Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 152 : De la virginité

 

            Après avoir parlé de la chasteté, nous avons à nous occuper de la virginité. — A ce sujet cinq questions se présentent : 1° En quoi consiste la virginité ? — 2° Est-elle permise ? (La virginité a été attaquée tout particulièrement par les novateurs du XVIe siècle. Le concile de Trente les a ainsi condamnés (sess. 24, can. 10) : Si quis dixerit non esse melius, aut beatius, manere in virginitate, aut celibatu, quam jungi matrimonio, anathema sit.) — 3° Est-ce une vertu ? — 4° De son excellence par rapport au mariage. (L’erreur de Jovinien que saint Jérôme a réfutée a été renouvelée sur ce sujet par Luther (Epithalam.) et par Calvin (Inst., liv. 4, chap. 13) que le concile de Trente a anathématisés (sess. 24, can. 10) : Si quis dixerit statum conjugalem anteponendum esse statui virginitatis, vel celibatus, et non esse melius ac beatius manere in virginitate, aut celibatu, quam jungi matrimonio, anathema sit.) — 5° De son excellence par rapport aux autres vertus.

 

Article 1 : La virginité consiste-t-elle dans l’intégrité de la chair ?

 

Objection N°1. Il semble que la virginité ne consiste pas dans l’intégrité de la chair. Car saint Augustin dit (Lib. de sanct. virg., chap. 13) que la virginité consiste à méditer perpétuellement le moyen de conserver dans une chair sujette à la corruption la pureté incorruptible des anges. Or, la méditation n’appartient pas à la chair. Ce n’est donc pas en elle que la virginité consiste.

Réponse à l’objection N°1 : Cette définition de saint Augustin exprime directement ce qu’il y a de formel dans la virginité. Car, par méditer, on entend former rationnellement un dessein ; le mot perpétuellement ne signifie pas qu’une vierge doive toujours avoir cette pensée en acte dans son esprit, mais il indique qu’elle doit former ce dessein de telle sorte qu’elle y persévère toujours. Il exprime indirectement ce qu’il y a de matériel dans cette vertu, quand il dit qu’elle garde une pureté incorruptible dans une chair sujette à la corruption. Il ajoute ces paroles pour montrer ce qu’il y a de difficile dans la virginité ; car si la chair ne pouvait pas être corrompue, il ne serait pas difficile de former le dessein de la conserver à jamais dans une pureté inviolable.

 

Objection N°2. La virginité implique une certaine pudicité. Or, saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 1, chap. 18) que la pudicité consiste dans l’âme. La virginité ne consiste donc pas dans la pureté de la chair.

Réponse à l’objection N°2 : La pudicité existe essentiellement dans l’âme et matériellement dans la chair, et qu’il en est de même de la virginité. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De virg., chap. 8) que, quoique la virginité soit conservée dans la chair et que par là elle soit corporelle, celle qu’alimente et que conserve la continence inspirée par la piété est néanmoins spirituelle.

 

Objection N°3. L’intégrité de la chair semblerait consister dans le sceau d’une pudicité virginale. Parfois, le sceau est brisé sans perte de virginité. Saint Augustin dit (de Civ. Dei, loc. cit.), que ces organes peuvent être blessés par malchance. Les chirurgiens aussi, pour nous sauver, nous font subir d’horribles opérations ; une sage-femme peut détruire la preuve de la virginité qu’elle cherchait en voulant la constater. Et il ajoute : Personne, je pense, ne serait assez insensé au point d’estimer que cette jeune fille a commis un crime même envers la sainteté corporelle, quand bien même elle aurait perdu l’altération de cet organe. Donc la virginité ne consiste pas dans l’intégrité de la chair.

Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), la pureté d’un membre corporel est accidentelle à la virginité, dans la mesure où une personne, s’abstenant à dessein du plaisir vénérien, garde la pureté d’un organe corporel. D’où, si l’organe perd par hasard sa pureté d’une autre manière, ce n’est pas plus préjudiciable à la virginité que d’être privé d’une main ou d’un pied.

 

Objection N°4. La corruption de la chair consiste principalement dans l’état de relâchement de semence ; et ceci peut prendre place sans union de l’homme et de la femme, ou encore en étant endormi ou éveillé. Mais il semble qu’on ne puisse pas perdre la virginité sans union des sexes ; car saint Augustin dit (De virg., chap. 13, in princ.), que l’intégrité virginale, et la sainte continence qui réfrène tout rapport sexuel est la part des anges. Par conséquent la virginité ne consiste pas dans la pureté de la chair.

Réponse à l’objection N°4 : Le plaisir qui résulte de l’écoulement de semence peut survenir de deux façons : s’il est le résultat du dessein de l’esprit, il détruit la virginité, qu’il y ait eu rapports sexuels ou non. Cependant Saint Augustin mentionne les rapports sexuels parce que l’état de relâchement en est le résultat ordinaire et naturel. De l’autre façon, ceci peut se produire sans le dessein de l’esprit, soit en dormant ou par violence sans le consentement de l’esprit, bien que le corps en tire du plaisir ou encore la faiblesse de la nature, comme dans le cas de ceux qui sont sujets à un flux de semence ; dans de tels cas, la virginité n’est pas perdue, parce qu’une telle pollution n’est pas le résultat de l’impureté, qui chasse la virginité.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De virg., chap. 8, in fin.), que la virginité est la continence, au moyen de laquelle l’intégrité de la chair est vouée, consacrée et observée en l’honneur du Créateur de l’âme et du corps lui-même.

 

Conclusion La vertu de virginité ne consiste pas seulement dans l’intégrité de la chair, mais elle consiste plutôt dans le dessein que l’on a formé de s’abstenir perpétuellement de toute jouissance charnelle.

Il faut répondre que le nom de virginité semble venir de viror (fraîcheur) ; et comme une chose est décrite comme fraîche et gardant sa fraîcheur tant qu’elle n’aura pas été desséchée par une chaleur excessive. De la même manière, la virginité dénote que la personne qui possède celle-ci est protégée de la chaleur de la concupiscence, qui est expérimentée en accomplissant le plus grand plaisir corporel, que sont les rapports sexuels. D’où saint Ambroise dit (De virginibus, liv., 1, chap. 5), que la chasteté virginale est dépourvue de toute pollution. — Les plaisirs vénériens offrent trois points à considérer : le premier est sur la partie du corps, à savoir la violation du sceau virginal ; la seconde est le lien entre en ce qui concerne l’âme et ce qui concerne le corps, et c’est le relâchement de semence, causant un plaisir sensible ; le troisième est entièrement sur la partie de l’âme, à savoir le but d’atteindre le plaisir. Dans ces trois le premier est accidentel à l’acte moral, qui en tant que tel doit être considéré par rapport à l’âme ; le second est en relation de matière avec l’acte moral, puisque les passions sensibles sont les matières des actes moraux ; le troisième se trouve dans la position de forme et de complément, parce que l’essence de la moralité est perfectionnée par ce qui concerne la raison. Donc, puisque la virginité consiste dans la liberté d’éloigner la corruption susdite, la conséquence est que l’intégrité du membre corporel est accidentelle à la virginité ; tandis que l’absence de plaisir dans la libération de la semence y est relié matériellement ; et le but de s’abstenir perpétuellement de ce plaisir est l’élément formel et complétif de la virginité.

 

Article 2 : La virginité est-elle défendue ?

 

Objection N°1. Il semble que la virginité soit défendue. Car tout ce qui est contraire au précepte de la loi de nature est illicite. Or, comme le précepte de la loi naturelle a pour but la conservation de l’individu, ce qu’indiquent ces paroles de la Genèse (2, 16) : Mangez de tous les arbres qui sont dans le paradis, de même ce précepte a pour but la conservation de l’espèce, et c’est ce qu’expriment ces autres paroles (ibid., 1, 28) : Croissez, multipliez et remplissez la terre. Par conséquent, comme on pécherait en s’abstenant de toute nourriture, puisqu’on irait contre le bien de l’individu, de même celui qui s’abstient absolument de l’acte de la génération pèche, parce qu’il va contre le bien de l’espèce.

Réponse à l’objection N°1 : Le précepte est de devoir (Cette objection, que discute si parfaitement saint Thomas, a été répétée par Calvin et, après lui, par les philosophes du dernier siècle.), comme nous l’avons dit (quest. 122, art. 1). Or, il y a deux sortes de devoir. Il y en a un qui doit être rempli par chaque individu ; on ne peut pas négliger celui-là sans péché. L’autre doit être rempli par la multitude. Tout le monde n’est pas tenu de remplir ce devoir qui regarde la multitude. Car il y a beaucoup de choses qui sont nécessaires à la multitude, et à l’accomplissement desquelles un seul homme ne pourrait pas suffire ; mais elles sont remplies par la multitude, parce que l’un fait une chose et l’autre une autre. Le précepte de la loi naturelle qui ordonne à l’homme de manger doit être nécessairement suivi par chacun. Car autrement l’individu ne pourrait se conserver. Mais le précepte qui a pour objet la génération regarde la multitude des hommes tout entière, qui doit non seulement se multiplier corporellement, mais encore progresser spirituellement. C’est pourquoi on pourvoit suffisamment aux intérêts du genre humain, s’il y en a qui travaillent à sa reproduction charnelle et que d’autres s’en abstiennent pour vaquer à la contemplation des choses divines, et contribuer ainsi à la beauté et au salut de toute l’espèce humaine. C’est ainsi que dans une armée il y en a qui gardent le camp, d’autres qui portent les étendards, d’autres qui combattent avec le glaive. Toutes ces choses sont de devoir pour la multitude, mais le même homme ne peut les remplir.

 

Objection N°2. Tout ce qui s’écarte du milieu de la vertu paraît être vicieux. Or, la virginité s’en écarte en s’abstenant de toutes les jouissances charnelles. Car Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 2, et liv. 3, chap. 11) que celui qui s’accorde tous les plaisirs, sans se priver d’un seul, est intempérant, mais que celui qui les fuit tous comme un sauvage est insensible. La virginité est donc une chose vicieuse.

Réponse à l’objection N°2 : Celui qui s’abstient de toutes les délectations contre la droite raison et qui abhorre les plaisirs considérés en eux-mêmes, manque de sensibilité comme un sauvage. Mais celui qui est vierge ne s’abstient pas de toutes les jouissances, il s’interdit seulement les jouissances charnelles, et il le fait d’après la droite raison, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.). D’ailleurs le milieu de la vertu ne se détermine pas d’après la quantité, c’est à la droite raison à le fixer, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). Ainsi il est dit du magnanime (Eth., liv. 4, chap. 3) qu’il est extrême sous le rapport de la grandeur, mais qu’il tient le milieu quand on le considère au point de vue de la convenance.

 

Objection N°3. La peine n’est due qu’au vice. Or, les anciens punissaient, d’après leurs lois, ceux qui restaient toujours célibataires, comme le rapporte Valère Maxime (liv. 2, chap. 4, num. 2). C’est pour cela que, d’après saint Augustin (Lib. de verâ relig., chap. 3), il est dit que Platon sacrifia à la nature pour effacer sa continence perpétuelle comme un péché. La virginité est donc une faute.

Réponse à l’objection N°3 : On fait les lois d’après ce qui arrive ordinairement. Or, il était rare parmi les anciens que l’on s’abstînt absolument des jouissances charnelles par amour pour la contemplation de la vérité. D’après l’histoire, Platon est le seul qui l’ait fait. Mais il ne sacrifia pas comme s’il eut vu en cela un péché, il céda seulement à l’opinion erronée de ses concitoyens, comme le remarque saint Augustin.

 

Mais c’est le contraire. Aucun péché n’est l’objet légitime d’un conseil. Or, la virginité est conseillée à bon droit ; car l’Apôtre dit (1 Cor., 7, 25) : Pour les vierges, je n’ai pas reçu de précepte du Seigneur, mais je donne un conseil. La virginité n’est donc pas une chose défendue.

 

Conclusion La virginité n’est pas une chose vicieuse, mais elle est plutôt une chose digne d’éloges, puisqu’elle est très utile à la contemplation des choses divines.

Il faut répondre que, dans les actes humains, ce qui est contraire à la droite raison est vicieux. La droite raison veut que l’on use des moyens selon la proportion qui convient le mieux à la fin. Or, il y a pour l’homme trois sortes de bien, comme on le voit (Eth., liv. 1, chap. 8) : l’un qui consiste dans les choses extérieures, par exemple, dans les richesses ; l’autre qui consiste dans les biens du corps, et le troisième qui consiste dans les biens de l’âme. Parmi ces derniers, les biens de la vie contemplative l’emportent sur ceux de la vie active, comme le prouve le philosophe (Eth., liv. 10, chap. 7), et comme le dit le Seigneur (Luc, 10, 43) : Marie a choisi la meilleure part. Les biens extérieurs ont pour but ceux du corps, ceux du corps se rapportent à ceux de l’âme, et enfin ce qui appartient à la vie active se rapporte à ce qui regarde la vie contemplative. — Il appartient donc à la droite raison que l’on use des biens extérieurs autant qu’il convient au corps, et ainsi du reste. Par conséquent, si l’on s’abstient de posséder certaines choses que dans un autre cas il serait bon de posséder, et qu’on le fasse dans l’intérêt de sa santé ou pour vaquer à la contemplation de la vérité, cet acte ne sera pas vicieux, mais il sera conforme à la droite raison. — De même, si l’on s’abstient des jouissances corporelles pour vaquer plus librement à la contemplation de la vérité, c’est un acte que la droite raison approuve. Or, une pieuse vierge ne s’abstient de toutes les jouissances charnelles que pour vaquer plus librement à la contemplation divine. Car l’Apôtre dit (1 Cor., 7, 34) : La femme qui n’est pas mariée et la vierge pensent aux choses de Dieu pour être saintes de corps et d’esprit, au lieu que celle qui est mariée s’occupe des choses de ce monde et des moyens de plaire à son mari. D’où il résulte que la virginité n’est pas quelque chose de vicieux, mais qu’elle est plutôt quelque chose de louable.

 

Article 3 : La virginité est-elle une vertu ?

 

Objection N°1. Il semble que la virginité ne soit pas une vertu. Car aucune vertu n’est mise en nous par la nature, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1). Or, la virginité est mise en nous par la nature, puisque tout enfant qui naît est vierge. La virginité n’est donc pas une vertu.

Réponse à l’objection N°1 : L’homme doit à la naissance ce qu’il y a de matériel dans la virginité, c’est-à-dire l’intégrité de la chair qui n’a point encore fait usage des jouissances vénériennes ; mais la naissance ne donne pas ce qu’il y a de formel dans cette vertu, et qui consiste dans le dessein que l’on a de conserver cette intégrité par amour pour Dieu, et c’est là ce qui fait de la virginité une vertu. C’est pourquoi saint Augustin dit (Lib. de virg., chap. 11) : Si nous estimons les vierges, ce n’est pas de ce qu’elles sont vierges, mais de ce qu’elles ont consacré à Dieu leur virginité par une sainte et religieuse continence.

 

Objection N°2. Celui qui a une vertu les a toutes, comme nous l’avons vu (1a 2a, quest. 61, art. 1). Or, il y en a qui ont d’autres vertus et qui n’ont pas la virginité. Autrement, puisqu’on ne peut arriver au ciel sans vertu, on ne pourrait pas y entrer sans la virginité ; ce qui serait la condamnation du mariage. La virginité n’est donc pas une vertu.

Réponse à l’objection N°2 : La connexion des vertus se considère d’après ce qu’il y a en elles de formel, c’est-à-dire d’après la charité ou la prudence, comme nous l’avons vu (quest. 129, art. 3 ad 2), mais non d’après ce qu’il y a en elles de matériel. Car rien n’empêche qu’un homme vertueux ait la matière d’une vertu sans avoir celle d’une autre. Ainsi, le pauvre a la matière de la tempérance, tandis qu’il n’a pas celle de la magnificence. C’est ainsi que celui qui a d’autres vertus n’a pas la matière de la virginité, c’est-à-dire l’intégrité de la chair. Cependant il peut avoir ce qu’il y a de formel dans cette vertu, c’est-à-dire, son esprit peut être disposé à former le dessein de conserver cette pureté corporelle, dans le cas où cela lui conviendrait. C’est ainsi que le pauvre peut être disposé de cœur à faire des dépenses somptueuses, s’il était capable de les faire. De même celui qui est dans la prospérité a l’âme prête à supporter l’adversité avec calme, et l’on ne peut être vertueux sans cette disposition intérieure.

 

Objection N°3. Toute vertu est rétablie par la pénitence. Or, il n’en est pas ainsi de la virginité ; c’est ce qui fait dire à saint Jérôme (Ep. 22 ad Eustoch.) que Dieu, qui peut tout, ne peut cependant pas relever de ses ruines la virginité. Il semble donc que la virginité ne soit pas une vertu.

Réponse à l’objection N°3 : La vertu peut être réparée par la pénitence, quant à ce qu’il y a de formel en elle, mais non quant à ce qu’il y a de matériel. Car si un homme qui fait le magnifique vient à perdre sa fortune, la pénitence qu’il fera de son péché ne la lui rendra pas. De même celui qui a perdu la virginité par un péché, n’en recouvre pas la matière au moyen de son repentir, mais il forme de nouveau le dessein qu’il avait de la garder. A l’égard de la matière de la virginité, il y a une chose que Dieu peut miraculeusement rétablir : c’est l’intégrité de la chair qui n’est, par rapport à cette vertu, qu’un accident, comme nous l’avons dit. Mais il y a une autre chose qui n’est pas même miraculeusement réparable. Ainsi, Dieu ne peut pas faire que celui qui a éprouvé les jouissances charnelles ne les ait pas éprouvées ; car il ne peut pas empêcher que ce qui a été fait ne l’ait été, comme nous l’avons vu (1a pars., quest. 25, art. 4).

 

Objection N°4. Aucune vertu ne se perd sans péché. Or, on perd ainsi la virginité en se mariant. Elle n’est donc pas une vertu.

Réponse à l’objection N°4 : La virginité, selon qu’elle est une vertu, implique le dessein confirmé par un vœu de conserver perpétuellement l’intégrité de la chair. Car saint Augustin dit (Lib. de virg., chap. 8) que par la virginité on voue, on consacre l’intégrité de la chair au créateur de l’âme et du corps, et qu’on la lui conserve. Par conséquent on ne perd jamais que par le péché la virginité, selon qu’elle est une vertu.

 

Objection N°5. La virginité fait partie de la même division que la viduité et la pureté conjugale. Or, on ne fait pas de ces deux derniers mérites une vertu. La virginité n’en est donc pas une non plus.

Réponse à l’objection N°5 : La chasteté conjugale n’est louable que parce qu’elle s’abstient de plaisirs défendus ; elle n’a donc pas de prééminence sur la chasteté commune. La viduité ajoute quelque chose à la chasteté commune ; cependant elle ne s’élève pas à ce qu’il y a de parfait en ce genre, c’est-à-dire à l’abstention complète de toute jouissance charnelle ; il n’y a que la virginité qui le fasse. C’est pourquoi il n’y a que la virginité qui soit une vertu spéciale qu’on met au-dessus de la chasteté, comme on met la magnificence au-dessus de la libéralité.

 

Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De virg., liv. 1) : L’amour de la pureté nous invite à parler de la virginité, de peur que nous ne paraissions ne pas donner à cette vertu, qui est une vertu principale, toute l’importance qu’elle mérite.

 

Conclusion La virginité est une vertu spéciale par laquelle on reste étranger à toutes les jouissances charnelles, et on se propose d’y rester toujours.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), ce qu’il y a de formel dans la virginité et ce qui la complète, c’est le dessein que l’on a de s’abstenir à jamais des jouissances charnelles (Cajétan observe que, d’après saint Thomas, la virginité n’est une vertu spéciale distincte de la chasteté qu’autant qu’elle est affermie par un vœu. Paludan, Soto, Sylvester et Sylvius sont d’un avis différent.). Ce dessein est rendu louable par sa fin, dans le sens qu’on n’agit ainsi que pour se livrer aux choses divines. Ce qu’il y a de matériel dans la virginité, c’est l’intégrité de la chair, qui exige que l’on n’ait jamais éprouvé les jouissances vénériennes. Or, il est évident que là où il y a une matière spéciale de bien, ayant une excellence particulière, il faut qu’il y ait aussi une vertu spéciale ; comme on le voit à l’égard de la magnificence, qui a pour objet les grandes dépenses, et qui est par là même une vertu spéciale distincte de la libéralité, qui a en général pour objet l’usage ordinaire que l’on fait de l’argent. Or, celui qui se conserve étranger au sentiment des jouissances charnelles a une gloire supérieure à celui qui se borne à rester pur de tout dérèglement dans l’usage de ces mêmes jouissances. C’est pourquoi la virginité est une vertu spéciale qui est à la chasteté ce que la magnificence est à la libéralité.

 

Article 4 : La virginité vaut-elle mieux que le mariage ?

 

Objection N°1. Il semble que la virginité ne soit pas meilleure que le mariage. Car saint Augustin dit (Lib. de bon. conjug.) que Jean qui ne s’est jamais marié n’a pas plus mérité par sa continence que Abraham qui a eu des enfants. Or, il y a plus de mérite à pratiquer une vertu qui est plus grande. Par conséquent la virginité n’est pas une vertu supérieure à la chasteté conjugale.

Réponse à l’objection N°1 : Le mérite ne s’apprécie pas seulement d’après le genre de l’acte, mais surtout d’après l’esprit de celui qui l’opère. Or, Abraham a eu le cœur disposé de telle sorte qu’il aurait été prêt à garder la virginité, si c’eût été convenable pour son temps. Ainsi le mérite de la continence conjugale a égalé en lui le mérite de la continence virginale dans saint Jean, par rapport à la récompense substantielle, mais non par rapport à la récompense accidentelle. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de bon. conjug., chap. 21) que le célibat de saint Jean et le mariage d’Abraham ont également servi aux desseins de Jésus-Christ, selon la diversité des temps ; mais que saint Jean avait la continence actuelle (Elle se manifestait dans ses œuvres.), au lieu qu’Abraham ne la possédait qu’à l’état habituel.

 

Objection N°2. De la vertu dépend la louange de celui qui est vertueux. Si donc la virginité valait mieux que la continence conjugale, il semble qu’on devrait en conclure que toute vierge serait plus estimable qu’une femme mariée. Or, c’est faux : la virginité ne vaut donc pas mieux que le mariage.

Réponse à l’objection N°2 : Quoique la virginité soit meilleure que la continence conjugale, cependant celui qui est marié peut être meilleur que celui qui est vierge, pour deux raisons : 1° Par rapport à la chasteté, par exemple si celui qui est marié était mieux disposé à observer la virginité, s’il le fallait, que celui qui est actuellement vierge. C’est ainsi que saint Augustin fait dire à celui qui est vierge (De bon. conjug., chap. 22) : Je ne suis pas meilleur qu’Abraham, quoique la chasteté des personnes qui vivent dans le célibat vaille mieux que celle des personnes mariées. Et il en donne la raison en disant : Ce que je fais maintenant il l’aurait fait mieux que moi, si l’on avait dû le faire à cette époque ; au lieu que s’il me fallait faire aujourd’hui ce que les patriarches faisaient alors, je ne le ferais pas bien aussi qu’eux. 2° Parce que quelquefois celui qui n’est pas vierge a une vertu plus excellente. Ainsi le même docteur dit encore (Lib. de virg., chap. 44) : Qui sait si cette vierge, toute occupée qu’elle est des choses de Dieu, n’a point par hasard quelque faiblesse d’esprit qu’elle ne connaît pas, et qui fait qu’elle n’est point encore mûre pour le martyre, tandis que cette femme à qui elle aimait à se préférer, est au contraire déjà capable de boire ce calice de la passion du Seigneur.

 

Objection N°3. Le bien commun vaut mieux que le bien privé, comme on le voit dans Aristote (Eth., liv. 1, chap. 2). Or, le mariage a pour but le bien commun ; car, d’après saint Augustin (Lib. de bon. conjug., chap. 16), il est au salut du genre humain ce que la nourriture est au salut de l’homme. Au lieu que la virginité a pour but le bien privé ; ainsi on la garde pour éviter les tribulations de la chair qu’éprouvent ceux qui sont mariés, comme on le voit d’après l’Apôtre (1 Cor., chap. 7). La virginité ne vaut donc pas mieux que la continence conjugale.

Réponse à l’objection N°3 : Le bien général l’emporte sur le bien particulier, s’il est du même genre ; mais il peut se faire que le bien privé soit meilleur dans son genre. La virginité consacrée à Dieu est ainsi préférable à la fécondité de la chair. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de virg., chap. 9) qu’il ne faut pas croire que la fécondité corporelle des plus saintes femmes qui, dans le temps où nous sommes, n’auraient point d’autre fin dans leur mariage que d’engendrer des enfants pour les donner à Jésus-Christ, puisse compenser la perte de leur virginité.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de virg., chap. 19) : Des raisons certaines et l’autorité des saintes Ecritures prouvent que le mariage n’est point un péché, mais que nous ne devons pas l’égaler au bien de la continence des vierges, ni même à celui de la continence des veuves.

 

Conclusion On doit préférer la virginité à la continence conjugale, puisqu’elle a pour but le bien de l’âme qui résulte de la vie contemplative.

Il faut répondre que, comme on le voit dans saint Jérôme (liv. 1, cont. Jovin.), cette hérésie fut celle de Jovinien, qui prétendit que l’on ne devait pas préférer la virginité au mariage. Cette erreur est principalement réfutée par l’exemple du Christ, qui choisit une vierge pour sa mère, et qui observa lui-même la virginité. Elle l’est aussi par la doctrine de saint Paul (1 Cor., chap. 7), qui a conseillé la virginité comme un plus grand bien ; enfin elle l’est par la raison, soit parce que le bien divin l’emporte sur le bien humain, soit parce que le bien de l’âme est préférable à celui du corps, soit parce que le bien de la vie contemplative vaut mieux que celui de la vie active. Or, la virginité a pour but le bien de l’âme, qui résulte de la vie contemplative et qui consiste à méditer les choses qui sont de Dieu ; tandis que le mariage a pour fin le bien du corps, qui consiste dans la multiplication matérielle du genre humain et qui appartient à la vie active ; parce que l’homme et la femme qui sont dans le mariage doivent nécessairement s’occuper des choses de ce monde, comme on le voit (1 Cor., chap. 7). Il n’est donc pas douteux que la virginité soit préférable à la continence conjugale.

 

Article 5 : La virginité est-elle la plus grande des vertus ?

 

Objection N°1. Il semble que la virginité soit la plus grande des vertus. Car saint Cyprien dit (Lib. de habit. virg.) : Nous avons maintenant à parler des vierges dont nous devons d’autant plus nous occuper que leur gloire est plus éclatante. C’est la fleur de l’église, la beauté et l’ornement de la grâce spirituelle, la portion la plus illustre du troupeau du Christ.

Réponse à l’objection N°1 : Les vierges sont la portion la plus illustre du troupeau du Christ, et que leur gloire est la plus élevée comparativement aux veuves et aux femmes mariées.

 

Objection N°2. La plus grande récompense est due à la vertu la plus élevée. Or, c’est à la virginité qu’est due la plus grande récompense, c’est-à-dire le centuple, comme on le voit (Matth., chap. 13, gloss. ord.). La virginité est donc la plus grande des vertus.

Réponse à l’objection N°2 : Le centuple est attribué à la virginité, d’après saint Jérôme, à cause de l’excellence qu’elle a sur la viduité à laquelle on attribue le soixantième, et sur le mariage auquel se rapporte le trentième. Mais, comme le dit saint Augustin (De quæst. Evang., liv. 1, chap. 9) : Le centième fruit est celui des martyrs, le soixantième celui des vierges, et le trentième celui des personnes mariées. Il ne résulte donc pas de là que la virginité soit absolument la plus grande des vertus, mais seulement qu’elle l’emporte sur les autres degrés de chasteté.

 

Objection N°3. Plus une vertu est élevée et plus elle nous rend semblables au Christ. Or, nous obtenons principalement notre conformité avec lui au moyen de la virginité. Car il est dit des vierges (Apoc., 14, 4) qu’elles suivent l’agneau partout où il va, et qu’elles chantent un cantique nouveau qu’aucun autre ne pouvait chanter. La virginité est donc la plus grande des vertus.

Réponse à l’objection N°3 : Les vierges suivent l’agneau partout où il va, parce qu’elles imitent le Christ, non seulement pour l’intégrité de l’âme, mais pour l’intégrité de la chair, comme le dit saint Augustin (Lib. de virg., chap. 27). C’est pourquoi elles suivent l’agneau d’un plus grand nombre de manières. Cependant il n’est pas nécessaire qu’elles le suivent de plus près, parce que les autres vertus font qu’on s’approche de Dieu davantage par l’imitation spirituelle. Quant au nouveau cantique que les vierges seules chantent, il exprime la joie qu’elles ont d’avoir conservé l’intégrité de leur corps.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de virg., chap. 46) : Il n’y a personne, je pense, qui ose préférer la virginité au martyre. Et auparavant il avait dit (ibid., chap. 45) : Nous en avons une preuve très éclatante dans l’autorité de l’Eglise, puisque tous les fidèles savent en quel rang on récite à l’autel, dans les sacrés mystères, les noms des martyres et des vierges qui sont mortes. Par là il donne à entendre que le martyre est préférable à la virginité, et qu’il en est de même de la vie monastique.

 

Conclusion La virginité n’est pas la plus grande des vertus, quoiqu’elle soit dans son genre la chasteté la plus excellente.

Il faut répondre qu’une chose peut être dite la plus excellente de deux manières : 1° Dans son genre. La virginité est de la sorte la plus excellente, c’est-à-dire qu’elle est ce qu’il y a de plus parfait dans le genre de la chasteté. Elle l’emporte sur la chasteté des veuves et sur celle des personnes mariées. Et parce qu’on attribue la beauté à la chasteté par antonomase, il s’ensuit par conséquent qu’on attribue à la virginité la beauté la plus éclatante. C’est pourquoi saint Ambroise s’écrie (Lib. de virg.) : Qui peut croire qu’il y a une beauté supérieure à celle des vierges, qui est aimée par le roi, approuvée par le juge, dédiée au Seigneur et consacrée à Dieu. — 2° On peut dire qu’une chose est la plus excellente absolument. La virginité n’est pas ainsi la plus excellente des vertus. Car la fin l’emporte toujours sur les moyens, et plus une chose se rapporte efficacement à sa fin et mieux elle vaut. Or, la fin qui rend la virginité louable, consiste à s’appliquer aux choses divines, comme nous l’avons vu (art. préc.). Par conséquent les vertus théologales et la vertu de religion, dont l’acte a pour objet de s’occuper des choses divines immédiatement, sont préférables à la virginité. De même, les martyres qui donnent leur propre vie et les religieux qui font le sacrifice de leur volonté propre pour s’unir à Dieu, travaillent plus vivement à cette union que les vierges qui font dans le même but le sacrifice des jouissances charnelles. C’est pourquoi la virginité n’est pas absolument la plus grande des vertus.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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