Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 159 : De la cruauté

 

            Après avoir parlé de la colère, nous avons à nous occuper de la cruauté. — A cet égard deux questions se présentent : 1° La cruauté est-elle opposée à la clémence ? — 2° Diffère-t-elle de la férocité ou de l’inhumanité ?

 

Article 1 : La cruauté est-elle opposée à la clémence ?

 

Objection N°1. Il semble que la cruauté ne soit pas opposée à la clémence. Car Sénèque dit (De clem., liv. 2, chap. 4) qu’on appelle cruels ceux qui dépassent la mesure en punissant ; ce qui est contraire à la justice. Or, la clémence n’est pas une partie de la justice, mais de la tempérance. Par conséquent la cruauté ne paraît pas lui être opposée.

Réponse à l’objection N°1 : Comme la diminution des peines qui est conforme à la raison appartient à l’épikie, au lieu que la douceur de caractère qui y porte l’homme appartient à la clémence ; de même l’excès du châtiment par rapport à l’acte extérieur, appartient à l’injustice ; mais par rapport à l’austérité de l’âme qui fait qu’on est disposé à ajouter aux peines, il appartient à la cruauté.

 

Objection N°2. Le prophète dit (Jérem., vi, 23) : Il est cruel et il sera sans compassion. Ainsi il semble que la cruauté soit opposée à la miséricorde. Or, la miséricorde n’est pas la même chose que la clémence, comme nous l’avons dit (quest. 157, art. 4, Réponse N°3). La cruauté n’est donc pas opposée à cette dernière vertu.

Réponse à l’objection N°2 : La miséricorde et la clémence sont d’accord en ce que l’une et l’autre fuient et abhorrent la misère d’autrui ; mais non de la même manière. Car il appartient à la miséricorde de venir en aide aux malheureux en leur accordant un bienfait ; au lieu qu’il appartient à la clémence d’adoucir leur sort en les délivrant des peines auxquelles ils ont été condamnés. Et comme la cruauté implique un excès dans le châtiment, elle est plus directement opposée à la clémence qu’à la miséricorde. Cependant, à cause de l’analogie qu’il y a entre ces vertus, quelquefois on prend la cruauté pour le défaut de miséricorde.

 

Objection N°3. La clémence se considère par rapport à la manière dont on inflige les peines, comme nous l’avons vu (quest. 157, art. 1). Or, la cruauté se considère dans la soustraction des bienfaits, d’après ces paroles de l’Ecriture (Prov., 11, 17) : Celui qui est cruel rejette même ses proches. La cruauté n’est donc pas opposée à la clémence.

Réponse à l’objection N°3 : La cruauté est prise en cet endroit pour le défaut de miséricorde, auquel il appartient de ne pas répandre de bienfaits. — D’ailleurs on pourrait dire que la soustraction d’un bienfait est elle-même une peine.

 

Mais c’est le contraire. Sénèque dit (De clem., liv. 2, chap. 4) que la clémence a pour contraire la cruauté, qui n’est rien autre chose que la barbarie qu’on met dans les châtiments.

 

Conclusion Puisque la cruauté suppose de la dureté dans les châtiments qu’on inflige, au lieu que la clémence implique une certaine douceur qui fait qu’on remet ou qu’on adoucit les peines, il est par là même évident que la cruauté est opposée à la clémence.

Il faut répondre que le mot de cruauté (crudelitas) paraît venir du mot crudité (cruditas). Ainsi, comme les aliments qui sont cuits et bien préparés ont ordinairement une saveur douce et suave, de même ceux qui sont crus ont une saveur horrible et désagréable. Or, nous avons dit (quest. 157, art. 3, Réponse N°1, et art. 4, Réponse N°3) que la clémence implique une certaine douceur de caractère qui fait qu’on diminue les peines. Par conséquent, la cruauté est directement opposée à la clémence.

 

Article 2 : La cruauté diffère-t-elle de la férocité ou de l’inhumanité ?

 

Objection N°1. Il semble que la cruauté ne diffère pas de la férocité ou de l’inhumanité. Car il n’y a qu’un vice qui soit opposé sous le même rapport à la même vertu. Or, la férocité et la cruauté sont contraires à la clémence par excès. Il semble donc qu’elles ne fassent qu’une même chose.

Réponse à l’objection N°1 : La clémence est une vertu humaine ; par conséquent la cruauté, qui est la malice humaine, lui est directement opposée. Mais l’inhumanité ou la férocité est contenue sous la bestialité ; par conséquent elle n’est pas directement opposée à la clémence, mais à une vertu plus élevée qu’Aristote appelle héroïque ou divine (Eth., liv. 7 in princ.), et qui, d’après nous, semble appartenir aux dons de l’Esprit-Saint. On peut donc dire que la férocité est directement opposée au don de piété.

 

Objection N°2. Saint Isidore dit (Etym., liv. 10, ad litt. S) que le mot sévère (severus) signifie en quelque sorte (sævus et verus) vrai et féroce, parce qu’il observe la justice sans commisération. Par conséquent la férocité paraît exclure la remise de la peine dans les jugements ; ce qui appartient à la commisération. Or, nous avons dit (art. préc., Réponse N°1) que c’était là ce qui caractérisait la cruauté. La cruauté est donc la même chose que la férocité.

Réponse à l’objection N°2 : On n’appelle pas sévère celui qui est absolument inhumain, car cette dernière expression désigne un vice, mais on donne à la sévérité par analogie l’épithète de féroce (sævus), parce qu’elle ne diminue pas la peine.

 

Objection N°3. Comme il y a un vice opposé à la vertu par excès, de même il y en a un aussi qui lui est opposé par défaut, et ce vice est contraire à la vertu qui consiste dans le milieu et au vice qui consiste dans l’excès. Or, le même vice qui pèche par défaut est opposé à la cruauté et à la férocité ; c’est le relâchement ou la faiblesse. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 20, chap. 8) : Qu’on ait de l’amour, mais qu’il ne soit pas énervant ; de la rigueur, mais qu’elle n’ait rien d’excessif ; du zèle, mais qu’il ne sévisse pas déréglément ; de la commisération, mais qu’elle n’épargne pas plus qu’il ne convient. La férocité est donc la même chose que la cruauté.

Réponse à l’objection N°3 : La remise de la peine n’est pas un vice, à moins qu’on ne transgresse l’ordre de la justice d’après lequel on devrait être puni pour une faute que la cruauté châtie trop rudement. Mais la férocité ne tient point du tout compte de cet ordre. C’est pourquoi la remise du châtiment est directement opposée à la cruauté, et non à la férocité.

 

Mais c’est le contraire. Sénèque dit (De clem., liv. 2, chap. 4) que celui qui n’a pas été blessé et qui n’est point irrité contre celui qui l’a offensé ne reçoit pas le nom de cruel, mais on dit qu’il est féroce ou inhumain.

 

Conclusion La cruauté diffère de la férocité, comme la malice humaine de la bestialité.

Il faut répondre que le mot de férocité (sævitia, feritas) est emprunté par analogie aux bêtes (feræ) qu’on appelle aussi féroces (sævæ). Car ces animaux nuisent aux hommes en dévorant leur chair, sans motif de justice, puisqu’il n’y a que les êtres raisonnables qui puissent s’élever à cette vertu. C’est pourquoi, dans son sens propre, on appelle férocité ou inhumanité ce sentiment d’après lequel on ne considère pas dans les châtiments qu’on inflige la faute de celui qu’on punit, mais seulement le plaisir qu’on a de le faire souffrir. Ainsi il est évident que ce vice est une sorte de bestialité. Car ce plaisir n’est pas humain, mais c’est la jouissance de la brute, provenant soit d’une mauvaise coutume, soit de la corruption de la nature, comme les autres affections brutales du même genre. — Au contraire, la cruauté considère la faute de celui qu’elle punit, mais elle ne considère pas que cela, et elle dépasse les bornes dans les châtiments qu’elle inflige. C’est pourquoi la cruauté diffère de la férocité ou de l’inhumanité, comme la malice humaine diffère de la bestialité, selon l’expression d’Aristote (Eth., liv. 7, chap. 5).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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