Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 148 : De la gourmandise
Sur la
gourmandise nous avons six questions à examiner : 1° La gourmandise est-elle un
péché ? — 2° Est-elle un péché mortel ? — 3° Est-elle le plus grand des péchés ? — 4° De ses espèces. (Cet article a pour
objet de déterminer toutes les manières dont on peut se rendre coupable de
gourmandise.) — 5° Est-elle un vice capital ? — 6° Quels sont les vices qu’elle
engendre ?
Article 1 : La
gourmandise est-elle un péché ?
Objection N°1. Il semble que la
gourmandise ne soit pas un péché. Car le Seigneur dit (Matth.,
15, 11) que ce qui entre dans la bouche,
ne souille pas l’homme. Or, la gourmandise a pour objet les mets qui
entrent dans l’homme. Par conséquent, puisque tout péché souille l’homme, il
semble que la gourmandise ne soit pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 : Ce qui entre dans l’homme à titre
d’aliment, selon sa substance et sa nature, ne le souille pas spirituellement.
Au lieu que les Juifs contre lesquels le Seigneur parle, et les manichéens
pensaient qu’il y avait des aliments qui rendaient immondes, non à cause de ce qu’ils figurent, mais en raison de leur propre
nature. Toutefois le désir déréglé des aliments souille l’homme
spirituellement.
Objection N°2. Personne ne pèche dans ce qu’il ne peut pas éviter.
Or, la gourmandise consiste dans un excès de nourriture que l’homme ne peut pas
éviter. Car saint Grégoire dit (Mor.,
liv. 30, chap. 14) que dans le repas le plaisir se mêlant à la nécessité, on ne
sait pas ce que la nécessité demande et ce que le plaisir sollicite. Saint
Augustin dit aussi (Conf., liv. 10, chap. 31) : Quel est celui,
Seigneur, qui ne prenne pas un peu plus de nourriture que la stricte nécessité
ne l’exige. La gourmandise n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (dans le
corps de cet article.), le vice de la gourmandise ne consiste pas dans la
substance de la nourriture (On peut manger avec plaisir d’un mets qu’on trouve
à son goût, sans qu’il y ait en cela péché. Car la Providence a attaché aux
aliments un certain agrément pour que l’homme s’acquitte facilement de ce qui
est nécessaire à l’entretien de son existence.), mais dans un désir qui n’est
pas réglé par la raison. C’est pourquoi si on prend plus de nourriture qu’il
n’en faut, non par concupiscence, mais parce qu’on croit que cette quantité est
nécessaire, cet acte ne se rapporte pas à la gourmandise, mais à un défaut de
connaissance. La gourmandise consiste seulement à manger sciemment plus qu’on
ne doit, par suite de l’attrait que l’on a pour des aliments délicats.
Objection N°3. Dans tout genre de péché le mouvement premier est
un péché. Or, le mouvement premier qui nous porte à prendre de la nourriture
n’est pas un péché : autrement la faim et la soif seraient des péchés. Donc la
gourmandise n’en est pas un non plus.
Réponse à l’objection N°3 : Il y a deux sortes d’appétit : un
appétit naturel qui appartient aux puissances de l’âme végétative dans
lesquelles il ne peut y avoir ni vice, ni vertu, parce qu’elles ne peuvent être
soumises à la raison. Cette puissance appétitive se divise en trois parties :
celle qui retient les aliments, celle qui les digère, et celle qui rejette ce
que le corps ne doit pas conserver. La faim et la soif appartiennent à cet
appétit. Il y a un autre appétit sensitif dans la concupiscence duquel consiste
le vice de la gourmandise. Par conséquent le premier mouvement de la
gourmandise implique dans l’appétit sensitif un dérèglement qui n’existe pas
sans péché.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 30, chap. 13) qu’on ne se lève pas pour soutenir le
combat spirituel, à moins que l’ennemi qui est au dedans de nous-même,
c’est-à-dire le désir de la gourmandise, ne soit auparavant dompté. Or,
l’ennemi intérieur de l’homme, c’est le péché. Par conséquent la gourmandise en
est un.
Conclusion La gourmandise étant le désir déréglé du boire et du
manger, il est évident qu’elle est un péché.
Il faut répondre que la gourmandise ne désigne pas un désir
quelconque du boire et du manger, mais un désir déréglé. Or, un désir est
déréglé par là même qu’il s’écarte de l’ordre de la raison dans lequel le bien
de la vertu morale consiste. Et comme on appelle péché ce qui est contraire à
la vertu, il s’ensuit qu’il est évident que la gourmandise est un péché (La
gourmandise est un usage immodéré des aliments nécessaires à la vie. Il ne faut
pas la confondre avec l’ivrognerie, qui est le vice opposé à la sobriété.).
Article 2 :
La gourmandise est-elle un péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que la
gourmandise ne soit pas un péché mortel. Car tout péché mortel est contraire à
l’un des préceptes du Décalogue : et il ne semble pas qu’il en soit ainsi de la
gourmandise. Elle n’est donc pas un péché mortel.
Réponse à l’objection N°1 : Le vice de la gourmandise n’est
un péché mortel qu’autant qu’il détourne de la fin dernière : et sous ce
rapport il revient par opposition au précepte de la sanctification du sabbat,
qui nous ordonne de nous reposer dans notre fin dernière. Car tous les péchés
mortels ne sont pas directement contraires aux préceptes du Décalogue ; il n’y
a que ceux qui renferment une injustice ; parce que les préceptes du Décalogue
appartiennent spécialement à la justice et à ses parties, comme nous l’avons vu
(quest. 122, art. 1).
Objection N°2. Tout péché mortel est contraire à la charité, comme
on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 132, art. 3). Or, la
gourmandise n’est pas contraire à la charité, ni quant à l’amour de Dieu, ni
quant à l’amour du prochain. La gourmandise n’est donc pas un péché mortel.
Réponse à l’objection N°2 : Selon qu’elle nous détourne de
notre fin dernière, la gourmandise est contraire à l’amour de Dieu, que nous
devons aimer par-dessus toutes choses comme notre fin dernière ; et c’est
seulement sous ce rapport qu’elle est un péché mortel.
Objection N°3. Saint Augustin dit (Serm. de Purgat.) que quand on mange ou quand
on boit plus qu’il n’est nécessaire, ce sont de petits péchés. Or, c’est là ce
que fait la gourmandise. On doit donc la compter parmi les petits péchés,
c’est- à-dire parmi les péchés véniels.
Réponse à l’objection N°3 : Ce passage de saint Augustin
s’entend de la gourmandise, selon qu’elle implique un désordre de la
concupiscence qui ne s’étend qu’aux moyens.
Objection N°4. Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 30, chap. 13) : Quand le vice
de la gourmandise domine, les hommes perdent tout ce qu’ils ont fait avec
courage, et quand on se laisse aller aux plaisirs de la table, toutes les
vertus s’évanouissent simultanément. Or, la vertu n’est détruite que par le
péché mortel. La gourmandise est donc un péché mortel.
Réponse à l’objection N°4 : On dit que la gourmandise détruit
les vertus, moins à cause d’elle-même qu’à cause des vices qui en découlent.
Car saint Grégoire dit (Past., pars 3, chap. 20) que quand le corps
est bien repu, la luxure détruit toutes les vertus de l’âme.
Conclusion Si un désir déréglé de gourmandise faisait omettre à
quelqu’un de propos délibéré quelque chose qui aurait été commandé par la loi
de Dieu, il serait coupable de péché mortel.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), le vice de la gourmandise consiste proprement dans
une concupiscence déréglée. L’ordre de la raison qui règle la concupiscence
peut être détruit de deux manières : 1° quant aux moyens, lorsqu’ils ne sont
pas choisis en proportion avec la fin ; 2° quant à la fin elle-même, selon que
la concupiscence détourne l’homme de la fin qu’il doit atteindre. Si donc le
dérèglement de la concupiscence a lieu dans la gourmandise, au point de
détourner l’homme de sa fin dernière, la gourmandise
est alors un péché mortel. Ce qui arrive en effet quand l’homme s’attache à la
délectation de la gourmandise comme à sa fin, et que pour elle il méprise Dieu,
c’est-à-dire quand il est disposé à agir contre les préceptes de Dieu pour
s’accorder ces jouissances (Tels sont ceux qui ne vivent que pour boire et
manger, qui violent pour se satisfaire les lois du jeûne et de l’abstinence, et
qui se rendent par leurs excès incapables de remplir une fonction à laquelle
ils sont obligés sous peine de péché mortel.). Mais si dans le vice de la
gourmandise le désordre de la concupiscence ne s’étend qu’aux moyens, de telle
sorte que tout en désirant avec excès les plaisirs de la table, on ne consente
cependant pas à faire quelque chose contre la loi de Dieu pour les obtenir, le
péché est véniel.
Article 3 :
La gourmandise est-elle le plus grand des péchés ?
Objection N°1. Il semble que la
gourmandise soit le plus grand des péchés. Car la
grandeur du péché se considère d’après l’étendue de la peine. Or, le péché de
la gourmandise est celui qui est puni le plus sévèrement. Car saint Chrysostome
dit (Hom. 13 in Matth.)
que l’intempérance a chassé Adam du paradis, qu’elle a été cause du déluge qui
couvrit la terre sous Noé, et qu’elle a produit le châtiment des Sodomites,
d’après ces paroles du prophète (Ezéch., 16, 49) : Voici quelle a été l’iniquité de Sodome
votre sœur, c’est l’excès des viandes, etc. Le péché de la gourmandise est
donc le plus grand des péchés.
Réponse à l’objection N°1 : Ces peines se rapportent plutôt
aux vices qui résultent de la gourmandise ou à sa cause radicale qu’à la
gourmandise elle-même. Car le premier homme a été chassé du paradis à cause de
l’orgueil qui lui a fait faire un acte de gourmandise. Le déluge et le
châtiment des Sodomites ont été ordonnés à cause des péchés de luxure qui sont
résultés occasionnellement de la gourmandise.
Objection N°2. La cause est ce qu’il y a de principal dans chaque
genre. Or, la gourmandise paraît être la cause des autres péchés ; car, à
l’occasion de ces paroles (Ps., 135,
10) : Il a frappé l’Egypte, etc., la
glose dit (ord. Cassiod.)
: La luxure, la concupiscence et l’orgueil sont les premiers vices que les
excès de la table engendrent. La gourmandise est donc le plus grave des péchés.
Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur les
péchés qui naissent de la gourmandise. Il n’est pas nécessaire que la cause
l’emporte sur l’effet, à moins qu’il ne s’agisse d’une cause absolue. Or, la
gourmandise n’est pas la cause absolue des autres vices, mais elle en est
seulement la cause accidentelle ou occasionnelle.
Objection N°3. Après Dieu l’homme doit principalement s’aimer
lui-même, comme nous l’avons vu (quest. 25, art. 4). Or, par le vice de la
gourmandise l’homme se nuit à lui-même ; car il est dit (Ecclésiastique, 37, 34) : que
l’intempérance en a tué plusieurs. La gourmandise est donc le plus grand des péchés, ou du moins il n’y a que ceux qui sont
contre Dieu qui peuvent être plus grands que celui-là.
Réponse à l’objection N°3 : Le gourmand n’a pas l’intention
de nuire au corps, mais de se procurer les jouissances de la table. S’il en
résulte pour son corps un dommage, c’est par accident. Par conséquent cet effet
n’appartient pas directement à la gravité de la gourmandise, dont la faute
deviendrait cependant plus grave, si l’on se faisait un tort corporel en
prenant des aliments avec excès (Il y a péché mortel à manger jusqu’à nuire
notablement à sa santé. Les théologiens examinent s il y a péché mortel à boire
ou à manger jusqu’au vomissement, et ils sont divisés à cet égard. D’après
Billuart, il y a péché mortel quand cet accident résulte, non de la qualité,
mais de la quantité des aliments qu’on a pris.).
Mais c’est le contraire. Les vices charnels, parmi lesquels on
compte la gourmandise, d’après saint Grégoire (Mor., liv. 33, chap. 11), sont moins coupables que les autres.
Conclusion Quoique la gourmandise soit l’occasion de beaucoup de péchés
; elle n’est cependant pas le plus grand de tous.
Il faut répondre que la gravité des péchés peut se considérer de
trois manières : Premièrement et principalement selon la matière qui en est
l’objet. Sous ce rapport les péchés qui ont pour objet les choses divines sont
les plus grands. Par conséquent d’après cela le vice
de la gourmandise n’est pas le plus grand ; car il a pour objet les choses qui
doivent nourrir le corps. 2° On peut le considérer par rapport au pécheur. A ce
point de vue le péché de la gourmandise s’affaiblit plutôt qu’il ne s’aggrave,
soit parce qu’on est contraint de prendre de la nourriture, soit parce qu’il
est difficile de discerner et de régler ce qui convient dans ces circonstances.
3° On peut l’envisager du côté de l’effet qui s’ensuit. A cet égard le vice de
la gourmandise est très grand, parce qu’il est la cause occasionnelle d’une
foule de péchés différents (Saint Thomas indique dans le dernier article de
cette question les vices qui naissent de la gourmandise.).
Article 4 :
Est-il convenable de distinguer autant d’espèces de
gourmandises selon qu’on pèche par empressement, par délicatesse, par excès,
par voracité et par trop d’exigences ?
Objection N°1. Il semble que
saint Grégoire ait tort de distinguer différentes espèces de gourmandise, comme
il le fait quand il dit (Mor., liv. 30,
chap. 13) : Le vice de la gourmandise nous tente de cinq manières ; car
quelquefois il prévient le moment du besoin, et d’autres fois il désire que ce que
l’ont doit prendre soit préparé avec délicatesse ; tantôt il dépasse à l’égard
de la quantité la mesure qu’on doit observer, et tantôt il nous fait pécher par
l’ardeur excessive des désirs qu’il nous inspire. C’est ce qu’on a renfermé
daris ces vers technique : Præproperè, lautè, nimis, ardenter,
studiosè. Or, ces modes ne sont diversifiés que
par les circonstances, et comme les circonstances ne changent pas l’espèce des
actes, puisqu’elles ne sont que des accidents, il s’ensuit qu’elles ne
déterminent pas ici différentes espèces de gourmandise.
Réponse à l’objection N°1 : La corruption des différentes
circonstances produit différentes espèces de gourmandise à cause des motifs
divers qui changent l’espèce des actes moraux. Car, dans celui qui cherche des
mets délicats, la concupiscence est excitée par l’espèce même de la nourriture
; dans celui qui devance le temps, la concupiscence est déréglée, parce qu’elle
ne peut supporter le retard, et il en est de même des autres évidemment.
Objection N°2. Comme le temps est une circonstance, de même aussi
le lieu. Si donc on distingue une espèce de gourmandise d’après le temps, il
semble que pour la même raison on puisse aussi en distinguer une d’après le
lieu et les autres circonstances.
Réponse à l’objection N°2 : Le lieu et les autres
circonstances ne fournissent pas de motif différent qui se rapporte à l’usage
des aliments et qui produise une autre espèce de gourmandise.
Objection N°3. Comme la tempérance observe les circonstances
convenables, ainsi les autres vertus morales les observent aussi. Or, dans les
vices qui sont opposés aux autres vertus morales, on ne distingue pas les
espèces d’après les différentes circonstances, on ne devrait donc pas non plus
le faire pour la gourmandise.
Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième,
que dans tous les vices où les diverses circonstances produisent des motifs
divers, il faut que l’on distingue des vices différents en raison de la
diversité même des circonstances. Mais cela n’a pas lieu pour tous les vices,
comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 72, art. 9).
Mais le témoignage de saint Grégoire est contraire.
Conclusion C’est avec raison qu’on distingue différentes espèces
de gourmandise, suivant qu’on mange avant le temps, avec délicatesse, avec
excès, avec voracité, et qu’on exige trop de soins.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), la
gourmandise implique un désir déréglé du manger. Dans un repas, il y a deux
choses à considérer : la nourriture que l’on prend et sa manducation. Le
dérèglement de la concupiscence peut donc se considérer de deux manières : 1°
Quant à la nourriture que l’on prend. Ainsi, par rapport à la substance ou à
l’espèce des aliments, on recherche les mets délicats (lautè),
c’est-à-dire précieux ; relativement à la qualité, on veut qu’ils soient très bien
préparés, c’est-à-dire avec beaucoup de
soins (studiosè)
; enfin, pour la quantité, on dépasse les bornes en en mangeant avec excès (nimis). 2° Le dérèglement
de la concupiscence se considère par rapport à la manière dont on prend la
nourriture, soit parce qu’on devance le temps où l’on doit manger (Cet
empressement se remarque surtout dans les jours de jeûne.), et c’est ce
qu’indique le mot temps (præpoperè), soit
qu’on n’observe pas, en mangeant, la modération convenable, et c’est ce
qu’exprime la voracité (ardenter). Saint
Isidore comprend les deux premières de ces conditions sous une seule, quand il
dit (De sum. bon., liv. 2, chap. 42)
que le gourmand dépasse les bornes que l’on doit garder à propos de la
nourriture, selon l’espèce (quid), la
quantité (quantum), le mode (quomodò), et le
temps (quandò).
Article 5 : La
gourmandise est-elle un vice capital ?
Objection N°1. Il semble que la
gourmandise ne soit pas un vice capital. Car on appelle vices capitaux ceux qui
en produisent d’autres à titre de cause finale. Or, la nourriture qui est
l’objet de la gourmandise n’a pas la nature de la fin ; car on ne la recherche
pas pour elle-même, mais pour nourrir le corps. La gourmandise n’est donc pas
un vice capital.
Réponse à l’objection N°1 : La nourriture se rapporte en
effet à une chose comme à sa fin ; mais parce que cette fin, c’est-à-dire la
conservation de la vie, est ce qu’il y a de plus désirable et parce qu’on ne
peut l’atteindre sans manger, il s’ensuit que les aliments eux-mêmes doivent
tout particulièrement exciter nos désirs. C’est même là que tendent presque
tous les travaux de notre vie, d’après cette parole de l’Ecriture (Ecclésiaste, 6, 7) : Tout le travail de l’homme ne sert qu’à le
nourrir. Cependant la gourmandise paraît avoir plutôt pour objet les
jouissances de la nourriture que la nourriture elle-même. C’est pourquoi saint
Augustin dit (De verâ
relig., chap. 53) : Ceux qui ne se mettent pas en peine de la santé du
corps, aiment mieux manger (ce qui les délecte) que d’être rassasiés, quoique
la fin de tous les plaisirs soit de n’avoir ni faim ni soif.
Objection N°2. Un vice capital paraît être un péché considérable.
Or, il n’en est pas ainsi de la gourmandise, parce qu’elle paraît être dans son
genre le moindre des péchés, comme étant l’acte qui se rapproche le plus de ce
qui est conforme à la nature. Elle ne paraît donc pas être un vice capital.
Réponse à l’objection N°2 : Dans le péché la fin se considère
d’après l’objet vers lequel il porte, et la gravité d’après l’objet dont il
éloigne. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que le vice capital qui a une
fin très désirable ait une grande gravité.
Objection N°3. Le péché résulte de ce qu’on s’éloigne de l’honnête
pour une chose qui est utile à la vie présente ou agréable aux sens. Or, à
l’égard des biens qui se rapportent à l’utile, on n’établit qu’un seul vice
capital, qui est l’avarice. Il semble donc qu’on devrait aussi n’en reconnaître
qu’un pour les délectations ; et comme il y a déjà la luxure qui est un vice
plus grand que la gourmandise et qui a pour objet des délectations plus vives,
la gourmandise ne serait pas un vice capital.
Réponse à l’objection N°3 : Ce qui est agréable est désirable
par lui-même ; c’est pourquoi, en raison de sa diversité, on distingue deux
vices capitaux : la gourmandise et la luxure. Ce qui est utile n’est pas
désirable par lui-même, mais selon qu’il se rapporte à une autre chose. C’est
pour ce motif qu’à l’égard de toutes les choses utiles on ne peut les désirer
que sous un seul rapport ; et c’est ce qui fait que pour l’utile on ne reconnaît qu’un seul vice capital.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire met la gourmandise au
nombre des vices capitaux (Mor., liv.
31, chap. 17).
Conclusion Le vice de la gourmandise, qui a pour objet les
délectations du tact qui sont les principales, est compté avec raison parmi les
vices capitaux.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 84, art. 3), on appelle vice capital celui qui en produit d’autres à
titre de cause finale, c’est-à-dire qui a une fin très désirable, de telle sorte
que les hommes sont portés d’une foule de manières à pécher d’après le désir
qu’ils ont de se livrer à ce vice. Or, une fin devient très-désirable par là
même qu’elle offre quelqu’une des conditions de bonheur que l’on doit
naturellement désirer. La délectation étant de l’essence du bonheur, comme on
le voit (Eth., liv. 1, chap. 8, et liv. 10, chap. 3,
7 et 8), il s’ensuit que le vice de la gourmandise, qui a pour objet les
délectations du tact, qui sont les principales, est rangé avec raison parmi les
vices capitaux.
Article 6 : Est-il
convenable de considérer comme des suites de la gourmandise la sotte
joie, la bouffonnerie, l’impureté, le bavardage et la stupidité de l’esprit ?
Objection
N°1. Il semble que l’on ait eu tort de
désigner comme étant issus de la gourmandise ces cinq défauts : la sotte joie,
la bouffonnerie, l’impureté, le bavardage et la stupidité d’esprit. Car la
sotte joie résulte de tout péché, d’après ces paroles du Sage (Prov., 2, 14) : Ils ont de la joie à faire le mal et ils se réjouissent de ce qu’il y a
de plus affreux. De même la stupidité d’esprit se rencontre dans tout
péché, d’après ces autres paroles (Prov.,
14, 22) : Ceux qui font le mal sont dans
l’erreur. C’est donc à tort qu’on dit que ces vices naissent de la
gourmandise.
Réponse à l’objection N°1 :
La joie qui a pour objet l’acte ou la fin du péché, résulte de tout péché,
surtout de celui qui procède de l’habitude ; mais cette joie vague, non motivée,
que l’on désigne ici sous le nom de joie
sotte, provient principalement de ce que l’on mange ou de ce que l’on boit
avec excès. De même il faut dire que la stupidité à l’égard des choses
pratiques se trouve en général dans tout péché, mais que la stupidité à l’égard
des choses spéculatives provient surtout de la gourmandise, pour la raison que
nous avons donnée (dans le corps de cet article.).
Objection N°2. L’impureté qui
résulte le plus directement de la gourmandise paraît appartenir au vomissement,
d’après ces paroles du prophète (Is., 28, 8) : Toutes les tables ont été remplies de vomissement et de souillures.
Or, il ne semble pas que ce soit un péché, c’est plutôt la peine du péché ou
quelque chose d’utile que l’on conseille. Ainsi il est dit (Ecclésiastique, 31, 25) : Si on vous a contraint de manger beaucoup,
levez-vous, vomissez et vous serez soulagé. On ne doit donc pas en faire un
vice issu de la gourmandise.
Réponse à l’objection N°2 :
Quoiqu’il soit utile de vomir après qu’on a mangé avec excès (Celui qui se fait
vomir pour manger ensuite pèche mortellement. Quant à celui qui vomit parce
qu’il a trop mangé, voyez ce que nous avons dit art. 4.), cependant c’est un
vice que de se mettre dans cette nécessité en mangeant ou en buvant immodérément.
Toutefois on peut se faire vomir sans qu’il y ait péché, si les médecins
l’ordonnent pour guérir quelque infirmité.
Objection N°3. Saint Isidore fait
de la bouffonnerie une fille de la luxure (liv. 2 De sum. bon.,
chap. 42 ad fin. Etym., liv. 10, ad
litt. S). On ne doit donc pas la
faire venir de la gourmandise.
Réponse à l’objection N°3 :
La bouffonnerie provient de l’acte de la gourmandise, mais non de l’acte de la
luxure ; cependant elle est aussi produite par le désir de cette dernière
passion, et c’est pour cela qu’elle peut appartenir à ces deux vices (Tous ces vices,
qui sont les suites de la gourmandise, ne se rapportent pas à ce défaut, comme
si on les désirait à cause de lui, mais Sylvius observe qu’ils s’y rapportent,
dans le sens que celui qui est gourmand ne craint pas de tomber dans ces excès
pour satisfaire sa passion.).
Mais c’est le contraire. Saint
Grégoire a déterminé lui-même les suites de ce vice (Mor., liv. 31, chap. 17).
Conclusion La sotte joie, la
bouffonnerie, l’impureté, le bavardage et la stupidité sont les cinq vices qui
naissent de la gourmandise.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1, à 3),
la gourmandise consiste proprement dans les jouissances immodérées qu’on
cherche dans le boire et le manger. C’est pourquoi on compte parmi les vices
qui naissent de la gourmandise ceux qui résultent de l’amour immodéré des
plaisirs de la table. — On peut les considérer ou par rapport à l’âme, ou par
rapport au corps. Du côté de l’âme, il y en a de quatre sortes : 1° par rapport
à la raison dont la pénétration est émoussée par l’excès du boire et du manger.
C’est pour ce motif que parmi les vices qui naissent de la gourmandise on
compte la stupidité de l’intelligence,
parce que les vapeurs du vin et des mets troublent le cerveau, tandis qu’au
contraire l’abstinence nous mène à la connaissance de la sagesse, d’après ces
paroles de l’Ecriture (Ecclésiaste,
2, 3) : J’ai pensé dans mon cœur à
m’abstenir de vin pour appliquer mon âme à l’étude de la sagesse. 2° Par
rapport à l’appétit qui est déréglé d’une foule de manières par l’excès du
boire et du manger, parce que la raison qui le gouverne est pour ainsi dire
assoupie. A cet égard, on distingue la sotte
joie, parce que toutes les autres passions qui sont réglées par la raison
se rapportent à la joie et à la tristesse, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 5). C’est ce qui fait
dire (3 Esd., chap. 3) que le vin remplit l’âme de
sécurité et d’allégresse. 3° Par rapport à la parole qui devient déréglée, et
c’est pour cela qu’on distingue le bavardage
; parce que, comme le dit saint Grégoire (Past., pars 3, chap. 20) : Si ceux qui se livrent à la bonne chère ne
péchaient pas par l’intempérance de leurs paroles, le riche qui était tous les
jours assis à une table splendide, ne souffrirait pas autant de la langue (Allusion
au mauvais riche de l’Evangile.). Par rapport à ce qu’il y a de désordonné dans
les actes ; c’est pour ce motif qu’on distingue la bouffonnerie, qui provient du défaut de raison. Car comme la raison
ne peut pas empêcher de parler, de même elle ne peut pas non plus empêcher les
gestes extérieurs. C’est pourquoi à l’occasion de ces paroles de saint Paul (Eph., 5, 4) : les propos insensés, les paroles bouffonnes, la glose dit (interl.) que la bouffonnerie qui a coutume
d’exciter la risée est le fait des sots. On pourrait d’ailleurs rapporter ces
deux dernières choses aux paroles dans lesquelles on pèche, ou parce qu’elles
sont superflues, ce qui est l’effet du bavardage, ou parce qu’elles sont
inconvenantes, ce qui appartient à la bouffonnerie. — Du coté du corps la
gourmandise produit l’impureté qui peut se référer à l’émission excessive de
toute espèce de superfluité, ou à l’émission de semence en particulier. Par
conséquent la Glose (interl.), sur (Eph., 5, 3) : Que la
fornication, et toute impureté, etc., dit : C’est toute espèce
d’incontinence qui est une allusion à la luxure.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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la morale catholique et des lois justes.
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