il ne faut de l’absence de ce qu’il désire.

 

Objection N°2. La vertu a pour objet ce qui est difficile et bon. Or, il paraît plus difficile de tempérer la crainte, surtout à l’égard des dangers de mort, que de modérer la concupiscence et la délectation que les douleurs et le danger de mort font mépriser, comme le dit saint Augustin (Quæst., liv. 83, quæst. 36). Il semble donc que la vertu de tempérance n’ait pas principalement pour objet la concupiscence et la volupté.

Réponse à l’objection N°2 : La concupiscence implique un mouvement de l’appétit vers ce qui lui plaît ; ce mouvement a besoin d’un frein, et c’est la tempérance qui le met. Au contraire, la crainte implique un éloignement du cœur par rapport à certains maux ; à cet égard, l’homme a besoin de la fermeté de caractère que lui donne la force. C’est pourquoi la tempérance a pour objet propre la concupiscence, et la force la crainte.

 

Objection N°3. La grâce de la modération appartient à la tempérance, comme le dit saint Ambroise (De offic., liv. 1, chap. 4), et d’après Cicéron (De offic., liv. 2, tit. De temp.), cette vertu comprend tout ce qui calme les troubles de l’âme et tout ce qui modère les choses. Or, il faut mettre de la modération non seulement dans les concupiscences et les plaisirs, mais encore dans les actions extérieures et dans tout ce qui se produit au dehors. La tempérance n’a donc pas seulement pour objet la concupiscence et la volupté.

Réponse à l’objection N°3 : Les actes extérieurs proviennent des passions intérieures de l’âme. C’est pourquoi leur modération dépend de la modération des passions intérieures elles-mêmes.

 

Mais c’est le contraire. Saint Isidore dit (Lib. Etym.) que la tempérance est une vertu par laquelle on met un frein à la volupté et à la concupiscence.

 

Conclusion La tempérance a pour but de modérer les concupiscences et les plaisirs que produisent les biens sensibles, ainsi que la peine qui résulte de la privation de ces biens.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 123, art. 1, et quest. 136, art. 1), il appartient à la vertu morale de conserver le bien de la raison contre les passions qui lui sont contraires. Or, dans les passions de l’âme il y a deux sortes de mouvement, comme nous l’avons remarqué dans notre traité des passions (1a 2æ, quest. 23, art. 2) : l’un par lequel l’appétit sensitif recherche les biens sensibles et corporels, l’autre par lequel il fuit les maux matériels opposés à ces biens. Le premier de ces deux mouvements de l’appétit sensitif répugne surtout à la raison par ce qu’il a d’immodéré. Car les biens sensibles et corporels, considérés dans leur espèce, ne répugnent pas à la raison, ils la servent plutôt comme des instruments dont elle fait usage pour arriver à la fin qui lui est propre. Mais ils lui sont opposés principalement selon que l’appétit sensitif les recherche d’une manière qui n’est pas conforme à la raison. C’est pourquoi il appartient à la vertu morale proprement dite de modérer ces passions (Ces passions sont l’amour et la haine, le désir et l’aversion, la joie et la tristesse. L’objet propre de la tempérance, c’est la concupiscence ou la délectation.) qui impliquent la recherche du bien. — Quant au mouvement de l’appétit sensitif qui fuit les maux sensibles, il est principalement contraire à la raison, non d’après ce qu’il y a en lui d’immodéré, mais d’après la manière dont il s’éloigne du mal, en ce sens, qu’en fuyant les maux sensibles et corporels qui accompagnent quelquefois le bien de la raison, il s’écarte par conséquent du bien de la raison lui-même. C’est pourquoi il appartient à la vertu morale de donner à l’âme dans cette circonstance la fermeté nécessaire pour qu’elle s’attache fortement au bien de la raison. Ainsi, comme la vertu de la force, dont la nature a pour effet d’inspirer de la fermeté, se rapporte principalement à la passion qui a pour but la fuite des maux corporels, c’est-à-dire à la crainte, et par voie de conséquence à l’audace qui attaque ce qu’il y a de redoutable dans l’espérance d’en retirer quelque bien ; de même la tempérance, qui implique une certaine modération, a principalement pour objet les passions qui se portent vers les biens sensibles, c’est-à-dire vers la concupiscence et la délectation, et par voie de conséquence les peines qui résultent de la privation de ces plaisirs. Car, comme l’audace présuppose des choses que l’on redoute, de même cette tristesse provient de l’absence des jouissances qu’on désire.

 

Article 4 : La tempérance n’a-t-elle pour objet que la concupiscence et les délectations du tact ?

 

Objection N°1. Il semble que la tempérance n’ait pas seulement pour objet la concupiscence et les délectations du tact. Car saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccles., chap. 19) que le don de tempérance a pour effet de comprimer et de calmer les désirs qui nous portent vers les choses qui nous détournent de la loi de Dieu et nous empêchent de jouir de sa bonté ; puis il ajoute que l’office de cette vertu consiste à mépriser toutes les jouissances corporelles et la vaine gloire. Or, il n’y a pas que les désirs des délectations du tact qui nous détournent des lois de Dieu, mais le désir des délectations des autres sens qui appartiennent aux jouissances corporelles nous en détournent aussi, ainsi que le désir des richesses ou de la gloire humaine. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (1 Tim., 4, 10), que la cupidité est la racine de tous les maux. La tempérance n’a donc pas seulement pour objet la concupiscence des délectations du tact.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin paraît considérer en cet endroit la tempérance, non comme une vertu spéciale ayant une matière déterminée, mais selon qu’il lui appartient de modérer la raison dans toute espèce de matière, ce qui revient à la condition générale de la vertu. D’ailleurs on pourrait dire aussi que celui qui peut mettre un frein aux délectations les plus grandes, peut à plus forte raison se rendre maître des moindres. C’est pourquoi il appartient à la tempérance, comme son objet propre et principal, de modérer les convoitises des délectations du tact, et elle se rapporte secondairement aux autres.

 

Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 3) que celui qui n’est capable que de petites choses et qui se juge tel est un homme tempérant, mais qu’il n’est pas magnanime. Or, les honneurs grands ou petits dont il parle en cet endroit ne sont pas agréables au tact, mais ils le sont d’après la perception animale (Le mot animalis que nous avons ici conservé doit se prendre dans toute la rigueur de son étymologie et on y doit attacher le sens du mot anima.). La tempérance n’a donc pas seulement pour objet la concupiscence des délectations du tact.

Réponse à l’objection N°2 : Aristote en cet endroit rapporte le mot de tempérance (La tempérance ainsi entendue n’est rien autre chose que la modération prise en général.) à la modération des choses extérieures, comme quand on se propose un objet proportionné à ses forces ; mais il ne l’emploie pas selon qu’il se rapporte à cette modération des affections de l’âme qui appartient à la vertu de tempérance.

 

Objection N°3. Les choses qui sont du même genre paraissent appartenir sous le même rapport à la matière d’une même vertu. Or, toutes les délectations des sens paraissent être du même genre. Elles appartiennent donc sous le même rapport à la matière de la tempérance.

Réponse à l’objection N°3 : Les délectations des autres sens ne sont pas les mêmes dans les hommes que dans les autres animaux. Car dans les autres animaux les autres sens ne produisent de délectations que par rapport à la sensibilité du tact ; c’est ainsi que le lion se délecte en voyant le cerf ou en entendant sa voix, parce qu’il veut en faire sa proie. Au contraire l’homme trouve de la jouissance dans les autres sens, non seulement pour ce motif, mais encore à cause de la convenance des choses sensibles qu’il perçoit (L’homme trouvera du plaisir à entendre des sons harmonieux, à respirer d’agréables odeurs, à voir des objets artistement disposés.). Ainsi les délectations des autres sens, selon qu’elles se rapportent aux délectations du tact, sont l’objet de la tempérance qui ne s’y rapporte pas principalement, mais par voie de conséquence. Mais selon que les objets sensibles propres aux autres sens nous délectent par suite de leur bon accord, comme quand on prend plaisir à une douce symphonie, cette délectation n’appartient nullement à la conservation de notre être. Par conséquent ces passions n’ont pas assez d’importance pour que la vertu qui les règle reçoive par antonomase le nom de tempérance (Ainsi on ne dira pas qu’un homme est intempérant, parce qu’il est très sensible à la vue d’un bel édifice ou aux charmes d’un excellent concert.).

 

Objection N°4. Les délectations spirituelles l’emportent sur les délectations corporelles, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 31, art. 5) en traitant des passions. Or, quelquefois le désir des délectations spirituelles est cause qu’il y en a qui s’écartent des lois de Dieu et de l’état de grâce. Ainsi il y en a que le désir excessif de la science fait pécher par curiosité. C’est pour cela que le démon promit la science au premier homme, en disant (Gen., 3, 5) : Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. La tempérance n’a donc pas exclusivement pour objet les délectations du tact.

Réponse à l’objection N°4 : Les délectations spirituelles, quoiqu’elles l’emportent par leur nature sur les délectations corporelles, ne sont cependant pas ainsi perçues par les sens, et par conséquent elles n’affectent pas aussi vivement l’appétit sensitif, contre les attaques duquel la vertu morale prémunit le bien de la raison. — Ou bien il faut dire que les délectations spirituelles, absolument parlant, sont conformes à la raison. On ne doit donc leur mettre un frein que par accident, lorsque, par exemple, une délectation spirituelle éloigne d’une autre qui est meilleure et plus légitime.

 

Objection N°5. Si les délectations du tact étaient la matière propre de la tempérance, il faudrait que la tempérance eût pour objet toutes les délectations de cette nature. Or, il n’en est pas ainsi, car elle ne se rapporte pas à celles que l’on trouve dans les jeux. Les délectations du tact ne sont donc pas la matière propre de la tempérance.

Réponse à l’objection N°5 : Toutes les délectations du tact n’appartiennent pas à la conservation de la nature. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que la tempérance se rapporte à toutes ces délectations (La tempérance n’a donc pas pour objet direct les jouissances qui viennent du jeu ou de tout autre exercice semblable.).

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 10) que la tempérance a proprement pour objet les concupiscences et les délectations du tact.

 

Conclusion. — La tempérance ayant pour objet les désirs des délectations les plus grandes, il faut qu’elle se rapporte aux jouissances de ta table et aux plaisirs charnels.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la tempérance est aux convoitises et aux délectations ce que la force est à la crainte et à l’audace. Or, la force a pour objet la crainte et l’audace par rapport aux maux les plus grands qui puissent attaquer la nature humaine, c’est-à-dire par rapport aux dangers de mort. Par conséquent, il faut que la tempérance ait également pour objet les désirs qui se rapportent aux délectations les plus vives. Et parce que la délectation résulte de l’opération naturelle, conséquemment, plus les opérations sont naturelles, et plus les délectations sont vives. Or, les opérations les plus naturelles aux animaux sont celles par lesquelles la nature de l’individu se conserve au moyen du boire et du manger, et la nature de l’espèce par l’union des deux sexes. C’est pourquoi la tempérance proprement dite a pour objet les délectations du boire et du manger et les jouissances charnelles. Ces délectations résultant du sens du tact, il s’ensuit que la tempérance a pour objet les délectations de ce sens.

 

Article 5 : La tempérance a-t-elle pour objet les délectations propres du goût ?

 

Objection N°1. Il semble que la tempérance ait pour objet les délectations propres du goût. Car les délectations du goût consistent dans le boire et le manger, qui sont des actes plus nécessaires à la vie de l’homme que les délectations des jouissances charnelles, qui appartiennent au tact. Or, d’après ce que nous avons dit (art. préc.), la tempérance a pour objet les délectations des choses qui sont nécessaires à la vie de l’homme. Cette vertu se rapporte donc plutôt aux délectations propres du goût qu’aux délectations propres du tact.

Réponse à l’objection N°1 : L’usage même des mets et la délectation qui s’ensuit essentiellement appartiennent au tact. D’où Aristote dit (De an., liv. 2, text. 28) que le tact est le sens propre de l’aliment. Car nous nous nourrissons de matières chaudes et froides, sèches et humides. Mais il appartient au goût de discerner les saveurs qui contribuent à rendre l’aliment agréable, en tant qu’elles sont des signes qui montrent que la nourriture est convenable.

 

Objection N°2. La tempérance se rapporte plus aux passions qu’aux choses elles- mêmes. Or, comme le dit Aristote (De an., liv. 2, text. 28), le tact paraît être le sens propre de l’aliment quant à la substance même des choses dont l’animal se nourrit, au lieu que la saveur, qui est proprement l’objet du goût, est en quelque sorte le plaisir que l’on trouve dans les aliments. La tempérance se rapporte donc plus au goût qu’au tact.

Réponse à l’objection N°2 : Le plaisir qui résulte de la saveur est une chose accidentelle, au lieu que la délectation du tact résulte par elle-même de l’usage du boire et du manger.

 

Objection N°3. Comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 4 et 7, et liv. 3, chap. 10) : C’est à la même chose que se rapportent la tempérance et l’intempérance, la continence et l’incontinence, la persévérance et la mollesse à laquelle appartiennent les délices. Or, la délectation qui consiste dans les saveurs qui appartiennent au goût paraît appartenir aux délices. La tempérance a donc pour objet les délectations propres du goût.

Réponse à l’objection N°3 : Les délices consistent principalement dans la substance même de l’aliment, mais secondairement dans la saveur exquise et la préparation des mets.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 10) que la tempérance et l’intempérance paraissent se servir peu du goût ou même n’en faire aucun usage.

 

Conclusion La tempérance se rapporte plus aux délectations du goût qu’à celles des autres sens.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la tempérance a pour objet les délectations principales qui appartiennent le plus à la conservation de la vie humaine, soit dans l’espèce, soit dans l’individu. A cet égard il faut considérer ce qu’il y a de principal et ce qu’il y a de secondaire. Ce qu’il y a de principal, c’est l’usage même des choses nécessaires. Ainsi la femme est nécessaire pour la conservation de l’espèce ; le boire et le manger sont aussi nécessaires à la conservation de l’individu. L’usage de ces choses nécessaires a une délectation qui lui est essentiellement unie. Ce qu’il y a de secondaire à l’égard de l’usage de ces deux choses, c’est ce qui fait qu’elles sont plus ou moins agréables, comme la beauté et la parure de la femme, la saveur des mets, ainsi que leur odeur. — C’est pourquoi la tempérance se rapporte principalement à la délectation du tact, qui résulte par elle-même de l’usage des choses nécessaires, dont on ne peut user qu’en les touchant. La tempérance et l’intempérance ont pour objet secondaire les délectations du goût, de l’odorat ou de la vue, selon que les choses sensibles propres à ces sens contribuent à rendre agréable l’usage des choses nécessaires qui appartiennent au tact. Toutefois, parce que le goût se rapproche plus du tact que les autres sens, il s’ensuit que la tempérance se rapporte plus à lui qu’aux autres.

 

Article 6 : La tempérance a-t-elle pour règle la nécessité de la vie présente ?

 

Objection N°1. Il semble que la règle de la tempérance ne doive pas s’apprécier d’après la nécessité de la vie présente. Car le supérieur n’a pas pour règle l’inférieur. Or, la tempérance est supérieure aux nécessités du corps, puisqu’elle est une vertu de l’âme. La règle de la tempérance ne doit donc pas se mesurer d’après les nécessités corporelles.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), les nécessités de cette vie sont une règle selon qu’elles sont une fin. Mais il est à considérer que quelquefois la fin de celui qui agit est autre que la fin de son œuvre ; ainsi il est évident que l’action de bâtir a pour fin la maison qu’on élève, au lieu que la fin de celui qui la construit est quelquefois le gain. Ainsi donc, la béatitude est la fin et la règle de la tempérance ; mais la chose dont on use a pour fin et pour règle la nécessité de la vie humaine, au-dessous de laquelle sont toutes les choses dont l’homme fait usage pour vivre.

 

Objection N°2. Celui qui dépasse la règle pèche. Si donc les nécessités du corps étaient la règle de la tempérance, celui qui s’accorderait une autre jouissance que celle qui est nécessaire à la nature qui se contente de fort peu, pécherait contre la tempérance ; ce qui paraît répugner.

Réponse à l’objection N°2 : La nécessité de la vie humaine peut se considérer de deux manières : 1° selon qu’on dit nécessaire ce sans quoi une chose ne peut exister d’aucune manière, comme la nourriture est nécessaire à un animal ; 2° selon qu’on appelle nécessaire ce sans quoi une chose ne peut pas exister convenablement. La tempérance ne considère pas seulement la première espèce de nécessité, mais encore la seconde. D’où Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 11) que le tempérant recherche les jouissances qui peuvent contribuer à la santé ou à la bonne tenue (Cette expression désigne ici les exigences du rang et de la position qu’on occupe.). Quant aux autres choses qui ne sont pas nécessaires à ce double point de vue, il peut y en avoir de deux sortes. En effet il y en a qui sont opposées à la santé ou à la bonne tenue ; le tempérant ne fait de celles-là aucun usage, car ce serait un péché contre la tempérance. Il y en a d’autres qui n’ont pas ce caractère ; il en use modérément selon le lieu, le temps et la convenance de ceux avec lesquels il vit. C’est pourquoi le même philosophe dit (ibid.) que le tempérant recherche les jouissances qui, à la vérité, ne sont pas nécessaires à la santé ou à la bonne tenue, mais qui n’y sont pas non plus contraires.

 

Objection N°3. En observant la règle, on ne pèche pas. Si donc la nécessité corporelle était la règle de la tempérance, celui qui s’accorderait une délectation parce que les besoins de son corps l’y obligent, par exemple, pour une raison de santé, serait exempt de péché. Or, il semble que ce soit faux. Par conséquent la nécessité corporelle n’est pas la règle de la tempérance.

Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième, que, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), la tempérance regarde le nécessaire selon ce qui est convenable à la vie. Cette convenance de nécessité se considère non seulement du côté du corps, mais encore du côté des choses extérieures, telles que les richesses et les emplois, et surtout par rapport à l’honnête. C’est pourquoi Aristote dit (loc. sup. cit.) qu’à l’égard des jouissances dont le tempérant fait usage, non seulement il veut qu’elles ne soient pas un obstacle à sa santé et à sa bonne tenue extérieure, mais il a soin surtout qu’elles ne soient pas opposées au bien, c’est-à-dire à l’honnête, et qu’elles n’aillent pas au delà de ses ressources, c’est-à-dire qu’elles ne dépassent pas ses moyens pécuniaires. Et saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccles., chap. 21) : que le tempérant regarde non seulement aux nécessités de cette vie, mais encore à la nécessité des devoirs que l’on a à remplir (A l’égard des plaisirs de la table, le tempérant doit avoir pour règle de conserver la santé du corps et de rendre l’esprit apte à remplir toutes ses fonctions. C’est la pensée de saint Augustin.).

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccl., chap. 21) : L’homme tempérant a pour règle à l’égard des choses de cette vie ce principe établi par les deux Testaments, c’est de n’en point aimer et de n’en regarder aucune comme désirable par elle-même, mais de les employer autant qu’il est nécessaire pour vivre et pour remplir ses devoirs, et de le faire avec la modération de celui qui en use, sans avoir l’affection de celui qui les chérit.

 

Conclusion La tempérance doit avoir pour règle la nécessité de la vie présente.

Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 1 ; quest. 109, art. 2, et quest. 123, art. 1), le bien de la vertu morale consiste principalement dans l’ordre de la raison ; car le bien de l’homme consiste dans sa conformité avec la raison, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4). Or, l’ordre principal de la raison consiste à ordonner certaines choses pour une fin, et le bien de la raison consiste principalement dans cet ordre ; car le bien a la nature de la fin, et la fin est elle-même la règle des choses qui s’y rapportent. Or, toutes les choses agréables dont l’homme fait usage se rapportent à quelques-unes des nécessités de cette vie, comme à leur fin. C’est pourquoi la tempérance accepte les nécessités de cette vie comme la règle des agréments dont elle use ; de telle sorte qu’elle n’en use qu’autant que la nécessité de la vie présente le requiert.

 

Article 7 : La tempérance est-elle une vertu cardinale ?

 

Objection N°1. Il semble que la tempérance ne soit pas une vertu cardinale ; car le bien de la vertu morale dépend de la raison. Or, la tempérance a pour objet les choses les plus éloignées de la raison, c’est-à-dire les jouissances qui nous sont communes avec les animaux, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 10). Elle ne parait donc pas être une vertu principale.

Réponse à l’objection N°1 : La vertu d’un agent paraît d’autant plus grande qu’il peut étendre son action sur des choses plus éloignées. C’est pourquoi la vertu de la raison paraît d’autant plus grande qu’elle peut modérer les délectations et les convoitises qui sont les plus éloignées d’elle. Et c’est là par conséquent ce qui montre que la tempérance est une vertu cardinale.

 

Objection N°2. Plus une chose est impétueuse et plus il paraît difficile de lui mettre un frein. Or, la colère que la douceur modère parait être plus impétueuse que la concupiscence qui est réglée par la tempérance. Car l’Ecriture dit (Prov., 27, 4) : La colère n’a pas de compassion, et il en est de même de la fureur qui éclate ; qui pourra supporter l’impétuosité de l’esprit quand il a été ainsi mis en mouvement ? La mansuétude est donc une vertu plus principale que la prudence.

Objection N°2 : L’impétuosité de la colère provient d’un accident, par exemple, d’un dommage qui fait peine ; c’est pour cette raison qu’elle passe rapidement, quoiqu’elle ait beaucoup d’impétuosité. Mais l’ardeur de la concupiscence qui résulte des jouissances du tact, provient d’une cause naturelle ; par conséquent elle est plus générale et a plus de durée. C’est pourquoi il faut une vertu plus principale pour la régler.

 

Objection N°3. L’espérance est un mouvement de l’âme qui l’emporte sur le désir et la concupiscence, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 25, art. 4). Or, l’humilité met un frein à la présomption de l’espérance immodérée. Il semble donc que cette vertu soit plus principale que la tempérance qui met un frein à la concupiscence.

Réponse à l’objection N°3 : Les choses qui sont l’objet de l’espérance sont plus élevées que celles qui sont l’objet de la concupiscence, et c’est pour ce motif que l’espérance est une passion principale qui réside dans l’irascible. Mais les choses qui sont l’objet de la concupiscence et de la délectation du tact, émeuvent plus vivement l’appétit, parce qu’elles sont plus naturelles. C’est pourquoi la tempérance qui les règle est une vertu principale.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire (Mor., liv. 2, chap. 26) met la tempérance au nombre des vertus principales.

 

Conclusion La tempérance est une vertu cardinale, parce que la modération, qui est commune à toutes les vertus, mérite les plus grands éloges dans la tempérance.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 123, art. 2, et 1a 2æ, quest. 61, art. 3), on appelle vertu principale ou cardinale celle qu’on loue davantage pour quelques-unes des choses qui sont communément requises pour l’essence de la vertu (Ces quatre conditions communes à toute vertu sont : le discernement, la droiture, la fermeté et la modération, qui correspondent aux quatre vertus cardinales : la prudence, la justice, la force et la tempérance.). Or, la modération qui est nécessaire dans toute vertu est surtout louable à l’égard des délectations du tact qui sont l’objet de la tempérance : soit parce que ces délectations nous étant les plus naturelles, il est pour ce motif plus difficile de s’en abstenir et de mettre un frein à leur désir ; soit parce que leurs objets sont ce qu’il y a de plus nécessaire à la vie présente, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 4). C’est pour cela que la tempérance est mise au nombre des vertus principales ou cardinales.

 

Article 8 : La tempérance est-elle la plus grande des vertus ?

 

Objection N°1. Il semble que la tempérance soit la plus grande des vertus. Car saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap. 43) : que dans la tempérance on considère et l’on recherche principalement le soin de l’honnête et la contemplation du beau. Or, la vertu n’est louable qu’autant qu’elle est honnête et belle. La tempérance est donc la plus grande des vertus.

Réponse à l’objection N°1 : L’on attribue l’honnêteté et la beauté surtout à la tempérance, non à cause de l’élévation de son bien propre, mais à cause de la turpitude du mal dont elle éloigne, puisque c’est elle qui modère les délectations qui nous sont communes avec les animaux.

 

Objection N°2. C’est à la vertu la plus grande à faire ce qu’il va de plus difficile. Or, il est plus difficile de mettre un frein aux concupiscences et aux délectations du tact, que de rectifier les actions extérieures. La première de ces deux choses appartenant à la tempérance, et la seconde à la justice, la tempérance est donc une vertu plus grande que la justice.

Réponse à l’objection N°2 : La vertu ayant pour objet ce qui est difficile et bon, sa dignité s’apprécie plutôt d’après la nature du bien, qui est le rapport sous lequel la justice l’emporte, que d’après la nature de la difficulté qui est le rapport sous lequel la tempérance a l’avantage.

 

Objection N°3. Une chose paraît d’autant plus nécessaire et meilleure qu’elle est plus commune. Or, la force a pour objet les dangers de mort qui se présentent plus rarement que les choses qui flattent le tact qu’on rencontre tous les jours. Ainsi comme on fait plus souvent usage de la tempérance que de la force, il s’ensuit qu’elle est une vertu plus noble que cette dernière.

Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième, que pour les choses communes (On appelle commune une chose qui existe pour le bien général et une chose qui n’est pas rare. C’est ce double sens que saint Thomas distingue ici.), ce qui fait qu’une vertu se rapporte au bien de la multitude, contribue plus à l’excellence de sa bonté que ce qui fait qu’il y a souvent lieu de l’appliquer. Dans le premier sens, c’est la force qui l’emporte ; mais dans le second, c’est la tempérance. Par conséquent la force est, absolument parlant, la première, quoique sous certain rapport (La tempérance est avant la force et la justice, si l’on considère la fréquence de leurs actes ; car elle se rapporte à des choses pour lesquelles nous devons combattre à tout instant.) on puisse dire que la tempérance est non  seulement avant elle, mais encore avant la justice.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Rhet., liv. 1, chap. 9) que les plus grandes vertus sont celles qui sont les plus utiles aux autres, et que c’est pour ce motif que nous honorons principalement ceux qui sont forts et justes.

 

Conclusion La tempérance n’est pas la plus excellente des vertus morales, mais la justice et la force l’emportent.

Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 2), le bien de la multitude est plus divin que le bien d’un seul ; c’est pourquoi une vertu est d’autant meilleure qu’elle a pour objet le bien d’un plus grand nombre. Or, la justice et la force appartiennent au bien de la multitude plus que la tempérance, parce que la justice porte sur les communications ou les échanges qu’on fait avec les autres, et la force affronte les dangers de la guerre que l’on supporte pour le salut général de l’Etat ; au lieu que la tempérance modère seulement les convoitises et les délectations des choses qui regardent l’individu lui-même. D’où il est évident que la justice et la force sont des vertus supérieures à la tempérance, et elles ont au-dessus d’elles la prudence et les vertus théologales.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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