Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 160 : De la modestie
Nous avons
ensuite à nous occuper de la modestie. — Nous parlerons : 1° de la modestie en
général ; 2° de ses différentes espèces. — Sur la modestie en général, il y a
deux questions à examiner : 1° La modestie est-elle une partie de la tempérance
? (Billuart définit la modestie d’après saint Thomas : Virtus quâ quis intrà modum et limites
sui statûs, ingenii et fortunæ quantum ad motus tàm internos quàm externos et omnem rerum suarum apparatum se continet.) — 2° Quelle
est la matière de la modestie ?
Article 1 : La
modestie est-elle une partie de la tempérance ?
Objection
N°1. Il semble que la modestie ne soit pas une
partie de la tempérance. Car le mot modestie
(modestia)
vient du mot mode (modus). Or, dans toutes les vertus, il
faut un mode ; car la vertu se rapporte au bien, et le bien, comme le dit saint
Augustin (Lib. de nat. bon., chap. 3), consiste dans le mode,
l’espèce et l’ordre. La modestie est donc une vertu générale, et par conséquent
on ne doit pas en faire une partie de la tempérance.
Réponse à l’objection N°1 :
On approprie quelquefois le nom commun aux êtres les plus infimes ; c’est ainsi
qu’on donne le nom commun d’anges au dernier ordre des esprits célestes. De
même le mode que l’on observe en général dans une vertu quelconque est
spécialement approprié à la vertu qui l’établit dans les plus petites choses.
Objection N°2. Le mérite de la
tempérance paraît consister principalement dans une certaine modération. Or,
c’est de là que vient le mot de modestie. La modestie est donc la même chose
que la tempérance et n’est pas une de ses parties.
Réponse à l’objection N°2 :
Il y a des choses qui ont besoin d’être tempérées à cause de leur violence,
comme on tempère le vin qui est trop fort. Mais la modération est nécessaire en
tout. C’est pourquoi la tempérance se rapporte davantage aux passions
violentes, et la modestie aux passions médiocres.
Objection N°3. La modestie paraît
avoir pour objet la correction du prochain, d’après ces paroles de l’Apôtre (2 Tim., 2, 24) : Il ne faut pas qu’un serviteur de Dieu conteste, mais il doit être doux
envers tout le monde, reprenant avec modestie ceux qui résistent à la vérité.
Or, la correction des pécheurs est un acte de justice ou de charité, comme nous
l’avons vu (quest. 33, art. 1 et 2). Il semble donc que la modestie soit plutôt
une partie de la justice que de la tempérance.
Réponse à l’objection N°3 :
La modestie se prend ici dans son acception générale, selon qu’elle est
nécessaire à toutes les vertus.
Mais c’est le contraire. Cicéron
fait de la modestie une partie de la tempérance (De invent., liv. 2).
Conclusion Puisque la tempérance
a pour objet de comprimer les délectations du tact qui sont les plus difficiles
à modérer, au lieu que la modestie s’occupe des autres jouissances qu’il est
plus aisé de régler ; il est évident que la modestie est unie à la tempérance
comme à sa vertu principale, et qu’elle est pour ce motif une de ses parties
potentielles.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (quest. 141, art. 4, et quest. 157, art. 3), la tempérance emploie
la modération à l’égard des choses qui sont les plus difficiles à régler,
c’est-à-dire à l’égard des concupiscences des délectations du tact. Or, partout
où il y a une vertu qui a spécialement pour objet ce qu’il y a de plus grand,
il faut qu’il y ait une autre vertu qui se rapporte à ce qui est médiocre,
parce qu’il faut que les vertus règlent la vie humaine tout entière sous tous
les rapports. C’est ainsi que nous avons dit (quest. 134, art. 3, Réponse N°1)
que la magnificence a pour objet les grandes dépenses, mais qu’indépendamment
de cette vertu il faut la libéralité, qui a pour objet les dépenses communes.
Par conséquent il est nécessaire qu’il y ait une vertu qui règle les désirs de
l’homme à l’égard des autres choses qu’il est plus facile de régler. C’est
cette vertu qu’on appelle modestie, et elle est adjointe à la tempérance comme
à sa vertu principale.
Article 2 : La
modestie n’a-t-elle pour objet que les actions extérieures ?
Objection
N°1. Il semble que la modestie ait seulement
pour objet les actions extérieures. Car les mouvements intérieurs des passions
ne peuvent pas être connus des autres. Or, l’Apôtre dit aux Philippiens (4, 5)
: Que notre modestie soit connue de tout
le monde. La modestie n’a donc pour objet que les
actions extérieures.
Réponse à l’objection N°1 :
L’Apôtre parle de la modestie selon qu’elle a pour objet les choses extérieures
; néanmoins elle règle aussi les actions intérieures, puisqu’elles peuvent se
manifester par des signes extérieurs.
Objection N°2. Les vertus qui se
rapportent aux passions se distinguent de la justice qui a pour matière les
opérations. Or, la modestie paraît être une vertu unique. Par conséquent, si
elle se rapporte aux opérations extérieures, elle n’a pas pour objet les
passions intérieures.
Réponse à l’objection N°2 :
La modestie comprend les différentes vertus qui sont désignées par les divers
auteurs. Par conséquent rien n’empêche que la modestie ne se rapporte à des
choses qui demandent des vertus diverses. Toutefois il n’y a pas entre les
différentes parties de la modestie autant de différence qu’il y en a entre la
justice qui a pour objet les opérations et la tempérance qui se rapporte aux
passions. Car, dans les actions et les passions où il n’y a pas de difficulté
supérieure du côté de la matière, mais seulement du côté de la règle qu’on doit
leur imposer, il n’y a qu’une seule et même vertu pour les modérer (Cette vertu
est la modestie, qui embrasse ainsi plusieurs choses, quoiqu’elles
appartiennent à vertus différentes.).
Objection N°3. Une seule et même
vertu ne peut pas avoir pour objet les choses qui appartiennent à l’appétit, ce
qui est le propre des vertus morales ; ni celles qui regardent la connaissance
et qui sont le propre des vertus intellectuelles, ni celles qui se rapportent à
l’irascible et au concupiscible. Si la modestie est une vertu unique, elle ne
peut donc pas avoir pour matière toutes ces choses.
Mais c’est le contraire. Dans
tout ce que l’on vient d’énumérer, il y a un mode à garder, et c’est de là que
la modestie tire son nom. Elle existe donc à l’égard de toutes ces choses.
Conclusion La modestie n’a pas
seulement pour objet de régler les actions extérieures des hommes, mais elle
règle encore leurs actions intérieures.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (art. préc.), la modestie diffère de la
tempérance en ce que la tempérance règle les choses auxquelles il est le plus
difficile de mettre un frein, au lieu que la modestie règle celles qui
n’offrent qu’une difficulté médiocre. Mais il y a des auteurs qui paraissent
avoir compris la modestie d’une autre manière. Car partout où ils ont remarqué
une raison spéciale de bien ou une espèce particulière de difficulté à
réprimer, ils l’ont retranché à la modestie, ne lui laissant pour matière que
les choses les moins importantes. Or, il est évident pour tout le monde que
l’on éprouve une difficulté spéciale à maîtriser les jouissances du tact ; par
conséquent il n’y a personne qui n’ait distingué la tempérance de la modestie.
— Mais indépendamment de cela, Cicéron (De
invent., liv. 2) a observé qu’il y avait
une espèce de bien particulière dans la modération des peines. C’est pourquoi
il a soustrait la clémence à la modestie, laissant à cette dernière vertu le
soin de régler toutes les autres choses qui paraissent être au nombre de
quatre. La première est le mouvement de l’âme qui tend à s’élever ; elle a pour
règle l’humilité. La seconde est le
désir des choses qui appartiennent à la connaissance, et c’est ce que règle le goût de l’étude, qui est opposé à la
curiosité. La troisième, qui appartient aux mouvements et aux actions du corps,
consiste en ce que l’on fasse avec honnêteté et décence les choses graves aussi
bien que les choses divertissantes (Cette vertu n’a pas de nom particulier ; on
la désigne ordinairement sous le nem de modestie extérieure.). La quatrième est
ce qui concerne la tenue extérieure (C’est ce qu’on appelle la modestie dans
les habits et les ornements : modestia cultus.), telle que
les vêtements et les autres ornements de toute sorte. — A l’égard de
quelques-unes de ces choses, il y a d’autres philosophes qui ont distingué
certaines vertus spéciales. Ainsi Andronic distingue la mansuétude, la
simplicité, l’humilité et les autres vertus dont nous avons parlé (quest. 143).
Aristote distingue aussi la bonne humeur (Eth., liv. 4, chap. 8), qui se rapporte aux plaisirs que l’on trouve
au jeu. Toutes ces choses sont comprises sous la modestie, telle que Cicéron
l’entend. Ainsi cette vertu ne se rapporte pas seulement aux actions
extérieures, mais encore aux actions intérieures.
La réponse à la troisième objection est par là même
évidente.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous
moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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