Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 147 : Du jeûne
Nous avons
maintenant à nous occuper du jeûne. — A cet égard il y a huit questions à
examiner : 1° Le jeûne est-il un acte de vertu ? (Cet article est opposé à
l’erreur des luthériens, qui ont prétendu que te jeune n’était pas méritoire
devant Dieu.) — 2° De quelle vertu est-il un acte ? — 3° Est-il de précepte ? (Les
eustochiens et les ariens, au IVe siècle,
ont nié que le jeûne fût de précepte. Les luthériens et les calvinistes ont
renouvelé cette erreur dans les temps modernes. Saint Thomas prouve ici contre
ces hérétiques que je jeûne en général est de droit naturel, mais que ses
prescriptions particulières sont de droit positif.) — 4° Y en a-t-il qui soient
exempts de l’observation de ce précepte ? — 5° Du temps du jeûne. (Saint Thomas
ne parle ici que du jeûne du carême, des quatre-temps et des vigiles, qui sont
les seuls qui sont de droit général.) — 6° Est-il nécessaire qu’on ne mange
qu’une fois pour jeûner ? — 7° De l’heure à laquelle doivent manger ceux qui
jeûnent ? (L’heure de none, c’est-à-dire à trois heures de l’après-midi.) — 8°
Des aliments dont ils doivent s’abstenir. (Il y a eu des hérétiques, comme les
ébionites, les encratites, les manichéens, qui ont dit que les chairs des
animaux étaient immondes, et qu’on ne devait jamais en faire usage. D’autres,
comme les nicolaïtes et les valentiniens, ont condamné au contraire tous les
jeûnes et toutes les abstinences. Les protestants ont reproduit cette dernière
erreur.)
Article 1 :
Le jeûne est-il un acte de vertu ?
Objection N°1. Il semble que le
jeûne ne soit pas un acte de vertu. Car tout acte de vertu est agréable à Dieu.
Or, le jeûne ne lui est pas toujours agréable, d’après ces paroles du prophète
(Is., 58, 3) : Pourquoi avons-nous jeûné
sans que vous nous ayez regardés ? Le jeûne n’est donc pas un acte de
vertu.
Réponse à l’objection N°1 : Il arrive qu’un acte qui est
vertueux dans son genre devient vicieux par suite des circonstances qui s’y
adjoignent. Ainsi il est dit au même endroit (Is., loc. cit.) : C’est parce que
votre propre volonté se trouve dans les jours de votre jeûne ; puis le prophète
ajoute : Vous jeûnez pour faire des
procès et des querelles, et vous frappez vos frères avec une violence
impitoyable. Saint Grégoire expliquant ce passage, dit (Past., pars 3, chap. 20) : La volonté se rapporte à la joie, la
violence à la colère. C’est donc en vain que le corps est brisé par
l’abstinence, si l’âme, abandonnée à des mouvements déréglés, est en proie aux
vices. Et saint Augustin dit (loc. cit.)
que le jeûne n’aime pas le bavardage, qu’il regarde les richesses comme
superflues, méprise l’orgueil, recherche l’humilité et fait comprendre à
l’homme qu’il est infirme et fragile.
Objection N°2. Aucun acte de vertu ne s’écarte du milieu de la
vertu. Or, le jeûne s’écarte de ce milieu ; car par le jeûne on retranche
quelque chose à ce que l’on doit prendre, d’après la vertu de l’abstinence,
pour subvenir aux besoins de la nature ; autrement ceux qui ne jeûnent pas
n’auraient pas la vertu d’abstinence. Le jeûne n’est donc pas un acte de vertu.
Réponse à l’objection N°2 : Le milieu de la vertu ne se
considère pas d’après la quantité, mais d’après la droite raison, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). C’est la raison qui
juge que, pour un motif particulier, l’homme doit prendre moins de nourriture
qu’il ne lui en faudrait selon son état ordinaire. Ainsi cela peut être
nécessaire pour éviter une infirmité, ou pour exécuter plus facilement certains
exercices corporels. La droite raison ordonne ces privations d’une manière
encore beaucoup plus pressante, pour éviter les maux et pour acquérir les biens
spirituels. Toutefois, elle ne retranche pas des aliments au point d’empêcher
la conservation de la vie. Car, comme le dit saint Jérôme (Hab., chap. Non immediocriter, de consecrationes,
dist. 5) : il importe peu que vous vous tuiez dans un long ou dans un court
espace de temps ; car il offre un holocauste par rapine, celui qui impose à son
corps des peines excessives, soit parce qu’il le prive trop d’aliments, soit
parce qu’il ne lui accorde pas assez de sommeil. De même, la droite raison n’impose
pas à l’homme des privations au point de le rendre incapable de faire les
bonnes œuvres qu’il doit remplir. C’est pourquoi saint Jérôme ajoute (loc. cit.) qu’il perd sa dignité d’être
raisonnable, celui qui préfère le jeûne à la charité ou les veilles à
l’intégrité de l’esprit.
Objection N°3. Ce qui convient en général à tout le monde, aux
bons et aux méchants, n’est pas un acte de vertu. Or, le jeûne est de cette
nature ; car tout le monde est à jeun avant de manger. Le jeûne n’est donc pas
un acte de vertu.
Réponse à l’objection N°3 : Le jeûne naturel qui fait qu’on
est à jeun avant de manger, consiste dans une pure négation d’aliments ; par
conséquent il ne peut pas être un acte de vertu. Il n’y a que le jeûne par
lequel on s’abstient d’aliments dans une certaine mesure, pour un motif
raisonnable, qui mérite ce nom. C’est pourquoi le premier est appelé le jeûne
du jeûne (C’est le jeûne naturel qui est requis pour recevoir l’Eucharistie, et
qu’on appelle aussi pour ce motif le jeûne eucharistique.)
; au lieu qu’on nomme le second le jeûne du jeûneur, dans le sens que celui-ci
agit de dessein formé.
Mais c’est le contraire. L’Apôtre le compte parmi les autres actes
de vertu, quand il dit (2 Cor., 6, 5)
: Dans les jeûnes, dans la science, dans
la chasteté, etc.
Conclusion Puisqu’on jeune pour dompter sa chair, élever son âme
vers Dieu et expier ses fautes, le jeûne est sans aucun doute un acte de vertu.
Il faut répondre qu’un acte est vertueux par là même que la raison
le rapporte à un bien honnête. Or, il en est ainsi du jeûne ; car on jeûne
principalement pour trois motifs : 1° Pour réprimer les concupiscences de la
chair ; c’est ce qui fait dire à l’Apôtre dans le passage cité : dans les jeûnes, dans la chasteté ;
parce qu’on conserve la chasteté par le jeûne. Car, comme le dit saint Jérôme (Cont. Jovin.,
liv. 2, chap. 6), sans Cérès et Bacchus, Vénus manque d’ardeur ; c’est-à-dire
que l’abstinence du boire et du manger calme la luxure. 2° On jeûne pour que
l’âme s’élève plus librement aux contemplations célestes. Ainsi, Daniel
rapporte (chap. 10) qu’après un jeûne de trois semaines, il reçut de Dieu une
révélation. 3° On jeûne pour satisfaire à ses péchés. D’où il est dit (Joël, 2,
12) : Convertissez-vous à moi de tout
votre cœur, dans le jeûne, dans le deuil et les larmes. C’est ce que saint
Augustin exprime dans un sermon sur la prière et le jeûne (220 de temp.) : Le jeûne, dit-il, purifie l’âme, élève la pensée,
soumet la chair à l’esprit, rend le cœur contrit et humilié, écarte les nuages
de la concupiscence, éteint les ardeurs des passions et allume la vraie lumière
de la chasteté. D’où il est évident que le jeûne est un acte de vertu (Bellarmin
a parfaitement établi cette même thèse par les témoignages de l’Ecriture et des
saints Pères (De bonis operibus, liv.
2, chap. 12).).
Article 2 : Le
jeûne est-il un acte d’abstinence ?
Objection N°1. Il semble que le
jeûne ne soit pas un acte d’abstinence. Car, sur ces paroles (Matth., 17, 20) : Mais
ce genre de démons ne se chasse que par la prière et le jeûne, la glose dit
(ordin. Bedæ, liv. 3
Comment, chap. 8) : Le jeûne ne
consiste pas seulement à s’abstenir de nourriture, mais de tout ce qui charme.
Or, ceci appartient à toute vertu. Le jeûne n’est donc pas spécialement un acte
d’abstinence.
Réponse à l’objection N°1 : Le jeûne proprement dit consiste
à s’abstenir d’aliments ; mais, dans un sens métaphorique (C’est ce qu’on
appelle le jeune moral et philosophique.), il consiste à s’abstenir de tout ce
qui est vain, et principalement des péchés. — On peut encore dire que le jeûne
proprement dit est l’abstinence de tout ce qui charme, parce que tous les vices
qui s’y adjoignent l’empêchent d’être un acte vertueux, comme nous l’avons dit
(art. préc. ad 4).
Objection N°2. Saint Grégoire dit (Homil. Quadrag. 16 in Evang.)
que le jeûne quadragésimal est la dixième partie de
toute l’année. Or, donner la dîme est un acte de religion, comme nous l’avons
vu (quest. 87, art. 1). Le jeûne est donc un acte de religion et non un acte
d’abstinence.
Réponse à l’objection N°2 : Rien n’empêche que l’acte d’une
vertu n’appartienne à une autre, selon qu’il se rapporte à sa fin, comme on le
voit d’après ce que nous avons dit (quest. préc., art. 2, Réponse N°2,
et 1a 2æ, quest. 18, art. 7). En ce sens, rien n’empêche
que le jeûne n’appartienne à la religion, ou à la chasteté, ou à toute autre
vertu (Mais il n’en appartient pas moins en propre à l’abstinence.).
Objection N°3. L’abstinence est une partie de la tempérance, comme
nous l’avons vu (quest. préc. et quest. 143). Or, la
tempérance se distingue par opposition de la force, à laquelle il appartient de
supporter ce qui est pénible ; ce qui paraît surtout avoir lieu dans le jeûne.
Le jeûne n’est donc pas un acte d’abstinence.
Réponse à l’objection N°3 : Il n’appartient pas à la force,
selon qu’elle est une vertu spéciale, de supporter toutes les peines ; il lui
appartient seulement de supporter celles qui se rapportent au danger de mort.
Mais il appartient à la tempérance et à ses parties de supporter les peines qui
naissent de la privation des jouissances sensibles, et telles sont celles que
le jeûne fait éprouver.
Mais c’est le contraire. Saint Isidore dit (Etym., liv. 6, chap. 18) que le jeûne consiste à épargner la
nourriture et à s’abstenir de manger.
Conclusion Le jeûne est un acte de la vertu d’abstinence.
Il faut répondre que la matière de l’habitude et celle de l’acte
est la même, par conséquent tout acte vertueux qui se rapporte à une matière appartient
à la vertu qui établit un milieu dans cette matière. Or, le jeûne se rapporte
aux aliments à l’égard desquels l’abstinence établit un milieu. Il est donc
évident que le jeûne est un acte d’abstinence.
Article 3 : Le
jeûne est-il de précepte ?
Objection N°1. Il semble que le
jeûne ne soit pas de précepte. Car on ne donne pas des préceptes pour les œuvres
de surérogation qui sont de conseil. Or, le jeûne est une œuvre de surérogation,
autrement il faudrait toujours et partout l’observer également. Il n’est donc
pas de précepte.
Réponse à l’objection N°1 : Le jeûne considéré en lui-même ne
désigne pas quelque chose qu’on doive choisir, mais quelque chose de pénal. Il
devient un objet d’élection, quand on le considère selon qu’il est utile à une
fin. C’est pourquoi, si on le considère absolument, il n’est pas de nécessité
de précepte ; mais il est de nécessité de précepte pour celui qui a besoin d’un
pareil remède. Et parce que la plupart des hommes en ont besoin, soit parce que
nous péchons tous dans une foule de
circonstances, selon l’expression de saint Jacques (3, 2), soit parce que la chair a des désirs contraires à ceux de
l’esprit, comme le dit saint Paul (Gal.,
5, 17), il a été convenable que l’Eglise établît des jeûnes qui devraient être
généralement observés par tout le monde, sans par là rendre de précepte ce qui
est absolument de surérogation, mais en déterminant pour ainsi dire, d’une
manière particulière ce qui est nécessaire en général.
Objection N°2. Quiconque transgresse un précepte pèche
mortellement. Si donc le jeûne était de précepte, tous ceux qui ne jeûnent pas
pécheraient mortellement : ce qui paraîtrait un vaste filet tendu à tous les
hommes.
Réponse à l’objection N°2 : Les préceptes qui sont proposés
sous la forme d’un décret général n’obligent pas tout le monde de la même
manière, mais ils n’obligent qu’autant qu’il le faut pour la fin que le
législateur a en vue. Si quelqu’un en transgressant le décret méprise son
autorité ou qu’il le transgresse de manière à empêcher la fin qu’il se propose,
il pèche mortellement (Les lois de l’Eglise sur le jeûne obligent par
elles-mêmes, sous peine de péché mortel. Frangens jejunium Ecclesiæ ad quod tenetur non peceat mortaliter nisi ex contemptu, vel inobedentiâ hoc faciat, putà quia non vult se subjicere præcepto.).
Mais si pour une cause raisonnable on n’observe pas un statut, surtout dans le
cas où le législateur lui-même n’en prescrirait pas l’observation, s’il était
présent, cette transgression ne constitue pas un péché mortel. D’où il suit que
tous ceux qui n’observent pas les jeûnes de l’Eglise ne pèchent pas
mortellement (D’après Cajétan, Navarre, Sylvius, saint Antonin, celui qui croit
avoir une cause suffisante pour ne pas jeûner, et qui est dans la bonne foi ne
fait pas de faute, ou du moins de faute grave.).
Objection N°3. Saint Augustin dit (Lib. de verâ relig., chap. 17) que la sagesse de Dieu
s’étant faite homme pour nous rendre libres, elle a établi un petit nombre de
sacrements salutaires qui maintiennent la société du peuple chrétien,
c’est-à-dire d’une multitude libre sous l’autorité du même Dieu Or, la liberté
du peuple chrétien ne paraît pas être moins entravée par la multitude des
observances que par celle des sacrements. Car le même docteur ajoute (Lib. ad inquis. Ianuarii, epist, 55, chap.
19) qu’il y en a qui surchargent de fardeaux insupportables notre religion que
la miséricorde de Dieu a voulu affranchir en n’établissant que quelques
sacrements. Il semble donc que l’Eglise n’ait pas dû prescrire le jeûne par un
précepte.
Réponse à l’objection N°3 : Saint Augustin parle en cet
endroit des choses qui ne sont pas contenues dans l’Ecriture sainte, qui n’ont
point été décidées par les évêques en concile, et qui ne sont pas appuyées par
la coutume de l’Eglise universelle. Mais il y a des jeûnes qui sont de
précepte, qui ont été prescrits par des conciles et qui ont pour eux la coutume
de l’Eglise universelle. Ils ne sont donc pas opposés à la liberté du peuple
chrétien, au contraire, ils sont plutôt utiles pour le préserver de la
servitude du péché qui répugne à la liberté spirituelle, dont il est dit (Gal., 5, 13) : Vous êtes appelés, mes frères, à un état de liberté ; ayez soin que
cette liberté ne vous donne pas occasion de vivre selon la chair.
Mais c’est le contraire. Saint Jérôme (epist.
28) dit en parlant du jeûne : Que chaque province abonde dans son sens et
regarde comme des lois apostoliques les préceptes de ses maîtres. Le jeûne est
donc de précepte.
Conclusion Puisque le jeûne est utile pour effacer les fautes et
les prévenir, ainsi que pour élever l’âme vers les choses spirituelles, il
était convenable qu’il y eût des lois humaines et divines qui en prescrivissent
l’observation par des préceptes.
Il faut répondre que comme il appartient aux princes séculiers de
donner des préceptes légaux qui déterminent le droit naturel, en ce qui
concerne le bien général sous le rapport des affaires temporelles, de même il
appartient aux prélats ecclésiastiques de prescrire par des statuts ce qui est
dans l’intérêt commun des fidèles sous le rapport spirituel. — Or, nous avons
dit (art. 1) que le jeûne est utile pour effacer le péché, pour le prévenir et
pour élever l’âme vers les choses spirituelles. Ainsi chacun est tenu par la
raison naturelle de jeûner autant qu’il est nécessaire pour ces fins. C’est
pourquoi le jeûne en général tombe sous le précepte de la loi de nature. Mais
la détermination du temps et du mode, selon qu’il convient et qu’il est avantageux
aux chrétiens, tombe sous le précepte du droit positif qui a été établi par les
chefs de l’Eglise : ce jeûne est appelé le jeûne ecclésiastique et l’autre le
jeûne naturel.
Article 4 : Tout
le monde est-il tenu aux jeûnes de l’Eglise ?
Objection N°1. Il semble que
tous soient tenus aux jeûnes de l’Eglise. Car les préceptes de l’Eglise
obligent comme les préceptes de Dieu, d’après ces paroles de l’Evangile (Luc,
10, 16) : Qui vous écoute m’écoute.
Or, tout le monde est tenu d’observer les préceptes de Dieu. Les jeûnes qui ont
été établis par l’Eglise sont donc aussi obligatoires pour chacun.
Réponse à l’objection N°1 : Les préceptes de Dieu sont des
préceptes de droit naturel, qui sont par eux-mêmes de nécessité de salut, au
lieu que les lois de l’Eglise ont pour objet des choses qui ne sont pas par
elles-mêmes de nécessité de salut, mais qui sont seulement d’institution
ecclésiastique. C’est pourquoi il peut y avoir des empêchements pour lesquels
on ne soit pas tenu d’observer ces jeûnes.
Objection N°2. Ce sont les enfants surtout qui paraissent être
exempts de jeûner à cause de leur âge. Or, ils n’en sont pas exempts, puisque
le prophète dit (Joël, 2, 15) : Sanctifiez
le jeûne, puis il ajoute : Rassemblez
les petits enfants et ceux qui sont encore à la mamelle. Donc, à plus forte
raison, tous les autres sont-ils tenus au jeûne.
Réponse à l’objection N°2 : Les enfants ont un motif très
évident de ne pas jeûner (Les vieillards sont aussi dispensés de jeûner. Saint
Liguori dispense indistinctement tous ceux qui ont soixante ans accomplis.),
soit à cause de la débilité de leur nature, qui fait qu’ils ont souvent besoin
de manger et qu’ils ne peuvent prendre beaucoup d’aliments à la fois ; soit
parce qu’il leur faut beaucoup de nourriture tant qu’ils grandissent, puisque
leur accroissement est le résultat de ce qu’ils mangent. C’est pourquoi,
pendant toute la durée de cette période, qui s’étend pour la plupart jusqu’à la
fin du troisième septenaire, ils ne sont pas tenus
d’observer les jeûnes de l’Eglise. Cependant il est convenable que pendant ce
temps ils s’exercent au jeûne plus ou moins, selon que leur âge le permet.
Néanmoins, quand on est menacé d’une grande tribulation, on fait jeûner
quelquefois les enfants en signe de la pénitence la plus profonde. C’est ainsi
que le prophète s’écrie (Jonas, 3, 7) : Que
les hommes et les animaux ne touchent à aucune nourriture et qu’ils ne boivent
pas d’eau.
Objection N°3. On doit préférer les choses spirituelles aux choses
temporelles, et celles qui sont nécessaires à celles qui ne le sont pas. Or,
les travaux corporels ont pour but un gain temporel ; et les voyages, quand
même ils auraient pour but des choses spirituelles, ne sont pas nécessaires.
Par conséquent, puisque le jeûne a pour but un intérêt spirituel et qu’il est
nécessaire, d’après les lois de l’Eglise, il semble qu’on ne doive pas en être
dispensé, parce qu’on voyage ou parce qu’on travaille des mains.
Réponse à l’objection N°3 : Pour les voyageurs et les
ouvriers (Il ne s’agit ici que des voyageurs qui ont de grandes fatigues à
supporter, et des ouvriers qui se livrent à des travaux corporels très
pénibles.) il faut distinguer. Si l’on peut différer commodément son voyage et
diminuer son travail sans qu’il en résulte de dommage pour la santé et pour
l’état extérieur qui est requis à la conservation de la vie corporelle ou
spirituelle, on ne doit pas omettre pour cela les jeûnes de l’Eglise. Mais s’il
y a nécessité de voyager ou de faire de longues abstinences ou de travailler
beaucoup, soit pour la conservation de la vie du corps, soit pour quelque chose
de nécessaire à la vie spirituelle (On regarde comme exempts du jeûne ceux qui
prêchent une station, ceux qui confessent une grande partie du jour, ceux qui
passent une partie de la nuit près des malades, etc.), et que ces devoirs
soient incompatibles avec l’observation des jeûnes de l’Eglise, on n’est pas
tenu de les observer, parce que l’Eglise, en établissant le jeûne, n’a pas eu
l’intention d’empêcher par là d’autres bonnes œuvres plus nécessaires.
Cependant il semble que dans ces circonstances on doive avoir recours à la
dispense du supérieur, à moins que la coutume contraire ne soit établie, parce
que par là même que les supérieurs dissimulent, ils paraissent consentir.
Objection N°4. On doit faire une chose plutôt d’après sa volonté
propre que par nécessité, comme on le voit dans saint Paul (2 Cor., chap. 9). Or, les pauvres ont
l’habitude de jeûner par nécessité, parce qu’ils manquent d’aliments. Ils
doivent donc à plus forte raison jeûner d’après leur volonté propre.
Réponse à l’objection N°4 : Les pauvres qui peuvent avoir de
quoi faire un repas ne sont pas dispensés, à cause de leur pauvreté, d’observer
les jeûnes de l’Eglise (D’après Sanchez, saint Liguori et plusieurs autres
théologiens, ceux qui n’ont que du pain et des légumes ne sont pas obligés à ne
faire qu’un seul repas, parce que ces aliments sont peu nourrissants.) ;
cependant ceux qui ne reçoivent l’aumône que par morceaux et qui ne peuvent
avoir simultanément de quoi faire un repas, en sont dispensés.
Objection N°5. Au contraire, il semble qu’aucun juste ne soit tenu
de jeûner. Car les préceptes de l’Eglise n’obligent pas contrairement à la
doctrine du Christ. Or, le Seigneur dit (Luc, 5, 34) que les enfants de l’époux ne peuvent jeûner tant que l’époux est avec
eux. Comme il est avec tous les justes, et qu’il habite spécialement en
eux, d’après ces autres paroles (Matth., 28. 20) : Voilà que je suis avec vous jusqu’à la
consommation du siècle, il s’ensuit qu’ils ne sont pas obligés de jeûner,
d’après les lois de l’Eglise.
Réponse à l’objection N°5 : Cette parole du Seigneur peut
s’entendre de trois manières : 1° On peut dire avec saint Jean Chrysostome (Hom. 31 in Matth.)
que les disciples qui sont appelés les enfants de l’époux étaient encore trop
faibles ; c’est ce qui fait qu’ils sont comparés à un ancien vêtement. C’est
pourquoi tant que le Christ fut présent corporellement au milieu d’eux, ils
devaient être fortifiés par une certaine douceur, plutôt que d’être éprouvés
par les austérités du jeûne. Ainsi il est plus convenable de dispenser du jeûne
les imparfaits et les novices, que les anciens et les parfaits, comme on le
voit dans la glose (ord.) sur ces
paroles du Psalmiste (Ps. 130) : Sicut ablactatus
est super matre suâ. 2°
On peut dire aussi d’après saint Jérôme (Hab.
ex Bedâ, liv. 2, in Luc, chap. 5) que le Seigneur
parle en cet endroit du jeûne des anciennes observances. Par conséquent le
Seigneur indique par là que les apôtres qui devaient être remplis de la grâce
nouvelle ne devaient pas être soumis aux observances anciennes. 3° Saint
Augustin (Lib. 2 de consens. Evang., chap. 27) distingue deux sortes de jeûne. Le
premier appartient à l’humilité de la tribulation, et il ne convient pas aux
parfaits qui sont appelés les enfants de l’époux. Ainsi quand saint Luc dit : Les enfants de l’époux ne peuvent jeûner,
saint Matthieu dit (9, 15) : Les enfants
de l’époux ne peuvent pleurer. L’autre appartient à la joie de l’esprit qui
se porte vers les choses spirituelles ; celui-là convient aux parfaits.
Conclusion Tout le monde est tenu généralement à observer les
jeûnes de l’Eglise, à moins qu’on n’en soit légitimement empêché.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 90, art. 2, et quest. 98, art. 2 et 6), on ne fait de lois générales que
selon qu’elles conviennent à la multitude. C’est pourquoi, en rendant ces lois,
le législateur regarde à ce qui se présente communément et à ce qui arrive pour
la plupart des individus. Si, pour une cause particulière, il se trouve dans un
individu quelque chose qui s’oppose à ce qu’il observe un précepte, le
législateur n’a pas l’intention de l’y obliger. Toutefois il y a ici une
distinction à faire. Si la cause est évidente, on peut licitement se dispenser
soi-même de l’observation du précepte, surtout si c’est la coutume, ou si l’on
ne peut facilement avoir recours au supérieur (Ceux qui dispensent doivent s’en
rapporter généralement à l’avis du médecin.). Si la cause est douteuse, on doit
recourir au supérieur qui a le pouvoir de dispenser dans ces circonstances.
C’est ce qu’il faut observer pour les jeûnes établis
par l’Eglise et qui sont généralement obligatoires pour tout le monde, à moins
que l’on ait un empêchement particulier.
Article 5 :
Les temps où l’on doit jeûner sont-ils convenablement déterminés ?
Objection N°1. Il semble que
l’on n’ait pas convenablement déterminé les temps des jeûnes de l’Eglise. Car
l’Evangile dit (Matth., chap. 4) que Christ a
commencé à jeûner immédiatement après son baptême. Or, nous devons imiter le
Christ, d’après ces paroles de l’Apôtre (1
Cor., 4, 16) : Soyez mes imitateurs,
comme je suis l’imitateur du Christ. Nous devons donc jeûner immédiatement
après l’Epiphanie, où l’on célèbre le baptême du Christ.
Réponse à l’objection N°1 : Le Christ n’a pas eu besoin du
baptême pour lui-même, mais pour nous le rendre recommandable. C’est pourquoi
il ne convenait pas qu’il jeûnât avant son baptême, mais après, pour nous
inviter à jeûner avant le nôtre.
Objection N°2. Il n’est pas permis sous la loi nouvelle d’observer
les préceptes cérémoniels de la loi ancienne. Or, la prescription des jeûnes à
certains mois déterminés appartient aux solennités de l’ancienne loi. Car il
est dit (Zach., 8, 19) : Les jeûnes du quatrième, du cinquième, du septième et du dixième mois
seront changés, pour la maison de Juda, en des jours de joie et d’allégresse et
en des fêtes solennelles. C’est donc à tort qu’on observe dans l’Eglise les
jeûnes de certains mois particuliers qu’on appelle les jeûnes des quatre-temps.
Réponse à l’objection N°2 : L’Eglise n’observe pas le jeûne
des quatre-temps ni dans les mêmes temps, ni pour les mêmes causes que les
Juifs. Car ils jeûnaient en juillet, qui est le quatrième mois depuis avril
dont ils font le premier mois de leur année, parce que c’est alors que Moïse,
descendant du mont Sinaï, brisa les tables de la loi (Ex., chap. 32), et que d’après Jérémie les murs de Jérusalem furent
pour la première fois renversés (Jérem., chap. 39).
Dans le cinquième mois, qui est notre mois d’août, ils jeûnent encore, parce
qu’une sédition s’étant élevée parmi le peuple à l’occasion du rapport de ceux
qu’ils avaient envoyés reconnaître le pays de Chanaan, ils reçurent ordre de ne
pas monter sur la montagne. C’est dans ce même mois que Nabuchodonosor (Jérem., chap. 52), et après lui Tite, mirent le feu au
temple de Jérusalem. Dans le septième mois, que nous appelons le mois
d’octobre, Godolias fat tué et les restes du peuple dissipés (Jérem., chap. 41). Enfin dans le dixième mois, qui est
notre mois de janvier, le peuple qui était en captivité avec Ezéchiel apprit
que le temple avait été renversé (Ez., chap. 4).
Objection N°3. Comme le dit saint Augustin (De consens. Evang., liv. 2, chap. 27),
comme il y a le jeûne de l’affliction, de même il y a le jeûne de l’allégresse.
Or, la joie spirituelle éclate dans les fidèles, surtout à la suite de la
résurrection du Christ. Donc dans le temps de la cinquantaine (Saint Thomas
désigne par là les cinquante jours qui s’écoule de Pâques à la Pentecôte.) que
l’Eglise célèbre avec solennité à cause de la résurrection de Notre-Seigneur,
et dans les jours de dimanche qui nous rappellent la mémoire de ce mystère, il
devrait y avoir des jeûnes.
Réponse à l’objection N°3 : Le jeûne d’allégresse provient de
l’impulsion de l’Esprit-Saint qui est un esprit de liberté ; c’est pourquoi ce
jeûne ne doit pas être de précepte. Par conséquent les jeûnes qui sont établis
par les lois de l’Eglise, sont plutôt des jeûnes d’affliction qui ne
conviennent pas dans les jours de joie. C’est pour ce motif que l’Eglise n’a
pas établi de jeûne dans tout le temps pascal, ni pour les dimanches. Si l’on jeûnait
dans ces jours par opposition à la coutume de l’Eglise qui doit passer pour une
loi, comme le dit saint Augustin (Ep. 36),
ou d’après une erreur quelconque (à l’exemple des manichéens qui jeûnent parce
qu’ils pensent ce jeûne nécessaire) (Les manichéens jeûnaient le dimanche,
parce qu’ils niaient la résurrection du Christ.), on ne serait pas exempt de
péché ; quoique le jeûne considéré en lui-même soit louable en tout temps,
selon l’expression de saint Jérôme qui s’écrie (Ep. 28 ad Lucinium) : Puissions-nous
jeûner en tout temps !
Mais la coutume générale de l’Eglise est contraire.
Conclusion Il a été convenable qu’à certaines époques et à
certains jours, comme le carême, les quatre-temps, les veilles de certaines
fêtes, l’Eglise obligeât les fidèles, par des préceptes et une louable coutume,
à jeûner.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1 et 3), le
jeûne a deux fins ; il a été établi pour effacer les péchés et pour élever
l’âme vers Dieu. C’est pourquoi on a dû prescrire des jeûnes spécialement dans
les temps où il fallait que les fidèles se purifiassent de leurs fautes et
qu’ils élevassent leur âme vers Dieu par la dévotion. Ces deux choses sont
surtout pressantes avant la solennité de Pâques, dans laquelle on remet les
péchés par le baptême qu’on célèbre solennellement la veille de cette fête,
quand on rappelle la sépulture de Notre-Seigneur, parce que, selon cette
expression de l’Apôtre (Rom., chap. 6)
: Nous avons été ensevelis avec le Christ
par le baptême pour mourir au péché, c’est surtout dans la fête de Pâques
qu’il faut que l’âme du fidèle s’élève par la dévotion jusqu’à la gloire de
l’éternité que le Christ a commencée par sa résurrection, et c’est pour ce
motif qu’elle a ordonné de jeûner immédiatement avant la solennité pascale.
Pour la même raison elle nous le prescrit les veilles des principales fêtes
dans lesquelles nous devons nous préparer à célébrer dévotement la fête à
venir. De même à chaque trimestre l’Eglise a coutume de conférer les ordres
sacrés. Il faut que ceux qui les confèrent, ceux qui les reçoivent, et le
peuple entier, dans l’intérêt duquel on les donne, se préparent par le jeûne à
cette cérémonie. C’est pourquoi l’Evangile rapporte (Luc, chap. 6) que le
Seigneur avant de choisir ses disciples se retira sur une montagne pour prier.
Saint Ambroise expliquant ce passage dit (Sup. illud : Et erat pernoctans) : Voyez-vous ce que
vous avez à faire, lorsque vous voulez remplir un devoir de piété ; quand le
Christ avant d’envoyer ses apôtres se met lui-même en prières ? —Relativement
au jeûne quadragésimal, saint Grégoire donne une triple raison du nombre (Le
nombre de quarante jours qui est le temps de sa durée.) (Hom. 16) : C’est 1° parce que la vertu du Décalogue est remplie par
les quatre livres du saint Evangile : car le nombre dix quatre fois répété
donne quarante. 2° Parce que nous subsistons dans ce corps mortel d’après les
quatre éléments, et qu’en satisfaisant les désirs du corps nous allons contre
les préceptes du Seigneur, qui sont contenus dans le Décalogue. Par conséquent
il est juste que nous affligions quarante (Quatre fois dix fois.) fois cette
même chair. 3° Parce que nous voulons offrir à Dieu la dîme de notre vie, et
comme il y a 365 jours dans l’année, nous nous mortifions pendant trente-six
(qui sont les jours où l’on doit jeûner pendant les six semaines du carême), et
nous donnons ainsi à Dieu la dîme de notre année (Pour compléter le nombre
quarante, qui marque la durée du jeûne de Notre-Seigneur, on a ajouté quatre
jours de la semaine précédente.). — Saint Augustin ajoute une quatrième raison
(De doct. christ., liv. 2, chap. 16). Le créateur
est la Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Le nombre ternaire est dû
à la créature invisible (Ce nombre ternaire se rapporte à l’âme à cause de ses
trois opérations.), car nous devons aimer Dieu de tout notre cœur, de toute
notre âme, et de tout notre esprit ; et le nombre quaternaire appartient à la
créature visible (Dans le corps il y a quatre éléments.), à cause du chaud et
du froid, du sec et de l’humide. Par conséquent le nombre dix représente toutes
les choses. Si on le multiplie par le nombre quatre qui convient au corps (Ce
sont les quatre saisons qui marquent la révolution de l’année.) par lequel nous
faisons usage de ce qui est visible, on obtient le nombre quarante. — Pour les
jeûnes des quatre-temps, il y a trois jours de désignés à cause du nombre de
mois qui convient à chaque temps, ou à cause du nombre des ordres sacrés que
l’on y confère (Il n’y a que trois degrés proprement dits dans la hiérarchie
ecclésiastique : les ministres, les prêtres et les évêques.).
Article 6 :
Est-il nécessaire pour le jeûne qu’on ne fasse qu’un repas ?
Objection N°1. Il semble qu’il
ne soit pas nécessaire pour le jeûne qu’on ne fasse qu’un repas. Car le jeûne,
comme nous l’avons dit (art. 2), est un acte de la vertu d’abstinence qui
n’observe pas moins la quantité convenable de nourriture que le nombre des
repas. Or, comme on ne taxe pas à ceux qui jeûnent la quantité d’aliments, il
semble donc qu’on ne doive pas non plus taxer le nombre des repas.
Réponse à l’objection N°1 : La quantité des aliments ne peut
pas être taxée la même pour tous, à cause de la diversité des tempéraments, d’où
il résulte que l’un a besoin de manger plus et l’autre moins, au lieu
qu’ordinairement tout le monde peut satisfaire aux exigences de 1a nature par
un seul repas.
Objection N°2. Comme l’homme se nourrit en mangeant, de même en
buvant ; par conséquent le boire détruit le jeûne, et c’est pour cela que nous
ne pouvons pas recevoir l’Eucharistie après avoir bu. Or, il n’est pas défendu
de boire plusieurs fois à différentes heures du jour. On ne doit donc pas
défendre non plus à ceux qui jeûnent de manger plusieurs fois.
Réponse à l’objection N°2 : Il y a deux sortes de jeûne. Le jeûne de la nature, qui est exigé pour
recevoir l’Eucharistie. Celui-là est détruit par tout ce qu’on boit, même de
l’eau ; après en avoir bu il n’est pas permis de communier. Il y en a un autre
qu’on appelle le jeûne du jeûneur, et
qui n’est détruit que par les choses que l’Eglise a eu l’intention de nous
interdire en l’instituant. Or, l’Eglise n’a pas eu l’intention de défendre de
boire, parce que celui qui boit le fait plutôt pour rafraîchir le corps et
aider à la digestion des aliments que pour se nourrir, quoiqu’il y ait dans la
boisson quelque chose de nourrissant (C’est aussi la doctrine de
Benoît XIV : Theologi salvum et integrum jejunum, licet quâlibet per diem horâ vinum aut aqua bibatur, unanimiter declaraverunt (Inst. 15, n° 7).). C’est pourquoi il est
permis à ceux qui jeûnent de boire plusieurs fois. Mais si l’on boit
immodérément on peut pécher et perdre le mérite de son jeûne, comme il arrive
aussi quand on prend de la nourriture avec excès dans un seul repas.
Objection N°3. Les confitures sont des aliments ; cependant il y
en a qui en prennent les jours de jeûne après le
repas. Donc l’unité de repas n’est pas de l’essence du jeûne.
Réponse à l’objection N°3 : Quoique les confitures
nourrissent d’une certaine manière, on ne les prend cependant pas pour cela
principalement, mais on les prend plutôt pour qu’elles facilitent la digestion.
Par conséquent elles ne détruisent pas le jeûne, pas plus que les autres
médecines qu’on peut prendre, à moins que par hasard on n’en prenne par fraude
une grande quantité par manière d’aliments (On ne doit pas manger plusieurs
fois dans un jour, quand même on prendrait peu de nourriture à chaque fois.
Alexandre VII a condamné la proposition suivante : In die jejunii, qui sœpius
modicum quid comedit, etsi notabilem quantitatem in fine comederit,
non frangit jejunium.).
Mais la coutume générale des chrétiens prouve le contraire.
Conclusion C’est avec raison que les règles de l’Eglise ont décidé
que ceux qui jeûnaient ne devaient faire qu’un seul repas par jour.
Il faut répondre que le jeûne est établi par l’Eglise pour mettre
un frein à la concupiscence, sans compromettre pour cela la santé. Pour
atteindre ce but l’unité de repas est très convenable, parce que par là l’homme
peut satisfaire la nature, et néanmoins affaiblir la concupiscence par les
privations qu’il s’impose. C’est pourquoi l’Eglise a décidé que ceux qui
jeûnaient ne devaient faire qu’un seul repas (D’après un usage généralement
reçu, on ajoute au repas une légère collation. Il paraît que cet usage
n’existait pas du temps de saint Thomas.).
Objection N°1. Il semble qu’il
ne soit pas convenable de prescrire à ceux qui jeûnent de faire leur repas à
l’heure de none. En effet l’état du Nouveau Testament est plus parfait que
celui de l’Ancien. Or, dans l’Ancien Testament on jeûnait jusqu’à vêpres. Car
il est dit (Lév., 23, 32) : Dans le sabbat vous affligerez vos âmes ; puis on ajoute : Vous célébrerez vos sabbats d’un soir à un
autre. Donc à plus forte raison sous le Nouveau Testament doit-on jeûner
jusqu’au soir.
Réponse à l’objection N°1 : L’état de l’Ancien Testament est
comparé à la nuit, et l’état du Nouveau au jour, d’après ces paroles de
l’Apôtre (Rom., 13, 12) : La nuit a précédé, mais le jour est venu.
C’est pourquoi dans l’Ancien Testament on jeûnait jusqu’à la nuit (Dans les
premiers siècles on ne mangeait qu’après le coucher du soleil ; on
commença à avancer l’heure du repas au Ve siècle ; du temps de saint
Thomas, il était fixé à trois heures, maintenant c’est à midi.), tandis qu’il
n’en est pas de même dans le Nouveau.
Objection N°2. Le jeûne établi par l’Eglise est imposé à tout le
monde. Or, tout le monde ne peut pas connaître d’une manière fixe l’heure de
none. Il semble donc qu’on n’aurait pas dû fixer cette heure dans le précepte
qui regarde le jeûne.
Réponse à l’objection N°2 : Pour le jeûne il faut une heure
déterminée non d’après l’exactitude la plus précise, mais d’une maniéré
approximative ; car il suffit qu’il soit environ l’heure de none, et c’est
ce que chacun peut facilement connaître (Ainsi il est permis d’avancer le
repas, pourvu qu’on l’avance de moins d’une heure : Omnibus licitum est anticipare
infrà horam etiam sine causâ (saint Liguori, De præceptis Ecclesiæ, n° 1026).).
Objection N°3. Le jeûne est un acte de la vertu d’abstinence,
comme nous l’avons dit (art. 2). Or, la vertu morale ne considère pas de la
même manière son milieu pour tout le monde ; parce que ce qui est beaucoup pour
l’un est peu pour un autre, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). On ne doit donc pas astreindre ceux qui
jeûnent à l’heure de none.
Réponse à l’objection N°3 : Une augmentation ou un
retranchement de peu d’importance ne peut pas nuire beaucoup. Ainsi de la
sixième heure (Midi, qui était l’heure ordinaire du repas dans les jours où
l’on ne jeûnait pas.), qui est celle à laquelle on a la coutume de manger,
jusqu’à la neuvième, qui est le moment où ceux qui jeûnent font leur repas, il
n’y a pas une grande distance. C’est pourquoi la détermination de ce temps ne
peut pas nuire beaucoup à une personne, quelle que soit sa condition. Si
cependant, par suite d’infirmité, de l’âge ou de tout autre motif, il en
résultait pour quelques-uns de graves inconvénients, il faudrait les dispenser
de jeûner ou leur permettre d’avancer un peu l’heure de leur repas (Quand on ne
fait pas son repas à l’heure marquée, et qu’on le devance très notablement sans
raison légitime, il y a péché grave, d’après le sentiment que saint Liguori
regarde comme le plus probable (ibid.).).
Mais c’est le contraire. Le concile de Chalcédoine dit (Voy., chap. Solent, de Consecrat., dist. 1) : En
carême on ne doit pas croire que ceux qui mangent avant de célébrer l’office
des vêpres remplissent le précepte du jeûne. Comme en carême on dit les vêpres
après none, il s’ensuit qu’on doit jeûner jusqu’à none.
Conclusion Il a été convenablement établi que ceux qui jeûnent
feraient leur repas à peu près à l’heure de none.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1 et 5), le
jeûne a pour but d’effacer les péchés et de nous empêcher d’en commettre. Par
conséquent il faut qu’il ajoute quelque chose au-delà de la coutume générale,
sans cependant pour cela trop fatiguer la nature. Or, on a la coutume
généralement de manger dans les temps ordinaires vers midi ; soit parce
qu’alors la digestion paraît être complète, la chaleur naturelle ayant été
rappelée à l’intérieur pendant la nuit à cause du froid qui se fait alors
sentir au dehors, et les humeurs s’étant ensuite répandues dans les membres au
moyen de la chaleur du jour, dans ce moment où le soleil est arrivé au milieu
de sa course ; soit parce que c’est l’instant où le corps humain a le plus
besoin d’être soutenu contre la chaleur extérieure de l’air dans la crainte que
les humeurs ne s’enflamment au dedans. C’est pourquoi, pour que celui qui jeûne
éprouve quelque peine pour la satisfaction de ses péchés, il était convenable
de désigner pour l’heure de son repas l’heure de none. Cette heure est aussi en
rapport avec le mystère de la passion du Christ, qui fut consommée à l’heure de
none, quand, après avoir incliné la tête,
il rendit l’esprit. Car ceux qui jeûnent pendant qu’ils mortifient leur
chair imitent la passion du Christ, d’après ces paroles de l’Apôtre (Gal., 5, 24) : Ceux qui sont du Christ ont crucifié leur chair avec leurs vices et
leurs concupiscences.
Objection N°1. Il semble que ce
soit à tort qu’on ordonne à ceux qui jeûnent de s’abstenir de viandes, d’œufs et
de laitage. Car nous avons dit (art. 6) que le jeune a été établi pour mettre
un frein aux concupiscences de la chair. Or, le vin provoque plus la
concupiscence que la viande, d’après ces paroles de l’Ecriture (Prov., 20 ,1) : Le vin rend luxurieux. (Eph., 5, 18) : Ne vous laissez, pas aller aux excès du vin,
qui est une source de dissolution. Par conséquent puisqu’on ne défend pas à
ceux qui jeûnent l’usage du vin, on ne devrait pas leur interdire non plus
l’usage de la viande.
Réponse à l’objection N°1 : Trois choses concourent dans
l’acte de procréation, à savoir, la chaleur, l’esprit (1a pars,
quest. 118, art. 1) et l’humeur. Le vin et les autres choses qui réchauffent le
corps conduisent en particulier à la chaleur ; les aliments flatulents
semblent coopérer à la production de l’esprit vital ; mais c’est
principalement l’utilisation de la chair, qui est la nourriture la plus
productive, qui conduit à la production de l’humeur. L’altération occasionnée
par la chaleur et l’augmentation dans les esprits vitaux sont
de courte durée, tandis que la substance de l’humeur reste un long moment. Ceux
qui jeûnent sont donc plus interdits de chair que du vin et des légumes qui
sont des aliments flatulents.
Objection N°2. Il y a des poissons qui sont aussi agréables à
manger que la chair de certains animaux. Or, la concupiscence est le désir de
ce qui est agréable, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest.
30, art. 1). Par conséquent puisque dans le jeûne, qui a été établi pour mettre
un frein à la concupiscence, on ne défend pas de manger des poissons, on ne
doit pas non plus défendre l’usage de la viande.
Réponse à l’objection N°2 : L’Eglise en
établissant le jeûne a fait attention à ce qui arrive le plus souvent. Ainsi la
viande est généralement plus agréable que le poisson ; quoique dans certaines
circonstances il en soit autrement. C’est pourquoi l’Eglise a défendu à ceux
qui jeûnent l’usage de la viande plutôt que celui du poisson (Dans certains endroits
on mange des oiseaux aquatiques. On doit consulter à cet égard l’usage de
chaque diocèse.).
Objection N°3. A certains
jours de jeûne on fait usage d’œufs et de fromage. Donc pour la même raison on
devrait en faire usage pendant le carême.
Réponse à l’objection N°3 : On défend à ceux qui jeûnent les
œufs et le laitage, parce que ce sont des produits qui viennent des animaux qui
ont de la chair. C’est pourquoi on dépend plus particulièrement la viande que
les œufs et le laitage. De même le jeûne du carême est plus solennel que les
autres ; soit parce qu’on l’observe à l’imitation de Jésus-Christ ; soit parce
qu’il nous dispose à célébrer dévotement les mystères de notre Rédemption.
C’est pour cela que dans tous les jeûnes on interdit l’usage de la viande ; au
lieu que dans celui du carême on défend encore universellement les œufs et le
laitage. Pour ce qui regarde l’abstinence de ces deux dernières choses dans les
autres jeûnes, les coutumes varient selon les pays. Chacun doit suivre la
coutume en usage dans le pays où il se trouve. C’est ce qui a fait dire à saint
Jérôme en parlant du jeûne (Epist. 28 ad Lucinium) que chaque province abonde dans son sens et
qu’elle regarde les préceptes des anciens comme des lois apostoliques (Saint
Augustin dit aussi (Ep. 86)
: In his rebus de quibus nihil certi statuit Scriptura sacra, mos populi Dei, vel instituta majorum, pro lege tenenda
sunt.).
La coutume générale de l’Eglise est contraire.
Conclusion Le jeune ayant été établi par l’Eglise pour réprimer
les convoitises de la chair, il a été convenable d’interdire à ceux qui jeûnent
la viande, le lait et les œufs.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (art. 6), le jeûne a été établi par l’Eglise pour
réprimer les convoitises de la chair qui se rapportent aux choses qui délectent
le tact et qui consistent dans les plaisirs de la table et dans les jouissances
charnelles. C’est pourquoi l’Eglise a interdit à ceux qui jeûnent ces aliments
qui sont très agréables à manger, et qui portent le plus les hommes aux mouvements
de la chair. Telles sont les chairs des animaux qui naissent sur terre et qui
respirent, et ce qui en provient, comme le lait qui vient de ceux qui marchent
et les œufs de ceux qui ont des ailes (Alexandre VII a condamné la proposition
suivante : Non est evidens, quod consuetudo non comedendi ova et lacticinia in quadragesimâ obliget.). Car ces choses
ayant plus de ressemblance avec le corps humain le délectent davantage et
contribuent aussi plus efficacement à le nourrir afin qu’il puisse résulter de
leur consommation un plus grand surplus disponible pour la matière séminale,
qui, quand elle est abondant, devient un grand stimulant pour la luxure. C’est
pour ce motif que l’Eglise a ordonne à ceux qui jeûnent de s’abstenir sur tout
de ces aliments.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com