Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 153 : Du vice de la luxure
Nous avons
maintenant à nous occuper du vice de la luxure qui est opposé à la chasteté. —
Nous traiterons : 1° de la luxure en général ; 2° de ses espèces. — Sur la
luxure en général cinq questions se présentent : 1° Quelle est la matière de la
luxure ? — 2° L’œuvre de la chair est-elle toujours défendue ? — 3° La luxure
est-elle un péché mortel ? (Tout péché de luxure est mortel et n’admet pas de
légèreté de matière, du moins quand il est directement contraire à la
chasteté.) — 4° Est-elle un vice capital ? — 5° Quels sont les autres vices
qu’elle engendre ?
Article 1 : La
luxure n’a-t-elle pour matière que les désirs et les délectations charnelles ?
Objection N°1. Il semble que la
luxure n’ait pas seulement pour matière les désirs et les jouissances
charnelles. Car saint Augustin dit (Conf., liv. 2, chap.
6) que la luxure désire arriver jusqu’à la satiété et l’abondance. Or, la
satiété se dit des aliments et de la boisson, et l’abondance se rapporte aux
richesses. La luxure n’a donc pas pour objet propre les désirs et les
jouissances charnelles.
Réponse à l’objection N°1 : Comme la tempérance a pour objet
propre et principal les délectations du tact, et qu’on l’applique par voie de
conséquence et par analogie à d’autres matières, de même la luxure consiste
principalement dans les voluptés charnelles qui énervent le plus l’âme humaine
; mais on la rapporte secondairement à tous les autres genres d’excès. C’est en
ce sens que la glose dit (interl., sup. illud Luxuria, Gal., chap. 5) que la luxure désigne toute espèce de superfluité.
Objection N°2. L’Ecriture dit (Prov.,
20, 1) : Le vin rend luxurieux. Or,
le vin appartient aux plaisirs de la table. Il semble donc que ces plaisirs
soient principalement l’objet de la luxure.
Réponse à l’objection N°2 : On dit que le vin est une chose
luxurieuse, dans le sens que tout ce qu’il y a d’excessif dans un genre se
rapporte à la luxure, ou parce que l’usage superflu du vin est un excitant pour
les jouissances charnelles.
Objection N°3. On appelle luxure le désir des joies voluptueuses.
Or, ces joies ne consistent pas seulement dans les plaisirs charnels, mais
elles consistent dans beaucoup d’autres. La luxure n’a donc pas seulement pour
objet les convoitises et les voluptés charnelles.
Réponse à l’objection N°3 : Quoiqu’on appelle d’autres choses
des jouissances voluptueuses, cependant ce mot est spécialement employé pour
désigner les plaisirs charnels dans lesquels la volupté consiste tout
particulièrement, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap. 15).
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de verâ relig., chap. 3), en parlant des
luxurieux : Celui qui sème dans la chair moissonnera la corruption. Or, cette
action se produit au moyen des voluptés charnelles. La luxure a donc ces
voluptés pour objet.
Conclusion La luxure a pour objet les voluptés charnelles et elle
se rapporte principalement à leur désir.
Il faut répondre que, comme l’observe saint Isidore (Etym., liv. 10, ad litt. L), on dit que quelqu’un est luxurieux
parce qu’il est amolli par les plaisirs. Or, les plaisirs charnels sont ceux
qui énervent le plus le cœur de l’homme. C’est pourquoi la luxure a
principalement pour objet ces jouissances (Billuart définit la luxure : Appetitus inordinatus delectationis venereæ.).
Article 2 : L’œuvre
de la chair peut-elle exister sans péché ?
Objection N°1. Il semble que l’œuvre
de la chair ne puisse jamais exister sans péché. En effet, il n’y a que le
péché qui puisse empêcher la vertu. Or, toute œuvre charnelle est la plus
grande entrave à la vertu. Car saint Augustin dit (Solil., liv. 1, chap. 10) : Je sens qu’il n’y a rien qui jette plus
l’âme de l’homme hors d’elle-même que les caresses des femmes et les rapports
charnels qu’on a avec elles. L’œuvre de la chair ne peut donc pas se produire
sans péché.
Réponse à l’objection N°1 : Une chose peut être un obstacle
pour la vertu de deux manières : 1° Elle peut l’empêcher quant à son état
commun ou général ; il n’y a que le péché qui l’empêche de cette manière. 2° Elle
peut l’empêcher quant à son état de perfection. La vertu peut être ainsi gênée
par une chose qui n’est pas un péché, mais qui est un bien moindre. C’est ainsi
que tout commerce avec la femme éloigne l’âme non de la vertu, mais du sommet
ou de la perfection de la vertu. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de bon. conjug., chap. 8) : Comme Marthe faisait une bonne
chose en s’occupant avec tant de soin au service des saints, mais que Marie en
faisait encore une meilleure en écoutant la parole du Seigneur ; de même nous
louons la chasteté conjugale de Suzanne comme un bien, mais nous lui préférons
le bien de la veuve Anne, et beaucoup plus encore celui de la vierge Marie.
Objection N°2. Partout où l’on rencontre quelque chose d’excessif
qui éloigne du bien de la raison, c’est un vice. Car la vertu est altérée par
ce qui dépasse le but et par ce qui reste en deçà, comme l’observe Aristote (Eth., liv. 2, chap. 2 et 6). Or, dans tout
acte charnel il y a un excès de délectation qui absorbe la raison au point
qu’il lui est alors impossible de rien comprendre, d’après le même philosophe (Eth., liv. 7, chap. 11). Saint Jérôme dit
aussi (Epist. 11 ad Ageruch.)
que dans cet acte l’esprit de prophétie ne touchait pas le cœur des prophètes.
Aucun acte de cette nature ne peut donc exister sans péché.
Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (quest. préc.,
art. 2, Réponse N°2, et 1a 2æ, quest. 64, art. 2), le
milieu de la vertu ne se considère pas d’après la quantité, mais d’après ce qui
convient à la droite raison. C’est pourquoi l’abondance de la jouissance que
l’on trouve dans l’acte de la chair, réglé par la raison, n’est pas contraire
au milieu de la vertu. De plus, la vertu n’a pas à s’inquiéter de l’étendue des
jouissances qu’éprouvent les sens extérieurs, ce qui résulte de la disposition
du corps, mais de la manière dont l’appétit intérieur est affecté à l’égard de
ces jouissances. L’impossibilité où est la raison de se porter librement vers
les choses spirituelles, au moment même où elle est absorbée par ces
jouissances, ne prouve pas que cet acte soit contraire à la vertu. Car il n’est
pas contraire à la vertu que l’acte de la raison soit quelquefois interrompu
pour que l’on fasse ce que la raison elle-même approuve. Autrement il
paraîtrait contraire à la vertu de se laisser aller au sommeil. Toutefois, si
la concupiscence et les jouissances charnelles ne sont pas soumises à la raison
et réglées par elle, ce désordre est la peine du premier péché, en ce sens que
la raison, en se révoltant contre Dieu, a mérité de perdre son empire sur la
chair, qui lui est devenue rebelle, comme on le voit dans saint Augustin (De civ. Dei, liv. 13, chap. 13).
Objection N°3. La cause l’emporte sur l’effet. Or, le péché
originel dans les enfants vient de la concupiscence, sans laquelle l’œuvre de
la chair ne peut exister, comme on le voit dans saint Augustin (De nupt., liv. 1, chap.
24). Cette œuvre ne peut donc jamais se produire sans péché.
Réponse à l’objection N°3 : Saint Augustin dit que la
concupiscence de la chair que l’on n’impute pas à péché à ceux qui sont
baptisés, fait néanmoins que tous les enfants qui naissent de cette
concupiscence, qui est, pour ainsi dire, la fille du péché, sont tous coupables
du péché originel. Il ne s’ensuit donc pas que cet acte soit un péché, mais
seulement qu’il y a en lui quelque chose de pénal qui découle du premier péché.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De bon. conjug., chap. 25) :
Nous avons suffisamment répondu aux hérétiques, si toutefois ils comprennent
qu’il n’y a pas de péché en ce qui n’est contraire ni à la nature, ni à
l’usage, ni aux préceptes. Ce grand docteur parle en cet endroit des Pères de
l’Ancien Testament, qui avaient plusieurs femmes, et il justifie leurs actes,
ce qui prouve que l’œuvre de la chair n’est pas toujours un péché.
Conclusion L’œuvre de la chair peut être permise si on s’en
acquitte selon la manière et l’ordre qui sont convenables pour la fin de la
génération humaine.
Il faut répondre que dans les actes humains le péché est ce qui est
contraire à l’ordre de la raison. L’ordre de la raison veut que chaque chose se
rapporte d’une manière convenable à sa fin. C’est pourquoi il n’y a pas de
péchés, si par la raison l’homme se sert des choses pour la fin à laquelle
elles sont destinées, et s’il le fait avec le mode et l’ordre qui conviennent,
pourvu que cette fin soit quelque chose de véritablement bon. Or, comme la
conservation de l’existence corporelle d’un individu est une chose
véritablement bonne, de même la conservation de la nature de l’espèce humaine
est aussi un bien excellent. Et comme l’usage des aliments a pour but la
conservation individuelle des hommes, de même l’usage des jouissances
charnelles a pour but la conservation de tout le genre humain. C’est ce qui
fait dire à saint Augustin (De bon. conjug., chap. 16) que le mariage est à la
conservation du genre humain ce que la nourriture est à la conservation de
chaque individu. C’est pourquoi comme on peut user des aliments sans péché, si
on le fait de la manière et selon l’ordre qui conviennent au salut du corps, de
même on peut faire usage des jouissances charnelles, sans faire de mal, si on
en use selon le mode et l’ordre qui conviennent à la fin de la génération
humaine.
Article 3 : La
luxure qui a pour objet les jouissances charnelles peut-elle être un péché ?
Objection N°1. Il semble que la
luxure qui a pour objet les jouissances charnelles ne puisse pas être un péché.
Car l’acte vénérien consiste dans l’émission de semence qui est surplus de
nourriture, d’après Aristote (de Gener. anim., liv. 1, chap.
18, à med., et chap. 19). Mais il n’y a pas de péché
attaché à l’émission d’autres superfluités. Par conséquent il ne peut pas y
avoir d’autres péchés non plus dans les actes vénériens.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le Philosophe le dit dans
le même livre (loc. cit. in arg.), la
semence est un superflu dont on a besoin. Il est dit qu’elle est superflue
parce qu’elle est le résidu de l’action de la puissance nutritive, cependant on
en a besoin pour l’œuvre de la puissance génératrice. Mais les autres
superfluités du corps humain ne sont pas nécessaires : ainsi la façon dont
elles sont émises n’a pas d’importance tant qu’elles observent la décence de la
vie sociale. Ce qui est différent avec l’émission de semence qui doit être
effectuée d’une manière conforme à la fin pour laquelle elle est nécessaire.
Objection N°2. N’importe qui peut légalement faire ce qu’il veut
de ce qui est à lui. Mais dans l’acte vénérien, un homme utilise uniquement ce
qui est sien sauf peut-être dans le cas d’adultère ou de viol. Il peut donc n’y
avoir aucun péché dans les actes vénériens, et par conséquent la luxure n’est
pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit l’Apôtre (1 Cor., 6, 20) : Vous avez été achetés d’un grand prix, glorifiez donc Dieu et portez-le
dans votre corps. Par là même qu’on fait de son corps un indigne usage par
la luxure, on fait injure à Dieu qui est le maître principal de tous nos
membres. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de decem chordis, chap. 10) : Dieu,
qui gouverne ses serviteurs dans leur intérêt et non dans le sien, leur a
ordonné et commandé de ne pas détruire, par des plaisirs et des jouissances
charnelles illicites, ce corps qu’il a choisi pour son temple.
Objection N°3. Tout péché a un vice opposé. Or, il n’y a pas de
vice qui paraisse opposé à la luxure. Elle n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°3 : Le vice opposé à la luxure est
assez rare, parce que les hommes sont surtout enclins aux jouissances.
Cependant ce vice opposé est compris sous l’insensibilité et se trouve chez
quelqu’un qui déteste tellement les rapports sexuels qu’il ne s’acquitte pas de
la dette du mariage.
Mais c’est le contraire. La cause l’emporte sur son effet. Or, le
vin est défendu à cause de la luxure, d’après ces paroles de saint Paul (Eph., 5, 18) : Ne vous laissez pas aller aux excès du vin, qui est une source de
luxure. La luxure est donc défendue. De plus, l’Apôtre la compte parmi les œuvres
de la chair (Gal., chap. 5).
Conclusion La luxure, par laquelle on use des jouissances
charnelles contre le mode et l’ordre de la raison, est un péché.
Il faut répondre que plus une chose est nécessaire et plus il faut
observer à son égard l’ordre de la raison. Si on vient à le transgresser, on
n’en est donc que plus coupable. Or, l’œuvre de la chair, comme nous l’avons
dit (art. préc.), est surtout nécessaire au bien
commun qui est la conservation du genre humain. C’est pourquoi on doit principalement
respecter l’ordre de la raison à cet égard, et par conséquent si on ne le fait
pas et qu’on transgresse cet ordre, c’est une faute. La luxure ayant
principalement pour but de se livrer sous ce rapport à des excès que la raison
condamne, il s’ensuit qu’elle est certainement un péché.
Article 4 : La
luxure est-elle un vice capital ?
Objection N°1. Il semble que la
luxure ne soit pas un vice capital. Car la luxure paraît être la même chose que
l’impureté, comme on le voit par la glose (interl., sup. illud, Omni immunditiâ, ad Ephes.,
chap. 5). Or, l’impureté est la fille de
la gourmandise, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17). La luxure n’est donc pas un vice capital.
Réponse à l’objection N°1 : D’après quelques auteurs,
l’impureté que l’on fait la fille de la gourmandise est une impureté
corporelle, comme nous l’avons dit (quest. 148, art. 6), et par conséquent
l’objection ne revient pas à la question. Si on l’entend de l’impureté de la
luxure, il faut répondre qu’elle est produite matériellement par la
gourmandise, dans le sens que la gourmandise fournit la matière corporelle de
la luxure ; mais elle ne produit pas la luxure à titre de cause finale, ce qui
est le point de vue d’après lequel on considère l’origine des autres vices qui
proviennent des vices capitaux.
Objection N°2. Saint Isidore dit (De sum. bono, liv. 2, chap. 39) que comme l’orgueil de l’esprit
mène à la prostitution, de même l’humilité est la sauvegarde de la chasteté.
Or, il est contraire à la nature d’un vice capital qu’il découle d’un autre. La
luxure n’est donc pas un vice de ce genre.
Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (quest.
132, art. 4) en traitant de la vaine gloire, la superbe est considérée comme la
mère commune de tous les péchés. C’est pour ce motif que les vices capitaux en
découlent.
Objection N°3. La luxure est produite par le désespoir, d’après
ces paroles de l’Apôtre (Eph., 4, 19) : Ceux qui se désespèrent s’abandonnent eux-mêmes à la débauche. Or,
le désespoir n’est pas un vice capital ; il est plutôt une des suites de la
paresse, comme nous l’avons vu (quest. 35, art. 4, Réponse N°2). La luxure en
est donc encore moins un.
Réponse à l’objection N°3 : Il y en a qui s’abstiennent des
plaisirs de la luxure, surtout parce qu’ils espèrent la gloire future. Le
désespoir détruisant cette espérance, il produit la luxure en écartant ce qui y
faisait obstacle, mais non comme cause directe ; ce qui paraît nécessaire pour
les vices capitaux.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire (Mor., liv. 35, chap. 17) met la luxure au nombre des vices
capitaux.
Conclusion On met avec raison la luxure au nombre des péchés
capitaux, puisqu’elle a pour fin une chose qui est très désirée, à savoir les
jouissances charnelles, qui portent les hommes à commettre une foule de péchés
différents.
Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons
dit (quest. 148, art. 5, et 1a 2a, quest. 84, art. 3 et
4), un vice capital est celui qui a une fin très désirable (Les péchés de
luxure sont fort communs, et ils sont cause de la perte d’un très grand nombre
d’âmes, selon l’observation de S. Liguori : Frequetior atque abundantior confessionum
materia propter quam major animarum,
numerus ad infernum ditabitur (liv. 3, n° 413).),
de telle sorte que son désir pousse l’homme à faire une multitude de péchés que
l’on regarde tous comme issus principalement (A l’occasion de ce mot, Sylvius
observe que les vices qui naissent d’un péché ne se rapportent pas toujours à
ce péché comme les moyens à leur fin, il suffit que l’attachement que l’on a
pour ce vice capital mène à ses défauts, ou qu’il y dispose, ou qu’il les
produise comme cause efficiente.) de ce vice. Or, la luxure a pour lin la jouissance
des plaisirs charnels qui est la plus grande des délectations. Cette jouissance
est donc très désirable pour l’appétit sensitif, soit à cause de la vivacité
des plaisirs qu’elle procure, soit parce que cette concupiscence est tout à
fait naturelle. D’où il est évident que la luxure est un vice capital.
Article 5 :
Est-il convenable de dire que la luxure produit l’aveuglement de l’esprit,
l’inconsidération, la précipitation, l’inconstance, l’amour de soi, la haine de Dieu, l’attachement à la vie présente
et l’horreur de la vie future ?
Objection N°1. Il semble que ce soit à tort que l’on considère
comme des suites de la luxure, l’aveuglement de l’esprit, l’inconsidération, la
précipitation, l’inconstance, l’amour de soi, la haine de Dieu, l’attachement à
la vie présente et l’horreur ou le désespoir de la vie à venir. Car
l’aveuglement de l’esprit, l’inconsidération et la précipitation appartiennent
à l’imprudence qui se rencontre dans tout péché, comme la prudence dans toute
vertu. On ne doit donc pas en faire des suites particulières de la luxure.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5), c’est
l’intempérance qui altère le plus la prudence. C’est pourquoi les vices opposés
à cette vertu viennent surtout de la luxure, qui est la principale espèce
d’intempérance.
Objection N°2. On regarde la constance comme une partie de la
force, ainsi que nous l’avons vu (quest. 128, et 137, art. 3). Or, la luxure
n’est pas opposée à la force, mais à la tempérance. L’inconstance n’est donc pas
issue de la luxure.
Réponse à l’objection N°2 : La constance dans ce qui est
difficile et terrible est une partie de la force, mais la constance qui
consiste à s’abstenir des jouissances appartient à la continence qui est une
partie de la tempérance, comme nous l’avons dit (quest. 143) ; c’est pourquoi
l’inconstance qui lui est opposée est issue de la luxure. Cependant la première
inconstance vient aussi de la luxure, dans le sens que ce vice amollit le cœur
et le rend efféminé, d’après ces paroles d’Osée (4, 11) : La fornication, le vin et l’ivresse abattent le cœur. Et Végèce dit
(De re milit., liv. 1,
chap. 3) qu’il craint moins la mort celui qui connaît le moins les plaisirs. Il
n’est pas nécessaire, comme nous l’avons dit souvent (quest. 35, art. 4,
Réponse N°2, et quest. 118, art. 8, et quest. 148, art. 6) que les vices issus
des péchés capitaux aient la même matière qu’eux.
Objection N°3. L’amour de soi porté jusqu’au mépris de Dieu est le
principe de tout péché, comme on le voit dans saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap. ult.). On ne
doit donc pas en faire la fille de la luxure.
Réponse à l’objection N°3 : L’amour de soi, considéré par
rapport à tous les biens qu’on recherche, est le principe commun des péchés ;
mais si on le considère spécialement par rapport aux jouissances charnelles
qu’on se souhaite, il est issu de la luxure.
Objection N°4. Saint Isidore (Comm.
in Deut., chap. 16) distingue quatre autres défauts
issus de la luxure : les entretiens honteux, les bavardages, les paroles
lascives et les discours insensés. L’énumération précédente paraît donc
superflue.
Réponse à l’objection N°4 : La distinction que fait saint
Isidore porte sur les actes extérieurs déréglés et principalement sur ce qui
regarde la parole, qui peut être déréglée de quatre manières : 1° de la part de
la matière ; car, comme la bouche parle
de l’abondance du cœur, d’après l’Evangile (Matth.,
12, 34), les luxurieux, dont le cœur est rempli de désirs honteux, se laissent
aller facilement à des discours déshonnêtes. 2° De la part de la cause. Car la
luxure produisant l’inconsidération et la précipitation, il s’ensuit qu’elle
excite à parler légèrement et inconsidérément, et c’est ce qu’on appelle du
bavardage. 3° Quant à la fin. Car le luxurieux cherchant le plaisir sensuel,
tend à s’en procurer par ses discours, et il aime les paroles lascives. 4°
Quant au sens des paroles. La luxure le pervertit, parce qu’elle produit
l’aveuglement de l’esprit. Alors elle se livre à des discours insensés, puisque
dans ses paroles elle préfère les jouissances qu’elle recherche à toutes les
autres choses.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire établit lui-même cette
filiation (Mor., liv. 31, chap. 17).
Conclusion L’aveuglement de l’esprit, l’inconsidération, la
précipitation, l’inconstance, l’amour de soi, la haine de Dieu, l’attachement à
la vie présente et l’horreur de la vie future, sont considérés avec raison
comme les suites de la luxure.
Il faut répondre
que quand les puissances inférieures sont vivement affectées par rapport à
leurs objets, il s’ensuit que les puissances supérieures sont entravées et
déréglées dans leurs actes. Or, par la luxure l’appétit inférieur, c’est-à-dire
l’appétit concupiscible, se porte de la manière la plus vive vers son objet,
qui est la chose qui le délecte, par suite de la violence de la passion et de
la délectation. C’est pourquoi il en résulte que la luxure dérègle le plus
profondément les puissances supérieures, qui sont la raison et la volonté. Or,
pour la pratique on distingue dans la raison quatre sortes d’actes. Il y a 1°
l’intelligence simple qui perçoit la fin comme une bonne chose. Cet acte est
empêché par la luxure, d’après ces paroles (Dan., 13, 56) : La beauté vous a séduit et la concupiscence
vous a perverti le cœur. C’est à cela que se rapporte l’aveuglement de l’esprit. 2° Il y a le conseil qui a pour objet
ce que l’on doit faire pour arriver à la fin. Cet acte est aussi empêché par la
concupiscence de la luxure. C’est ce qui fait dire à Térence (Eunuch., act. 1, sc.
1) en parlant de l’amour passionné : c’est une chose qui n’a en elle ni
conseil, ni mesure, et vous ne pouvez la régir par de bons avis. A cet égard on
désigne la précipitation, qui
implique l’absence de tout conseil, comme nous l’avons vu (quest. 53, art. 3).
3° Il faut juger ce que l’on doit faire, et cet acte est empêché par la luxure
; car le prophète dit des luxurieux (Dan., 13, 9) : Ils ont détourné leurs yeux pour ne point se rappeler les justes
jugements. C’est pour cela qu’on distingue l’inconsidération. 4° C’est à la raison à commander ce qu’il faut
faire. Elle en est aussi empêchée par la luxure, dans le sens que l’impétuosité
de la concupiscence empêche l’homme d’exécuter ce qu’il a résolu de faire, et
c’est pour ce motif qu’on ajoute l’inconstance. Ainsi Térence (loc. cit.) dit d’un personnage qui
parlait de se séparer de son maître : Une petite larme anéantira toutes ces
résolutions. — Du côté de la volonté il y a deux sortes d’acte désordonné. L’un
est le désir de la fin. C’est à celui-là que se rapporte l’amour de soi quant à la délectation qu’on recherche d’une manière
déréglée, et par opposition la haine de
Dieu, qui résulte de ce qu’il empêche (Dieu
empêche cette jouissance par ses commandements.) la jouissance que l’on désire. L’autre est le
désir des moyens qui se rapportent à la fin. A cet égard on parle de l’attachement à la vie présente, dans
laquelle on veut jouir de la volupté, et par opposition on ajoute le désespoir de la vie future (Le luxurieux a horreur de la vie future, parce qu’il sait
que la mort doit le priver des jouissances charnelles et les lui faire expier
par les plus rudes tourments, et il se désespère, parce que son attachement
pour ces jouissances ne lui permet pas de prendre goût aux choses spirituelles.), parce que
quand on est trop attaché aux jouissances charnelles, on ne cherche pas à
arriver aux jouissances spirituelles, mais on a pour elles du dégoût.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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