Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question
161 : Des différentes espèces de modestie et d’abord de l’humilité
Après
avoir parlé de la modestie en général, nous devons nous occuper de ses différentes
espèces. — Nous traiterons : 1° de l’humilité et de l’orgueil qui lui est
contraire ; 2° de l’étude et de la curiosité qui lui est opposée ; 3° de la
modestie selon qu’elle existe dans les discours ou les actions ; 4° de cette
même vertu selon qu’elle se rapporte à la tenue extérieure. — Sur l’humilité
nous avons six questions à examiner : 1° L’humilité est-elle une vertu ? — 2°
Consiste-t-elle dans l’appétit ou le jugement de la raison ? — 3° Doit-on par
humilité se soumettre à tout le monde ? — 4° Est-elle une partie de la modestie
ou de la tempérance ? — 5° De son rapport avec les autres vertus. (Cet
article admirable indique le sens que l’on doit attacher aux propositions que
l’on trouve dans les livres ascétiques sur cette matière.) — 6° Des degrés de
l’humilité.
Article 1 : L’humilité
est-elle une vertu ?
Objection
N°1. Il semble que l’humilité ne soit pas une
vertu. Car la vertu implique quelque chose de bon, tandis que l’humilité paraît
impliquer un mal qui est une peine, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 104, 18) : Ils l’ont humilié jusqu’à lui mettre les fers aux pieds. L’humilité
n’est donc pas une vertu.
Réponse à l’objection N°1 :
D’après saint Isidore (Etym., liv.
10, ad litt. H), le mot humble (humilis) se dit de ce qui est penché
vers la terre (humi acclivis),
c’est-à-dire de ce qui s’attache aux choses les plus basses. Ce qui arrive en
effet de deux manières : 1° par l’effet d’un principe extrinsèque, comme quand
on est renversé par un autre. Dans ce cas, l’humilité est une peine (C’est dans
ce sens qu’il est dit que celui qui s’élève sera abaissé : Qui se exaltat humiliabitur.).
2° Par un principe intrinsèque, ce qui peut être un bon sentiment, comme quand
à la vue de ses misères on se place au-dessous des autres, au rang que l’on
mérite (L’humilité ainsi comprise est définie par Billuart : Virtus quâ quis considerans suum defectum tenet se in infimis secundum
modum suum.). C’est ainsi qu’Abraham a dit au Seigneur (Gen., 18, 27) : Je parlerai à
mon Seigneur, quoique je sois poussière et cendre. C’est de cette manière
que l’humilité est une vertu. D’autres fois ce sentiment peut être mauvais,
comme quand l’homme, ne comprenant pas sa dignité, se compare aux bêtes
irraisonnables et devient semblable à elles.
Objection N°2. La vertu et le
vice sont opposés. Or, l’humilité désigne quelquefois un vice. Car il est dit (Ecclésiastique, 19, 23) : Il y en a qui s’humilient malicieusement.
L’humilité n’est donc pas une vertu.
Réponse à l’objection N°2 :
Comme nous l’avons dit (Réponse N°1), l’humilité, qui est une vertu, implique
dans son essence un abaissement digne d’éloges. Quelquefois cet abaissement
n’est qu’extérieur et fictif. De là cette fausse humilité dont parle saint
Augustin dans une de ses lettres (implic. epist. 149), et qui n’est qu’un orgueil immense, parce
qu’elle tend à l’excellence de la gloire. Mais dans d’autres circonstances ce
sentiment résulte du mouvement intérieur de l’âme, et dans ce cas c’est, à
proprement parler, la vertu d’humilité. Car la vertu ne consiste pas dans les
manifestations extérieures, mais principalement dans la détermination
intérieure de l’âme, comme on le voit par Aristote (Eth., liv. 2, chap. 5).
Objection N°3. Aucune vertu n’est
opposée à une autre. Or, l’humilité paraît être opposée à la vertu de la
magnanimité, qui tend à de grandes choses, puisqu’elle les évite. Il semble
donc qu’elle ne soit pas une vertu.
Réponse à l’objection N°3 :
L’humilité contient l’appétit et l’empêche de tendre à de grandes choses en
dehors de la droite raison ; au lieu que la magnanimité excite l’âme à ces
mêmes choses d’une manière qui est raisonnable. D’où il est évident que la
magnanimité n’est pas opposée à l’humilité ; mais qu’elles ont cela de commun,
c’est que l’une et l’autre sont conformes à la droite raison.
Objection N°4. La vertu est la
disposition de ce qui est parfait, d’après Aristote (Phys., liv. 7, text. 17 et 18).
L’humilité paraît au contraire appartenir à ceux qui sont imparfaits. Ainsi il
ne convient pas à Dieu de s’humilier, parce qu’il ne peut être soumis à
personne. Il semble donc que l’humilité ne soit pas une vertu.
Réponse à l’objection N°4 :
On dit qu’une chose est parfaite de deux manières. 1° Absolument, quand il n’y
a en elle aucun défaut, ni d’après sa nature, ni par rapport à un autre être.
Il n’y a que Dieu qui soit ainsi parfait. L’humilité ne peut lui convenir
d’après sa nature divine, elle ne lui convient que d’après la nature humaine
qu’il a prise. 2° On peut dire qu’une chose est parfaite sous un rapport, par
exemple, selon sa nature, son état ou son temps. C’est ainsi que l’homme
vertueux est parfait. Cependant sa perfection se trouve imparfaite par rapport
à Dieu, d’après ces paroles du prophète (Is., 40, 17) : Toutes les nations sont devant lui, comme si elles n’étaient pas.
Par conséquent l’humilité peut, de la sorte, convenir à tout homme.
Objection N°5. Toute vertu morale
a pour objet les actions et les passions, comme on le voit (Eth., liv. 2, chap. 3). Or, l’humilité n’est pas comptée par Aristote
au nombre des vertus qui ont pour objet les passions, et elle n’est pas non
plus renfermée dans la justice qui se rapporte aux actions. Il semble donc
qu’elle ne soit pas une vertu.
Réponse à l’objection N°5 :
Aristote avait l’intention de traiter des vertus, selon qu’elles se rapportent
à la vie civile, dans laquelle la soumission d’un homme à un autre est
déterminée d’après l’ordre de la loi. C’est pourquoi il a compris cette
soumission dans la justice légale. Mais l’humilité, considérée comme une vertu
spéciale, a principalement pour objet la soumission de l’homme à Dieu, et à
tous ses semblables à cause de Dieu.
Mais c’est le contraire. Origène
(Hom. 8 in Luc.), expliquant ce passage de
saint Luc (1, 48) : Il a regardé
l’humilité, dit que dans les Ecritures il n’y a de toutes les vertus, à
proprement parler, que l’humilité qui soit louée. Car le Sauveur dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble
de cœur.
Conclusion L’humilité est une
vertu qui empêche l’âme de s’élever déréglément.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit en traitant des passions (1a 2æ, quest. 23,
art. 2), le bien difficile a quelque chose qui excite l’appétit, c’est sa
nature comme chose bonne ; mais il a aussi quelque chose qui le repousse, c’est
la difficulté de l’obtenir. La première de ces deux choses provoque le
mouvement de l’espérance, la seconde le mouvement du désespoir. Or, nous avons
dit (1a 2æ, quest. 60, art. 4) qu’à l’égard des
mouvements appétitifs qui marquent une sorte d’impulsion, il faut qu’il y ait
une vertu morale qui les règle et qui leur impose un frein ; tandis qu’à
l’égard des choses pour lesquelles la volonté éprouve une sorte de répulsion et
d’antipathie, il faut que la vertu morale donne à l’âme de la force et lui
imprime un mouvement contraire. C’est pourquoi il est nécessaire qu’il y ait
deux sortes de vertus qui se rapportent au désir du bien qui est difficile. Il
en faut une qui modère et qui tempère l’esprit, dans la crainte qu’il ne tende
avec excès à s’élever, et c’est ce que fait la vertu d’humilité ; il en faut
aussi une autre qui soutienne l’âme contre le désespoir et la porte à entreprendre
de grandes choses selon la droite raison, et c’est le propre de la magnanimité.
Par conséquent, il est évident que l’humilité est une vertu.
Article 2 : L’humilité
a-t-elle pour objet de régler l’appétit ?
Objection
N°1. Il semble que l’humilité n’ait pas
seulement pour objet l’appétit, mais plutôt le jugement de la raison. Car
l’humilité est opposée à l’orgueil. Or, l’orgueil consiste principalement dans
ce qui appartient à la connaissance. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 34, chap. 18) que l’orgueil,
quand il se manifeste extérieurement, se montre d’abord au moyen des yeux.
C’est pourquoi le Psalmiste dit (Ps. 130)
: Seigneur, mon cœur ne s’est point
exalté, et mes regards n’ont point été altiers. Les yeux étant notre
principal moyen de connaître, il semble donc que l’humilité ait surtout pour
objet propre la connaissance qui fait qu’on a de soi une idée peu avantageuse.
Réponse à l’objection N°1 :
Le regard altier est un signe d’orgueil, en ce qu’il exclut le respect et la
crainte. Car ceux qui sont timides et respectueux ont coutume de baisser
beaucoup les yeux, comme s’ils n’osaient se comparer aux autres. Mais il ne
résulte pas de là que l’humilité ait essentiellement pour objet la
connaissance.
Objection N°2. Saint Augustin dit
(Lib. de virg.,
chap. 31) que l’humilité est presque tout ce que le christianisme enseigne. Il
n’y a donc rien dans la doctrine chrétienne qui répugne à l’humilité. Or, la
morale chrétienne nous engage à désirer ce qu’il y a de meilleur, d’après ces
paroles de l’Apôtre (1 Cor., 12, 31)
: Désirez avec plus d’ardeur les
meilleurs dons. Il n’appartient donc pas à l’humilité de réprimer l’appétit
des choses difficiles, mais elle a plutôt pour objet d’abaisser l’opinion qu’on
a de soi-même.
Réponse à l’objection N°2 :
Il est contraire à l’humilité de tendre à des choses trop élevées, par suite de
la confiance que l’on a dans ses propres forces ; mais si l’on met sa confiance
en Dieu et qu’on entreprenne ensuite les choses les plus difficiles, cette
action n’est pas contraire à l’humilité, surtout quand on considère que l’on
s’élève d’autant plus vers Dieu qu’on se soumet à lui plus profondément par
l’humilité. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de pœnit.) : Autre chose est de
s’élever vers Dieu, et autre chose est de s’élever contre lui (S’élever contre
Dieu est le propre de l’orgueil, au lieu que s’élever vers lui est le propre de
l’humilité.). Celui qui se jette à ses pieds est relevé par lui ; tandis
qu’au contraire il renverse celui qui s’élève contre lui.
Objection N°3. Il appartient à la
même vertu de mettre un frein aux mouvements superflus, et de fortifier l’âme
contre la tendance opposée quand elle est excessive. Ainsi, c’est la même
vertu, c’est la force qui met un frein à l’audace et qui affermit l’âme contre
la crainte. Or, la magnanimité fortifie l’âme contre les difficultés qui se
présentent dans l’exécution des grandes choses. Si donc l’humilité mettait un
frein au désir des grandes choses, il s’ensuivrait qu’elle ne serait pas une
vertu distincte de la magnanimité : ce qui est évidemment faux. Elle n’a donc
pas pour objet le désir des grandes choses, mais elle
se rapporte plutôt à l’opinion.
Réponse à l’objection N°3 :
Dans la force on trouve également la raison qui nous fait mettre un frein à
l’audace et qui affermit notre esprit contre la crainte. Car la raison de ces
deux effets provient de ce que l’homme doit préférer le bien de la raison aux
dangers de mort. Mais ce n’est pas la même raison qui nous fait mettre un frein
à la présomption de l’espérance, ce qui est l’œuvre de l’humilité, et qui
fortifie notre âme contre le désespoir, ce qui appartient à la magnanimité. Car
le motif que nous avons d’affermir notre âme contre le désespoir, c’est
l’obtention du bien qui nous est propre, de peur que par le désespoir nous ne
nous rendions indignes du bien que nous méritions d’obtenir ; au lieu que la
raison principale qui nous fait réprimer la présomption de l’espérance provient
de la révérence que nous portons à Dieu, et qui fait qu’on ne s’arroge pas plus
qu’on ne doit recevoir, d’après le rang que Dieu a lui-même assigné à chacun.
Par conséquent, l’humilité paraît impliquer principalement la soumission de
l’homme envers Dieu. C’est pour cela que saint Augustin (De serm. Dom., liv. 1, chap. 4) attribue
l’humilité, qu’il entend par la pauvreté d’esprit, au don de crainte, par
lequel l’homme craint Dieu. De là il arrive que la force se rapporte à l’audace
autrement que l’humilité à l’espérance. Car la force se sert plus de l’audace
qu’elle ne la réprime ; par conséquent l’excès a plus d’analogie avec elle que
le défaut. Au contraire, l’humilité abaisse l’espérance ou la confiance en
soi-même plus qu’elle n’en fait usage ; par conséquent, la surabondance lui est
plutôt contraire que le défaut.
Objection N°4. Andronic donne
pour matière à l’humilité la tenue extérieure. Car il dit que l’humilité est
une habitude qui fait qu’il n’y a pas d’excès dans les préparatifs et les
dépenses. Elle n’a donc pas pour objet le mouvement de l’appétit.
Réponse à l’objection N°4 :
On met ordinairement de l’excès dans le faste et les dépenses extérieures, par
suite d’une jactance que l’humilité réprime, et sous ce rapport cette vertu
consiste secondairement dans les choses extérieures, selon qu’elles sont des
signes du mouvement intérieur de l’appétit.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (Lib. de pœnit.,
chap. 4) que l’homme humble est celui qui aime mieux être ignoré dans la maison
du Seigneur que d’habiter dans les palais superbes des pécheurs. Or, cette préférence
est l’effet de l’élection qui appartient à l’appétit. L’humilité a donc pour
objet l’appétit plutôt que l’opinion.
Conclusion L’humilité a pour
objet propre de diriger et de régler le mouvement de l’appétit.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (art. préc.), le propre de l’humilité est
qu’on s’abaisse, pour ne pas se porter à des choses qui sont au-dessus de soi.
Pour cela, il est nécessaire que nous connaissions en quoi nous sommes
inférieurs à ce qui est au-dessus de nos forces. C’est pourquoi la connaissance
de nos propres défauts appartient à l’humilité, comme étant la règle qui dirige
l’appétit. Mais l’humilité consiste essentiellement dans l’appétit lui-même (C’est-à-dire
dans l’appétit intelligentiel ou la volonté.). C’est pour cette raison qu’on
doit dire qu’il appartient en propre à cette vertu de régler et de diriger les
mouvements de l’appétit.
Article 3 : Doit-on
se soumettre à tout le monde par humilité ?
Objection
N°1. Il semble que l’on ne doive pas se
soumettre à tout le monde par humilité. Car, comme nous l’avons dit (art. préc.,
Réponse N°3), l’humilité consiste principalement dans la soumission de l’homme
à Dieu. Or, on ne doit pas offrir à l’homme ce que l’on doit à Dieu, comme on
le voit pour tous les actes de latrie. L’homme ne doit donc pas se soumettre à
son semblable par humilité.
Réponse à l’objection N°1 :
Nous ne devons pas seulement révérer Dieu en lui-même ; mais nous devons encore
révérer dans tout homme ce qui est de Dieu, quoique nous ne devions pas le
révérer de la même manière que Dieu. C’est pourquoi nous devons, par
l’humilité, nous soumettre à tous nos semblables à cause de Dieu, d’après ces
paroles de saint Pierre (1 Pierre, 2, 13) : Soyez
soumis à toute créature humaine à cause de Dieu. Mais il n’y a qu’à Dieu
que nous devions rendre le culte de latrie.
Objection N°2. Saint Augustin dit
(Lib. de nat. et grat., chap. 34) : L’humilité doit
toujours être placée dans la vérité et non dans la fausseté. Or, si ceux qui
sont dans les positions les plus élevées se soumettaient à leurs inférieurs, il
ne pourrait en être ainsi sans fausseté. L’homme ne doit donc pas se soumettre
à tout le monde par humilité.
Réponse à l’objection N°2 :
Si nous préférons ce qu’il y a de Dieu dans le prochain à ce qu’il y a en nous
qui nous est propre, nous ne pouvons tomber dans l’erreur (Puisque ce qu’il y a
de Dieu dans l’homme est bon, tandis que ce qui vient de nous est mauvais, ou
du moins imparfait.). C’est pourquoi, à l’occasion de ces paroles de saint Paul
(Phil., chap. 2) : Que chacun croie les autres au-dessus de soi,
la glose dit (ord. Aug.
in lib. 83 Quæst.,
quæst. 71) : Nous ne devons pas penser qu’il s’agit ici d’une simple fiction ;
mais nous devons penser véritablement qu’il peut y avoir dans les autres un
bien caché qui les mette au-dessus de nous, tandis que ce qu’il y a de bon en
nous, et qui nous fait paraître au-dessus d’eux, se montre ouvertement.
Objection N°3. Personne ne doit
faire ce qui tourne au détriment du salut d’un autre. Or, si l’on se soumettait
à un autre par humilité, cet acte tournerait quelquefois au détriment de ce
dernier, soit parce qu’il s’en enorgueillirait, soit parce qu’il mépriserait
celui qui se soumettrait à lui. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Epist. 221) qu’il faut prendre garde
qu’en trop se préoccupant de l’humilité on ne perde l’autorité nécessaire au
commandement. On ne doit donc pas se soumettre à tout le monde par humilité.
Réponse à l’objection N°3 :
L’humilité, comme les autres vertus, consiste principalement dans les
dispositions intérieures de l’âme. C’est pourquoi un homme peut se soumettre à
un autre d’après l’acte intérieur de son âme, sans que cet acte soit pour ce
dernier une occasion qui nuise à son salut. C’est ce que dit saint Augustin (Epist. 212) : Que le supérieur pénétré
de la crainte de Dieu vous soit soumis. Mais pour les actes extérieurs
d’humilité, comme pour les actes des autres vertus, on doit y apporter une
certaine modération, de peur qu’ils ne deviennent funestes aux autres.
D’ailleurs si l’on fait ce que l’on doit et que les autres en prennent occasion
de pécher, celui qui agit avec humilité n’en est pas responsable ; parce qu’il
ne scandalise pas, quoiqu’un autre soit scandalisé (Le scandale est alors
purement pharisaïque. Voy. quest.
43).
Mais c’est le contraire. L’Apôtre
dit (Phil., 2, 3) : Que chacun, par humilité, croie les autres
au-dessus de soi.
Conclusion Tout homme qui reconnaît en lui un défaut doit se soumettre
à un autre par l’humilité ; cependant il ne doit pas se soumettre à tout homme
indistinctement, mais à celui dans lequel il croit que ce défaut n’existe pas.
Il faut répondre que, dans
l’homme, il y a deux choses que l’on peut considérer : ce qui est de Dieu et ce
qui est de l’homme. Tout ce qui est défaut appartient à l’homme ; mais tout ce
qui regarde le salut et la perfection vient de Dieu, d’après ces paroles d’Osée
(13, 9) : Votre perdition vient de vous,
ô Israël ! et c’est de moi seulement que vous lirez
votre secours. Or, l’humilité, comme nous l’avons dit (art. 1 de cette même
question, ad 5 et art. 1 ad 3), a proprement pour objet la révérence avec
laquelle l’homme se soumet à Dieu. C’est pourquoi tout homme doit, d’après ce
qui lui est propre, se soumettre au prochain quant à ce qu’il y a de Dieu en
lui ; mais l’humilité n’exige pas qu’un individu soumette ce qu’il y a de Dieu
en lui à ce qu’il croit voir de Dieu dans un autre. Car ceux qui participent
aux dons de Dieu connaissent qu’ils les ont, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 2, 12) : Afin que nous connaissions les dons que Dieu nous a faits. C’est
pour cela que, sans nuire à l’humilité, ils peuvent préférer les dons qu’ils
ont reçus aux dons qu’ils voient que Dieu a accordés aux autres (Mais tout en
reconnaissant l’excellence des grâces que l’on a reçues, on peut s’humilier en
considérant le peu de profit que l’on en a retiré. Et l’on peut se dire h bon
droit que si d’autres avaient reçu les mêmes faveurs, ils auraient fait de plus
grands progrès.), comme le dit saint Paul au sujet de l’incarnation (Eph., 3, 5) : Ce mystère n’a pas été découvert aux enfants des hommes dans les autres
temps, comme il l’a été maintenant à ses saints apôtres. — De même
l’humilité ne demande pas que l’on soumette ce que l’on possède en propre à ce
que le prochain possède de la même manière ; autrement il faudrait que l’on se
crût plus pécheur que tout autre ; ce que l’Apôtre ne veut pas, puisqu’il dit,
sans faire tort à l’humilité (Gal., 2,
15) : Nous sommes Juifs par naissance et
non pécheurs du nombre des gentils. On peut cependant remarquer qu’il y a
quelque chose de bon dans le prochain qu’on n’a pas, ou que l’on a en soi
quelque chose de mal qui n’existe pas dans un autre (On doit se dire aussi
qu’on s’exagère souvent ses propres qualités et qu’on ne voit pas ses défauts,
tandis qu’on voit mieux les défauts du prochain que ses vertus, ce qui est
cause qu’on se fait souvent illusion.), et sous ce rapport on peut se soumettre
à lui par humilité.
Article 4 : L’humilité
est-elle une partie de la modestie ou de la tempérance ?
Objection
N°1. Il semble que l’humilité ne soit pas une
partie de la modestie ou de la tempérance. Car l’humilité a principalement pour
objet la révérence avec laquelle on est soumis à Dieu, comme nous l’avons dit
(art. préc.). Or, il appartient à la vertu théologale
d’avoir Dieu pour objet. L’humilité est donc plutôt une vertu théologale qu’une
partie de la tempérance ou de la modestie.
Réponse à l’objection N°1 :
Les vertus théologales, dont l’objet est la fin dernière, qui est le premier
principe pour tout ce qui est du domaine de l’appétit, sont causes de toutes
les autres vertus. Par conséquent de ce que l’humilité est produite par la
révérence due à Dieu, rien n’empêche qu’elle ne soit une partie de la modestie
ou de la tempérance.
Objection N°2. La tempérance
existe dans le concupiscible, tandis que l’humilité paraît être dans
l’irascible, comme l’orgueil qui lui est opposé, et dont l’objet est ce qui est
ardu. Il semble donc que l’humilité ne soit pas une partie de la tempérance ou
de la modestie.
Réponse à l’objection N°2 :
On détermine les parties des vertus principales, non d’après leur convenance
sous le rapport du sujet ou de la matière, mais selon leur convenance sous le
rapport de leur mode formel (Les vertus secondaires ressemblent à la vertu
principale à laquelle on les rattache, parce qu’elles ont le même procédé ou la
même manière d’agir.), comme nous l’avons dit (quest. 137, art. 2, Réponse N°1,
et quest. 157, art. 3, Réponse N°2). C’est pourquoi bien que l’humilité existe
dans l’irascible, comme dans son sujet, elle n’en est pas moins une partie de
la tempérance et de la modestie, à cause de son mode.
Objection N°3. L’humilité et la
magnanimité ont pour objet les mêmes choses, comme on le voit évidemment
d’après ce que nous avons dit (art. 1 de cette même question, ad 3, et quest. 129,
art. 5, Réponse N°4). Or, on ne regarde pas la magnanimité comme une partie de
la tempérance, mais plutôt comme une partie de la force, ainsi que nous l’avons
vu (quest. 129, art. 5). Il semble donc que l’humilité ne soit pas une partie
de la tempérance ou de la modestie.
Réponse à l’objection N°3 :
Quoique la magnanimité et l’humilité aient la même matière, elles diffèrent
cependant pour le mode, en raison duquel la magnanimité est considérée comme
une partie de la force, et l’humilité comme une partie de la tempérance.
Mais c’est le contraire. Origène
dit (Sup. Luc., hom.
8) : Si vous voulez savoir le nom de cette vertu, et comment elle est appelée
par les philosophes, sachez que l’humilité que Dieu regarde est la même que
celle qu’ils nomment μετριότης,
c’est-à-dire mesure ou modération ; ce qui appartient évidemment à la modestie
ou à la tempérance. L’humilité est donc une partie de la modestie ou de la
tempérance.
Conclusion L’humilité est une
partie de la tempérance, comme la modestie qui la renferme.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (quest. 128, et quest. 129, art. 5, et quest. 157, art. 3), en désignant
les parties d’une vertu on considère principalement les analogies qu’elles ont
avec elle quant au mode. Or, le mode de la tempérance d’où elle tire
principalement son mérite, c’est la répression ou la modération de
l’impétuosité de certaine passion. C’est pourquoi toutes les vertus qui règlent
ou qui répriment l’impétuosité de quelques affections, ou qui modèrent leurs
actions, sont des parties de la tempérance. Or, comme la douceur réprime le
mouvement de la colère, de même l’humilité réprime celui de l’espérance, qui
est un mouvement de l’esprit qui tend à de grandes choses. C’est pourquoi
l’humilité est une partie de la tempérance au même titre que la douceur. C’est
ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap.
3) que celui qui ne tend qu’à de petites choses et qui ne se croit capable que
de cela, n’est pas magnanime, mais que c’est un homme sensé, que nous pouvons
appeler un homme humble. Pour les raisons que nous avons données (quest. préc., art. 1), entre les autres parties de la tempérance,
l’humilité est comprise sous la modestie, d’après ce que Cicéron en dit (De invent., liv.
2) ; dans le sens que cette vertu n’est rien autre chose qu’une certaine
modération de l’esprit. C’est ce qu’exprime saint Pierre en parlant (1 Pierre,
3, 4) de la pureté incorruptible d’un
esprit tranquille et modeste.
Article 5 :
L’humilité est-elle la plus excellente des vertus ?
Objection
N°1. Il semble que l’humilité soit la plus
excellente des vertus. Car saint Chrysostome, expliquant (Hom. 5 de incompreh. Dei naturâ)
ce qu’il est rapporté du pharisien et du publicain dans l’Evangile (Luc, chap.
18), dit que si l’humilité mêlée aux péchés est si rapide dans ses progrès,
qu’elle passe facilement la justice jointe à l’orgueil, où n’ira-t-elle pas, si
vous l’unissez à la justice ? Elle ira, s’écrie-t-il, se placer près du
tribunal de Dieu au milieu des anges. Ainsi il est évident que l’humilité
l’emporte sur la justice. Et comme la justice est la plus illustre de toutes
les vertus et qu’elle les renferme toutes en elle, ainsi qu’on le voit (Eth., liv. 5, chap. 1), il s’ensuit que
l’humilité est la plus grande des vertus.
Réponse à l’objection N°1 :
L’humilité ne l’emporte pas sur la justice elle-même, mais sur la justice unie
à l’orgueil et qui cesse d’être une vertu ; tandis qu’au contraire le péché est
remis par l’humilité. Car il est dit du publicain (Luc, chap. 18) qu’à cause de
son humilité il descendit tout justifié dans sa maison. C’est ce qui fait dire à saint
Chrysostome (loc. cit. in arg.) :
Donnez-moi unis ensemble, d’une part la justice et l’orgueil, de l’autre le
péché et l’humilité, et vous verrez le péché se changer en justice, non d’après
ses propres forces, mais par la vertu de l’humilité, au lieu que de l’autre
côté vous verrez la justice tomber, non par l’effet de sa fragilité, mais par
le poids et la force de l’orgueil.
Objection N°2. Saint Augustin dit
(Lib. de ver. Dom., serm. 10, chap. 1) : Voulez-vous élever une machine d’une
grande hauteur ? songez d’abord au fondement de
l’humilité. D’où il semble que l’humilité est le fondement de toutes les
vertus, et que par conséquent elle paraît l’emporter sur toutes les autres.
Réponse à l’objection N°2 :
Comme on compare métaphoriquement à un édifice l’ensemble des vertus quand
elles sont bien ordonnées ; de même ce que l’on acquiert tout d’abord en
matière de vertus, on le compare au fondement parce que c’est par là qu’on
commence un édifice. Or, les vertus sont véritablement infuses de Dieu en nous.
Par conséquent ce que l’on acquiert tout d’abord en matière de vertus peut se
considérer de deux manières : 1° On peut entendre par là ce qui écarte les
choses qui faisaient obstacle (Ainsi l’humilité est la première des vertus,
comme disposition. Mais dans le sens direct et positif c’est la foi.). A ce
point de vue l’humilité tient le premier rang ; dans le sens qu’elle repousse
l’orgueil auquel Dieu résiste et qu’elle rend l’homme soumis et tout prêt à
recevoir l’influx de la grâce divine, en faisant disparaître l’enflure qui est
l’effet de la superbe. C’est ce qui fait dire à saint Jacques (4, 6) que Dieu résiste aux superbes, mais qu’il donne
sa grâce aux humbles. C’est ainsi qu’on dit que l’humilité est le fondement
de l’édifice spirituel. 2° Ce qu’il y a de premier dans les vertus, c’est dans
un sens direct ce qui fait que nous nous approchons de Dieu. Or, notre premier
mouvement vers Dieu s’opère par la foi, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 11, 6) : Pour s’approcher de Dieu il faut croire. En ce sens la foi est le
fondement de l’édifice spirituel et d’une manière plus noble que l’humilité.
Objection N°3. La plus grande
récompense est due à la plus grande vertu. Or, c’est à l’humilité qu’est due la
récompense la plus grande, parce que celui
qui s’humilie sera exalté, comme le dit l’Evangile (Luc, 14, 11).
L’humilité est donc la plus grande des vertus.
Réponse à l’objection N°3 :
On promet les choses du ciel à celui qui méprise les choses de la terre, comme
on promet les trésors célestes à ceux qui méprisent les trésors d’ici-bas,
d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 6, 19) : Ne vous amassez point de trésors sur la
terre, mais faites-vous des trésors dans le ciel. De même on promet les
consolations du ciel à ceux qui méprisent les joies du monde, d’après ces
autres paroles (Matth., 5, 5) : Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. C’est
dans le même sens que l’on promet à l’humilité l’élévation spirituelle, non
parce qu’elle est la seule qui mérite cette récompense, mais parce que le
propre de cette vertu est de mépriser les grandeurs humaines. C’est ce qui fait
dire à saint Augustin (Lib. de pœnit.) : Ne pensez pas que celui qui s’humilie soit
toujours au-dessous des autres, puisqu’il est dit qu’il sera exalté ; mais ne
croyez pas non plus que son élévation se fasse aux yeux des hommes par des
honneurs corporels.
Objection N°4. Comme le remarque
saint Augustin (Lib. de ver. relig., chap.
16), toute la vie que le Christ a passée sur la terre avec notre nature qu’il a
daigné revêtir, a été un enseignement moral. Or, il nous a principalement
proposé son humilité à imiter, en disant (Matth., 11,
29) : Apprenez de moi que je suis doux et
humble de cœur. Et saint Grégoire dit (Past., part. 3, chap. 1, admonit. 18) que
l’humilité de Dieu est la marque de notre rédemption. L’humilité paraît donc
être la plus grande des vertus.
Réponse à l’objection N°4 :
Le Christ nous a principalement recommandé l’humilité, parce que c’est le moyen
le plus efficace pour écarter ce qui empêche le salut de l’homme, qui consiste
à le faire tendre aux choses célestes et spirituelles, dont il est détourné,
quand il s’applique à ses intérêts terrestres. C’est pourquoi le Seigneur pour
détruire l’obstacle du salut a montré par des exemples d’humilité qu’il fallait
mépriser les grandeurs extérieures. Par conséquent l’humilité est une
disposition qui facilite le libre progrès des hommes dans les biens spirituels
et divins. Ainsi comme la perfection l’emporte sur la disposition, de même la charité
et les autres vertus qui portent l’homme directement vers Dieu l’emportent sur
l’humilité.
Mais c’est le contraire. La
charité l’emporte sur toutes les vertus, d’après ces paroles de saint Paul (Col., 3, 14) : Ayez la charité qui est au-dessus de tout. Ce n’est donc pas
l’humilité qui est la plus grande des vertus.
Conclusion L’humilité est la plus
grande et la plus excellente des vertus, après les vertus théologales et
intellectuelles, et après la justice légale.
Il faut répondre que le bien de
la vertu humaine consiste dans l’ordre de la raison. Cet ordre se considère
principalement par rapport à la fin ; par conséquent les vertus théologales qui
ont la fin dernière pour objet sont les plus
excellentes. On le considère secondairement selon que les moyens se règlent
d’après la nature de la fin. Cette coordination consiste essentiellement dans
la raison qui la règle, et elle existe par participation dans l’appétit qui est
réglé par la raison. La justice et principalement la justice légale met en pratique cet ordre universellement. L’humilité fait
que l’homme s’y soumet parfaitement en général pour toutes choses, et toute
autre vertu fait qu’il s’y soumet pour une matière spéciale. C’est pourquoi
après les vertus théologales et les vertus intellectuelles qui se rapportent à
la raison elle- même, et après la justice et surtout la justice légale (La
justice légale, qui fait que l’appétit est universellement soumis à la raison,
comprend l’obéissance, qui est aussi avant l’humilité, puisqu’elle règle la
volonté à l’égard de l’accomplissement de toute la loi.), l’humilité l’emporte
sur toutes les autres vertus.
Article 6 : Est-il
convenable de distinguer avec saint Benoît douze degrés dans l’humilité ?
Objection
N°1. Il semble que ce soit à tort que l’on
distingue douze degrés dans l’humilité, comme on le fait dans la règle de saint
Benoît (chap. 7). Le premier consiste à se montrer toujours humble, en tenant
les yeux baissés vers la terre ; le second à parler peu et à dire des choses
sensées sans élever la voix ; le troisième à ne pas rire légèrement ou à propos
de rien ; le quatrième à garder le silence jusqu’à ce qu’on soit interrogé ; le
cinquième à observer ce que commande la règle commune du monastère ; le sixième
à se croire et à se dire plus méprisable que les autres ; le septième à
s’avouer et à se penser indigne et incapable de tout ; le huitième à faire
l’aveu de ses fautes ; le neuvième à recevoir avec patience par obéissance les
choses les plus dures et les plus fâcheuses ; le dixième à se soumettre avec
obéissance au supérieur ; le onzième à ne pas aimer faire sa volonté propre ;
le douzième à craindre Dieu et à se rappeler tout ce qu’il a commandé. Car là on
énumère des choses qui appartiennent à d’autres vertus, comme l’obéissance et
la patience. On en énumère aussi qui paraissent se rapporter à une opinion
fausse qui ne peut être compatible avec aucune vertu ; comme, par exemple, se
dire plus méprisable que tous les autres, s’avouer et se croire indigne de tout
et absolument inutile. C’est donc à tort que l’on met ces choses au nombre des
degrés de l’humilité.
Réponse à l’objection N°1 :
Sans fausseté on peut se dire et se croire au-dessous de tous les autres, en
raison des défauts secrets qu’on reconnaît en soi, et des dons de Dieu qui sont
cachés dans les autres (Billuart se demande si les supérieurs doivent
s’abaisser ainsi devant leurs inférieurs, et il répond qu’ils doivent avoir
intérieurement ces sentiments, mais qu’extérieurement ils doivent user de
discrétion, dans la crainte de nuire à leur autorité.). C’est ce qui fait dire
à saint Augustin (Lib. de virg., chap. 52) : Croyez qu’il y en a
qui vous surpassent dans leur obscurité, quoique vous paraissiez plus parfaits
qu’eux aux yeux des hommes. De même on peut aussi sans fausseté avouer et
croire que l’on est absolument inutile et incapable de tout par ses propres
forces, pour rapporter à Dieu tout ce que l’on est, d’après ces paroles de
l’Apôtre (2 Cor., 3, 5) : Nous ne sommes pas capables de former de
nous-mêmes aucune bonne pensée, comme de nous-mêmes, mais c’est Dieu qui nous
en rend capables. D’ailleurs il ne répugne pas que l’on attribue à
l’humilité ce qui appartient à d’autres vertus, parce que, comme un vice vient
d’un autre vice, de même l’acte d’une vertu procède naturellement de l’acte
d’une autre vertu.
Objection N°2. L’humilité va de
l’intérieur à l’extérieur, comme les autres vertus. C’est donc à tort qu’en
déterminant ces degrés on a parlé de ce qui regarde les actes extérieurs avant
de parler de ce qui concerne les actes intérieurs.
Réponse à l’objection N°2 :
L’homme parvient à l’humilité par deux moyens. Premièrement et principalement
par le don de la grâce, et sous ce rapport les choses intérieures précèdent
celles qui sont extérieures. Mais l’action de l’homme sur lui-même se produit
autrement. Il comprime d’abord les choses extérieures, puis il arrive à
extirper la racine intérieure, et c’est d’après ce dernier ordre que l’on
distingue ici les degrés de l’humilité.
Objection N°3. Saint Anselme
distingue sept degrés dans l’humilité (Lib.
de simil., chap. 94 et suiv.) : le premier
consiste à savoir que l’on est méprisable, le second à en gémir, le troisième à
l’avouer, le quatrième à le persuader et à vouloir qu’on le croie, le cinquième
à supporter patiemment qu’on le dise, le sixième à souffrir qu’on soit traité
avec mépris, le septième à l’aimer. Les degrés dont nous avons parlé plus haut
sont donc superflus.
Réponse à l’objection N°3 :
Tous les degrés que saint Anselme distingue reviennent au sentiment, à la
manifestation et à l’amour de sa propre abjection. En effet, le premier degré
appartient à la connaissance qu’on a de ses propres défauts. Mais parce qu’on
serait blâmable d’aimer ses propres imperfections, ce sentiment est exclu par
le second degré. Le troisième et le quatrième se rapportent à la manifestation
de ses imperfections, de manière qu’on n’exprime pas seulement les défauts que
l’on a, mais que l’on persuade encore aux autres qu’ils sont réels. Les trois
autres degrés appartiennent à l’appétit qui ne cherche pas à exceller, mais qui
souffre avec une grande égalité d’âme à être abaissé extérieurement, soit par
des paroles, soit par des actions. Car, comme le dit saint Grégoire (in Regist.,
liv. 2, indic. 10, epist. 24), il n’est pas étonnant
que nous soyons humbles à l’égard de ceux qui nous honorent ; c’est ce que
font tous les hommes du siècle ; mais nous devons nous humilier surtout près de
ceux dont nous avons à souffrir quelque chose, ce qui appartient au cinquième
et au sixième degré. Ou bien on reçoit avec joie les abaissements extérieurs,
ce qui regarde le septième. Par conséquent tous ces degrés sont compris sous le
sixième et le septième que nous avons énumérés plus haut (arg. 1).
Objection N°4. Sur ces paroles de
saint Matthieu (chap. 3), implere omnem justitiam, la glose dit (ord.) que l’humilité parfaite a trois degrés. Le premier c’est de
se soumettre à celui qui est au-dessus de soi et de ne pas se mettre au-dessus
de ses égaux ; c’est l’humilité suffisante. Le second consiste à se soumettre à
ses égaux, sans se préférer à ceux qui sont au-dessous de soi, et c’est ce
qu’on appelle une humilité abondante. Le troisième fait qu’on se soumet au
dernier des hommes, et c’est là la plénitude de la justice. Les degrés
précédemment énumérés paraissent donc inutiles.
Réponse à l’objection N°4 :
Ces trois degrés se considèrent, non par rapport à la chose elle-même,
c’est-à-dire d’après la nature de l’humilité, mais par rapport aux hommes qui
sont ou supérieurs, ou inférieurs, ou égaux.
Objection N°5. Saint Augustin dit
(Lib. de virg.,
chap. 31) : Chacun doit prendre la mesure de son humilité sur celle de sa
grandeur qui est dangereusement exposée à l’orgueil, car ce vice dresse de
terribles embûches à ceux qui sont les plus élevés. Or, la mesure de la
grandeur humaine ne peut pas se déterminer d’après un nombre certain de degrés.
Il semble donc qu’on ne puisse pas assigner les degrés particuliers de
l’humilité.
Réponse à l’objection N°5 :
Ce raisonnement s’appuie sur les degrés de l’humilité, considérés non d’après
la nature même de la chose, comme l’a fait saint Benoît, mais d’après les
différentes conditions des hommes.
Conclusion Il y a dans l’humilité
une multitude de degrés divers qui embrassent la perfection de cette vertu, et
que saint Benoit a parfaitement divisés en douze parties.
Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (art. 2 de cette même question.), l’humilité consiste essentiellement
dans l’appétit, selon qu’on met un frein à l’impétuosité de son esprit, pour
l’empêcher de tendre déréglément à de grandes choses. Mais elle a pour règle la
connaissance qui fait qu’on ne se croit pas au-dessus de ce qu’on est, et le
principe et la racine de ces deux choses, c’est le respect que l’on a pour
Dieu. La disposition intérieure de l’humilité se produit extérieurement par les
paroles, les actions et les gestes qui manifestent ce qui est au fond du cœur,
comme il en est d’ailleurs de toutes les autres vertus. Car, comme le dit
l’Ecriture (Ecclésiastique, 19, 26), on connaît l’homme à la vue, et on distingue
à l’air du visage celui qui a du bon sens. C’est pourquoi, dans
l’énumération des degrés précédents, il y a quelque chose qui appartient à la
racine de l’humilité, c’est le douzième degré qui fait que l’on craint Dieu et
que l’on se rappelle tous ses préceptes. — Il y a aussi quelque chose qui
appartient à l’appétit et qui l’empêche de tendre déréglément à sa propre
excellence ; ce qui se fait de trois manières : 1° en empêchant l’homme de
suivre sa propre volonté, ce qui produit le onzième degré ; 2° en l’habituant à
la régler d’après le sentiment de son supérieur, ce qui concerne le dixième ;
3° en le fortifiant de manière que les difficultés et les peines qu’il
rencontre ne le fassent pas renoncer à son dessein, ce qui regarde le neuvième.
— Il y en a d’autres qui ont pour objet l’opinion que l’homme a de lui-même, et
qui lui fait reconnaître ses imperfections. C’est ce qui se fait encore de
trois manières : 1° Il faut qu’il reconnaisse ses propres défauts et qu’il les
avoue, ce qui appartient au huitième degré. 2° Cette considération doit le
persuader qu’il est incapable de grandes choses, ce que fait le septième. 3° Il
doit sous ce rapport mettre les autres avant lui, ce qui est le sixième. —
Enfin il y en a qui se rapportent aux signes extérieurs, dont l’un consiste
dans les actions. A cet égard, il faut que l’homme ne s’écarte pas dans ses
actes de la voie commune, ce qui appartient au cinquième. Il y en a deux autres
qui consistent dans les paroles. On ne doit pas parler trop tôt, ce qui est
l’objet du quatrième ; ni parler excessivement, ce qui regarde le second. Enfin
les autres signes consistent dans les gestes extérieurs ; par exemple, il faut
que l’on baisse les yeux, ce qui est le premier degré, et qu’on comprime
extérieurement les rires et les autres signes d’une joie folle, ce qui est
l’objet du troisième.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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