Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question
157 : De la clémence et de la mansuétude
Nous avons
maintenant à nous occuper de la clémence et de la mansuétude et des vices qui
leur sont opposés. — A l’égard de ces vertus quatre questions se présentent :
1° La clémence et la mansuétude sont-elles une même chose ? (La mansuétude
modère la colère, la clémence mitige les peines, autant que la justice le lui
permet.) — 2° Sont-elles l’une et l’autre une vertu ? — 3° Sont-elles l’une et
l’autre une partie de la tempérance ? — 4° L’emportent-elles sur les autres
vertus ?
Article 1 :
La clémence et la mansuétude sont-elles absolument une chose ?
Objection
N°1. Il semble que la clémence et la
mansuétude soient absolument une même chose. Car la mansuétude modère la
colère, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap.
5), et la colère désire la vengeance. Par conséquent puisque la clémence est la
douceur du supérieur envers l’inférieur à l’égard des peines qu’il lui
applique, comme le dit Sénèque (De clem., liv. 2, chap. 3), et que la
vengeance s’exerce au moyen des peines, il semble que la clémence et la
mansuétude soient une même chose.
Réponse à l’objection N°1 :
La mansuétude a pour objet propre le désir même de la vengeance, au lieu que la
clémence se rapporte aux peines que l’on inflige extérieurement pour se venger.
Objection N°2. Cicéron dit (De invent., liv. 2) que la
clémence est une vertu par laquelle l’âme portée témérairement à la haine de
quelqu’un est retenue par la douceur. Il semble par là que la clémence modère
la haine. Or, la haine, comme le dit saint Augustin (Epist. 211), est produite par la colère à laquelle se rapportent la
mansuétude et la clémence. Il semble donc que la mansuétude et la clémence
soient absolument la même chose.
Réponse à l’objection N°2 :
L’affection de l’homme est portée à diminuer les choses qui ne lui plaisent pas
par elles-mêmes. Ainsi par là même qu’on aime quelqu’un, il en résulte que son
châtiment ne plaît pas par lui-même ; on ne l’accepte que par rapport à une
autre chose, telle que la satisfaction de la justice, ou la correction de celui
qui a prévariqué. C’est pourquoi l’amour fait qu’on est disposé à affaiblir la
peine (ce qui est l’effet de la clémence), au lieu que la haine empêche d’agir
ainsi. C’est pour cette raison que Cicéron dit que l’esprit porté à la haine, c’est-à-dire à punir trop sévèrement, est retenu par la clémence, qui
l’empêche d’infliger des peines trop dures ; non que la clémence modère
directement la haine, mais le châtiment.
Objection N°3. Le même vice n’est
pas contraire à différentes vertus. Or, c’est le même vice, la cruauté qui est
opposée à la mansuétude et à la clémence. Il semble donc que la mansuétude et
la clémence soient absolument la même chose.
Réponse à l’objection N°3 :
Le vice de la colère qui implique un excès d’emportement est proprement opposé
à la mansuétude qui se rapporte directement à cette passion ; au lieu que la
cruauté implique un excès dans la punition. C’est ce qui fait dire à Sénèque (De clem., liv. 2, chap.
4) qu’on appelle cruels ceux qui ont un motif pour punir, mais qui n’observent
dans leur punition aucune mesure. Quant à ceux qui prennent plaisir aux
châtiments des hommes pour ces châtiments eux-mêmes, sans motif, on peut dire
que ce sont des sauvages ou des barbares, parce qu’ils ont perdu en quelque
sorte ce sentiment humain qui fait quo l’homme aime naturellement son semblable.
Mais c’est le contraire. D’après
la définition de Sénèque (loc. cit.),
la clémence est la douceur du supérieur envers l’inférieur. La mansuétude
n’existe pas seulement du supérieur à l’inférieur, mais d’égal à égal. Elles ne
sont donc pas absolument une même chose.
Conclusion Quoique la mansuétude,
selon qu’elle modère la colère, concoure au même effet que la clémence,
cependant elle en diffère parce que la clémence modère la punition extérieure
et la mansuétude la passion intérieure.
Il faut répondre que, comme le
dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 3), la vertu morale a
pour objet les passions et les actions. Les passions intérieures sont les
principes des actions extérieures ou elles les empêchent. C’est pourquoi les
vertus qui règlent les passions concourent d’une certaine manière au même effet
que les vertus qui règlent les actions, quoiqu’elles diffèrent d’espèce. Ainsi
il appartient à la justice proprement dite de détourner l’homme du vol, auquel
il est porté par l’amour ou le désir déréglé des richesses que la libéralité
modère. Par conséquent la libéralité concourt avec la justice à cet effet qui
consiste à s’abstenir de voler. C’est aussi ce que l’on peut observer au sujet
de la thèse actuelle. Car la passion de la colère porte à infliger des peines
plus fortes, tandis qu’il appartient au contraire directement à la clémence de
les diminuer : ce que l’excès de la colère pourrait à la vérité empêcher. C’est
pourquoi la mansuétude, selon qu’elle met un frein à l’impétuosité de la
colère, concourt au même effet que la clémence. Cependant elles diffèrent l’une
de l’autre, en ce que la clémence modère la punition extérieure, tandis que la
mansuétude proprement dite diminue la passion de la colère.
Article 2 : La
clémence et la mansuétude sont-elles des vertus ?
Objection
N°1. Il semble que ni la clémence, ni la
mansuétude ne soient une vertu. Car aucune vertu n’est opposée à une autre. Or,
elles paraissent l’une et l’autre opposées à la sévérité qui est une vertu.
Elles ne sont donc pas des vertus.
Réponse à l’objection N°1 :
La mansuétude n’est pas opposée directement à la sévérité ; car la mansuétude a
pour objet la colère, au lieu que la sévérité se rapporte à l’infliction des peines
extérieures. Par conséquent, sous ce rapport, elle paraîtrait plutôt opposée à
la clémence, qui regarde les punitions extérieures, comme nous l’avons dit
(art. préc.). Cependant elle ne lui est pas contraire
réellement, parce que l’une et l’autre se règlent d’après la droite raison. Car
la sévérité est inflexible dans l’application des peines, quand la droite
raison l’exige, et la clémence ne diminue les châtiments que d’après cette même
raison, c’est-à-dire quand il le faut et en faveur de ceux qui le méritent.
Elles ne sont donc pas opposées, puisqu’elles ne se rapportent pas au même
objet.
Objection N°2. La vertu est
altérée par ce qui excède et par ce qui diminue. Or, la clémence aussi bien que
la mansuétude consistent dans une certaine diminution. Car la clémence
affaiblit les peines et la mansuétude diminue la colère. Elles ne sont donc ni
l’une ni l’autre des vertus.
Réponse à l’objection N°2 :
L’habitude, qui tient le milieu dans la colère, n’a pas de nom, comme l’observe
Aristote (Eth., liv. 4, chap. 5). C’est pourquoi la
vertu qu’on désigne sous le nom de mansuétude tire son nom de la diminution de
la colère, parce que la vertu est plus rapprochée de ce qui affaiblit cette
passion que de ce qui la surexcite. Car il est plus naturel à l’homme de
désirer la vengeance des injures qu’on lui a faites que de s’en départir, parce
qu’il n’y a pas d’injures qui paraissent trop petites à celui qui les reçoit,
comme le dit Salluste (in Conj. Catil., ant. med. orat. Cæsar.).
Quant à la clémence, elle diminue les peines, non par rapport à ce qui est
conforme à la droite raison, mais par rapport à ce qui est conforme à la loi
commune (La loi commune peut être quelquefois trop sévère, et c’est pour ce
motif que la clémence l’adoucit sans se mettre en opposition avec la raison.)
qui règle la justice. Pour des considérations particulières, elle affaiblit la
peine en décidant que l’homme ne doit pas être puni davantage. C’est ce qui
fait dire à Sénèque (De clem., liv. 2, chap. ult.) : La clémence fait qu’on
prononce que ceux qu’on délivre n’ont pas dû souffrir autre chose, au lieu que
le pardon est la remise de la peine qui était due. D’où il est évident que la
clémence est à la sévérité ce que l’épikie est à la justice légale, dont la
sévérité est une partie qui se rapporte à la détermination des peines d’après
la loi. Cependant la clémence diffère de l’épikie, comme nous le verrons (art. suiv., Réponse N°1).
Objection N°3. La mansuétude ou
la douceur est mise au nombre des béatitudes (Matth.,
chap. 5) et des fruits (Gal., chap. 5).
Or, les vertus diffèrent des béatitudes et des fruits, par conséquent la
mansuétude n’est pas une vertu.
Réponse à l’objection N°3 :
Les béatitudes sont les actes des vertus, et les fruits sont les jouissances
que ces actes produisent. C’est pourquoi rien n’empêche que la mansuétude ne
soit tout à la fois une vertu, une béatitude et un fruit.
Mais c’est le contraire. Sénèque
dit (De clem.,
liv. 2, chap. 5) que tous les hommes de bien ont la clémence et la douceur. Or,
la vertu est proprement ce qui appartient aux gens de bien ; car elle est ce
qui rend bon celui qui la possède, et qui rend bonnes ses actions, comme on le
voit (Eth., liv. 2, chap. 6). La clémence et la
mansuétude sont donc des vertus.
Conclusion La clémence et la
mansuétude sont des vertus par lesquelles nous réglons les mouvements de la
colère, conformément à la droite raison.
Il faut répondre que l’essence de
la vertu morale consiste en ce que l’appétit soit soumis à la raison, comme on
le voit dans Aristote (Eth., liv. 1, chap. ult.). C’est ce qui a
lieu pour la clémence aussi bien que pour la mansuétude. Car la clémence, en
diminuant les peines, s’en rapporte à la raison, comme le dit Sénèque (De clem., liv. 2, chap.
5). De même la mansuétude modère la colère conformément à la droite raison,
comme le dit le philosophe (Eth., liv. 4, chap.
5). D’où il est manifeste que la clémence, aussi bien que la mansuétude, sont
des vertus.
Article 3 : La
clémence et la mansuétude sont-elles des parties de la tempérance ?
Objection
N°1. Il semble que la clémence et la
mansuétude ne soient pas des parties de la tempérance ; car la clémence diminue
les peines, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or,
Aristote attribue cet effet à l’épikie (Eth., liv. 5, chap.
10), qui appartient à la justice, ainsi que nous l’avons vu (quest. 120, art.
2). Il semble donc que la clémence ne soit pas une partie de la tempérance.
Réponse à l’objection N°1 :
Dans la diminution des peines, il y a deux choses à considérer. L’une, c’est
que la diminution des peines se fasse selon l’intention du législateur,
quoiqu’elle ne soit pas conforme aux paroles de la loi, et sous ce rapport elle
appartient à l’épikie. L’autre est cette modération de volonté qui fait que
l’homme n’use pas de tout son pouvoir en punissant ; ce qui appartient
proprement à la clémence. C’est pour cela que Sénèque dit (De clem., liv. 2, chap.
3) que la clémence est la tempérance que met l’esprit dans l’usage du pouvoir
qu’il a de se venger. Cette modération provient d’une certaine bonté de cœur
qui fait qu’on déteste tout ce qui peut contrister les autres. C’est ce qui
fait dire au même philosophe (loc. cit.),
que la clémence est une certaine douceur de caractère. Au contraire,
l’austérité paraît être le propre de celui qui ne craint pas de contrister ses
semblables.
Objection N°2. La tempérance a
pour objet les concupiscences. Or, la mansuétude et la clémence ne se
rapportent pas à la concupiscence, mais plutôt à la colère et à la vengeance.
On ne doit donc pas en faire des parties de la tempérance.
Réponse à l’objection N°2 :
L’adjonction des vertus secondaires aux vertus principales se considère plutôt
d’après le mode de la vertu qui est en quelque sorte sa forme que d’après la
matière. Or, la mansuétude et la clémence ont le même mode que la tempérance,
comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), quoiqu’elles n’aient
pas la même matière.
Objection N°3. Sénèque dit (De clem., liv. 2, chap.
4) : Ce qui fait qu’on prend plaisir à la cruauté, nous pouvons l’appeler
folie. Or, ceci est opposé à la clémence et à la mansuétude. Par conséquent,
puisque la folie est opposée à la prudence, il semble que la clémence et la
mansuétude soient plutôt des parties de la prudence que de la tempérance.
Mais c’est le contraire. Sénèque
dit (De clem.,
liv. 2, chap. 3) que la clémence est la tempérance que met l’esprit dans le
pouvoir qu’il a de se venger. Cicéron (De
invent., liv. 2) fait aussi de la clémence
une partie de la tempérance.
Conclusion La clémence et la
douceur ayant pour objet de régler la concupiscence, sont jointes à la vertu de
la tempérance, comme ses parties potentielles.
Il faut répondre que l’on assigne
aux vertus principales, comme parties potentielles, celles qui les imitent dans
leurs conditions secondaires, quant au mode d’où elles tirent principalement
leur mérite et d’où elles reçoivent leur nom. C’est ainsi que le mode et le nom
de la justice consistent dans une certaine égalité ; ceux de la force, dans une
certaine fermeté de l’âme ; ceux de la tempérance, dans un certain frein, au
moyen duquel elle arrête les désirs les plus violents des jouissances du tact.
La clémence et la mansuétude ayant également pour objet d’imposer un frein,
puisque la clémence diminue les peines et que la mansuétude mitige la colère,
comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 1 et 2 préc.),
il s’ensuit qu’elles sont adjointes l’une et l’autre à la tempérance comme à
leur vertu principale, et que par conséquent elles sont des parties de cette
vertu.
Réponse à l’objection N°3 :
Le mot folie (insania)
se dit de l’altération de la santé (sanitas). Car, comme la santé du corps est altérée par là
même qu’il n’a plus la complexion que requiert son espèce, de même on dit que
l’âme est folle par là même qu’elle s’écarte des lois qui sont propres à
l’espèce humaine, ce qui arrive par rapport à la raison, comme quand on perd
l’usage de cette faculté, et par rapport à la puissance appétitive, comme quand
on perd le sentiment humain, d’après lequel l’homme aime naturellement ses
semblables, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap.
1). Or, la folie qui détruit l’usage de la raison est contraire à la prudence.
Mais si quelqu’un vient à se réjouir des peines des autres hommes, on dit aussi
que c’est de la folie, parce qu’il paraît par là privé des sentiments humains
qui produisent la clémence.
Article 4 :
La clémence et la mansuétude sont-elles les plus excellentes vertus ?
Objection
N°1. Il semble que la clémence et la
mansuétude soient les meilleures vertus. Car le mérite de la vertu consiste
principalement en ce qu’elle met l’homme en rapport avec la béatitude, qui
consiste dans la connaissance de Dieu. Or, c’est la mansuétude principalement
qui donne à l’homme la connaissance de Dieu. Car il est dit (Jac., 1, 21) : Recevez
avec mansuétude la parole qui a été entée en vous. Et ailleurs (Ecclésiastique, 5, 13) : Soyez doux pour écouter la parole de Dieu.
Et saint Denis ajoute (Epist. 8) :
Que Moïse a été jugé digne de voir Dieu à cause de sa grande mansuétude. La
mansuétude est donc la plus excellente des vertus.
Réponse à l’objection N°1 :
La mansuétude prépare l’homme à la connaissance de Dieu, en écartant de lui ce
qui y fait obstacle, et cela de deux manières : 1° en rendant l’homme maître de
lui-même par l’affaiblissement de la colère, comme nous l’avons dit (dans le
corps de cet article.) ; 2° parce que le propre de la mansuétude, c’est de ne
pas contredire la vérité, ce que font le plus souvent ceux qui sont émus par la
colère. C’est pourquoi saint Augustin dit (De
doct. christ.,
liv. 2, chap. 7 ) : Que la douceur consiste à ne pas contredire les saintes
Ecritures, soit qu’on les comprenne et qu’on voie qu’elles censurent nos vices,
soit qu’on ne les comprenne pas, et que par suite on suppose que l’on pourrait
être plus sage et donner de meilleurs préceptes.
Objection N°2. Plus une vertu
paraît être excellente, et plus elle est agréable à Dieu et aux hommes. Or, la
mansuétude paraît être la vertu la plus agréable à Dieu ; car l’Ecriture dit (Ecclésiastique, 1, 34) : Ce qui est agréable à Dieu, c’est la foi et
la mansuétude. C’est pourquoi le Christ nous invite tout spécialement à
imiter sa mansuétude, en disant (Matth., 11, 29) : Apprenez de moi que je suis doux et humble
de cœur. Et saint Hilaire dit (can. 4
in Matth.) : Que le Christ habite en nous par la
mansuétude de notre âme. Elle est aussi très agréable aux hommes. C’est
pourquoi l’Ecclésiastique dit (3, 19) : Mon
fils, accomplissez vos œuvres avec mansuétude, et vous vous attirerez
non-seulement l’estime, mais encore la gloire des hommes. C’est aussi pour
cette raison que le Sage dit (Prov., 20,
28) : Que le trône du roi est affermi par
la clémence. La mansuétude et la clémence sont donc les meilleures vertus.
Réponse à l’objection N°2 :
La mansuétude et la clémence rendent l’homme agréable à Dieu et à ses
semblables, selon qu’elles concourent au même effet que la charité, qui est la
plus grande des vertus, en adoucissant les peines du prochain.
Objection N°3. D’après saint
Augustin (De serm.
Dom., liv. 1, chap. 2), ceux qui sont doux, ce sont ceux qui cèdent aux
injustices et qui ne résistent pas au mal, mais qui triomphent du mal par le
bien. Or, il semble que ces caractères appartiennent à la miséricorde ou à la
piété, qui parait être la meilleure des vertus ; car, à l’occasion de ces
paroles de l’Apôtre (1 Tim., chap. 4)
: La piété est utile à tout, la glose
de saint Ambroise dit : Que la religion chrétienne consiste en somme dans la
piété. Donc la mansuétude et la clémence sont les plus grandes vertus.
Réponse à l’objection N°3 :
La miséricorde et la piété s’accordent en effet avec la mansuétude et la
clémence, en ce qu’elles concourent au même effet, qui consiste à empêcher le
mal du prochain ; mais elles diffèrent par rapport au motif. Car la piété
l’empêche, d’après le respect que nous avons pour quelqu’un qui est au-dessus
de nous, comme Dieu ou nos parents, et la miséricorde éloigne les maux du
prochain, parce qu’on s’en attriste dans le sens qu’on les considère comme ses
maux propres, ainsi que nous l’avons dit (quest. 30, art. 2) ; ce qui provient
de l’amitié, qui fait que les amis partagent leurs joies et leurs peines. Au
contraire, la mansuétude agit ainsi, en calmant la colère, qui porte à la
vengeance, et la clémence le fait par bonté de cœur, parce qu’elle pense qu’il
est juste qu’on ne soit pas puni davantage.
Mais c’est le contraire. Car
elles ne sont pas des vertus principales, mais elles sont adjointes à une autre
vertu qui l’emporte sur elles.
Conclusion La clémence et la
mansuétude sont les meilleures vertus sous un rapport, c’est-à-dire comme
dispositions.
Il faut répondre que rien n’empêche qu’il n’y ait des
vertus qui ne soient pas les plus excellentes absolument ni sous tous les
rapports, mais qui le soient sous un rapport et dans un genre. Ainsi, il n’est
pas possible que la clémence et la mansuétude soient les meilleures vertus
absolument, parce que leur mérite consiste en ce qu’elles éloignent du mal,
c’est-à-dire en ce qu’elles diminuent la colère ou la peine. Or, il est plus
parfait de faire le bien que d’éviter le mal. C’est pourquoi les vertus qui se
rapportent absolument au bien, comme la foi, l’espérance et la charité, ainsi
que la prudence et la justice, sont absolument supérieures à la clémence et à
la mansuétude. Mais rien n’empêche que, sous un rapport, ces deux dernières
vertus n’aient une certaine supériorité sur celles qui résistent aux affections
mauvaises. Car la colère, que la mansuétude adoucit, est la passion qui empêche
le plus, par son impétuosité, l’esprit de l’homme de juger librement la vérité.
C’est pour cela que la mansuétude est la vertu qui contribue le plus à rendre
l’homme maître de lui-même. C’est ce qui fait dire au Sage (Ecclésiastique, 10, 31) : Mon fils, conservez votre âme dans la
mansuétude. Mais les concupiscences des délectations du tact étant plus
honteuses et souillant l’âme d’une manière plus continue, il en résulte que la
tempérance est une vertu plus principale, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (quest. 141, art. 7, Réponse N°2). Quant à la clémence, qui a pour
objet la diminution des peines, elle paraît se rapprocher le plus de la
charité, qui est la première des vertus, et qui nous porte à faire du bien au
prochain et à détourner de lui les maux dont il est menacé.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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