Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 156 : De l’incontinence
Après avoir parlé
de la continence, nous avons à nous occuper de l’incontinence. — A ce sujet il
y a quatre questions à examiner : 1° L’incontinence appartient-elle à l’âme ou
au corps ? — 2° L’incontinence est-elle un péché ? — 3° L’incontinence est-elle
plus coupable que l’intempérance ? — 4° Est-il plus honteux d’être incontinent
à l’égard de la colère qu’à l’égard de la concupiscence ?
Article 1 : L’incontinence
appartient-elle à l’âme ou au corps ?
Objection N°1. Il semble que
l’incontinence n’appartienne pas à l’âme, mais au corps. En effet la diversité
des sexes ne se rapporte pas à l’âme, mais au corps. Or, cette diversité
produit une différence à l’égard de la continence. Car Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 5) qu’on ne parle ni de
la continence, ni de l’incontinence des femmes. L’incontinence n’appartient
donc pas à l’âme, mais au corps.
Réponse à l’objection N°1 : L’âme humaine est la forme du
corps et elle a certaines facultés qui se servent d’organes corporels. Les
opérations de ces facultés sont utiles aux actes que l’âme produit sans instruments
corporels, c’est-à-dire à l’acte de l’intellect et de la volonté, en tant que
l’intellect reçoit des sens (Cette expression repose sur la théorie
péripatéticienne, qui prétend que l’intelligence ne comprend qu’au moyen
d’images.) et que la volonté est mue par les passions de l’appétit sensitif.
Ainsi, la femme ayant un corps d’une complexion débile, il arrive fort souvent
qu’elle s’attache faiblement aux résolutions qu’elle prend, quoiqu’il y ait
quelques exceptions. Mais ces exceptions sont rares, et c’est ce qui fait dire
au Sage (Prov., 31, 10) : Qui trouvera une femme forte ? Et parce
que ce qui est peu nombreux est considéré comme rien, il s’ensuit qu’Aristote
parle des femmes comme n’ayant pas le jugement très ferme, quoique le contraire
se remarque dans quelques-unes. C’est pour ce motif qu’il dit que nous ne
considérons pas les femmes comme continentes, parce qu’elles ne se conduisent
pas comme si elles avaient une raison ferme, mais elles se laissent aller
facilement à leurs passions.
Objection N°2. Ce qui appartient à l’âme ne résulte pas de la
complexion du corps. Or, l’incontinence est un effet du tempérament, puisque
Aristote dit (Eth., liv. 7 chap. 7) que les hommes d’un
esprit vif et pénétrant et les mélancoliques sont particulièrement sujets à
l’incontinence qui naît de leur concupiscence effrénée. L’incontinence
appartient donc au corps.
Réponse à l’objection N°2 : L’impétuosité de la passion fait
que l’on suit immédiatement son impulsion avant de consulter la raison. Cette
impétuosité de la passion provient ordinairement ou de la rapidité, comme dans
ceux qui sont colères, ou de la violence, comme dans les mélancoliques, qui
s’enflamment vivement par suite de leur complexion terrestre. Au contraire, il
arrive qu’on ne persiste pas dans la résolution qu’on a prise, parce qu’on s’y
attache faiblement par mollesse de tempérament, comme nous l’avons dit à
l’égard des femmes (in solut. præc.). C’est ce qu’on
remarque aussi dans les flegmatiques pour la même cause que dans les femmes. Il
en est ainsi, parce que le tempérament du corps est une occasion d’incontinence
; mais il n’en est pas une cause suffisante, comme nous l’avons vu (dans le
corps de cet article.).
Objection N°3. La victoire appartient plus à celui qui triomphe
qu’à celui qui est vaincu. Or, on dit que quelqu’un est incontinent par là même
que la chair, luttant contre l’esprit, l’emporte sur lui. L’incontinence
appartient donc plus à la chair qu’à l’âme.
Réponse à l’objection N°3 : La concupiscence de la chair,
dans celui qui est incontinent, ne triomphe pas nécessairement de l’esprit ;
elle n’a la victoire sur lui que parce qu’il néglige de lui résister fortement.
Mais c’est le contraire. L’homme diffère de la bête principalement
sous le rapport de l’âme. Or, la distinction que nous faisons de la continence
et de l’incontinence repose sur la raison ; car nous ne disons pas que les
bêtes sont continentes, ni incontinentes, comme on le voit par Aristote (Eth., liv. 7, chap. 3 et 6). L’incontinence
se rapporte donc principalement à l’âme.
Conclusion L’incontinence se rapporte à l’âme par elle-même, mais
on peut la rapporter au corps, non comme à sa vraie cause, mais seulement comme
à une occasion.
Il faut répondre que toute chose s’attribue plutôt à ce qui en est
par soi la cause qu’à ce qui en est seulement l’occasion. Or, ce qui vient du
corps est seulement l’occasion de l’incontinence. Car, par suite de la
disposition du corps, il peut se faire que des passions violentes s’élèvent
dans l’appétit sensitif, qui est une puissance de l’organisme. Mais ces
passions, quelque violentes qu’elles soient, ne sont
pas suffisantes pour être la cause de l’incontinence ; elles n’en sont que
l’occasion, parce que tant que la raison peut remplir ses fonctions, l’homme
peut toujours résister à ses passions. — Au contraire si les passions sont
tellement fortes qu’elles détruisent l’usage de la raison, comme il arrive dans
ceux que la violence des passions rend fous, il n’y a plus lieu de distinguer
la continence et l’incontinence ; parce que ceux qui en sont là ne peuvent plus
recourir au jugement de la raison que le continent observe et que l’incontinent
abandonne. Il s’ensuit donc que la cause absolue de l’incontinence vient de
l’âme, qui ne résiste pas aux passions d’après la raison. — Ce qui a lieu en
effet de deux manières, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 7) : 1° Quand l’âme cède aux passions avant
d’avoir pris conseil de la raison. C’est ce qu’on appelle l’incontinence
effrénée, celle qui prévient la raison. 2° Il y a aussi incontinence quand
l’homme ne persévère pas dans le parti qu’il a pris, parce qu’il ne s’est pas
assez fortement affermi dans la résolution que la raison avait arrêtée. C’est
de là que cette incontinence reçoit le nom de faiblesse. Il est donc évident
que l’incontinence appartient principalement à l’âme.
Article 2 : L’incontinence
est-elle un péché ?
Objection N°1. Il semble que
l’incontinence ne soit pas un péché. Car, comme le dit saint Augustin (De lib. arb.,
liv. 3, chap. 18), personne ne pèche en ce qu’il ne peut pas éviter. Or,
personne ne peut éviter l’incontinence par lui-même, d’après ces paroles de la
Sagesse (Sag., 8, 21) : Je sais que je ne puis avoir la continence si Dieu ne me la donne.
L’incontinence n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 : L’homme peut éviter le péché et
faire le bien. Cependant il ne le peut pas sans le secours de Dieu, d’après ces
paroles de saint Jean (Jean, 15, 5) :
Vous ne pouvez rien faire sans moi.
Par conséquent, de ce que l’homme a besoin du secours de Dieu pour être
continent, il ne s’ensuit pas que l’incontinence ne soit pas un péché. Car,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3), ce que nous pouvons
par nos amis, nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes.
Objection N°2. Tout péché paraît consister dans la raison. Or, le
jugement de la raison est vaincu dans celui qui est incontinent. L’incontinence
n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Dans celui qui est incontinent,
le jugement de la raison est vaincu, non par la nécessité, ce qui détruirait la
nature même du péché, mais par suite de la négligence de l’individu, qui ne
s’applique pas fortement à résister aux passions au moyen des lumières de la
raison qu’il possède.
Objection N°3. Personne ne pèche parce qu’il aime Dieu vivement.
Or, la violence de l’amour divin rend incontinent. Car saint Denis observe (De div. nom., chap. 4) que c’est l’incontinence
de l’amour divin qui a fait dire à saint Paul : Je vis, mais ce n’est plus moi qui vis. L’incontinence n’est donc
pas un péché.
Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement repose sur
l’incontinence prise métaphoriquement, mais non dans son sens propre.
Mais c’est le contraire. Saint Paul la compte parmi les autres
péchés, quand il dit (2 Tim., 3, 3) :
Calomniateurs, incontinents, inhumains,
etc. L’incontinence est donc un péché.
Conclusion L’incontinence qui a pour objet les désirs des
jouissances du tact est vicieuse ; il en est de même de celle qui se rapporte
aux honneurs et aux richesses ; quant à celle qui regarde le désir des choses
dont on ne peut abuser, elle n’est pas un péché, mais elle se rapporte à la
perfection de la vertu.
Il faut répondre que l’incontinence peut se considérer de trois
manières : 1° Dans son sens propre et absolu. L’incontinence, ainsi considérée,
a pour objet les désirs des délectations du tact, comme l’intempérance, tel que
nous l’avons dit au sujet de la continence (quest. préc., art. 2). Sous ce
rapport, l’incontinence est un péché pour une double raison : d’abord, parce
que celui qui est incontinent s’écarte de ce qui est conforme à la raison ;
ensuite, parce qu’il se plonge dans des jouissances honteuses. C’est pourquoi
le philosophe dit (Eth., liv. 7, chap. 8) que l’on blâme l’incontinence,
non seulement comme un péché, c’est-à-dire selon qu’elle s’écarte de la raison,
mais encore comme une sorte de malice, parce qu’elle suit des désirs dépravés.
2° L’incontinence se considère dans son sens propre, selon que l’homme
s’éloigne de ce qui est conforme à la raison, mais non dans son sens absolu.
Par exemple, quand quelqu’un ne désire pas de la manière que la raison le veut,
les honneurs, les richesses et les autres choses de cette nature qui paraissent
être bonnes en elles-mêmes. A cet égard, il n’y a pas incontinence absolue,
elle n’existe que sous un rapport, comme nous l’avons dit de la continence
(quest. préc., art. 2, Réponse N°3). Dans ce cas, l’incontinence est un
péché, non parce qu’on s’abandonne à des désirs mauvais, mais parce qu’en
désirant des choses bonnes par elles-mêmes, on n’observe pas ce que la raison
prescrit (Dans ce cas, on ne pèche que par excès, puisque les choses que l’on
recherche sont bonnes en elles-mêmes.). — 3° L’incontinence s’emploie, non dans
son sens propre, mais par analogie. Ainsi on l’emploie à l’égard des désirs des
choses dont on ne peut faire mauvais usage, comme les désirs des vertus à
l’égard desquelles on peut être appelé incontinent par métaphore. Car, comme on
dit incontinent celui qui se laisse complètement conduire par un désir mauvais,
de même on donne ce nom à celui qui est totalement dirigé par un bon désir qui
est conforme à la raison. Cette incontinence n’est pas un péché, mais elle
appartient à la perfection de la vertu (C’est dans ce sens que saint Denis a
dit de saint Paul qu’il était incontinent dans l’amour de Dieu.).
Article 3 : L’incontinent pèche-t-il plus que
l’intempérant ?
Objection N°1. Il semble que
l’incontinent pèche plus que l’intempérant. Car on pèche d’autant plus
grièvement qu’on agit davantage contre sa conscience, d’après ces paroles de
l’Evangile (Luc, 12, 47) : Le serviteur
qui connaît la volonté de son maître et qui ne l’exécute pas sera frappé d’un
plus grand nombre de coups. Or, l’incontinent paraît plus agir contre sa
conscience que l’intempérant, parce que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 3), l’incontinent
sachant combien sont déréglées les choses qu’il désire, n’en écoute pas moins
sa passion ; au lieu que l’intempérant croit que les choses qu’il désire
sont bonnes. L’incontinent pèche donc plus grièvement que l’intempérant.
Réponse à l’objection N°1 : L’ignorance de l’intellect
précède quelquefois l’inclination de l’appétit et la produit. Alors plus
l’ignorance est grande et plus elle diminue le péché, et même elle l’excuse
totalement, quand elle produit l’involontaire. D’autres fois l’ignorance de la
raison suit l’inclination de l’appétit. Plus cette ignorance est profonde et
plus le péché est grave, parce qu’elle montre que l’inclination de l’appétit
est plus forte. Or, l’ignorance de l’incontinent aussi bien que de
l’intempérant provient de ce que l’appétit est porté vers une chose, soit par
la passion, comme dans l’incontinent, soit par l’habitude, comme dans
l’intempérant. Mais l’ignorance de l’intempérant est par là même plus grande
que celle de l’incontinent ; d’abord quant à la durée, parce que dans
l’incontinent cette ignorance dure seulement autant que la passion elle-même,
comme un accès de fièvre quarte dure autant de temps que la commotion des
humeurs. Au contraire l’ignorance de l’intempérant dure constamment à cause de
la permanence de l’habitude. C’est pourquoi on l’assimile à une phtisie ou à
toute autre maladie continue, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 8). Sous un
autre rapport l’ignorance de l’intempérance l’emporte quant à son objet. Car
l’ignorance de l’incontinent se rapporte à un acte particulier qui est l’objet
de son élection. Ainsi il pense qu’il doit pour le moment s’attacher à tel ou
tel moyen, au lieu que l’ignorance de l’intempérant porte sur la fin, car il
juge qu’elle consiste dans l’objet qu’il désire, afin de suivre ses convoitises
d’une manière effrénée. C’est ce qui fait dire au philosophe (Eth., liv. 7, chap. 7 et 8) que
l’incontinent vaut mieux que l’intempérant, parce qu’il ne porte pas atteinte
au premier principe, c’est-à-dire qu’il conserve une juste idée de la fin.
Objection N°2. Plus un péché est grave, et plus il paraît difficile
à guérir. C’est ce qui fait dire que les péchés contre l’Esprit-Saint, qui sont
les plus graves, sont irrémissibles. Or, le péché d’incontinence parait être
plus incurable que le péché d’intempérance. Car on détourne quelqu’un du mal
par des avertissements et des corrections qui paraissent être absolument
inutiles à l’incontinent, qui sait qu’il agit mal et qui n’en agit pas moins de
la sorte, tandis qu’un avertissement peut produire de l’effet sur
l’intempérant, qui pense qu’il fait bien. Il semble donc que l’incontinent
pèche plus grièvement que l’intempérant.
Réponse à l’objection N°2 : Pour détruire l’incontinence la
connaissance seule ne suffit pas, mais il faut encore le secours intérieur de
la grâce qui mitigé la concupiscence. On emploie aussi comme remède extérieur
l’avertissement et la correction, qui sont les moyens
par lesquels on commence à résister à la concupiscence et qui affaiblissent son
action, comme nous l’avons dit (quest. 142, art. 2). L’intempérant peut être
guéri de la même manière, mais sa guérison est plus difficile pour deux motifs.
Le premier vient de la raison qui est corrompue à l’égard de l’idée qu’elle se
fait de la fin dernière, qui est dans la pratique ce que les principes sont
dans les sciences de démonstration. Par conséquent, comme on ramène plus
difficilement à la vérité celui qui erre à l’égard des principes, de même dans
la pratique celui qui erre sur la fin est plus difficile à convertir. Le second
vient de l’inclination de l’appétit. Celle qui existe dans l’intempérant
provient de l’habitude qu’il est difficile de détruire, au lieu que
l’inclination de l’incontinent vient de la passion que l’on peut plus
facilement réprimer.
Objection N°3. On pèche d’autant plus grièvement qu’on se livre à
des passions plus violentes. Or, l’incontinent obéit à une passion plus forte
que l’intempérant, parce qu’il a des passions et des désirs ardents que n’a pas
toujours l’intempérant. Il pèche donc plus que ce dernier.
Réponse à l’objection N°3 : La passion de la volonté qui
augmente le péché est plus forte dans l’intempérant que dans l’incontinent,
comme on le voit d’après ce que nous avons dit (dans le corps de cet article.).
Mais la passion de la concupiscence de l’appétit sensitif est quelquefois plus
vive dans l’incontinent, parce que l’incontinent ne pèche que d’après un désir
violent, au lieu qu’une légère concupiscence fait pécher l’intempérant et que
quelquefois même il la prévient. C’est pourquoi Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 7 et 8) : que nous
blâmons davantage l’intempérant, parce qu’il recherche ses plaisirs sans que la
concupiscence l’y pousse, ou quand elle agit sur lui faiblement. Car,
ajoute-t-il, que ferait-il s’il éprouvait une passion violente ?
Mais c’est le contraire. L’impénitence aggrave tout péché. C’est
ce qui fait dire à saint Augustin (Lib.
de verb. Dom., serm. 1,
chap. 12 et 13) que l’impénitence est un péché contre l’Esprit-Saint. Or, comme
le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 7 et 8) : L’intempérant
n’est pas sujet à se repentir, car n persévère dans ses déterminations : au
lieu que l’incontinent est toujours susceptible d’éprouver quelque regret.
L’intempérant pèche donc plus grièvement que l’incontinent.
Conclusion L’intempérant pèche beaucoup plus grièvement que
l’incontinent puisqu’il pèche par habitude, tandis que l’autre pèche par
passion.
Il faut répondre que le péché, d’après saint Augustin (Lib. de duab. anim., chap. 10 et 11), consiste
principalement dans la volonté. Car c’est la volonté qui fait que l’on pèche et
que l’on vit droitement. C’est pourquoi le péché est plus grave quand la
volonté a plus d’inclination pour le commettre. Or, dans celui qui est
intempérant, la volonté se porte au mal d’après son élection propre qui résulte
d’une habitude formée par la coutume, au lieu que dans l’incontinent la volonté
est portée au péché par la passion. Et comme la passion passe rapidement,
tandis que l’habitude est une qualité qui change difficilement, il s’ensuit que
l’incontinent se repent immédiatement, dès que la passion n’existe plus ; ce qui
n’arrive pas à l’égard de l’intempérant. Au contraire il se réjouit d’avoir
péché, parce que l’acte du péché lui est devenu naturel par suite de
l’habitude. C’est de ces pécheurs que le Sage dit (Prov., 2, 14) : Qu’ils se
réjouissent quand ils ont fait le mal et qu’ils tressaillent au milieu des
actions les plus infâmes. D’où il est évident que l’intempérant est bien
plus coupable que l’incontinent, comme le dit encore le philosophe (Eth., liv. 7, chap. 7).
Objection N°1. Il semble que
celui qui est incontinent à l’égard de la colère soit pire que celui qui est
incontinent à l’égard de la concupiscence. Car l’incontinence paraît d’autant
plus légère qu’il est plus difficile de résister à la passion. C’est ce qui
fait dire à Aristote (Eth., liv. 7, chap. 7) : Si on se laisse
vaincre par des jouissances ou par des peines portées au dernier degré de
vivacité ou de violence, cela n’a rien de surprenant, on mérite au contraire de
l’indulgence. Or, comme l’a dit Héraclite, il est plus difficile de combattre
contre la concupiscence que contre la colère. Par conséquent l’incontinence de
la concupiscence est plus légère que celle de la colère.
Réponse à l’objection N°1 : Il est plus difficile de
combattre constamment contre la délectation que contre la colère, parce que la
concupiscence est plus continue ; mais momentanément il est plus difficile de
résister à la colère à cause de son impétuosité.
Objection N°2. Si la passion enlève totalement l’usage de la
raison par suite de sa violence, on est absolument exempt de péché, comme on le
voit dans celui que la passion fait tomber en démence. Or, il reste plus de
raison dans celui qui est incontinent sous le rapport de la colère, que dans
celui qui l’est sous le rapport de la concupiscence. Car celui qui est irrité
écoute encore quelque peu la raison, tandis que l’autre ne l’écoute point du
tout, comme on le voit (Eth., liv. 7, chap. 6). Celui qui n’est pas
maître de sa colère est donc pire que celui qui n’est pas maître de ses désirs.
Réponse à l’objection N°2 : On dit que la concupiscence est
dépourvue de raison, non parce qu’elle enlève totalement l’usage de cette
faculté, mais parce qu’elle ne procède en rien d’après son jugement, et c’est
ce qui la rend plus honteuse.
Objection N°3. Plus un péché est grave et plus il est dangereux.
Or, l’incontinence de la colère parait être plus dangereuse, parce qu’elle mène
l’homme à un plus grand péché, c’est-à-dire à l’homicide, qui est un péché plus
grave que l’adultère auquel conduit l’incontinence de la concupiscence.
L’incontinence de la colère est donc plus grave que l’incontinence de la
concupiscence.
Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement s’appuie sur les
excès auxquels celui qui n’est pas maître de sa colère peut être entraîné.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 6) que l’incontinence de la colère est moins
honteuse que celle de la concupiscence.
Conclusion Quoique l’incontinence de la concupiscence soit plus
honteuse que celle de la colère d’après la nature de la passion, cependant, par
rapport au mal qui s’ensuit, l’incontinence de la colère est plus grave que
celle de la concupiscence.
Il faut répondre
que le péché d’incontinence peut se considérer de deux manières : 1° Du côté de
la passion qui triomphe de la raison. En ce sens l’incontinence de la
concupiscence est plus honteuse que celle de la colère, parce que le mouvement
de la concupiscence est plus déréglé que celui de cette dernière passion. Et
cela pour quatre raisons qu’Aristote indique (Eth., liv. 7, loc. cit.) :
1° Parce que le mouvement de la colère participe d’une certaine manière à la
raison, en ce sens que celui qui est irrité tend à se venger de l’injure qu’on
lui a faite ; ce que la raison approuve d’une certaine façon, mais non d’une
manière parfaite, parce qu’il n’a pas l’intention de se venger, comme il le
faudrait ; au lieu que le mouvement de la concupiscence est totalement conforme
aux sens et ne se rapporte aucunement à la raison. 2° Parce que le mouvement de
la colère résulte davantage de la complexion du corps, par suite de la rapidité
du mouvement de la bile qui excite cette passion. Par conséquent celui qui est
porté à la colère par sa complexion naturelle se fâche plus facilement que
celui qui est disposé à la concupiscence, ne convoite. C’est pour cela que la
colère passe plus facilement des pères aux enfants que la concupiscence. Or, ce
qui provient de la disposition naturelle du corps est plus digne d’indulgence.
3° Parce que la colère cherche à agir au grand jour, tandis que la
concupiscence cherche l’ombre et s’insinue furtivement. 4° Parce que celui qui
obéit à la concupiscence trouve du plaisir dans son action, au lieu que celui
qui est irrité est en quelque sorte contraint par une sorte de tristesse
antérieure. — 2° On peut considérer le péché d’incontinence par rapport au mal
dans lequel on tombe en s’écartant de la raison. A ce point de vue
l’incontinence de la colère est ordinairement plus grave, parce qu’elle mène à
des actes qui font du tort au prochain.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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