Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 150 : De l’ivresse
Après avoir parlé
de la sobriété, nous devons nous occuper de l’ivresse. — A cet égard quatre
questions se présentent : 1° L’ivresse est-elle un péché ? (D’après saint
Thomas, Billuart définit l’ivresse : Voluntario excessus in potu inebriante usque ad defectum usus
rationis.) — 2° Est-elle un péché mortel ? — 3°
Est-elle le plus grave des péchés ? — 4° Excuse-t-elle du péché ?
Article 1 : L’ivresse
est-elle un péché ?
Objection N°1. Il semble que
l’ivresse ne soit pas un péché. Car tout péché en a un autre qui lui est
opposé, comme l’audace à la timidité et la présomption à la pusillanimité. Or,
aucun péché n’est opposé à l’ivresse. L’ivresse n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 : Il faut répondre au premier
argument, que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3,
chap. 11), l’insensibilité qui est opposée à la tempérance se rencontre
rarement. C’est pourquoi elle manque de dénomination aussi bien que toutes ses
espèces qui sont opposées aux différentes espèces de tempérance. C’est aussi
pour cette raison que le vice opposé à l’ivresse n’a pas de nom. Cependant si
l’on s’abstenait de vin sciemment, au point de se faire naturellement beaucoup
de tort, on ne serait pas exempt de péché.
Objection N°2. Tout péché est volontaire. Or, personne ne veut
être ivre, parce que personne ne veut être privé de l’usage de la raison.
L’ivresse n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Cette objection repose sur le
défaut qui en résulte et qui n’est pas volontaire. Mais l’usage immodéré du vin
est volontaire, et c’est en cela que consiste le péché.
Objection N°3. Celui qui est pour un autre une cause de péché
pèche. Si donc l’ivresse était un péché, il s’ensuivrait que ceux qui invitent
les autres à boire une liqueur qui les enivre pécheraient ; ce qui paraît trop
dur.
Réponse à l’objection N°3 : Comme celui qui s’est enivré est
excusable, s’il ignorait la force du vin, de même celui qui invite quelqu’un à
boire est exempt de péché, s’il ne sait pas que cette personne peut être par là
enivrée (Il n’est pas permis d’enivrer qui que ce soit. Celui qui enivre un
enfant ou un insensé qui est incapable de pécher formellement est coupable,
quoique celui qui a été enivre ne le soit pas.). Mais si cette ignorance
n’existe pas, on est coupable dans ces deux circonstances.
Objection N°4. Tout péché mérite une correction. Or, on ne fait
pas de correction à ceux qui sont ivres. Car saint Grégoire dit qu’on doit les
abandonner avec indulgence à eux-mêmes, de peur qu’ils ne deviennent pires, si
on les détournait violemment de cette habitude. L’ivresse n’est donc pas un
péché.
Réponse à l’objection N°4 : L’on doit quelquefois omettre de
corriger le pécheur, dans la crainte qu’il ne devienne pire, comme nous l’avons
dit (quest. 33, art. 6). C’est ce qui fait dire à saint Augustin dans sa lettre
à l’évêque Aurelius (Ep. 22) en
parlant des débauches et de l’ivresse : On ne détruit pas ces choses en
agissant d’une manière acerbe, dure, impérieuse, mais on y parvient plutôt en
instruisant qu’en commandant, en avertissant qu’en menaçant. Car c’est ainsi
qu’il faut se conduire avec le plus grand nombre des pécheurs ; on ne doit user
de sévérité que pour les fautes de quelques-uns.
Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Rom., 13, 13) : Ne vous
laissez aller ni à la bonne chère, ni à l’ivrognerie.
Conclusion L’ivresse qui consiste dans le désir ou dans l’usage
déréglé du vin, est plutôt un vice que celle qui consiste dans la privation de
la raison.
Il faut répondre qu’on peut considérer l’ivresse de deux manières
: 1° selon qu’elle désigne ce défaut qui résulte dans l’homme de ce qu’il a
trop bu de vin et qui fait qu’il n’est plus maître de sa raison. En ce sens
l’ivresse ne désigne pas une faute, mais un défaut qui est la conséquence
pénale du péché que l’on a fait. 2° L’ivresse peut désigner l’acte par lequel
on tombe dans ce défaut. On peut ainsi assigner à l’ivresse deux sortes de
cause ; l’une résulte de la force excessive du vin qu’on peut boire sans s’en
douter. On peut ainsi s’enivrer sans péché, surtout il n’y a pas eu de
négligence (C’est-à-dire si on s’est trouvé surpris sans qu’il y ait de sa
faute.). C’est de la sorte qu’on croit que Noé s’est enivré, comme le rapporte
la Genèse (chap. 9). L’ivresse peut ensuite provenir de l’amour déréglé qu’on a
du vin et de l’usage qu’on en fait. Dans ce cas, elle est un péché et elle est
comprise dans la gourmandise, comme l’espèce sous le genre. Car on distingue
dans la gourmandise la bonne chère et l’ivresse que l’Apôtre défend dans le
passage que nous avons cité.
Article 2 : L’ivresse
est-elle un péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que
l’ivresse ne soit pas un péché mortel. Car saint Augustin dit (Serm. de purgat., 104) que
l’ivresse est un péché mortel, si elle est fréquente. Or, la réitération de l’acte
implique une circonstance qui ne change pas l’espèce du péché, et qui ne peut
pas par conséquent l’aggraver infiniment au point de le rendre mortel de véniel
qu’il était, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a 2æ,
quest. 88, art. 5). Par conséquent si l’ivresse n’était pas d’autre part un
péché mortel, il semble qu’elle ne le deviendrait pas pour cela.
Réponse à l’objection N°1 : La fréquence de l’ivresse en fait
un péché mortel, non pas à cause de la réitération de l’acte exclusivement, mais
parce qu’il ne peut pas se faire que l’on s’enivre souvent, sans le faire
sciemment et volontairement, puisqu’on est averti par une foule d’expériences
de la force du vin et de la facilité avec laquelle il monte au cerveau.
Objection N°2. Saint Augustin dit dans le même sermon que quand
quelqu’un mange ou boit plus qu’il ne faut, c’est une faute légère. Or, on
appelle fautes légères les péchés véniels. L’ivresse qui provient de ce que
l’on a bu avec excès est donc un péché véniel.
Réponse à l’objection N°2 : Il appartient à la gourmandise de
manger ou de boire plus qu’il n’est nécessaire, et ce n’est pas toujours un
péché mortel ; mais il y a péché mortel, si l’on boit sciemment plus qu’il ne
faut jusqu’à s’enivrer. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 10, chap. 31) : L’ivresse est
loin de moi ; vous aurez soin dans votre miséricorde qu’elle n’en approche
jamais ; mais quelquefois votre serviteur s’est laissé aller à de honteux
excès.
Objection N°3. On ne peut pas faire un péché mortel en suivant
l’ordonnance d’un médecin. Or, il y en a auxquels les médecins conseillent de
boire avec excès pour exciter par là un vomissement qui les purge ; et ces
excès produisent l’ivresse. L’ivresse n’est donc pas un péché mortel.
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (quest.
141, art. 6), on doit régler le boire et le manger, comme il convient à la
santé du corps. C’est pourquoi, comme il arrive quelquefois que pour la
nourriture et la boisson, ce qui est modéré pour quelqu’un qui se porte bien,
se trouve excessif pour un malade, de même il peut se faire réciproquement que
ce qui est excessif pour un homme en santé soit modéré pour un malade. C’est
ainsi que quand on mange ou qu’on boit beaucoup, d’après le conseil des
médecins, pour provoquer les vomissements, on ne doit pas considérer cette
nourriture ou cette boisson comme excessive. — D’ailleurs, pour provoquer les
vomissements, il n’est pas nécessaire que l’on prenne une boisson enivrante,
parce que l’eau tiède suffit. C’est pourquoi cette cause ne serait pas un motif
d’excuse pour quelqu’un qui s’enivrerait.
Mais c’est le contraire. On lit dans les canons des Apôtres (can. 41
et 42, t. 1 Concil.) : Que l’évêque, ou le prêtre, ou le
diacre qui se donne au jeu ou à l’ivresse, quitte ces désordres ou qu’il soit
déposé. Que le sous-diacre, le lecteur, ou le chantre qui fait les mêmes
fautes, cesse de les commettre ou qu’il soit privé de la communion ; qu’il en
soit de même d’un laïque. Or, on n’inflige ces peines que pour un péché mortel.
L’ivresse est donc un péché de ce genre.
Conclusion L’ivresse volontaire est absolument un péché mortel.
Il faut répondre que la faute de l’ivresse, comme nous l’avons dit
(art. préc.), consiste dans un usage immodéré et dans
un amour déréglé du vin. L’ivresse peut être produite de trois manières. 1°
Elle peut provenir de ce que l’on ne sait pas que l’on boit immodérément et que
ce que l’on prend peut enivrer. Dans ce cas elle peut avoir lieu, sans qu’il y
ait de péché, comme nous l’avons dit (art. préc.). 2°
Il peut se faire que l’on boive avec excès, sans croire cependant que l’on boit
assez pour s’enivrer ; alors l’ivresse peut être accompagnée d’un péché véniel.
3° Il peut arriver que l’on sache bien que l’on boit immodérément et qu’on va
s’enivrer, mais qu’on aime mieux être dans l’ivresse que de s’abstenir de
boire, et c’est à proprement parler ce qu’on entend par un homme ivre. Car les
actes moraux tirent leur espèce non des choses qui arrivent par accident en
dehors de l’intention, mais de ce qu’on s’est proposé directement. En ce cas
l’ivresse effet un péché mortel (Pour qu’il y ait péché mortel, il faut d’après
saint Liguori et plusieurs docteurs, que l’ivresse prive entièrement de l’usage
de la raison. Et on reconnaît qu’un homme a perdu l’usage de la raison quand il
ne distingue plus le bien du mal (Vov. saint Liguori,
De peccatis, n° 75).), parce qu’alors
l’homme se prive volontairement et sciemment de l’usage de la raison qui le
fait agir conformément à la vertu et qui l’éloigné du péché. Par conséquent il
pèche mortellement, en s’exposant au danger de pécher. Car saint Ambroise dit (De patriarch., liv. 1 de Abrah., chap.
6) : Nous enseignons qu’il faut éviter l’ivresse qui nous empêche de nous tenir
en garde contre les vices. Car les fautes que nous évitons quand nous sommes
sobres, nous les commettons par ignorance quand nous sommes ivres. Ainsi
l’ivresse, absolument parlant, est un péché mortel.
Article 3 : L’ivresse
est-elle le plus grave des péchés ?
Objection
N°1. Il semble que l’ivresse soit le plus grave
des péchés. Car saint Chrysostome dit (Hom. 58 in Matth.) qu’il n’y a rien que le démon
aime plus que l’ivresse et la débauche qui est la mère de tous les
vices. Et le Droit ajoute (Decr., dist. 35, chap.
9) : Que les clercs évitent avant toutes choses l’ivresse, qui alimente et
fomente tous les vices.
Réponse à l’objection N°1 :
L’homme a principalement du penchant pour les péchés d’intempérance, parce que
ces convoitises et ces délectations nous sont naturelles. D’après cela on dit
que ces péchés sont ceux que le diable aime le plus, non parce qu’ils sont les
plus graves, mais parce qu’ils sont les plus fréquents parmi les hommes.
Objection N°2. On dit qu’une
chose est un péché par là même qu’elle exclut le bien de la raison. Or, c’est
principalement ce que fait l’ivresse. Donc elle est le plus grand
des péchés.
Réponse à l’objection N°2 :
Le bien de la raison est empêché de deux manières : 1° par ce qui lui est contraire
; 2° par ce qui en détruit l’usage. Ce qui est contraire à la raison est pire
que ce qui en détruit l’usage momentanément. Car l’usage de la raison que
l’ivresse détruit peut être bon et méchant (Suivant qu’on l’emploie bien ou mal.) ; au lieu que les vertus qui sont détruites par ce qui
est contraire à la raison, sont toujours bonnes.
Objection N°3. On montre la
grandeur de la faute par l’étendue de la peine. Or, l’ivresse paraît être le
vice le plus puni. Car saint Ambroise dit (Lib.
de Eliâ jejun., chap. 5) que
l’homme ne serait pas tombé en servitude, si l’ivresse n’eût pas existé. Elle
est donc le plus grand des péchés.
Réponse à l’objection N°3 :
La servitude a été occasionnellement la conséquence de l’ivresse, dans le sens
que Cham a reçu la malédiction de la servitude pour sa postérité, parce qu’il
s’était moqué de son père qui était ivre ; mais la servitude n’a pas été la
peine directe de ce vice.
Mais c’est le contraire. D’après
saint Grégoire (Mor., liv. 33, chap.
11), les vices spirituels l’emportent sur les vices
charnels. Or, l’ivresse est comprise au nombre des vices charnels. Elle n’est
donc pas le plus grand des péchés.
Conclusion L’ivresse n’est pas le
plus grave des péchés.
Il faut répondre qu’on dit qu’une
chose est mauvaise par là même qu’elle est la
privation d’un bien. Par conséquent, plus le bien dont on est privé par le mal
est grand et plus le mal est grave. Or, il est évident que le bien divin
l’emporte sur le bien humain. C’est pourquoi les péchés que l’on commet
directement contre Dieu sont plus graves que le péché de l’ivresse, qui est
directement opposé au bien de la raison humaine (L’ivresse n’est pas le plus grave des péchés,
considérée en elle-même, mais par là même qu’elle enlève à l’homme sa raison,
elle a les conséquences les plus funestes : elle produit les rixes, les
disputes, les combats, les blasphèmes et une multitude d’autres maux
spirituels. Elle est aussi pour le corps la cause d’une foule d’infirmités do
tous genres, qui affligent et dégradent celui qui en est atteint.).
Article 4 :
L’ivresse excuse-t-elle du péché ?
Objection N°1. Il semble que
l’ivresse n’excuse pas du péché. Car Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 5) que celui qui est ivre mérite double peine. L’ivresse
aggrave donc le péché plus qu’elle ne l’excuse.
Réponse à l’objection N°1 : Aristote ne dit pas que celui qui
est ivre mérite une peine plus grave, mais qu’il mérite double châtiment à
cause de son double péché. Ou bien on peut dire qu’il parle en cet endroit
d’après la loi de Pittacus, qui, comme on le voit (Pol., liv. 2 in fin.), décida que les hommes ivres, s’ils frappaient les autres,
seraient plus punis que ceux qui sont à jeun. Le philosophe fait observer qu’il
a beaucoup plus consulté en cela l’utilité de la répression des injures, que
l’indulgence qu’on doit avoir pour ceux qui sont pris de vin, parce qu’ils ne
sont plus maîtres d’eux-mêmes.
Objection N°2. Un péché n’est pas excusé par un autre, mais il est
plutôt augmenté. Or, l’ivresse est un péché. Elle n’en excuse donc pas.
Réponse à l’objection N°2 : L’ivresse excuse le péché, non
parce qu’elle est un péché elle-même, mais par suite du défaut (Du défaut de
raison et de volontaire.) qui en résulte, comme nous l’avons dit (dans le corps
de cet article.).
Objection N°3. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 5) que, comme la raison de l’homme est enchaînée
par l’ivresse, de même elle l’est par la concupiscence. Or, la concupiscence
n’excuse pas du péché. Donc l’ivresse n’en excuse pas non plus.
Réponse à l’objection N°3 : La concupiscence n’enlève pas
totalement la raison comme l’ivresse, à moins qu’elle ne soit telle qu’elle
rende fou. Cependant elle diminue le péché ; car il est moins grave de pécher
par faiblesse que par malice.
Mais c’est le contraire. On excuse Loth de son inceste parce qu’il
était dans l’ivresse, comme le dit saint Augustin (Cont. Faust., liv. 22, chap. 44).
Conclusion L’ivresse excuse d’autant plus du péché qu’elle est
moins volontaire, mais l’ivresse qui est absolument volontaire l’aggrave.
Il faut répondre
que dans l’ivresse il y a deux choses à considérer, comme nous l’avons dit
(art. 1), le défaut qui s’ensuit et l’acte qui la précède. Par rapport au
défaut qui en résulte et qui a pour effet de paralyser l’usage de la raison,
l’ivresse excuse du péché en tant qu’elle produit l’involontaire par ignorance.
Mais par rapport à l’acte qui précède, il semble qu’on doive distinguer. Car si
l’acte antérieur a produit l’ivresse, sans qu’il y ait eu de péché, alors le
péché qui suit est totalement excusé, comme il arriva
à l’égard de Loth. Mais si l’acte antérieur a été coupable, on n’est pas alors
totalement excusé du péché qui résulte de l’ivresse (Si l’ivresse n’est qu’un
péché véniel, par suite du défaut d’advertance et de volontaire, le péché qui
s’ensuit, serait-ce même un blasphème, est véniel aussi.), parce que cette
faute est rendue volontaire par la volition de l’acte antérieur, en tant que
celui qui a donné les mains à une chose illicite est responsable du mal qui
s’ensuit (Celui qui s’enivre est responsable de tout le mal qu’il fait dans son
état d’ivresse, pourvu qu’il l’ait prévu ou qu’il ait pu le prévoir.).
Cependant le péché qui en résulte est moins grave, selon que le volontaire se
trouve affaibli. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Cont. Faust., loc. cit.) qu’on doit
accuser Loth, non pas autant que son inceste, mais autant que son ivresse le
mérite.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
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