Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 144 : Des parties de la tempérance en particulier et d’abord de la pudeur

 

            Après avoir parlé des parties de la tempérance en général, nous avons à les examiner en particulier. — Nous parlerons d’abord de ses parties intégrantes, qui sont : la pudeur et l’honnêteté. — Sur la pudeur il y a quatre questions à examiner : 1° La pudeur est-elle une vertu ? (La pudeur n’est pas une vertu proprement dite, mais elle est une passion louable qu’on désigne quelquefois sous le nom de vertu, en prenant ce dernier mot dans son acception la plus large.) — 2° Quel en est l’objet ? — 3° Devant qui l’homme rougit-il ? — 4° Quels sont ceux qui rougissent ?

 

Article 1 : La pudeur est-elle une vertu ?

 

Objection N°1. Il semble que la pudeur soit une vertu. Car c’est le propre de la vertu de se tenir dans un milieu que la raison a déterminé, comme on le voit d’après la définition de la vertu que donne Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). Or, la pudeur consiste dans un milieu de ce genre, d’après le même philosophe (ibid., chap. 7). Elle est donc une vertu.

Réponse à l’objection N°1 : Ce n’est pas assez qu’une chose existe dans un milieu pour qu’elle soit une vertu, quoique ce soit une des conditions qui entrent dans la définition de la vertu, mais il faut encore qu’elle soit une habitude élective, c’est-à-dire qui opère par choix ou par élection. La pudeur, ne désignant pas une habitude, mais une passion, et son mouvement ne provenant pas de l’élection, mais de l’impétuosité de la passion (La pudeur telle que l’entend saint Thomas est quelque chose de passif.), il s’ensuit qu’elle n’a pas ce qu’il faut pour faire une vertu.

 

Objection N°2. Tout ce qui est louable est une vertu ou en fait partie. Or, la pudeur est une chose louable. Elle n’est cependant pas une partie d’une vertu : car elle n’est pas une partie de la prudence, parce qu’elle n’existe pas dans la raison, mais dans l’appétit ; elle n’est pas une partie de la justice, parce qu’elle implique une passion, tandis que la justice n’a pas les passions pour objet ; elle n’est pas non plus une partie de la force, parce qu’il appartient à la force de persister et d’attaquer, au lieu que la pudeur doit fuir ; enfin elle n’est pas une partie de la tempérance, parce que la tempérance a pour objet les concupiscences, au lieu que la pudeur est une crainte, comme on le voit dans Aristote (Eth., liv. 4, chap. ult.) et dans saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap. 15). Il faut donc qu’elle soit une vertu.

Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), la pudeur est la crainte d’une honte ou d’un blâme. Or, nous avons dit (quest. 142, art. 4) que le vice de l’intempérance est le plus honteux et le plus blâmable. C’est pourquoi la pudeur appartient plus principalement à la tempérance qu’à toute autre vertu, en raison du motif qui est honteux, mais non pas selon l’espèce de la passion qui est la crainte. Cependant, selon que les vices opposés aux autres vertus sont honteux et blâmables, la pudeur peut aussi appartenir aux autres vertus.

 

Objection N°3. L’honnête se prend pour la vertu, comme on le voit dans Cicéron (De offic., liv. 1, in tit. De temperant.). Or, la pudeur est une partie de l’honnête ; car saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap. 43) que la pudeur est la compagne inséparable de la tranquillité d’âme, qu’elle fuit l’effronterie, qu’elle reste étrangère au luxe, qu’elle aime la sobriété, qu’elle entretient ce qui est honnête et recherche ce qui est beau. Elle est donc une vertu.

Réponse à l’objection N°3 : La pudeur entretient l’honnête, en repoussant ce qui lui est contraire, mais elle ne l’entretient pas au point de s’élever à la perfection de son essence.

 

Objection N°4. Tout vice est opposé à une vertu. Or, il y a des vices opposés à la pudeur, comme le défaut de honte et la stupeur déréglée. La pudeur est donc une vertu.

Réponse à l’objection N°4 : Tout défaut produit un vice ; mais tout bien ne suffit pas pour produire une vertu. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que tout ce qui est en opposition directe avec un vice soit une vertu, quoique tout vice soit opposé à une vertu d’après son origine. C’est ainsi que le défaut de pudeur, selon qu’il provient de l’amour excessif de ce qui est honteux, est opposé à la tempérance.

 

Objection N°5. Les actes produisent des habitudes qui leur ressemblent, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1 et 2). Or, la pudeur implique un acte louable. Par conséquent beaucoup d’actes de cette nature produisent une habitude. Et comme les habitudes qui produisent de bonnes actions sont des vertus, ainsi qu’on le voit (Eth., liv. 1, chap. 7), il s’ensuit que la pudeur est une vertu.

Réponse à l’objection N°5 : A force de multiplier les actes de la pudeur il en résulte l’habitude d’une vertu acquise, par laquelle on évite les choses honteuses qui sont l’objet de la pudeur, mais elle ne fait pas qu’on ne rougisse plus dans la suite. Au contraire l’habitude de cette vertu acquise fait qu’on rougirait davantage, si des choses honteuses se présentaient.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 7, et liv. 4, chap. ult.) que la pudeur n’est pas une vertu.

 

Conclusion Quoique la pudeur soit une passion louable, elle n’est cependant pas une vertu, puisqu’elle n’a pas la perfection suffisante.

Il faut répondre que la vertu se prend en deux sens, d’une manière propre et d’une manière générale. Au propre, la vertu est une perfection, comme le dit Aristote (Phys., liv. 7, text. 17 et 18). C’est pourquoi tout ce qui répugne à la perfection, quand même ce serait une bonne chose, n’a pas ce qu’il faut pour faire une vertu. Or, la pudeur répugne à la perfection ; car c’est la crainte d’une chose honteuse, c’est-à-dire d’une chose qui est blâmable. C’est ce qui fait dire à saint Jean Damascène (loc. cit., Objection N°2) que la pudeur est la crainte que l’on ressent au sujet d’un acte honteux (Ainsi on entend ici par pudeur la crainte de la honte qui résulte d’une mauvaise action faite.). Comme l’espérance a pour objet le bien possible et ardu, de même la crainte se rapporte au mal qui est possible et ardu, ainsi que nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 40, art. 1, et quest. 41, art. 2, et quest. 42, art. 3) en traitant des passions. Or, celui qui est parfait relativement à l’habitude de la vertu, ne considère pas un acte blâmable et honteux comme une chose possible et ardue, c’est-à-dire comme étant difficile à éviter. Il ne fait pas non plus d’acte honteux dont il craigne d’avoir à rougir. Par conséquent la pudeur, à proprement parler, n’est pas une vertu ; car elle n’a pas ce qui fait la perfection de la vertu. — Généralement on appelle vertu tout ce qu’il y a de bon et de louable dans les actes et les passions des hommes. En ce sens on donne quelquefois à la pudeur le nom de vertu, puisqu’elle est une passion louable.

 

Article 2 : La pudeur a-t-elle pour objet un acte honteux ?

 

Objection N°1. Il semble que la pudeur n’ait pas pour objet un acte honteux. Car Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. ult.) que la pudeur est la crainte du déshonneur. Or, quelquefois il y en a qui ne font rien de honteux et qui souffrent un certain déshonneur, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps., 68, 8) : C’est pour l’amour de vous que je souffre des opprobres et que j’ai le visage couvert de confusion. La pudeur n’a donc pas proprement pour objet un acte honteux.

Réponse à l’objection N°1 : La pudeur a pour objet propre le déshonneur, selon qu’il est mérité par une faute qui est volontaire. C’est pourquoi Aristote dit (Rhet., liv. 2, chap. 6) que l’homme rougit davantage de toutes les choses dont il est lui-même cause. L’homme vertueux méprise les opprobres qu’on lui fait endurer à cause de sa vertu, parce qu’il ne les mérite pas. C’est ainsi qu’il est dit des magnanimes (Eth., liv. 4, chap. 3) et des apôtres (Actes, 5, 41) : qu’ils sortirent du conseil remplis de joie de ce qu’ils avaient été jugés dignes de souffrir cet outrage pour le nom de Jésus. Mais l’imperfection de la vertu fait qu’on rougit des opprobres que l’on souffre pour la vertu (Le respect humain indique une très grande faiblesse de caractère.), car on méprise d’autant plus les biens ou les maux extérieurs qu’on est plus vertueux. D’où le prophète dit (Is., 51, 7) : Ne craignez pas l’opprobre des hommes.

 

Objection N°2. Il semble qu’il n’y ait de honteux que ce qui est coupable. Or, l’homme rougit de certaines choses qui ne sont pas des péchés ; par exemple, il rougit de faire des œuvres serviles. Il semble donc que la pudeur n’ait pas pour objet propre un acte honteux.

Réponse à l’objection N°2 : Comme l’honneur, ainsi que nous l’avons dit (quest. 63, art. 3), quoiqu’on ne le doive véritablement qu’à la vertu seule, suppose cependant une certaine supériorité ; de même le blâme, quoi qu’il n’y ait que le péché qui le mérite, se rapporte néanmoins à quelque défaut, du moins selon l’opinion des hommes. C’est pourquoi on rougit de la pauvreté, de la bassesse, de la servitude et des autres défauts de ce genre.

 

Objection N°3. Les opérations Ides vertus ne sont pas honteuses, mais elles sont très belles, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 7 et 8). Or, quelquefois il y en a qui rougissent de faire certains actes de vertu, d’après ces paroles de l’Evangile (Luc, 9, 26) : Celui qui aura rougi de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme rougira de lui, etc. La pudeur n’a donc pas pour objet un acte honteux.

Réponse à l’objection N°3 : La pudeur n’a pas pour objet les œuvres vertueuses considérées en elles-mêmes. Cependant il arrive par accident qu’on en rougit, soit parce qu’elles sont regardées comme vicieuses selon l’opinion des hommes, soit que l’on craigne à leur égard d’être taxé d’hypocrisie ou de présomption.

 

Objection N°4. Si la pudeur avait proprement pour objet un acte honteux, l’homme devrait rougir davantage des choses les plus honteuses. Or, quelquefois c’est des moindres fautes qu’il rougit le plus ; puisqu’il se glorifie quelquefois des péchés les plus graves, d’après cette parole du Psalmiste (Ps. 51, 3) : Pourquoi vous glorifiez-vous dans votre malice ? La pudeur n’a donc pas proprement pour objet un acte honteux.

Réponse à l’objection N°4 : Il arrive quelquefois qu’on rougit moins des fautes qui sont plus graves que d’autres, soit parce qu’elles sont moins honteuses, comme les péchés de l’esprit sont moins honteux que ceux de la chair, soit parce qu’elles sont accompagnées d’une certaine prééminence de bien temporel. Ainsi l’homme rougit plus de la timidité que de l’audace, du vol que de la rapine, parce qu’il y a là un certain déploiement de puissance. Et il en est de même du reste.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 2, chap. 15) et Némésius (Lib. de nat. hom., chap. 20) disent que la pudeur est la crainte qu’on éprouve en faisant une chose honteuse.

 

 

Conclusion La pudeur qui est la crainte de la honte a pour objet premier et principal le blâme, et pour objet secondaire la turpitude du vice.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 41, art. 2, et quest. 42, art. 3) en parlant de la crainte, cette passion a pour objet propre le mal ardu, c’est-à-dire celui qu’il est difficile d’éviter. Or, il y a deux sortes de turpitude. L’une vicieuse qui consiste dans la difformité de l’acte volontaire ; celle-là n’a pas, à proprement parler, la nature d’un mal ardu. Car ce qui ne consiste que dans la volonté ne paraît pas être ardu et supérieur à la puissance de l’homme. C’est pourquoi on ne le conçoit pas comme une chose redoutable, et c’est ce qui fait dire à Aristote que la crainte n’a pas ces maux pour objet (Met., liv. 2, chap. 5). L’autre est en quelque sorte pénale. Elle consiste dans le blâme d’une chose, comme l’éclat de la gloire consiste dans l’honneur qu’on lui rend. Ce blâme ayant la nature d’un mal qui est ardu, comme l’honneur a la nature d’un bien difficile aussi, la pudeur qui est la crainte de la turpitude a le blâme ou l’opprobre pour son objet premier et principal. Et parce que le blâme appartient proprement au vice, comme l’honneur à la vertu, il s’ensuit que la pudeur se rapporte à la turpitude vicieuse par voie de conséquence (C’est-à-dire que la pudeur se rapporte à ce qui est honteux et coupable, parce que le blâme résulte de ces actes.). C’est pour cela, comme le remarque Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 6), que l’homme rougit moins des défauts qui ne proviennent pas de sa faute. — Mais la pudeur se rapporte à la faute de deux manières : 1° elle est cause qu’on cesse de faire des choses vicieuses dans la crainte d’être blâmé ; 2° elle porte l’homme à éviter, quand il fait des choses honteuses, les regards du public dans la crainte du blâme. La première, d’après Némésius (loc. cit.), appartient à la confusion et la seconde à la pudeur. C’est ce qui lui fait dire que celui qui a de la pudeur se cache pour agir, au lieu que celui qui a de la confusion (Némésius oppose ici le mot verecundari au mot erubescere, que nous avons traduit, le premier par pudeur, le second par confusion d’après Marandé.) craint d’être déshonoré.

 

Article 3 : L’homme a-t-il plus de honte devant ses parents que devant des étrangers ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme n’ait pas plus de honte devant ses parents que devant les autres. Car il est dit (Rhet., liv. 2, chap. 6) que l’homme rougit surtout devant ceux dont il veut être admiré. Or, il tient surtout à l’admiration des personnages les plus vertueux qui ne sont pas toujours ses plus proches parents. Il n’a donc pas plus de honte devant ses parents que devant les autres.

Réponse à l’objection N°1 : C’est la même raison qui fait que nous rougissons davantage devant les personnes les plus vertueuses et devant celles qui nous sont le plus unies. Car, comme le témoignage des sages est regardé comme certain à cause de la connaissance générale qu’ils ont des choses et de la fermeté de leur sentiment qu’on ne peut détourner de la vérité, de même le témoignage des personnes avec lesquelles on est le plus familier paraît plus puissant parce qu’elles connaissent mieux toutes les choses particulières qui nous concernent.

 

Objection N2. Ceux qui nous sont le plus unis paraissent être ceux qui font les mêmes choses que nous. Or, l’homme ne rougit pas de son péché devant ceux qu’il sait sujets aux mêmes misères, parce que, comme le dit Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 6), il ne défend pas à ses proches ce qu’il fait lui-même. Ce ne sont donc pas ceux qui nous sont les plus unis qui nous font le plus de honte.

Réponse à l’objection N°2 : Nous ne craignons pas le témoignage de ceux qui nous sont unis dans la pratique du même vice, parce que nous ne pensons pas qu’ils considèrent nos défauts comme quelque chose de honteux.

 

Objection N°3. Aristote dit (loc. cit.) que l’homme a surtout honte de ceux qui publient devant tout le monde ce qu’ils savent, comme les mauvais plaisants et les faiseurs de fables. Or, ceux qui nous sont les plus unis n’ont pas coutume de publier ainsi nos défauts. Ce n’est donc pas devant eux que nous devons avoir le plus de honte.

Réponse à l’objection N°3 : Nous craignons les grands parleurs à cause du tort qui en résulte ; car ils font qu’on est ainsi diffamé aux yeux d’un grand nombre.

 

Objection N°4. Aristote dit encore (loc. cit.) que les hommes ont de la honte principalement devant ceux qui ne les ont point vu faillir, dont ils demandent quelque chose pour la première fois et dont ils veulent devenir les amis. Or, nous sommes peu liés avec ces personnages. L’homme n’a donc pas plus de honte de ceux qui lui sont le plus étroitement unis.

Réponse à l’objection N°4 : Nous craignons surtout ceux devant lesquels nous n’avons jamais fait de mal, à cause du tort qui en résulte pour nous, parce que nous perdons par là la bonne opinion qu’ils avaient de nous, et parce que nos défauts mis à côté de leurs qualités n’en sont que plus sensibles par le contraste. C’est pourquoi quand on remarque tout à coup quelque chose de honteux dans quelqu’un qu’on avait cru un homme de bien, cet acte paraît plus infâme. A l’égard de ceux dont nous sollicitons quelque chose pour la première fois, ou dont nous désirons l’amitié, nous les craignons davantage à cause du tort qui en résulte encore pour nous, parce que notre faute nous empêche d’obtenir ce que nous demandions, et de contracter l’alliance que nous avions ambitionnée.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Rhet., liv. 2, chap. 6) que nous rougissons davantage en présence de ceux qui sont toujours avec nous.

 

Conclusion Nous rougissons plus devant ceux qui nous sont unis que devant des étrangers et des passagers, parce que le témoignage des premiers est pour nous d’un bien plus grand poids.

Il faut répondre que le blâme étant opposé à l’honneur, comme l’honneur implique un témoignage en faveur de l’excellence de quelqu’un, et surtout de cette excellence qui est conforme à la vertu ; de même l’opprobre que craint la pudeur implique le témoignage d’un défaut dans un individu et principalement d’un défaut qui est coupable. C’est pourquoi on rougit d’autant plus devant une personne que l’on considère son témoignage comme étant d’un plus grand poids. Or, l’on peut regarder un témoignage comme étant d’un plus grand poids, soit à cause de la certitude de sa vérité, soit à cause de son effet. Le témoignage d’une personne est certainement vrai pour deux motifs. D’abord à cause de la droiture du jugement de celui qui le porte, comme on le voit à l’égard des hommes sages et vertueux dont on tient surtout à être honoré, et devant lesquels on a le plus de honte. Ainsi on ne rougit pas devant des enfants ou des animaux, parce qu’il n’y a pas de jugement en eux. Ensuite le témoignage est encore certain en raison de la connaissance qu’on a des choses sur lesquelles il porte ; parce que chacun juge bien ce qu’il connaît. Ainsi nous avons plus de honte devant les personnes qui nous sont unies, parce qu’elles regardent de plus près à nos actions. Au lieu que nous ne craignons nullement les passagers et les inconnus auxquels nos actions parviennent. — A l’égard de l’effet un témoignage lui emprunte plus ou moins de poids selon les avantages ou les inconvénients qui en résultent. C’est pourquoi les hommes désirent être honorés par ceux qui peuvent les aider, et ils rougissent principalement devant ceux qui peuvent leur nuire. De là il résulte que sous ce rapport nous avons plus de honte devant les personnes avec lesquelles nous devons toujours vivre, parce qu’il en résulte pour nous un tort perpétuel, tandis que le mal que nous subissons de la part des étrangers et des passagers est purement transitoire.

 

Article 4 : La pudeur peut-elle exister dans les hommes vertueux ?

 

Objection N°1. Il semble que la pudeur puisse exister dans les hommes vertueux. Car les contraires produisent des effets contraires. Or, ceux qui ont une malice excessive n’ont point de pudeur, d’après ces paroles du prophète (Jérem., 3, 3) : Vous avez pris le front d’une femme débauchée, vous n’avez point voulu rougir. Ce sont donc ceux qui sont vertueux qui rougissent le plus.

Réponse à l’objection N°1 : La pudeur ne se trouve ni dans les scélérats, ni dans les hommes très vertueux, mais pour des causes différentes, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.). Mais elle se trouve dans ceux qui n’ont rien d’extrême, parce qu’il y a en eux un certain amour du bien et qu’ils ne sont pas totalement affranchis de l’empire du mal.

 

Objection N°2. Aristote dit (Rhet., liv. 2, chap. 6) que les hommes rougissent non seulement des vices, mais encore de ce qui en est le signe ; ce qui arrive aux hommes vertueux. La pudeur peut donc se trouver en eux.

Réponse à l’objection N°2 : Il appartient à l’homme vertueux non seulement d’éviter les vices, mais encore ce qui en a l’apparence, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Thess., 5, 22) : Abstenez-vous de tout ce qui a, l’apparence du mal. Et Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. ult.) que l’homme vertueux doit éviter non seulement les choses qui sont véritablement mauvaises, mais encore celles que les hommes considèrent comme telles.

 

Objection N°3. La pudeur est la crainte du déshonneur. Or, il arrive qu’il y a des hommes vertueux qui sont sans gloire, par exemple, si on les a faussement diffamés ou si on leur a fait subir des opprobres qu’ils ne méritaient pas. La pudeur peut donc se trouver dans un homme vertueux.

Réponse à l’objection N°3 : L’homme vertueux méprise, ainsi que nous l’avons dit (art. 1, Réponse N°1), les injures et les opprobres comme des choses qu’il ne mérite pas ; c’est pourquoi il n’en rougit pas beaucoup. Cependant il y a un mouvement de honte qui prévient la raison (Ce sont ces mouvements premiers dont personne n’est exempt, et qui, d’ailleurs, ne sont pas répréhensibles.), comme il y en a un de la part des autres passions.

 

Objection N°4. La pudeur est une partie de la tempérance, comme nous l’avons dit (quest. préc.). Or, la partie ne se sépare pas du tout. Par conséquent, puisque la tempérance existe dans l’homme vertueux, il semble que la pudeur y existe aussi.

Réponse à l’objection N°4 : La pudeur n’est pas une partie de la tempérance comme si elle entrait dans son essence, mais elle est une disposition qui se rapporte à elle. C’est ce qui fait dire à saint Ambroise (De offic., liv. 1, chap. 43) que la pudeur jette les premiers fondements de la tempérance, dans le sens qu’elle inspire de l’horreur pour ce qui est honteux.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. ult.) que la pudeur n’existe pas dans l’homme honnête.

 

Conclusion Ni les vieillards, ni les scélérats, ni les gens de bien ne sont émus par la pudeur, mais pour des causes différentes.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1 et 2), la pudeur est la crainte que l’on a de quelque chose de honteux. Or, il peut se faire, pour une double raison, qu’on ne craigne pas ce qui est mal : 1° parce qu’on ne le considère pas comme tel, 2° parce qu’on ne le croit pas possible pour soi ou parce qu’on ne le regarde pas comme difficile à éviter. D’après cela on manque de pudeur de deux manières : 1° parce qu’on ne considère pas comme honteuses les choses qui doivent nous faire rougir, et c’est ainsi qu’en manquent ceux qui sont enfoncés dans le péché au point de n’avoir pas honte de leurs crimes, mais de s’en glorifier plutôt ; 2° parce qu’on ne croit pas la turpitude possible par rapport à soi et qu’on ne pense pas qu’elle soit difficile à éviter. C’est ainsi que les vieillards et les hommes vertueux n’éprouvent pas ce sentiment. Cependant ils doivent toujours être disposés de telle façon que s’il y avait en eux quelque chose de honteux ils en rougiraient (Ce sentiment doit être en eux, parce qu’il prouve leur attrait pour le bien et leur aversion pour le mal.). C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. ult.) que l’homme honnête éprouve ce sentiment, s’il lui arrive de faire quelque chose de répréhensible.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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